R. c. O'Connor, [1995] 4 R.C.S. 411
Hubert Patrick O'Connor
Appelant
c.
Sa Majesté la Reine
Intimée
et
Le procureur général du Canada, le procureur
général de l'Ontario, l'Aboriginal Women's
Council, l'Association canadienne des centres
contre le viol, le Réseau d'action des femmes
handicapées du Canada, le Fonds d'action et
d'éducation juridiques pour les femmes,
l'Association canadienne de la santé mentale et
la Canadian Foundation for Children,
Youth and the Law
Intervenants
Répertorié: R. c. O'Connor
No du greffe: 24114.
1995: 1er février; 1995: 14 décembre.
Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Sopinka,
Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.
en appel de la cour d'appel de la colombie-britannique

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Droit criminel -- Preuve -- Divulgation -- Accusé inculpé d'agressions
sexuelles -- Obtention par l'avocat de la défense préalablement au procès d'une
ordonnance enjoignant au ministère public de divulguer l'ensemble des dossiers
médicaux, socio-psychologiques et scolaires des plaignantes -- Arrêt des procédures
ordonné par le juge du procès en raison de la non-divulgation et de la divulgation
tardive par le ministère public -- Appel du ministère public accueilli par la Cour
d'appel et tenue d'un nouveau procès ordonnée -- L'arrêt des procédures est-il la
réparation convenable pour la non-divulgation par le ministère public de
renseignements en sa possession?
Droit criminel -- Preuve -- Dossiers médicaux et socio-psychologiques --
Procédure à suivre lorsque l'accusé demande la production de dossiers en la
possession de tiers.
L'accusé a été inculpé d'infractions d'ordre sexuel. L'avocat de la
défense a obtenu préalablement au procès une ordonnance enjoignant au ministère
public de divulguer l'ensemble des dossiers médicaux, socio-psychologiques et
scolaires des plaignantes et à ces dernières d'autoriser la production de ces
dossiers. Le ministère public s'est adressé à un autre juge afin d'obtenir des
directives concernant l'ordonnance de divulgation et de faire désigner promptement
un juge pour la tenue du procès. Après la désignation d'un juge pour présider le
procès, le ministère public a de nouveau sollicité des directives concernant
l'ordonnance de divulgation. À ce stade, bon nombre des dossiers en question
étaient déjà en sa possession. Le juge du procès a été clair: les dossiers médicaux
concernant les quatre plaignantes devaient lui être fournis rapidement. L'accusé
a ensuite présenté une requête en arrêt des procédures en se fondant sur la

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non-divulgation de plusieurs documents. Le substitut du procureur général a
soutenu que deux substituts du procureur général agissaient pour la poursuite à
partir de villes différentes et que cela posait des difficultés sur le plan de la
communication et de l'organisation. Elle a affirmé que la non-divulgation de
quelques-uns des dossiers médicaux était due à une inadvertance de sa part et
qu'elle avait «rêvé» que la transcription de certaines entrevues avaient été
divulguée. Elle a plaidé que la divulgation sans restriction des dossiers médicaux
et des dossiers thérapeutiques victimiserait à nouveau les victimes et elle a soutenu
que l'ordonnance de divulgation relevait de la discrimination fondée sur le sexe.
Le juge du procès a rejeté la requête en arrêt des procédures, concluant que le
défaut de divulguer certains dossiers médicaux était une inadvertance. Il a
toutefois noté que les lettres écrites par le substitut du procureur général aux
conseillers socio-psychologiques avaient limité de façon inacceptable la portée de
la divulgation aux seules parties des dossiers se rapportant directement aux
incidents impliquant l'accusé, avec le résultat que les dossiers thérapeutiques
complets n'ont été divulgués à la défense que juste avant le procès. Le juge a
conclu que, bien que la conduite du ministère public fût «troublante», il ne croyait
pas en l'existence d'un «grand projet» visant à dissimuler des éléments de preuve
ni en celui d'un «plan délibéré de subversion de la justice». Compte tenu des
difficultés rencontrées à l'étape de la divulgation, le substitut du procureur général
a alors consenti à renoncer à tout privilège quant au contenu du dossier du
ministère public et à préparer, dans le cas de chacune des plaignantes, un cahier qui
contiendrait tous les renseignements en la possession du ministère public
relativement à chacune d'entre elles. Le deuxième jour du procès, le procureur de
l'accusé a présenté une autre requête en arrêt des procédures en se fondant
principalement sur le fait que le ministère public ne pouvait toujours pas garantir

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à l'accusé qu'il y avait eu divulgation complète. Le juge du procès a arrêté les
procédures relativement aux quatre chefs d'accusation. Il a constaté que la cour
avait dû intervenir constamment pour faire respecter intégralement l'ordonnance
de divulgation et il a conclu que la conduite antérieure du ministère public avait
créé «un climat» qui avait imprégné l'affaire et l'avait finalement minée. La Cour
d'appel a accueilli l'appel du ministère public et ordonné la tenue d'un nouveau
procès. Le présent pourvoi soulève les questions de savoir (1) quand la
non-divulgation de documents par le ministère public justifie une ordonnance
d'arrêt des procédures et (2) quelle est la procédure appropriée lorsqu'un accusé
demande la production de documents tels les dossiers médicaux ou thérapeutiques
en la possession de tiers.
Arrêt (le juge en chef Lamer et les juges Sopinka et Major sont
dissidents): Le pourvoi est rejeté.
(1) L'arrêt des procédures
Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin: Il n'y a
pas lieu de maintenir quelque genre de distinction que ce soit entre la doctrine de
l'abus de procédures reconnue en common law et les exigences de la Charte en ce
qui concerne la conduite abusive. Lorsque l'accusé tente de prouver que la
non-divulgation par le ministère public viole l'art. 7, il doit prouver que la
non-divulgation en cause a, selon la prépondérance des probabilités, nui à la
possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière ou a eu un effet
défavorable sur cette possibilité. Une telle détermination exige une enquête
suffisante sur le caractère substantiel des renseignements non divulgués. Les

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déductions ou conclusions relatives à l'à-propos de la conduite ou de l'intention du
ministère public ne sont pas nécessairement pertinentes lorsqu'il s'agit de savoir s'il
y a eu violation ou non du droit de l'accusé à un procès équitable. L'accent doit
être mis principalement sur l'effet que les actions contestées auront sur l'équité du
procès. Une fois la violation prouvée, la cour doit façonner une réparation
convenable et juste, conformément au par. 24(1). Lorsqu'il est possible, au moyen
d'une ordonnance de divulgation, de pallier l'impact néfaste que peut avoir la
non-divulgation sur la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et
entière, une telle réparation sera généralement convenable, accompagnée d'un
ajournement si nécessaire afin de permettre à l'avocat de la défense d'examiner les
renseignements divulgués. Il peut cependant exister des cas exceptionnels où, vu
le stade avancé de l'instance, il n'est tout simplement pas possible de remédier au
préjudice. Dans ces «cas les plus manifestes», l'arrêt des procédures sera
approprié. Lorsque la cour se penchera sur les mesures réparatrices relatives à une
non-divulgation portant atteinte à l'art. 7, elle devrait examiner également si le
manquement par le ministère public à ses obligations en matière de divulgation a
également porté atteinte aux principes fondamentaux qui sous-tendent le sens de
la décence et du franc-jeu de la collectivité et, en conséquence, a porté préjudice
à l'intégrité du système judiciaire. Si tel est le cas, la cour devrait s'interroger à
savoir si ce préjudice est réparable, compte tenu de la gravité de la violation et des
intérêts communautaires et individuels dans la détermination de la culpabilité ou
de l'innocence.
Bien que la conduite du ministère public en l'espèce ait été inappropriée
et inopportune, on ne peut dire que la non-divulgation a constitué une violation du
droit de l'accusé à une défense pleine et entière. Toute la question de la

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divulgation en l'espèce découle de l'ordonnance qui enjoignait au ministère public
de «divulguer» des dossiers se trouvant en la possession de tiers et aux plaignantes
d'autoriser la production de ces dossiers. Cette ordonnance a été rendue sans aucun
examen de la pertinence de ces dossiers, ni aucune pondération des droits à la vie
privée des plaignantes et du droit de l'accusé à un procès équitable et elle était donc
erronée. En fin de compte, le ministère public a eu raison de tenter de protéger les
intérêts de la justice et, même s'il l'a fait d'une façon très maladroite, cela ne
devrait pas donner lieu à un arrêt des procédures, tout particulièrement lorsque l'on
n'a pas prouvé d'atteinte à l'équité du procès de l'accusé ou à la possibilité pour lui
de présenter une défense pleine et entière. Même s'il avait été conclu à une
violation de l'art. 7, on ne peut dire qu'il s'agit en l'espèce de l'un des «cas les plus
manifestes» qui justifieraient un arrêt des procédures.
Les juges Cory et Iacobucci: Bien que les actes du substitut du
procureur général initialement chargé de la poursuite en l'espèce aient été
extrêmement arrogants et tout à fait répréhensibles, les méfaits du ministère public
n'étaient pas tels que, après examen de toutes les circonstances, le tribunal était
justifié de recourir à la réparation draconienne qu'est l'arrêt des procédures.
Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka et Major (dissidents sur
cette question): Un arrêt des procédures était approprié en l'espèce. La conduite
du ministère public a nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense
pleine et entière. Le caractère inapproprié de l'ordonnance judiciaire, le cas
échéant, n'excuse pas le ministère public d'avoir omis, jusqu'à immédiatement
avant le procès, de la respecter. Le ministère public n'a jamais pris les mesures
appropriées en ce qui concerne les objections qu'il avait. S'il ne pouvait interjeter

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appel de l'ordonnance, il aurait dû s'adresser de nouveau au juge ayant rendu
l'ordonnance pour en demander la modification ou l'annulation. Les lettres du
substitut du procureur général aux thérapeutes limitaient la portée de l'ordonnance.
Aussitôt que la portée de l'ordonnance eut été communiquée aux thérapeutes, les
dossiers complets ont été divulgués, ce qui laisse entendre que, si les lettres avaient
donné une description exacte de l'ordonnance, elle aurait été respectée beaucoup
plus tôt. Le ministère public a également manqué à son obligation générale de
divulguer tous les renseignements pertinents. Chaque divulgation en l'espèce est
le fruit d'une question de la défense devant le tribunal. Le comportement du
ministère public était tel que la défense d'abord et le juge du procès ensuite ont
perdu confiance. Il importe peu qu'un grand nombre des documents non divulgués
aient en fin de compte été remis petit à petit à la défense avant le procès. La
découverte répétée d'éléments de preuve qui n'avaient pas été divulgués et
l'admission par le ministère public que la divulgation n'avait peut-être pas été
complète ont eu pour effet de créer un climat qui nuisait à la capacité de la défense
de se préparer. Le temps mis par le ministère public à divulguer les
renseignements et son incapacité de garantir au juge du procès que tous les
renseignements avaient été divulgués même après le début du procès ont porté un
coup fatal à l'instance. Les manquements répétés du ministère public ont fait que
l'arrêt des procédures était la réparation convenable. Il était devenu impossible et
injuste de poursuivre l'instance. Les réparations visées au par. 24(1) de la Charte
relèvent à bon droit du pouvoir discrétionnaire du juge du procès. On ne devrait
pas toucher à ce pouvoir discrétionnaire à moins que la décision ne soit nettement
déraisonnable.

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Les mêmes manquements à l'ordonnance de divulgation, à l'obligation
générale de divulguer et à l'engagement de divulguer les dossiers à la défense qui
ont porté atteinte au droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière ont
également violé les principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du
franc-jeu et de la décence. Le juge du procès a fait preuve d'une tolérance
remarquable à l'égard du comportement du ministère public, mais, à la fin, il
n'avait pas d'autre choix que de prononcer l'arrêt des procédures. Lorsqu'un procès
criminel devient célèbre en raison de la nature de l'infraction, des accusés en cause
ou pour toute autre raison, cela ajoute à l'importance de garantir l'équité du
processus. En l'espèce, le fait que les infractions reprochées remontaient à bien des
années et que l'accusé était une personne en vue dans la société exigeait que la
poursuite soit très sensible aux exigences de l'équité et du maintien de l'intégrité
du processus. La conduite du ministère public pendant que le juge du procès était
saisi de l'affaire, ainsi que durant les mois précédant son affectation au dossier, a
été négligente, inéquitable et entachée d'incompétence. Le juge du procès était le
mieux placé pour observer la conduite du ministère public et son effet sur le
déroulement de l'instance. Il a estimé que le procès était devenu entaché de vice
au point de violer les principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du
franc-jeu et de la décence et de nuire à la possibilité pour l'accusé de présenter une
défense pleine et entière.
(2) La production de dossiers en la possession du ministère public
Le juge en chef Lamer et le juge Sopinka: Le caractère confidentiel des
dossiers thérapeutiques n'influe pas sur l'obligation de divulguer du ministère
public reconnue dans Stinchcombe lorsque les dossiers sont en la possession du

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ministère public. Il n'est pas nécessaire, dans le contexte de la divulgation, de
pondérer les intérêts privés du plaignant dans les dossiers thérapeutiques et le droit
de l'accusé de présenter une défense pleine et entière, car la protection de la vie
privée ou l'existence d'un privilège ne suscitent plus d'inquiétudes lorsque les
documents en question sont en la possession du ministère public. L'absence de
droit à la protection de la vie privée du plaignant relativement aux dossiers détenus
par le ministère public nous empêche de conclure à l'existence d'un privilège à
l'égard de ces dossiers. L'équité exige que, si le plaignant est d'accord pour
communiquer ces renseignements afin de favoriser la poursuite criminelle, l'accusé
devrait alors avoir le droit d'utiliser les renseignements dans la préparation de sa
défense. De plus, toute forme de privilège doit céder le pas lorsqu'un tel privilège
porterait atteinte au droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière.
Les renseignements en la possession du ministère public qui sont manifestement
pertinents et importants pour permettre à l'accusé de faire valoir un moyen de
défense doivent être divulgués à l'accusé, indépendamment de toute revendication
de privilège qui pourrait survenir. Bien que la simple existence de dossiers
thérapeutiques ne suffise pas à établir leur pertinence par rapport à la défense, la
pertinence de ces dossiers doit se présumer lorsqu'ils se trouvent en la possession
du ministère public.
Les juges Cory et Iacobucci: Les principes concernant l'obligation de
divulguer du ministère public, énoncés dans l'arrêt Stinchcombe et confirmés dans
l'arrêt Egger, doivent s'appliquer aux dossiers thérapeutiques en sa possession,
comme l'ont conclu le juge en chef Lamer et le juge Sopinka.

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Le juge Major: Le caractère confidentiel des dossiers thérapeutiques
n'influe pas sur l'obligation de divulguer du ministère public reconnue dans
Stinchcombe lorsque les dossiers sont en la possession du ministère public, ainsi
que l'ont conclu le juge en chef Lamer et le juge Sopinka.
Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin: Il ne
s'agit pas en l'espèce d'examiner l'étendue de l'obligation du ministère public en
matière de divulgation de dossiers privés en sa possession, ni de déterminer si les
droits à l'égalité et à la protection de la vie privée peuvent militer contre une telle
divulgation. Ces questions ne sont pas soulevées dans le cadre du présent pourvoi
et elles n'ont pas été plaidées devant la Cour. Tout commentaire à ce sujet serait
strictement incident.
(3) La production de dossiers en la possession de tiers
Le juge en chef Lamer et le juge Sopinka: Lorsque la défense demande
des renseignements qui sont entre les mains d'un tiers (par comparaison à celles de
l'État), il devrait incomber à l'accusé de convaincre le juge que les renseignements
sont d'une pertinence probable. Pour entamer la procédure de production, l'accusé
doit présenter par écrit une demande formelle appuyée d'un affidavit exposant les
motifs précis de la production. Toutefois, dans l'intérêt de la justice, le tribunal
devrait pouvoir exempter l'accusé de la nécessité de présenter une demande
formelle dans certains cas. Quelle que soit la procédure retenue, les tiers en
possession des documents et les personnes qui ont un intérêt de nature privée dans
les dossiers doivent être avisés de la demande de production. L'accusé doit
également veiller à ce que le gardien soit assigné à comparaître et à produire les

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dossiers. La demande initiale de divulgation devrait être adressée au juge saisi de
l'affaire, mais elle peut être présentée devant le juge du procès avant la formation
du jury, au moment de l'audition des autres requêtes. Dans le contexte de la
divulgation, la «pertinence» est fonction de l'utilité que les renseignements peuvent
avoir pour la défense. Dans le contexte de la production, le critère de la pertinence
devrait être plus élevé: le juge présidant le procès doit être convaincu qu'il existe
une possibilité raisonnable que les renseignements aient une valeur logiquement
probante relativement à une question en litige ou à l'habilité à témoigner d'un
témoin. Si la «pertinence probable» est le critère approprié à la première étape de
la procédure à deux volets, cela ne devrait pas être interprété comme un fardeau
onéreux incombant à l'accusé. À cette étape, un critère de pertinence vise
simplement à empêcher que la défense ne se lance dans des demandes de
production qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices,
mal fondées, obstructionnistes et dilatoires.
Au moment de la production des dossiers devant la cour, le juge devrait
les examiner pour déterminer s'ils devraient être divulgués à l'accusé et dans quelle
mesure. Pour arriver à cette conclusion, le juge doit examiner et soupeser les effets
bénéfiques et les effets préjudiciables d'une ordonnance de production et
déterminer si une ordonnance de non-production constituerait une restriction
raisonnable de la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et
entière. Pour équilibrer les droits contradictoires en question, il faudrait prendre
en considération les facteurs suivants: (1) la mesure dans laquelle ce dossier est
nécessaire pour que l'accusé puisse présenter une défense pleine et entière; (2) la
valeur probante du dossier en question; (3) la nature et la portée de l'attente
raisonnable au respect du caractère privé de ce dossier; (4) la question de savoir

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si la production du dossier reposerait sur une croyance ou un préjugé
discriminatoires, et (5) le préjudice possible à la dignité, à la vie privée ou à la
sécurité de la personne du plaignant que pourrait causer la production du dossier
en question. Il conviendrait mieux de traiter de l'effet de la production ou de la
non-production du dossier sur l'intégrité du processus judiciaire, compte tenu de
la nécessité de garder à l'esprit les conséquences de la détermination, à l'étape de
l'admissibilité et non pas au moment de décider si les renseignements devraient
être produits. Pour ce qui est de l'intérêt de la société à ce que les crimes sexuels
soient signalés, le juge dispose d'autres moyens pour s'assurer que la production
ne contrecarre pas les intérêts de la société qui peuvent être touchés par la
production des dossiers à la défense. Dans l'application de ces facteurs, il convient
également de se rappeler que le ministère public peut toujours exiger la production
de dossiers de tiers pourvu qu'il obtienne un mandat de perquisition.
Les juges Cory et Iacobucci: La procédure que le juge en chef Lamer
et le juge Sopinka proposent pour déterminer si les dossiers en la possession de
tiers sont susceptibles d'être pertinents est acceptée, tout comme leurs motifs
relativement à la nature du fardeau incombant à l'accusé et à la nature du processus
de pondération auquel le juge du procès doit recourir.
Le juge Major: Le droit substantiel et la procédure recommandée par
le juge en chef Lamer et le juge Sopinka pour obtenir les dossiers thérapeutiques
de tiers sont acceptés.
Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Gonthier (dissidents sur cette
question): Les dossiers privés ou les dossiers qui devraient normalement être

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protégés en raison de leur caractère privé peuvent comprendre des dossiers de
nature médicale ou thérapeutique, des dossiers scolaires, des journaux intimes et
des carnets d'activités rédigés par des travailleurs sociaux. Une ordonnance de
production de dossiers privés détenus par des tiers n'est pas une réparation en vertu
du par. 24(1) de la Charte car, au moment de la demande de production, il n'y a pas
eu violation des droits garantis à l'accusé par la Charte. Néanmoins, lorsqu'il
décide s'il doit ordonner la production de dossiers privés, le tribunal doit exercer
son pouvoir discrétionnaire de façon à respecter les valeurs de la Charte. Les
valeurs constitutionnelles visées en l'espèce sont le droit à une défense pleine et
entière, le droit à la protection de la vie privée et le droit à l'égalité
indépendamment de toute discrimination.
Les témoins ont droit à la protection de leur vie privée en ce qui a trait
aux documents et aux dossiers privés qui ne font pas partie de la «preuve
complète» que le ministère public doit présenter contre l'accusé. Il ne peut être
porté atteinte à leur attente raisonnable en matière de protection de la vie privée
qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. Étant donné que c'est
le requérant qui demande la production de dossiers privés en la possession de tiers
et qui, à cette fin, tente d'invoquer le pouvoir de l'État de violer les droits à la
protection de la vie privée d'autres individus, il doit prouver que l'utilisation du
pouvoir de l'État d'imposer la production est justifiée dans une société libre et
démocratique. L'utilisation du pouvoir de l'État d'ordonner la production de
dossiers privés sera justifiée dans une société libre et démocratique lorsque les
critères suivants seront appliqués: (1) il est prouvé que l'accusé ne peut obtenir les
renseignements demandés par d'autres moyens raisonnables; (2) la production qui
viole la protection de la vie privée doit être aussi limitée qu'il est raisonnablement

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possible pour respecter le droit de présenter une défense pleine et entière; (3) les
arguments en faveur de la production doivent se fonder sur un raisonnement
permis et non pas sur des suppositions et des stéréotypes discriminatoires, et (4) il
y a proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables. La
mesure de proportionnalité doit refléter l'étendue de l'attente raisonnable en
matière de protection du caractère privé des dossiers particuliers, d'une part, et
l'importance de la question à laquelle a trait la preuve, d'autre part. En outre, les
tribunaux doivent rester sensibles au fait que, dans certains cas, les effets
préjudiciables de la production peuvent visiblement comporter des effets négatifs
sur le déroulement de la thérapie de la plaignante, ce qui menacerait de nuire
psychologiquement à la personne concernée et entraînerait pour elle une privation
concomitante du droit à la sécurité de sa personne.
L'accusé qui cherche à obtenir la production de dossiers privés en la
possession d'un tiers doit d'abord obtenir un subpoena duces tecum et le lui
signifier. Après la signification de l'assignation, l'accusé doit aviser le ministère
public, la personne visée par les dossiers et toute autre personne ayant un intérêt
dans le caractère privé des dossiers, que l'accusé demandera au juge du procès d'en
ordonner la production. Ensuite, au procès, l'accusé doit présenter une demande
appuyée d'une preuve par affidavit indiquant que les dossiers sont susceptibles de
se rapporter soit à une question en litige dans l'instance soit à l'habilité à témoigner
de la personne visée par les dossiers. Si les dossiers sont pertinents, le tribunal doit
alors pondérer les effets bénéfiques et les effets préjudiciables qu'entraînerait la
délivrance en faveur de la défense de l'ordonnance de production de ces dossiers
pour déterminer si la production devrait être ordonnée et dans quelle mesure.

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Les dossiers visés en l'espèce ne sont pas en la possession ou sous le
contrôle du ministère public, ne font pas partie de sa «preuve complète» et ont été
créés par un tiers à une fin non reliée à l'enquête ou à la poursuite de l'infraction.
On ne peut présumer que ces dossiers seront vraisemblablement pertinents et, si
l'accusé est incapable d'en démontrer la pertinence, alors la demande de production
doit être rejetée comme n'équivalant à rien d'autre qu'une recherche à l'aveuglette.
La charge qui incombe à l'accusé de démontrer la pertinence probable est
considérable. Il ne suffira pas que l'accusé demande la production de dossiers en
se fondant uniquement sur une simple déclaration non étayée selon laquelle les
dossiers pourraient influer sur une «plainte récente» ou le «genre de personne»
qu'est le témoin. De la même manière, le requérant ne peut pas simplement
invoquer la crédibilité «en général», mais il doit plutôt fournir une base pour
prouver qu'il y a des chances que les dossiers contestés contiennent des
renseignements qui se rapporteraient à la crédibilité de la plaignante sur une
question particulière et essentielle en litige. Tout aussi insuffisante est la simple
affirmation non étayée selon laquelle une déclaration antérieure incompatible
pourrait être révélée ou selon laquelle la défense désire examiner les dossiers en
vue de trouver des «allégations d'abus sexuel commis par d'autres personnes». De
même, le simple fait qu'un témoin ait des antécédents médicaux ou psychiatriques
ne peut pas être considéré comme indiquant que son témoignage pourrait manquer
de crédibilité. Toute suggestion selon laquelle un traitement, une thérapie, une
maladie ou un handicap entraînent un manque de crédibilité doit reposer sur une
preuve convaincante plutôt que sur des stéréotypes, des mythes ou des préjugés.
En dernier lieu, il ne faut pas présumer que le simple fait qu'un témoin ait suivi un
traitement ou reçu des conseils socio-psychologiques après une agression sexuelle
indique que les dossiers contiendront des renseignements qui se rapportent à la

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défense. Une thérapie ne met pas du tout l'accent sur les mêmes choses qu'une
enquête ou un autre processus entrepris aux fins du procès. Alors que les enquêtes
et les dépositions des témoins visent à déterminer la vérité historique, la thérapie
met généralement l'accent sur l'examen des réactions émotives et psychologiques
de la plaignante à certains événements, après que l'agression sexuelle a eu lieu.
Si le juge du procès décide que les dossiers seront vraisemblablement
pertinents, il doit alors passer à la deuxième étape, qui comporte deux volets.
Premièrement, le juge doit soupeser les effets bénéfiques et préjudiciables
qu'entraînerait la production des dossiers aux fins d'examen par le tribunal, au
regard du droit de l'accusé à une défense pleine et entière, et l'effet d'une telle
production sur le droit à la protection de la vie privée et le droit à l'égalité de la
personne visée par les dossiers. Si le juge conclut que la production est justifiée,
il ou elle devrait l'ordonner. Ensuite, au moment de la production des dossiers
devant la cour, le juge devra les examiner pour déterminer s'ils devraient être
divulgués à l'accusé et dans quelle mesure. La production ne devrait être ordonnée
que pour les dossiers ou les parties de dossiers qui ont une valeur probante
importante qui n'est pas substantiellement contrebalancée par le risque d'un
préjudice à la bonne administration de la justice ou l'atteinte au droit à la vie privée
du témoin ou à la relation privilégiée. Les facteurs suivants devraient être pris en
considération dans cette détermination: (1) la mesure dans laquelle ce dossier est
nécessaire pour que l'accusé puisse présenter une défense pleine et entière; (2) la
valeur probante du dossier en question; (3) la nature et la portée de l'attente
raisonnable au respect du caractère privé de ce dossier; (4) la question de savoir
si la production du dossier reposerait sur une croyance ou un préjugé
discriminatoires; (5) le préjudice possible à la dignité, à la vie privée ou à la

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sécurité de la personne de la plaignante que pourrait causer la production du
dossier en question; (6) la mesure dans laquelle la production de dossiers de cette
nature nuirait à l'intérêt qu'a la société à ce que les victimes signalent les agressions
sexuelles et suivent des traitements, et (7) l'effet de la production ou de la
non-production du dossier sur l'intégrité du processus judiciaire, compte tenu de
la nécessité de garder à l'esprit les conséquences de la décision. Lorsqu'un tribunal
conclut que la production est justifiée, il ne devrait l'autoriser que de la manière et
dans la mesure nécessaires à la réalisation de cet objectif.
Un juge présidant une enquête préliminaire n'a pas compétence pour
ordonner la production de dossiers privés détenus par des tiers. En l'espèce,
l'ordonnance de divulgation n'émanait pas d'un juge présidant une enquête
préliminaire, mais elle a plutôt été rendue à la suite d'une requête préalable au
procès présentée par la défense. Toutefois, même un juge d'une cour supérieure
ne devrait pas, avant le procès, entendre une demande de divulgation de dossiers
privés en la possession d'un tiers. De telles demandes devraient être entendues par
le juge du procès plutôt que par un juge chargé d'entendre les requêtes préalables
au procès. De plus, il est souhaitable que le juge qui entend une demande de
production ait eu l'avantage d'entendre et de trancher les demandes antérieures de
la défense, de façon à minimiser la possibilité de contradiction dans le traitement
de deux requêtes semblables. De façon plus générale, les demandes de production
de dossiers de tiers ne devraient pas être entendues avant le début du procès, même
par le juge du procès. Premièrement, le concept de demande de production
préalable au procès de documents en la possession de tiers est étranger aux
procédures criminelles. Deuxièmement, encourager la demande de production
préalable au procès de documents en la possession de tiers favoriserait les

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recherches à l'aveuglette, entraînerait des délais inutiles et causerait un préjudice
aux témoins en les obligeant à se présenter devant le tribunal à plusieurs reprises.
Qui plus est, un juge n'est pas en position, avant le début du procès, de déterminer
si les dossiers en question sont pertinents, encore moins s'ils sont admissibles, et
il sera incapable de soupeser de manière efficace les droits constitutionnels touchés
par une ordonnance de production.
Comme on n'a pas soupesé le droit d'un accusé à être jugé
équitablement en regard des droits d'une plaignante à la protection de sa vie privée
et à l'égalité indépendamment de toute discrimination, il y a lieu d'ordonner la
tenue d'un nouveau procès.
Le juge McLachlin (dissidente sur cette question): Les motifs du juge
L'Heureux-Dubé sont acceptés entièrement. Le critère proposé trouve le juste
équilibre entre le désir de l'accusé de se voir divulguer par chacun tout ce qui en
théorie pourrait servir à sa défense, d'une part, et les contraintes imposées par le
processus judiciaire et le droit à la protection de la vie privée des tiers qui se
trouvent pris dans le système de justice, d'autre part, le tout sans mettre en péril la
garantie constitutionnelle d'un procès qui soit fondamentalement équitable. La
Charte garantit non pas le plus équitable de tous les procès possibles, mais plutôt
un procès fondamentalement équitable. Le procès équitable tient compte non
seulement du point de vue de l'accusé, mais également des limites pratiques du
système de justice et des intérêts légitimes des autres personnes concernées,
comme les plaignants et les organismes qui les aident à faire face aux traumatismes
qu'ils ont subis. La loi exige non pas une justice parfaite mais une justice
fondamentalement équitable.

- 19 -
Jurisprudence
Citée par le juge L'Heureux-Dubé
Arrêts mentionnés: R. c. O'Connor (1994), 90 C.C.C. (3d) 257;
A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4 R.C.S. 536; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R.
c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128; R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657, conf. (1986),
28 C.C.C. (3d) 553; R. c. Mack, [1988] 2 R.C.S. 903; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S.
1659; R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; Renvoi:
Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S.
387; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Potvin, [1993]
2 R.C.S. 880; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24;
Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; Mills
c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771; Edmonton
Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Thomson Newspapers
Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques
restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. E. (A.W.), [1993] 3 R.C.S. 155;
Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S.
475; R. c. Xenos (1991), 70 C.C.C. (3d) 362; R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206;
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727; R. c.
Gingras (1992), 71 C.C.C. (3d) 53; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Osolin,
[1993] 4 R.C.S. 595; B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto,
[1995] 1 R.C.S. 315; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Pohoretsky,
[1987] 1 R.C.S. 945; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; McInerney c. MacDonald,
[1992] 2 R.C.S. 138; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130;
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Board of Regents of State Colleges c. Roth,

- 20 -
408 U.S. 564 (1972); Roe c. Wade, 410 U.S. 113 (1973); R. c. Plant, [1993] 3
R.C.S. 281; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; R. c.
Gratton, [1987] O.J. No. 1984 (QL); R. c. Callaghan, [1993] O.J. No. 2013 (QL);
R. c. Barbosa (1994), 92 C.C.C. (3d) 131; Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637;
Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505; R. c. Garofoli, [1990]
2 R.C.S. 1421; R. c. Durette, [1994] 1 R.C.S. 469; Baron c. Canada, [1993] 1
R.C.S. 416; R. c. Thompson, [1990] 2 R.C.S. 1111; R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S.
30; R. c. K. (V.) (1991), 4 C.R. (4th) 338; Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1
R.C.S. 860; R. c. C. (B.) (1993), 80 C.C.C. (3d) 467; R. c. Davison, DeRosie and
MacArthur (1974), 20 C.C.C. (2d) 424; Doyle c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 597;
Caccamo c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 786; Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S.
93; Re Regina and Arviv (1985), 19 C.C.C. (3d) 395, autorisation de pourvoi
refusée, [1985] 1 R.C.S. v; R. c. Darby, [1994] B.C.J. No. 814 (QL); R. c. Egger,
[1993] 2 R.C.S. 451; Patterson c. La Reine, [1970] R.C.S. 409; Re Hislop and The
Queen (1983), 7 C.C.C. (3d) 240, autorisation de pourvoi refusée, [1983] 2 R.C.S.
viii; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333; R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451; British
Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3.
Citée par le juge McLachlin
Arrêt mentionné: R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562.
Citée par le juge Cory
Arrêts mentionnés: R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Egger,
[1993] 2 R.C.S. 451.

- 21 -
Citée par le juge en chef Lamer et le juge Sopinka (dissidents)
A. (L.L.) c. B. (A), [1995] 4 R.C.S. 536; R. c. Stinchcombe, [1991] 3
R.C.S. 326; R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451; R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727;
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. R. (L.) (1995), 39 C.R. (4th) 390; Morris
c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190; R. c. Preston, [1993] 4 All E.R. 638; Dersch c.
Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505; R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S.
1421; Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637; R. c. Durette, [1994] 1 R.C.S. 469; R.
c. Ross (1993), 79 C.C.C. (3d) 253; R. c. Ross (1993), 81 C.C.C. (3d) 234; R. c.
Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345; R. c. R.S. (1985), 19
C.C.C. (3d) 115; R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419; R. c. Norman (1993), 87
C.C.C. (3d) 153; R. c. Hedstrom (1991), 63 C.C.C. (3d) 261; Toohey c. Metropolitan
Police Commissioner, [1965] 1 All E.R. 506; R. c. Ryan (1991), 69 C.C.C. (3d) 226.
Citée par le juge Major (dissident)
R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 8 à 14, 11b), d), 15, 24(1), (2).
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12, art. 5.
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 35, 36.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 276(3) [abr. & rempl. 1992, ch. 38,
art. 2], 487(1)b) [abr. & rempl. ch. 27 (1er suppl.), art. 68(1); abr. 1994, ch. 44,
art. 36], 545, 548(1), 581, 698, 700(1), Partie XXII.
Constitution des États-Unis, Quatorzième amendement.

- 22 -
Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales, 213 R.T.N.U. 221, art. 8.
Déclaration universelle des droits de l'Homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810
N.U., à la p. 71 (1948), art. 12.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171, art. 17.
Doctrine citée
Canada. Comité sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants et des jeunes.
Infractions sexuelles à l'égard des enfants: Rapport du Comité sur les
infractions sexuelles à l'égard des enfants et des jeunes, vol. 1. Ottawa:
Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1984.
Choo, Andrew L.-T. «Halting Criminal Prosecutions: The Abuse of Process
Doctrine Revisited», [1995] Crim. L.R. 864.
Cross, Sir Rupert. Cross on Evidence, 7th ed. By Sir Rupert Cross and Colin
Tapper. London: Butterworths, 1990.
Firsten, Temi. «An Exploration of the Role of Physical and Sexual Abuse for
Psychiatrically Institutionalized Women» (1990), unpublished research paper,
available from Ontario Women's Directorate.
Halsbury's Laws of England, vol. 17, 4th ed. London: Butterworths, 1976.
Paciocco, David M. «The Stay of Proceedings as a Remedy in Criminal Cases:
Abusing the Abuse of Process Concept» (1991), 15 Crim. L.J. 315.
Stuesser, Lee. «Abuse of Process: The Need to Reconsider» (1994), 29 C.R. (4th)
92.
Stuesser, Lee. «Reconciling Disclosure and Privilege» (1994), 30 C.R. (4th) 67.
Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. 1, 3rd ed. Boston:
Little, Brown & Co., 1940.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la
Colombie-Britannique (1994), 89 C.C.C. (3d) 109, 42 B.C.A.C. 105, 67 W.A.C.
105, 20 C.R.R. (2d) 212, 29 C.R. (4th) 40, qui a infirmé une décision de la Cour
suprême de la Colombie-Britannique (1992), 18 C.R. (4th) 98, qui avait ordonné

- 23 -
l'arrêt des procédures. Pourvoi rejeté, le juge en chef Lamer et les juges Sopinka
et Major sont dissidents.
Christopher M. Considine, Daniel R. McDonagh et David M. Paciocco,
pour l'appelant.
Malcolm D. Macaulay, c.r., et Andrea Miller, pour l'intimée.
Robert J. Frater, pour l'intervenant le procureur général du Canada.
Susan Chapman et Miriam Bloomenfeld, pour l'intervenant le procureur
général de l'Ontario.
Sharon D. McIvor et Elizabeth J. Shilton, pour les intervenants
l'Aboriginal Women's Council, l'Association canadienne des centres contre le viol,
le Réseau d'action des femmes handicapées du Canada et le Fonds d'action et
d'éducation juridiques pour les femmes.
Frances M. Kelly, pour l'intervenante l'Association canadienne de la
santé mentale.
Brian Weagant et Sheena Scott, pour l'intervenante la Canadian
Foundation for Children, Youth and the Law.
Version française des motifs rendus par

- 24 -
LE JUGE EN CHEF LAMER ET LE JUGE SOPINKA (dissidents) --
I. Introduction
1
Le présent pourvoi, tout comme le pourvoi connexe A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4
R.C.S. 536, soulève la question de savoir si un accusé a le droit d'obtenir la
production de dossiers socio-psychologiques concernant une agression sexuelle qui
sont en la possession de tiers et dans quelles circonstances. Il soulève également
la question de savoir quand l'arrêt des procédures est la réparation convenable dans
le cas de non-divulgation par le ministère public de renseignements en sa
possession qui ne sont pas manifestement sans pertinence et ne sont pas
privilégiés. Nous sommes d'accord avec les motifs du juge Major en ce qui a trait
à la dernière question.
2
Quant à la question de la production des dossiers thérapeutiques, nous avons eu
l'avantage de prendre connaissance des motifs de notre collègue le juge
L'Heureux-Dubé et nous sommes d'accord en général pour ce qui est de la
protection de la vie privée et de l'existence d'un privilège. Nous désirons toutefois
formuler les remarques suivantes au sujet de la procédure à suivre pour la
divulgation et la production des dossiers thérapeutiques.

- 25 -
II. Analyse
1. Introduction

- 26 -
3
Les questions soulevées dans le présent pourvoi se rapportent principalement à la
production de dossiers thérapeutiques qui ne sont pas en la possession ou sous le
contrôle du ministère public. En général, cette question concerne la manière dont
l'accusé peut obtenir la production de dossiers thérapeutiques de la part du tiers
gardien des documents en question. Bien que le présent pourvoi ne porte pas
directement sur des questions de divulgation de dossiers privés en la possession du
ministère public, nous estimons néanmoins que certaines remarques préliminaires
sur cette question pourraient être utiles pour une analyse des dossiers
thérapeutiques en la possession de tiers. Par conséquent, nous commençons notre
analyse par un bref examen des obligations de divulgation du ministère public
lorsque des dossiers socio-psychologiques sont en sa possession ou sous son
contrôle. Ensuite, nous examinerons le cas où ces dossiers restent en la possession
de tiers et où l'accusé en demande la production.
2. Les dossiers en la possession du ministère public
a) L'application de l'arrêt Stinchcombe
4
Les principes régissant la divulgation de renseignements en la possession du
ministère public ont été énoncés par notre Cour dans R. c. Stinchcombe, [1991] 3
R.C.S. 326. Il y a été jugé que le ministère public a envers la défense l'obligation
morale et constitutionnelle de divulguer tous les renseignements en sa possession
ou sous son contrôle, à moins que les renseignements en question soient
manifestement sans pertinence ou protégés par une forme reconnue de privilège.

- 27 -
5
L'obligation du ministère public de divulguer les renseignements en sa possession
est enclenchée lorsque l'accusé présente une demande de divulgation. Le ministère
public a alors le pouvoir discrétionnaire de refuser la divulgation pour le motif que
les renseignements demandés sont manifestement sans pertinence ou sont
privilégiés. Lorsque le ministère public choisit d'exercer ce pouvoir
discrétionnaire, il lui incombe de convaincre le juge du procès que la rétention des
renseignements se justifie par l'existence d'un privilège à leur égard ou l'absence
de pertinence.
6
Les principes susmentionnés ont été établis par notre Cour dans Stinchcombe et
confirmés dans R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451, et R. c. Chaplin, [1995]
1 R.C.S. 727, et ne sont pas contestés dans le présent pourvoi. Il importe toutefois
d'examiner si les dossiers thérapeutiques du genre de ceux qui sont ici en cause
devraient être assujettis à un régime de divulgation différent de celui qui s'applique
aux autres genres de renseignements en la possession du ministère public. Pour
répondre à cette question, la Cour doit déterminer si les obligations de divulguer
du ministère public devraient être tempérées par la pondération des intérêts privés
du plaignant ou de la plaignante (ci-après le «plaignant») dans les dossiers
thérapeutiques et du droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière.
À notre avis, la pondération de ces intérêts divergents n'est pas nécessaire dans le
contexte de la divulgation.
b) La protection de la vie privée et l'existence d'un privilège
7
Comme le signale notre collègue le juge L'Heureux-Dubé, les dossiers
socio-psychologiques concernant une agression sexuelle touchent à des aspects

- 28 -
intimes de la vie du plaignant. Par conséquent, les dossiers thérapeutiques
commandent une plus grande protection de la vie privée que bien d'autres formes
de renseignements qui peuvent être en la possession du ministère public. On
pourrait donc soutenir que la nature éminemment privée des dossiers
thérapeutiques a un effet sur l'obligation du ministère public de divulguer de tels
documents à la défense ou que le ministère public n'est pas tenu de les divulguer
en raison d'une certaine forme de privilège afférent aux renseignements contenus
dans les dossiers. À notre avis, la protection de la vie privée ou l'existence d'un
privilège ne suscitent cependant plus d'inquiétudes lorsque les documents en
question sont en la possession du ministère public. En conséquence, nous sommes
d'avis que le caractère confidentiel des dossiers thérapeutiques n'a pas d'incidence
sur l'obligation reconnue du ministère public de divulguer tous les renseignements
en sa possession.
8
Il serait difficile, selon nous, de soutenir que le plaignant a des attentes en matière
de protection de la vie privée relativement aux dossiers détenus par le ministère
public. Pour étudier la nature du droit d'un plaignant à la protection de sa vie
privée relativement à des dossiers thérapeutiques, le juge L'Heureux-Dubé indique
que ces dossiers concernent souvent des «aspects totalement privés» de la vie
personnelle du plaignant et contiennent des pensées et des déclarations «qui n'ont
jamais été partagées avec [ses] amis les plus intimes ou [sa] famille» (par. 112).
En toute déférence, nous sommes d'accord pour dire que d'importants droits à la
protection de la vie privée sont associés aux dossiers socio-psychologiques dans
la situation décrite par notre collègue. Toutefois, lorsque les documents en
question ont été partagés avec un représentant de l'État (à savoir le ministère
public), il est évident que le droit à la protection de la vie privée que le plaignant

- 29 -
avait relativement à ces dossiers n'existe plus. Il est évident que, lorsque les
dossiers sont en la possession du ministère public, ils sont devenus «la propriété
du public qui doit être utilisée de manière à s'assurer que justice soit rendue»
(Stinchcombe, précité, à la p. 333). Si les dossiers en la possession du ministère
public revêtent la forme d'une «propriété publique», il ne peut tout simplement pas
y avoir d'attentes en matière de protection de la vie privée à leur égard. Par
conséquent, il n'existe aucun «droit à la protection de la vie privée» qui puisse être
pondéré en regard du droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière.
9
L'absence de droit à la protection de la vie privée du plaignant relativement aux
dossiers détenus par le ministère public nous empêche de conclure à l'existence
d'un privilège à l'égard de ces dossiers. Comme nous l'avons déjà mentionné, il est
quelque peu illogique de prétendre que des dossiers thérapeutiques sont
suffisamment confidentiels pour justifier la revendication d'un privilège même
après que l'on a renoncé à ce caractère confidentiel afin de poursuivre l'accusé.
L'équité exige de toute évidence que, si le plaignant est d'accord pour
communiquer ces renseignements afin de favoriser la poursuite criminelle, l'accusé
devrait alors avoir le droit d'utiliser les renseignements dans la préparation de sa
défense.
10
En décidant que le plaignant renonce à toute revendication éventuelle de privilège
lorsque les dossiers thérapeutiques sont transmis au ministère public, nous
reconnaissons que, pour qu'elle fasse échec à une revendication de privilège, une
telle renonciation doit être faite de façon «entièrement éclairée». On pourrait
manifestement alléguer que le plaignant n'aurait pas remis les documents au
ministère public s'il avait su que l'accusé aurait pu avoir accès aux dossiers.

- 30 -
Cependant, le problème se résout facilement si on impose au ministère public
l'obligation d'informer le plaignant de la possibilité de divulgation. Lorsqu'il
cherche à obtenir les dossiers en question en vue de poursuivre l'accusé, le
ministère public doit expliquer au plaignant que, s'ils sont pertinents, ils devront
être divulgués à la défense. En conséquence, le plaignant aura la possibilité de
décider s'il renonce ou non à toute revendication éventuelle de privilège avant de
communiquer les dossiers en question aux représentants de l'État.
11
En dernier lieu, il faut reconnaître que toute forme de privilège doit céder le pas
lorsqu'un tel privilège porterait atteinte au droit de l'accusé de présenter une
défense pleine et entière. Comme notre Cour l'a conclu dans Stinchcombe (à la
p. 340), le juge du procès peut exiger la divulgation «malgré le droit au secret» (je
souligne) lorsque la reconnaissance du privilège revendiqué restreint indûment le
droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Par conséquent, les
renseignements en la possession du ministère public qui sont manifestement
pertinents et importants pour permettre à l'accusé de faire valoir un moyen de
défense doivent être divulgués à l'accusé, indépendamment de toute revendication
de privilège qui pourrait survenir.
c) La pertinence
12
Dans ses remarques sur la nature des dossiers thérapeutiques, le juge
L'Heureux-Dubé a précisé que leur pertinence par rapport à la préparation de la
défense ne peut pas se présumer. Comme elle le dit dans ses motifs (au par. 144):

- 31 -
. . . il ne faut pas présumer que le simple fait qu'un témoin ait suivi un
traitement ou reçu des conseils socio-psychologiques après une
agression sexuelle indique que les dossiers contiendront des
renseignements qui se rapportent à la défense. Une thérapie ne met pas
du tout l'accent sur les mêmes choses qu'une enquête ou un autre
processus entrepris aux fins du procès.
En toute déférence, nous sommes d'accord pour dire que la simple existence de
dossiers thérapeutiques ne suffit pas à établir leur pertinence par rapport à la
défense. Toutefois, nous estimons que la pertinence de ces dossiers doit se
présumer lorsqu'ils se trouvent en la possession du ministère public. En règle
générale, celui-ci n'obtiendrait pas la possession ou le contrôle des dossiers
thérapeutiques à moins que les renseignements qu'ils contiennent n'aient quelque
pertinence relativement à la poursuite engagée contre l'accusé. Même si l'on
pouvait soutenir que le ministère public désirait simplement parcourir les dossiers
en question pour s'assurer qu'ils ne contenaient aucun renseignement pertinent, cela
ne peut pas influer sur l'obligation de divulguer du ministère public. Si, en fait, le
ministère public a simplement parcouru les dossiers et conclu qu'ils ne contenaient
aucun document pertinent, il conserverait la possibilité de prouver la
non-pertinence des dossiers dans le cas d'une demande de type Stinchcombe
présentée par la défense. Le ministère public est nettement mieux placé que
l'accusé pour s'acquitter d'un fardeau en ce qui concerne la pertinence des dossiers,
car les renseignements restent en sa possession et sous son contrôle.
d) Conclusion
13
Pour chacune des raisons qui précèdent, nous sommes d'avis que le caractère
confidentiel des dossiers thérapeutiques n'influe pas sur l'obligation de divulguer
du ministère public reconnue dans Stinchcombe. Lorsque de tels dossiers sont en

- 32 -
la possession ou sous le contrôle du ministère public, il n'y a tout simplement
aucune raison impérieuse de s'écarter du raisonnement suivi dans Stinchcombe: à
moins que le ministère public puisse prouver qu'ils sont manifestement non
pertinents ou sont assujettis à une certaine forme de privilège d'intérêt public, les
dossiers thérapeutiques en question doivent être divulgués à la défense.
14
Après avoir conclu que les principes énoncés dans Stinchcombe s'appliquent dans
le contexte des dossiers thérapeutiques en la possession du ministère public, il reste
à déterminer quelles procédures s'appliqueront à leur production lorsque les
dossiers socio-psychologiques en question sont détenus par des tiers. Nous
commentons ci-dessous notre point de vue sur la procédure appropriée dans ce cas.
3. Les dossiers entre les mains de tiers
a) L'application de l'arrêt Stinchcombe
15
Ainsi que nous l'avons indiqué précédemment, l'arrêt Stinchcombe a énoncé le
principe général selon lequel la possibilité pour l'accusé d'avoir accès aux
renseignements nécessaires afin de présenter une défense pleine et entière est
maintenant protégée sur le plan constitutionnel en vertu de l'art. 7 de la Charte
canadienne des droits et libertés. La raison d'être de cette protection
constitutionnelle découle de la proposition fondamentale selon laquelle le droit de
présenter une défense pleine et entière constitue «un des piliers de la justice
criminelle, sur lequel nous comptons grandement pour assurer que les innocents
ne soient pas déclarés coupables»: Stinchcombe, à la p. 336.

- 33 -
16
L'arrêt Stinchcombe et ceux qui l'ont suivi ont été rendus dans le contexte de la
divulgation, lorsque les renseignements en question étaient en la possession du
ministère public ou de la police. Dans ce contexte, nous avons conclu qu'un accusé
a le droit d'obtenir tous les renseignements qui sont en la possession du ministère
public, à moins que les renseignements en question soient manifestement sans
pertinence. Cependant, l'arrêt Stinchcombe a reconnu que, même dans le contexte
de la divulgation, il existe des limites au droit d'un accusé d'avoir accès à des
renseignements. Par exemple, lorsque le ministère public affirme que les
renseignements font l'objet d'un privilège, le juge du procès doit alors pondérer les
revendications contradictoires en cause. Les renseignements ne seront alors
divulgués que lorsque le juge du procès conclut que le privilège revendiqué «ne
constitue pas une restriction raisonnable du droit constitutionnel de présenter une
défense pleine et entière» (Stinchcombe, à la p. 340).
17
À notre avis, la méthode de la pondération que nous avons préconisée dans
Stinchcombe peut s'appliquer tout autant dans le contexte de la production, lorsque
les renseignements demandés sont entre les mains d'un tiers. Naturellement, le
processus de pondération doit être modifié pour s'adapter au contexte dans lequel
il s'applique. Dans les cas de production, par exemple, nous nous intéressons aux
revendications contradictoires d'un droit constitutionnel à la protection de la vie
privée en matière de renseignements d'une part et du droit de présenter une défense
pleine et entière d'autre part. Nous sommes d'accord avec le juge L'Heureux-Dubé
pour dire qu'un droit constitutionnel à la protection de la vie privée s'étend aux
renseignements contenus dans plusieurs sortes de dossiers entre les mains de tiers.

- 34 -
18
En reconnaissant que tous les individus jouissent d'un droit à la protection de leur
vie privée, qui devrait être protégé autant que raisonnablement possible, nous ne
devrions pas perdre de vue qu'on peut commettre une erreur judiciaire en
établissant une procédure qui restreint indûment la capacité pour un accusé d'avoir
accès aux renseignements qui peuvent être nécessaires à une défense pleine et
entière qui soit significative. Dans R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, à la p. 611,
nous avons reconnu:
Les tribunaux canadiens [. . .] ont beaucoup hésité à restreindre le
pouvoir de l'accusé de présenter une preuve à l'appui de sa défense,
cette hésitation tenant du principe fondamental de notre système
judiciaire selon lequel une personne innocente ne doit pas être déclarée
coupable.
En fait, l'intérêt de la société à ce que soit évitée toute erreur judiciaire est
tellement important que notre droit exige de l'État qu'il divulgue l'identité d'un
indicateur dans certaines circonstances, même si la révélation de son identité risque
de mettre sa sécurité en danger.
b) La première étape: démontrer la «pertinence probable»
19
Lorsque la défense demande des renseignements qui sont entre les mains d'un tiers
(par comparaison à celles de l'État), les considérations suivantes interviennent et
exigent un déplacement du fardeau et un critère de pertinence plus élevé:
(1) les renseignements ne font pas partie de la «preuve complète» que
l'État doit présenter et l'État n'a pas eu accès aux renseignements
lors de la préparation de sa preuve;

- 35 -
(2) les tiers ne sont nullement tenus de prêter leur assistance à la
défense.
Compte tenu de ces considérations, nous sommes d'accord avec le juge
L'Heureux-Dubé pour dire que, à la première étape de la demande de production
de documents, il devrait incomber à l'accusé de convaincre le juge que les
renseignements sont d'une pertinence probable. Il ne faudrait pas interpréter le
fardeau que nous imputons à l'accusé comme exigeant la présentation d'éléments
de preuve et la tenue d'un voir-dire dans chaque cas. Il s'agit simplement d'un
critère initial visant à établir un fondement pour la production, auquel l'avocat
pourra satisfaire par sa plaidoirie. Il est important de reconnaître que l'accusé sera
très mal placé pour produire une preuve étant donné qu'il n'a jamais eu accès aux
dossiers. La production d'une preuve de vive voix ainsi que la tenue d'un voir-dire
peuvent toutefois s'imposer lorsque le juge qui préside est dans l'impossibilité de
régler la question en se fondant sur les prétentions de l'avocat. (Voir Chaplin,
précité, à la p. 744.)
20
Pour entamer la procédure de production, l'accusé doit présenter par écrit une
demande formelle appuyée d'un affidavit exposant les motifs précis de la
production. Toutefois, dans l'intérêt de la justice, le tribunal devrait pouvoir
exempter l'accusé de la nécessité de présenter une demande formelle dans certains
cas. Quelle que soit la procédure retenue, les tiers en possession des documents
et les personnes qui ont un intérêt de nature privée dans les dossiers doivent être
avisés de la demande de production. L'accusé doit également veiller à ce que le
gardien soit assigné à comparaître et à produire les dossiers. La demande initiale
de divulgation devrait être adressée au juge saisi de l'affaire, mais elle peut être
présentée devant le juge du procès avant la formation du jury, au moment de

- 36 -
l'audition des autres requêtes. Cela évitera de déranger le jury et laissera au
ministère public et à la défense tout le temps nécessaire pour préparer leur preuve
en se fondant sur tout élément de preuve qui sera produit à la suite de la demande.

21
Selon le juge L'Heureux-Dubé, une fois que l'accusé a satisfait au critère de la
«pertinence probable», il lui faudra convaincre le juge que les effets bénéfiques
qu'entraînerait l'ordonnance de production des documents à la cour pour inspection
l'emportent sur les effets préjudiciables d'une telle production. Nous estimons que
cette pondération devrait être entreprise à la seconde étape de la demande. L'étape
de la «pertinence probable» devrait se limiter à la question de savoir si les
renseignements figurant dans le dossier ont une incidence sur le droit de présenter
une défense pleine et entière. De plus, le juge ne sera en mesure de procéder à la
pondération requise que lorsqu'il aura eu l'occasion d'examiner les dossiers en
question.
c) Le sens de pertinence «probable»
22
Dans le contexte de la divulgation, la «pertinence» est fonction de l'utilité que les
renseignements peuvent avoir pour la défense (voir Egger, précité, à la p. 467, et
Chaplin, précité, à la p. 740). Dans le contexte de la production, le critère de la
pertinence devrait être plus élevé: le juge présidant le procès doit être convaincu
qu'il existe une possibilité raisonnable que les renseignements aient une valeur
logiquement probante relativement à une question en litige ou à l'habilité à
témoigner d'un témoin. Lorsque nous parlons de pertinence par rapport à «une
question en litige», nous faisons allusion non seulement à la preuve qui peut avoir
une valeur probante relativement aux questions substantielles (c'est-à-dire le

- 37 -
déroulement des événements), mais également à la preuve concernant la crédibilité
des témoins et la fiabilité des autres éléments de preuve présentés dans l'affaire.
Voir R. c. R. (L.) (1995), 39 C.R. (4th) 390 (C.A. Ont.), à la p. 398.
23
Ce critère plus élevé de pertinence est approprié parce qu'il reflète le contexte dans
lequel sont demandés les renseignements. En règle générale, les dossiers qui sont
entre les mains de tiers apparaissent dans le déroulement des procédures judiciaires
de l'une des deux façons suivantes. Premièrement, en vertu du par. 698(1) du Code
criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, une des parties au procès peut demander que soit
lancée une assignation enjoignant à une personne de comparaître lorsque cette
personne est susceptible de fournir quelque preuve substantielle dans une
procédure. Conformément au par. 700(1) du Code, l'assignation n'est valable que
pour les dossiers en la possession du gardien qui se rapportent «à l'objet des
procédures». La seconde façon d'obtenir la production de documents est de
demander un mandat de perquisition conformément au par. 487(1) du Code. Aux
termes de l'al. 487(1)b), un mandat de perquisition sera délivré lorsqu'un juge de
paix est convaincu que, dans un bâtiment, contenant ou lieu, se trouve, «une chose
dont on a des motifs raisonnables de croire qu'elle fournira une preuve touchant la
commission d'une infraction. . .». Par conséquent, sous l'un ou l'autre de ces
régimes, l'individu qui demande à avoir accès à des dossiers en la possession de
tiers doit convaincre un arbitre neutre que les dossiers sont pertinents relativement
aux procédures en question. Nous sommes d'accord avec le juge L'Heureux-Dubé
pour dire que la procédure appropriée à suivre est l'assignation duces tecum.
24
Si nous admettons que la «pertinence probable» est le critère approprié à la
première étape de la procédure à deux volets, nous désirons toutefois souligner

- 38 -
que, bien qu'il s'agisse d'un fardeau important, cela ne devrait pas être interprété
comme un fardeau onéreux incombant à l'accusé. Il y a plusieurs raisons qui
peuvent nous amener à conclure que le fardeau qui incombe à l'accusé devrait être
léger. Premièrement, à cette étape de l'enquête, il s'agit uniquement de savoir si
les renseignements sont «probablement» pertinents. Nous sommes d'accord avec
le juge L'Heureux-Dubé pour dire que des considérations relatives à la protection
de la vie privée ne devraient pas entrer dans l'analyse effectuée à cette étape. Nous
ne devrions pas non plus nous préoccuper de savoir si les éléments de preuve
seraient admissibles, comme question de principe par exemple, car il s'agit là d'une
question différente (Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190). Comme la Chambre
des lords l'a reconnu dans l'arrêt R. c. Preston, [1993] 4 All E.R. 638, à la p. 664:
[TRADUCTION] . . . le fait qu'un renseignement ne puisse pas être produit
en preuve par l'une des parties ne signifie pas qu'il est sans valeur.
Souvent, le déroulement de l'enquête qui mène à la découverte
d'éléments de preuve qui sont admissibles au procès peut comprendre
un élément qui ne l'est pas . . .
À cette étape, un critère de pertinence vise simplement à empêcher que la défense
ne se lance dans des demandes de production «qui reposent sur la conjecture et qui
sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires». Voir
Chaplin, précité, à la p. 744.
25
Deuxièmement, en imposant à l'accusé le fardeau de prouver la «pertinence
probable», nous le plaçons dans la situation difficile de devoir présenter des
arguments au juge sans savoir précisément ce que contiennent les dossiers. Notre
Cour a reconnu à plusieurs reprises qu'il est dangereux de placer l'accusé dans une
situation sans issue comme condition pour présenter une défense pleine et entière

- 39 -
(voir, par exemple, Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505,
aux pp. 1513 et 1514; R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421, aux pp. 1463 et 1464;
Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637, et R. c. Durette, [1994] 1 R.C.S. 469). Dans
Durette, à la p. 499, le juge Sopinka a conclu, au nom de la Cour à la majorité:
Les appelants ne devraient pas être obligés de démontrer l'usage exact
qu'ils pourraient faire de renseignements qu'ils n'ont même pas vus.
De la même façon, le juge La Forest a dit dans Carey, à la p. 678, à l'occasion de
remarques sur la décision de la cour de juridiction inférieure de refuser au
requérant l'accès à des documents du Cabinet parce que ses arguments, selon cette
cour, n'étaient rien d'autre qu'une [TRADUCTION] «simple affirmation, sans rien à
l'appui [. . .] que quelque chose d'utile pourrait se trouver» dans les documents:
Ce qui me gêne dans cette façon de voir est qu'elle impose à un
demandeur l'obligation de prouver en quoi des documents, reconnus
pertinents, peuvent l'aider. Mais comment peut-il s'y prendre? Il ne
les a jamais vus; ils sont confidentiels et ne peuvent être consultés.
Dans une certaine mesure donc la teneur des documents doit relever de
la conjecture.
Nous estimons que la préoccupation exprimée dans ces arrêts s'applique tout autant
en l'espèce, où le but ultime est la recherche de la vérité plutôt que la suppression
d'éléments de preuve potentiellement pertinents.
26
Le juge L'Heureux-Dubé met en doute l'analogie avec la situation sans issue dans
le contexte de la production. À son avis, il n'y a aucune présomption du caractère
substantiel des dossiers parce qu'ils ne sont ni créés ni demandés par l'État comme
faisant partie intégrante de son enquête. Toutefois, il faut se rappeler que, dans la

- 40 -
plupart des cas, un accusé ne connaîtra pas l'existence de dossiers de tiers qui sont
conservés selon des règles de confidentialité strictes. En général, un accusé ne
connaîtra l'existence de dossiers que parce qu'il est survenu quelque chose au cours
de l'instance criminelle. Par exemple, le psychiatre, le thérapeute ou le travailleur
social du plaignant peut se présenter et faire part de ses préoccupations au sujet du
plaignant (comme cela s'est produit dans R. c. Ross (1993), 79 C.C.C. (3d) 253
(C.A.N.-É.), et R. c. Ross (1993), 81 C.C.C. (3d) 234 (C.A.N.-É.)). Dans d'autres
cas, le plaignant peut révéler à l'enquête préliminaire ou dans sa déclaration aux
policiers qu'il a décidé de porter plainte au criminel contre l'accusé à la suite d'une
visite qu'il a faite à un thérapeute donné. Il est possible que les documents soient
substantiels lorsqu'il y a un «rapport temporel suffisamment étroit entre» la
création des dossiers et la date à laquelle l'infraction aurait été commise (R. c.
Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, à la p. 673) ou, dans le cas d'événements survenus il
y a longtemps, comme en l'espèce, un rapport temporel étroit entre la création des
dossiers et la décision de déposer des plaintes contre l'accusé.
27
Dans R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, à la p. 370, nous avons reconnu qu'«[i]l est
difficile et peut-on prétendre peu souhaitable de formuler des règles strictes pour
servir à déterminer la pertinence d'une catégorie particulière de preuve». En
conséquence, bien que nous n'ayons pas l'intention d'établir des catégories de
pertinence, nous nous sentons obligés de répondre à certains des énoncés de notre
collègue. Le juge L'Heureux-Dubé dit dans ses motifs que «l'affirmation selon
laquelle les dossiers thérapeutiques ou socio-psychologiques sont nécessaires pour
assurer une défense pleine et entière est souvent grandement discutable» (par. 109)
et que «la vaste majorité des renseignements notés au cours des séances de thérapie
ne sont nullement pertinents ou, tout au plus, se rapportent peu aux questions en

- 41 -
litige» (par. 144). En toute déférence, nous ne sommes pas d'accord.
L'observation du juge L'Heureux-Dubé au sujet de la probabilité de la pertinence
donne une fausse idée de la réalité selon laquelle, dans bon nombre de poursuites
criminelles, les juges du procès ont ordonné la production de dossiers de tiers
souvent en appliquant les mêmes principes que ceux que nous avons énoncés en
l'espèce. Le nombre même de décisions dans lesquelles a été produite une telle
preuve vient étayer la pertinence potentielle des dossiers thérapeutiques.
28
En outre, dans Osolin, précité, notre Cour a reconnu l'importance de permettre
l'accès au genre de renseignements dont il est question en l'espèce. Dans cet arrêt,
nous avons ordonné la tenue d'un nouveau procès là où l'accusé s'était vu refuser
la possibilité de procéder à un contre-interrogatoire relativement aux dossiers
psychiatriques de la plaignante. Ces dossiers contenaient l'inscription suivante (à
la p. 661):
[TRADUCTION] Elle craint que son attitude et son comportement aient
pu influencer l'homme jusqu'à un certain degré et elle commence à
avoir des doutes quant à toute l'affaire.
Le juge Cory a conclu, au nom de la majorité, à la p. 674:
. . . les propos tenus par la plaignante devant son conseiller [. . .]
pourraient fort bien refléter les sentiments malheureux et non fondés de
culpabilité et de honte pour des actes et des événements survenus sans
qu'elle soit fautive. Les sentiments de culpabilité, de honte et de perte
d'estime de soi sont souvent le résultat de l'expérience traumatisante de
l'agression sexuelle. S'ils étaient effectivement le fondement de sa
déclaration à son conseiller, ils ne pourraient aucunement donner une
vraisemblance au moyen de défense de la croyance erronée au
consentement de la plaignante qu'invoque l'appelant. Faute de
contre-interrogatoire toutefois, il est impossible de savoir quel aurait
pu en être le résultat.

- 42 -
29
En guise d'illustration seulement, nous sommes d'avis que les renseignements
figurant dans les dossiers de tiers peuvent être pertinents d'un certain nombre de
façons, par exemple, dans les affaires d'agression sexuelle:
(1) ils peuvent contenir des renseignements concernant le déroulement
des événements qui sont à la base de la plainte au criminel. Voir
Osolin, précité, et R. c. R.S. (1985), 19 C.C.C. (3d) 115 (C.A. Ont.).
(2) ils peuvent révéler le recours à une thérapie qui a influé sur le
souvenir que le plaignant a des faits allégués. Par exemple, dans
R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419, à la p. 447, le juge
L'Heureux-Dubé a admis le problème de la contamination
lorsqu'elle a déclaré, dans le contexte des agressions sexuelles
contre les enfants, qu'«on a dû, par crainte de contaminer le
témoignage requis, retarder la thérapie et le counseling». Voir
également R. c. Norman (1993), 87 C.C.C. (3d) 153 (C.A. Ont.).
(3) ils peuvent contenir des renseignements qui ont trait à
[TRADUCTION] «la crédibilité [des plaignants], y compris des
éléments des témoignages comme la qualité de la perception qu'ils
avaient des faits au moment où l'infraction a été commise et le
souvenir qu'ils en ont depuis». Voir R. c. R. (L.), précité, à la
p. 398; R. c. Hedstrom (1991), 63 C.C.C. (3d) 261 (C.A.C.-B.); R.
c. Ross (1993), 81 C.C.C. (3d) 234 (C.A.N.-É.); Toohey c.
Metropolitan Police Commissioner, [1965] 1 All. E.R. 506 (H.L.).

- 43 -
Par conséquent, nous ne sommes pas d'accord avec l'affirmation du juge
L'Heureux-Dubé selon laquelle les dossiers thérapeutiques ne seront pertinents
pour la défense que dans de rares cas.
d) Le rôle du juge à la seconde étape: pondération de la défense
pleine et entière et de la protection de la vie privée
30
Nous sommes d'accord avec le juge L'Heureux-Dubé pour dire que, «au moment
de la production des dossiers devant la cour, le juge devra les examiner pour
déterminer si et dans quelle mesure ils devraient être divulgués à l'accusé»
(par. 153). Nous admettons également que, pour arriver à cette conclusion, le juge
doit examiner et soupeser les effets bénéfiques et les effets préjudiciables d'une
ordonnance de production et déterminer si une ordonnance de non-production
constituerait une restriction raisonnable de la possibilité pour l'accusé de présenter
une défense pleine et entière. Dans certains cas, le juge qui préside le procès peut
avoir la possibilité de fournir un résumé judiciaire des dossiers aux avocats pour
leur permettre d'aider à déterminer si les documents devraient être produits. Cela
dépend naturellement des faits précis de chaque cas particulier.
31
Nous admettons également que, pour équilibrer les droits contradictoires en
question, il faudrait prendre en considération les facteurs suivants: «(1) la mesure
dans laquelle ce dossier est nécessaire pour que l'accusé puisse présenter une
défense pleine et entière; (2) la valeur probante du dossier en question; (3) la
nature et la portée de l'attente raisonnable au respect du caractère privé de ce
dossier; (4) la question de savoir si la production du dossier reposerait sur une
croyance ou un préjugé discriminatoires» et «(5) le préjudice possible à la dignité,

- 44 -
à la vie privée ou à la sécurité de la personne [du plaignant] que pourrait causer la
production du dossier en question» (par. 156).
32
Toutefois, le juge L'Heureux-Dubé mentionne également deux autres facteurs qui,
d'après elle, doivent être pris en considération. Elle dit que le juge devrait tenir
compte de «la mesure dans laquelle la production de dossiers de cette nature nuirait
à l'intérêt qu'a la société à ce que les victimes signalent les agressions sexuelles et
suivent des thérapies» ainsi que de «l'effet de la production ou de la
non-production du dossier sur l'intégrité du processus judiciaire, compte tenu de
la nécessité de garder à l'esprit les conséquences de la décision» (par. 156). Il
conviendrait mieux de traiter de ce dernier facteur à l'étape de l'admissibilité et non
pas au moment de décider si les renseignements devraient être produits. Pour ce
qui est de l'intérêt de la société à ce que les crimes sexuels soient signalés, nous
sommes d'avis que le juge dispose d'autres moyens pour s'assurer que la production
ne contrecarre pas les intérêts de la société qui peuvent être touchés par la
production des dossiers à la défense. Certains de ces moyens ont été examinés par
la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse dans R. c. Ryan (1991), 69 C.C.C. (3d) 226,
à la p. 230:
[TRADUCTION] À mesure que se déroulent les procès relatifs à ces
deux accusations, il y a un certain nombre de mécanismes de protection
pour apaiser les inquiétudes des travailleurs en service social au sujet
du contenu de leurs dossiers. Le juge du procès jouit d'un grand
pouvoir discrétionnaire dans ces domaines. Il lui appartient de
déterminer s'il faut en interdire la publication. Il lui appartient de
décider si la salle d'audience sera interdite aux spectateurs lors de la
présentation de la preuve sur des questions qu'il estime extrêmement
délicates et qui méritent d'être écartées des renseignements disponibles
au public. Naturellement, la question de la pertinence est au début de
la liste. À moins que la preuve demandée au témoin réponde au critère
de la pertinence, elle sera exclue. Le juge du procès peut appliquer les
règles et les critères reconnus pour déterminer si un élément de preuve
particulier est pertinent.

- 45 -
Nous sommes également d'avis que le juge dispose de ces options pour protéger
davantage le droit à la vie privée des témoins si la production de dossiers privés est
ordonnée.
33
Par conséquent, l'intérêt de la société n'est pas une considération primordiale
lorsqu'il s'agit de décider si les renseignements devraient être fournis. Par contre,
c'est un facteur pertinent qui devrait être pris en considération dans la pondération
des intérêts opposés.
34
Dans l'application de ces facteurs, il convient également de se rappeler que le
ministère public peut toujours exiger la production de dossiers de tiers pourvu qu'il
obtienne un mandat de perquisition. Il peut le faire s'il convainc un juge de paix
que se trouve dans un endroit, ce qui comprend une habitation privée, une chose
dont on a des motifs raisonnables de croire qu'elle fournira une preuve touchant la
commission d'une infraction. L'équité exige que l'accusé bénéficie d'un traitement
égal.
III. Conclusion et dispositif
35
Bien que les parties n'aient manifestement pas suivi les procédures susmentionnées
pour la production de dossiers de tiers, il n'y a pas lieu de déterminer si une
ordonnance de production était justifiée ou non en l'espèce. À notre avis, le juge
Major a raison de conclure que le caractère inapproprié de l'ordonnance judiciaire
en cause dans le présent pourvoi «n'excuse pas la conduite du ministère public
après son prononcé» (par. 222). Par conséquent, que la production ait été justifiée
ou non en l'espèce, la conduite du ministère public en refusant de se conformer à

- 46 -
l'ordonnance de production est inexcusable et justifie l'arrêt des procédures
engagées contre l'accusé. Nous sommes donc en parfait accord avec le
raisonnement et les conclusions du juge Major et, par conséquent, nous sommes
d'avis d'accueillir le présent pourvoi.
Les motifs des juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Gonthier ont été
rendus par
36
LE JUGE L'HEUREUX-DUBÉ -- Le présent pourvoi soulève deux questions.
Premièrement, quand la non-divulgation de documents par le ministère public
justifie-t-elle une ordonnance d'arrêt des procédures faisant l'objet de la
non-divulgation? Deuxièmement, quelle est la procédure appropriée lorsqu'un
accusé demande la production de documents tels les dossiers médicaux ou
thérapeutiques en la possession de tiers?
37
À strictement parler, notre Cour est saisie d'une demande d'autorisation de pourvoi
uniquement contre la décision par laquelle la Cour d'appel de la
Colombie-Britannique a, dans l'arrêt R. c. O'Connor (1994), 89 C.C.C. (3d) 109,
traité de la question de l'opportunité d'un arrêt des procédures. Toutefois, une
bonne partie de la non-divulgation et de la divulgation tardive, à la base de l'arrêt
des procédures qui fait l'objet du présent pourvoi, se rapportait directement au
débat sur l'opportunité de l'ordonnance préliminaire de divulgation rendue par le
juge en chef adjoint Campbell. Par conséquent, ces motifs doivent être traités
globalement avec l'arrêt R. c. O'Connor (1994), 90 C.C.C. (3d) 257 ("O'Connor
(no 2)"), dans lequel la Cour d'appel a fourni des lignes directrices en vue des
demandes éventuelles de production de dossiers médicaux en la possession de

- 47 -
tiers. Étant donné l'importance nationale de formuler des lignes directrices
relativement à la production de tels renseignements (compte tenu de l'absence de
dispositions législatives) et le fait que cette question a été pleinement débattue
devant nous, il est approprié que notre Cour guide les tribunaux à ce sujet. De
plus, la question est soulevée directement dans un autre pourvoi devant notre Cour
et dans lequel jugement est rendu concurremment: A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4
R.C.S. 536. Préliminairement, cependant, il y a lieu de réciter les faits et les
jugements pertinents à chacune des deux questions que pose cette affaire.
I. L'abus de procédure
A. Les faits et les jugements
38
L'appelant, Hubert Patrick O'Connor, est un évêque de l'Église catholique romaine.
Dans les années 1960, il était directeur d'un internat pour autochtones à Williams
Lake. À la suite d'incidents qui seraient survenus entre 1964 et 1967 dans la région
de Williams Lake, l'appelant a fait l'objet, en février 1991, de deux accusations de
viol et de deux accusations d'attentat à la pudeur. Chaque chef d'accusation a trait
à une plaignante distincte. Les quatre plaignantes, P.P, M.B., R.R. et A.S., étaient
toutes d'anciennes étudiantes à l'emploi de l'école sous la supervision directe de
l'appelant.
39
Une enquête préliminaire s'est tenue à Williams Lake les 3 et 4 juillet 1991 et, le
4 juin 1992, l'avocat de la défense a requis et obtenu du juge en chef adjoint
Campbell une ordonnance de divulgation de l'ensemble des dossiers médicaux,
scolaires et socio-psychologiques des plaignantes. L'avocat de la défense a fondé

- 48 -
cette requête sur la nécessité de tester la crédibilité des plaignantes et de trancher
des questions de plaintes récentes et de corroboration. L'ordonnance se lit ainsi:
[TRADUCTION] LA COUR ORDONNE que le substitut du
procureur général produise les noms, les adresses et les numéros de
téléphone des thérapeutes, des conseillers socio-psychologiques, des
psychologues ou des psychiatres qui ont traité l'une ou l'autre des
plaignantes relativement aux allégations d'agression ou d'abus sexuels.
LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT que les plaignantes
autorisent tous les thérapeutes, les conseillers socio-psychologiques, les
psychologues ou les psychiatres qui ont traité l'une ou l'autre d'entre
elles relativement aux allégations d'agression ou d'abus sexuels à
produire au ministère public copie du contenu complet de leurs dossiers
et de tous autres documents connexes, y compris tous les documents,
notes, dossiers, rapports, enregistrements audio et vidéo, et que le
ministère public fournisse sur-le-champ copie de tous ces documents
à l'avocat de l'accusé.
LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT que les plaignantes
autorisent le ministère public à obtenir tous les dossiers scolaires et
tous les dossiers de travail portant sur la période pendant laquelle elles
ont fréquenté la St. Joseph's Mission School et que le ministère public
fournisse ces dossiers à l'avocat de l'accusé sur-le-champ.
LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT que les plaignantes
autorisent la production de tous leurs dossiers médicaux depuis
l'époque où elles étaient internes à la St. Joseph's Mission School soit
en tant qu'étudiantes ou en tant qu'employées.
Au moment où cette ordonnance a été rendue, le ministère public n'était en
possession d'aucun dossier émanant de personnes qui avaient traité l'une ou l'autre
des plaignantes relativement aux allégations d'agression ou d'abus sexuels.
Aucune des plaignantes ni aucun des gardiens des dossiers requis par la défense
n'ont reçu d'avis ni n'ont été entendus sur cette question.
40
Le 10 juillet 1992, le ministère public s'est adressé au juge Low de la Cour
suprême de la Colombie-Britannique afin d'obtenir des directives concernant
l'ordonnance de divulgation et de faire désigner promptement un juge pour la tenue

- 49 -
du procès. La cour a été informée que les plaignantes n'étaient pas disposées à se
conformer à l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell, car le ministère public
voulait débattre ce point devant le juge du procès. En outre, le 21 septembre 1992,
le ministère public présentait au juge Oppal une requête pour changement de venue
afin que le procès se tienne à Williams Lake, demande qui fut rejetée. Dans le
cours de son argumentation, le procureur du ministère public a souligné qu'il avait
l'intention de plaider devant le juge du procès que les notes des thérapeutes visées
par l'ordonnance de divulgation émise par le juge en chef adjoint Campbell ne
devraient pas être divulguées pour des motifs d'ordre public. La cour s'est dite
surprise du fait que l'on n'avait pas respecté l'ordonnance rendue par le juge en chef
adjoint Campbell.
41
Le juge Thackray a subséquemment été désigné pour présider le procès. Le
16 octobre 1992, l'appelant a présenté une requête en arrêt des procédures au motif
qu'il était devenu impossible de présenter une défense pleine et entière en raison
du délai écoulé avant le dépôt des accusations. Par la même occasion, le ministère
public sollicitait du juge du procès des directives concernant l'ordonnance de
divulgation rendue par le juge en chef adjoint Campbell. À ce stade, toutefois, bon
nombre des dossiers en question étaient déjà en possession du ministère public.
Le juge du procès a été clair: les dossiers médicaux concernant les quatre
plaignantes devaient lui être fournis rapidement. Les notes cliniques du
Dr Ingimundson, le psychologue qui traitait P.P., furent transmises au juge
Thackray qui, après examen, les a remises à l'avocat de la défense. Le substitut du
procureur général informait, de plus, la cour que le thérapeute de M.B. avait reçu
l'ordre de transmettre tous les dossiers au ministère public. Le 22 octobre 1992,

- 50 -
le juge Thackray, dans des motifs écrits, rejetait la requête en arrêt des procédures
présentée par l'appelant.
42
Le 30 octobre 1992, l'appelant demandait par bref de certiorari, l'annulation de son
renvoi à procès sous l'un des chefs d'accusation. Le 5 novembre 1992, le juge du
procès, dans un jugement écrit, rejetait la requête. Au cours de ces procédures,
toutefois, le ministère public a produit à la cour pour examen les notes du
thérapeute de M.B., le Dr Cheaney, tout en requérant qu'elles ne soient pas
communiquées à la défense avant d'entendre sur ce point le substitut du procureur
général Wendy Harvey, demande à laquelle le juge a acquiescé.
43
Le 19 novembre 1992, l'appelant requérait, conformément à l'art. 581 du Code
criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, une ordonnance déclarant l'acte d'accusation nul
ab initio pour défaut de donner des détails suffisants, requête rejetée par le juge
Thackray par jugement daté du 24 novembre 1992. L'appelant a de nouveau
soulevé la question de la non-divulgation des dossiers médicaux de M.B., requête
à laquelle s'est opposé le ministère public au motif que ces dossiers n'étaient pas
pertinents, mais le juge Thackray a ordonné qu'ils soient divulgués à la défense
sur-le-champ. L'avocat de l'appelant a également demandé la divulgation du
journal de la plaignante R.R., dont il avait déjà reçu un résumé. Le juge du procès
prit possession du journal pour examen et s'est dit préoccupé du fait que le
ministère public tardait trop à se conformer à l'ordonnance du juge en chef adjoint
Campbell, vu que le procès devait débuter 10 jours plus tard.
44
Le 26 novembre 1992, l'appelant présentait une autre requête en arrêt des
procédures en se fondant sur la non-divulgation de plusieurs documents, entre

- 51 -
autres, les dossiers médicaux des plaignantes, la transcription d'un entretien entre
le substitut du procureur général et la plaignante M.B., la transcription d'une
entrevue entre le substitut du procureur général et le témoin M.O. contenant des
déclarations contradictoires avec le témoignage de la plaignante M.B. et
corroborant la preuve de l'appelant, ainsi que le journal de la plaignante R.R.
45
Au cours de la plaidoirie sur cette requête, le substitut du procureur général Wendy
Harvey a soutenu que les deux substituts du procureur général, elle-même et
Me Greg Jones, agissaient pour la poursuite à partir de villes différentes et que cela
posait des difficultés sur le plan de la communication et de l'organisation. Elle a
affirmé que la non-divulgation de quelques-uns des dossiers médicaux était due à
une inadvertance de sa part et qu'elle avait «rêvé» que la transcription des
entrevues avec M.B. et M.O. avaient été divulguée. Me Harvey a plaidé que la
divulgation sans restriction des dossiers médicaux et des dossiers thérapeutiques
victimiserait à nouveau les victimes et elle a soutenu que l'ordonnance du juge en
chef adjoint Campbell et la requête de l'avocat de la défense en vue de la
divulgation des dossiers thérapeutiques des plaignantes relevait de la
discrimination basée sur le sexe.
46
Dans un jugement oral rendu le vendredi 27 novembre 1992, le juge Thackray
rejetait la requête en arrêt des procédures, concluant que le défaut de divulguer les
dossiers du Dr Hume, le médecin de R.R., l'avait été par inadvertance. Il concluait
également que la défense était au courant du témoignage de M.O. depuis un certain
temps et qu'il n'avait pas été prouvé que sa non-divulgation avait causé préjudice
à l'accusé. Il a refusé la divulgation complète du journal de la plaignante R.R.
parce que les résumés fournis à la défense, ainsi que les extraits déjà en la

- 52 -
possession de cette dernière, étaient suffisants, tout en notant que les lettres écrites
par Me Harvey aux conseillers socio-psychologiques avaient limité de façon
inacceptable la portée de la divulgation aux seules parties des dossiers se
rapportant directement aux incidents impliquant l'accusé avec le résultat que les
dossiers thérapeutiques complets n'ont été divulgués à la défense qu'après le
26 novembre. Le juge a conclu que, bien que la conduite du ministère public fût
«troublante», il ne croyait pas en l'existence d'un «grand projet» visant à dissimuler
des éléments de preuve ni en celui d'un [TRADUCTION] «plan délibéré de subversion
de la justice», non plus que la conduite du ministère public amènerait le public à
déconsidérer le système judiciaire. Tout en rejetant la demande d'arrêt des
procédures, le juge Thackray a condamné en termes non équivoques l'incapacité
de Me Harvey de distinguer [TRADUCTION] «entre ses objectifs personnels et ses
responsabilités professionnelles».
47
Pendant la fin de semaine du 28 novembre, compte tenu des difficultés rencontrées
à l'étape de la divulgation, le substitut du procureur général a consenti à renoncer
à tout privilège quant au contenu du dossier du ministère public et à préparer, dans
le cas de chacune des plaignantes, un relieur qui contiendrait tous les
renseignements en la possession du ministère public relativement à chacune d'entre
elles. Cette entente envisageait la remise à la défense de copies de documents qui,
ordinairement, ne seraient pas divulgués, y compris les notes personnelles et le
produit du travail du substitut du procureur général, dont une partie se trouvait sur
ordinateur. À la conférence préparatoire au procès qui s'est tenue ce lundi-là,
Me Harvey a informé le juge du procès que le procureur de l'appelant était
maintenant en possession de toutes les notes qu'elle avait rédigées en rapport avec
l'affaire.

- 53 -
48
Le procès a débuté le mercredi 2 décembre 1992. Le premier témoin du ministère
public fut le Dr Van Dyke, spécialiste en anthropologie socio-culturelle et son
deuxième témoin, Margaret Gilbert, une ancienne étudiante de la St. Joseph's
Mission School. Son témoignage a porté principalement sur l'aménagement de
l'école. Le deuxième jour du procès, le ministère public a appelé à la barre la
plaignante P.P. Au cours de l'examen en chef, il a tenté d'amener le témoin à
témoigner au moyen d'un dessin. L'avocat de l'appelant s'y est opposé. Il est
ressorti des discussions que le témoin avait, au cours de la préparation de sa
déposition cette fin de semaine-là, tracé pour le substitut du procureur général un
dessin de cette nature, qui n'avait pas été divulgué au procureur de la défense. Ce
dessin fut obtenu du bureau du ministère public et l'appelant prit la position que ce
dessin représentait une version essentiellement différente des allégations de cette
plaignante, ce que le ministère public a nié. Le juge du procès a refusé de
permettre au témoin de déposer en faisant usage de dessins. À la fin de la journée,
le ministère public n'avait pas encore complètement terminé l'examen en chef de
son témoin.
49
À la reprise du procès le lendemain, le procureur de l'appelant a informé la cour
que, à la clôture de l'audience le jour précédent, le ministère public avait remis à
l'appelant huit autres séries de dessins exécutés par les différentes plaignantes en
présence du substitut du procureur général. Le substitut du procureur général
Wendy Harvey n'était pas présente en cour, et aucune explication n'a été fournie
relativement à son absence. Après un ajournement d'une heure, lors de la reprise
du procès, Me Harvey n'était toujours pas là. Le procureur de l'appelant a présenté
une autre requête en arrêt des procédures en se fondant principalement sur le fait
que Me Jones, l'avocat sénior du ministère public, ne pouvait toujours pas garantir

- 54 -
à l'appelant qu'il y avait eu divulgation complète. Malgré l'opposition de l'avocat
de l'appelant, la requête de Me Jones pour un ajournement supplémentaire jusqu'à
la séance de l'après-midi fut accueillie par le juge.
50
À la reprise de l'audience l'après-midi, Me Wendy Harvey était présente, mais
Me Jones agissait pour le ministère public. Il a reconnu que les relieurs qui avaient
été remis à l'avocat de l'appelant à la suite de l'entente intervenue durant la fin de
semaine du 28 novembre n'étaient pas complets et que le personnel avait omis de
télédécharger les fichiers informatisés de Me Harvey. L'un de ces documents était
la version complète d'une entrevue du ministère public avec P.P., qui avait été
divulguée en partie à la défense le 25 novembre. Après examen de quelques-unes
des notes non divulguées, le ministère public a indiqué qu'il ne croyait pas que les
notes révélaient quelque chose de «nouveau». Me Jones a ensuite signalé à la cour
que les fichiers informatisés complets de Me Harvey étaient en cours de
télédéchargement mais que, compte tenu de ce qui venait d'arriver, il ne pouvait
pas garantir que tout avait bien été divulgué à l'appelant à ce moment-là. Il a
cependant déclaré que les notes non divulguées ne contenaient rien de substantiel
et a suggéré au juge du procès d'enquêter sur leur caractère substantiel. Ces
déclarations concernaient les quatre chefs d'accusation. Le juge Thackray a
indiqué qu'il rendrait jugement le 7 décembre sur la requête en arrêt des procédures
présentée par l'avocat de la défense. Bien que le juge ait indiqué qu'il donnerait
aux avocats la possibilité d'être entendus, advenant de nouveaux développements,
aucune des deux parties n'a présenté d'arguments supplémentaires.
51
Le 7 décembre 1992, le juge Thackray a émis une ordonnance d'arrêt des
procédures relativement aux quatre chefs d'accusation: (1992), 18 C.R. (4th) 98.

- 55 -
Cette demande, selon lui, était distincte des demandes antérieures d'arrêt des
procédures parce que le procès était maintenant en cours et que des témoins avaient
déjà été assignés par le ministère public et contre-interrogés par la défense. Le
juge Thackray a conclu que, si les diagrammes de la plaignante P.P. avaient été
divulgués antérieurement au témoignage, ils auraient pu influer sur la préparation
de la preuve par la défense. Même si P.P. n'avait pas encore été contre-interrogée,
le juge Thackray a trouvé inacceptable que l'avocat de la défense ait dû préparer
le contre-interrogatoire sans disposer de tous les documents pertinents. Il a donc
conclu que l'accusé avait subi un préjudice, tout en concédant qu'il n'était pas
possible d'en mesurer l'importance. Il a constaté que la cour avait dû intervenir
constamment pour faire respecter intégralement l'ordonnance du juge en chef
adjoint Campbell et il a conclu que la conduite antérieure du ministère public avait
créé «un climat» qui avait imprégné l'affaire et l'avait finalement minée. Selon lui,
il s'agissait là d'«un des cas les plus manifestes», et permettre la poursuite de
l'instance ternirait l'intégrité de la cour.
52
La Cour d'appel de la Colombie-Britannique a accueilli l'appel du ministère public
et ordonné la tenue d'un nouveau procès: (1994), 89 C.C.C. (3d) 109, 42
B.C.A.C. 105, 67 W.A.C. 105, 20 C.R.R. (2d) 212, 29 C.R. (4th) 40. Après
examen de la jurisprudence relative à l'abus de procédure, elle a conclu qu'il
n'existait pas de courant prépondérant sur la question de savoir si cette doctrine de
common law avait été incorporée à l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et
libertés. Elle a toutefois noté qu'historiquement, au c{oe}ur de la doctrine de l'abus
de procédure reconnue en common law, se situe le maintien de l'intégrité du
système judiciaire alors que la Charte met plutôt l'accent sur les droits individuels.
L'existence de normes de preuve et de remèdes apparemment différents selon l'un

- 56 -
ou l'autre régime a aussi été soulignée. La Cour d'appel a donc conclu que la
doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law continuait d'exister
indépendamment de l'art. 7 de la Charte, bien que l'une puisse empiéter
considérablement sur l'autre.
53
Après avoir noté une certaine ambiguïté quant aux éléments requis pour qu'il y ait
abus de procédure, la Cour d'appel a conclu que, pour prouver l'existence d'un tel
abus, par opposition à une «simple» violation d'un droit garanti par la Charte,
l'accusé doit démontrer que la conduite du ministère public est si oppressive,
vexatoire ou injuste qu'elle contrevient aux notions fondamentales de justice et
mine ainsi l'intégrité du processus judiciaire. Elle a également fait remarquer que
le pouvoir discrétionnaire d'ordonner l'arrêt des procédures ne doit être exercé que
dans les «cas les plus manifestes», ce qui veut dire que le juge du procès doit être
convaincu que, s'il permettait la poursuite de l'instance, cela ternirait l'intégrité du
processus judiciaire.
54
La cour est ensuite passée à la portée de l'obligation de divulgation du ministère
public, telle qu'exposée dans l'arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326. Elle
a conclu que le droit d'un accusé à complète divulgation par le ministère public
n'est que le corollaire du droit de présenter une défense pleine et entière et que la
divulgation n'est pas, en soi, un droit constitutionnellement protégé. Donc, la
simple non-divulgation ne constituerait pas nécessairement, en soi, une violation
de la Charte. On ne pourrait prétendre qu'il y a eu violation de la Charte que
lorsque l'accusé a prouvé que la non-divulgation d'un document qui aurait dû l'être
(c.-à-d. qui aurait pu raisonnablement contribuer à une défense pleine et entière)
avait, selon la balance des probabilités, nui à la possibilité pour l'accusé de

- 57 -
présenter une défense pleine et entière ou avait eu un effet défavorable sur cette
possibilité. Dans certaines circonstances, la seule réparation appropriée dans un
tel cas de non-divulgation pourrait être l'arrêt des procédures. La Cour d'appel a
estimé également qu'un cas de non-divulgation substantielle, sans plus, ne pouvait
jamais représenter un abus de procédure reconnu en common law. À son avis, c'est
uniquement lorsque la non-divulgation était motivée par l'intention du ministère
public de priver l'accusé d'un procès équitable qu'un abus de procédure pourrait se
produire.
55
Appliquant ces principes à l'espèce, la Cour d'appel a conclu que le juge du procès
avait erré en ne s'enquérant pas du caractère substantiel des renseignements non
divulgués avant d'ordonner l'arrêt des procédures. Comme tel, on ne saurait
conclure qu'il y a eu violation des droits garantis par l'art. 7 ni que la conduite du
ministère public équivalait à un abus de procédure.
56
La cour a observé que le juge du procès avait estimé que l'arrêt des procédures
s'avérait nécessaire à cause du «climat» que les non-divulgations antérieures
avaient créé en ce qui concernait l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell.
Elle a signalé que le juge du procès avait conclu (dans le jugement du
27 novembre) qu'il n'y avait dans cette non-divulgation aucun «grand projet»
visant à porter atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable. Elle a également
signalé que le ministère public avait tenté de corriger les problèmes antérieurs de
divulgation en renonçant à tout privilège et en transmettant à la défense tout le
contenu de son dossier. La cour a ainsi conclu que rien ne prouvait que l'ineptitude
du ministère public dans le traitement de l'affaire était motivée par l'intention de
priver l'accusé d'un procès équitable. Le juge du procès avait donc commis une

- 58 -
erreur en prononçant l'arrêt des procédures en se fondant sur l'abus de procédure
reconnu en common law.
57
Après de brèves observations sur la question de savoir si, en vertu de la Charte, un
autre remède était disponible, la cour en est venue à la conclusion que, comme
aucune décision n'avait été rendue relativement au caractère substantiel des
dossiers, il n'était pas indiqué d'ordonner l'arrêt des procédures en vertu du
par. 24(1). Étant donné que l'accusé ne semblait pas avoir été empêché de façon
permanente ou irrémédiable de présenter une défense pleine et entière à la suite de
la non-divulgation ou de la divulgation tardive de documents qui, de fait, étaient
substantiels, la cour aurait pu protéger les droits de l'accusé en accordant un
ajournement, en rappelant à la barre des témoins qui avaient déjà témoigné ou en
déclarant la nullité du procès si ces moyens ne suffisaient pas.
B. L'abus de procédure: analyse
58
Je suis d'accord avec la Cour d'appel qu'il ne servirait à rien d'ordonner la tenue
d'un nouveau procès pour le motif qu'il n'y avait pas abus de procédure si un arrêt
des procédures devait néanmoins s'imposer en vertu de l'art. 7 et du par. 24(1) de
la Charte. Il est donc nécessaire de clarifier le lien qui existe entre la common law
et la Charte à cet égard, tant pour trancher la question réellement soulevée en
l'espèce que pour servir de guide aux tribunaux qui, à l'avenir, feront face à des
situations similaires impliquant la non-divulgation de documents.

- 59 -
(i) Le lien entre l'abus de procédure et la Charte
59
La doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law est réapparue
récemment à l'occasion de l'arrêt de notre Cour R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128.
Dans Jewitt, la Cour a énoncé, aux pp. 136 et 137, ce qui, depuis, est devenu la
formulation standard du test:
Lord Devlin a exprimé la raison qui justifie l'existence d'un pouvoir
judiciaire discrétionnaire d'ordonner une suspension d'instance pour
contrôler la conduite de la poursuite lorsqu'elle porte préjudice à
l'accusé, dans l'arrêt Connelly v. Director of Public Prosecutions, [1964]
A.C. 1254 (H.L.), à la p. 1354:
(TRADUCTION) Les tribunaux doivent-ils s'en remettre au pouvoir
exécutif pour empêcher l'emploi abusif de leur procédure?
N'ont-ils pas eux-mêmes le devoir, auquel ils ne sauraient
échapper, de garantir un traitement équitable à ceux qui se
présentent, ou qu'on amène, devant eux? À de semblables
questions il ne peut y avoir qu'une seule réponse. Les tribunaux ne
peuvent pas envisager un seul instant le transfert au pouvoir
exécutif de la responsabilité de s'assurer qu'il n'y a pas d'abus dans
l'application de la loi.
Je fais mienne la conclusion de la Cour d'appel de l'Ontario dans
son arrêt R. v. Young, précité, et j'affirme que «le juge du procès a un
pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre l'instance lorsque forcer
le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice
fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence
qu'a la société, ainsi que d'empêcher l'abus des procédures de la cour
par une procédure oppressive ou vexatoire». J'adopte aussi la mise en
garde que fait la cour dans l'arrêt Young, portant que c'est là un pouvoir
qui ne peut être exercé que dans les «cas les plus manifestes». [Je
souligne.]
Le test général de l'abus de procédure qui a été adopté dans cet arrêt a été confirmé
à plusieurs reprises: R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657, aux pp. 658 et 659, R. c.
Mack, [1988] 2 R.C.S. 903, à la p. 941, R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, à la
p. 1667, R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979, aux pp. 992 et 993, et, tout récemment,
R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, aux pp. 612 à 615.

- 60 -
60
Après examen d'une bonne partie de cette jurisprudence, la Cour d'appel a conclu
que la jurisprudence prépondérante favorisait le maintien d'une distinction entre
la Charte et la doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law. La Cour
d'appel a peut-être, à mon avis, sous-estimé dans quelle mesure le droit des
individus à un procès équitable et la réputation générale du système de justice
pénale sont des préoccupations fondamentales qui sous-tendent à la fois la doctrine
de l'abus de procédure reconnue en common law et la Charte. Et ce, pour les
motifs qui suivent.
61
Premièrement, bien que la Charte se préoccupe sans aucun doute des droits
individuels, elle se préoccupe également de préserver l'intégrité du système
judiciaire. Le paragraphe 24(2) de la Charte reconnaît expressément ce double
rôle. De façon plus significative encore, notre Cour a, à maintes occasions, signalé
que les principes de justice fondamentale exposés à l'art. 7 sont, en grande partie,
inspirés par des valeurs qui sont fondamentales à notre common law et qu'ils
reposent sur ces mêmes valeurs. Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B.,
[1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 503, le juge Lamer (maintenant Juge en chef) fait
observer:
. . . les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes
fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du
domaine de l'ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de
l'appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire. Cette
façon d'aborder l'interprétation de l'expression «principes de justice
fondamentale» est conforme à la lettre et à l'économie de l'art. 7, au
contexte de cet article, c.-à-d. les art. 8 à 14, ainsi qu'à la nature et aux
objets plus généraux de la Charte elle-même. Elle donne de la
substance au droit garanti par l'art. 7 tout en évitant de trancher des
questions de politique générale. [Je souligne.]

- 61 -
Voir également R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, à la p. 406; Dagenais c. Société
Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, à la p. 929 (le juge Gonthier, dissident sur
d'autres points). La doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law est
une partie intégrale de ces valeurs fondamentales. Il n'est donc pas surprenant que,
dans R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880, à la p. 915 (le juge Sopinka), notre Cour à
la majorité ait statué que le pouvoir de la cour de remédier à un abus de procédure
a maintenant un caractère constitutionnel.
62
Réciproquement, il est tout aussi clair que l'abus de procédure concerne également
des droits individuels importants. Dans un article intitulé «The Stay of
Proceedings as a Remedy in Criminal Cases: Abusing the Abuse of Process
Concept» (1991), 15 Crim. L.J. 315, à la p. 331, le professeur Paciocco laisse
entendre que la doctrine de l'abus de procédure, en plus de préserver la réputation
de l'administration de la justice, vise aussi à assurer que les accusés obtiennent un
procès équitable. On pourrait dire que ce dernier objet est essentiellement un
élément du premier. Les procès non équitables risquent presqu'inévitablement de
déconsidérer l'administration de la justice: R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R.
c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24. Voir aussi A. L.-T. Choo, «Halting Criminal
Prosecutions: The Abuse of Process Doctrine Revisited», [1995] Crim. L.R. 864,
à la p. 865. Ce qui importe ici, toutefois, c'est qu'il est souvent impossible de
distinguer l'intérêt public dans l'intégrité du système judiciaire d'avec l'intérêt
individuel de l'accusé.
63
À vrai dire, il peut être tout à fait irréaliste de traiter ce dernier comme étant
complètement distinct du premier. Notre Cour a reconnu à plusieurs reprises que
la dignité humaine est au c{oe}ur de la Charte. Bien que le respect de la dignité

- 62 -
et de l'autonomie de la personne puisse en soi ne pas être nécessairement un
principe de justice fondamentale (Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur
général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la p. 592, le juge Sopinka au nom de la majorité),
il me semble que le fait de mener une poursuite de manière à contrevenir aux
valeurs fondamentales de décence et de franc-jeu de la société et à mettre ainsi en
question l'intégrité du système, constitue également une atteinte d'envergure
constitutionnelle aux droits d'une personne accusée. Cela violerait les principes
de justice fondamentale que d'être privé de sa liberté dans des circonstances qui
équivalent à un abus de procédure et, selon moi, l'individu qui ferait l'objet d'un tel
traitement serait fondé à invoquer la Charte et à s'adresser à un tribunal compétent
pour obtenir une réparation convenable et juste.
64
L'empiétement l'un sur l'autre du préjudice causé à l'individu et du préjudice causé
au système judiciaire a été signalé, par exemple, dans Mills c. La Reine, [1986] 1
R.C.S. 863, à la p. 947, où le juge Lamer a déclaré que, dans certains cas, l'arrêt
des procédures en vertu de la Charte pourrait être la réparation appropriée à une
violation de l'al. 11b) même lorsque rien n'a été prouvé qui soit de nature à
compromettre le caractère équitable du procès. Plus récemment, dans R. c. Morin,
[1992] 1 R.C.S. 771, à la p. 786 (le juge Sopinka) et à la p. 812 (le juge
McLachlin), notre Cour a reconnu que, bien que l'objet principal de l'al. 11b) soit
la protection des droits individuels de l'accusé, il existe également un intérêt
secondaire de la société dans son ensemble à ce que les personnes accusées
d'infractions criminelles soient jugées rapidement, humainement et équitablement.
Sont tout aussi pertinentes les remarques du juge Wilson dans Edmonton Journal
c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, à la p. 1354, que l'application
aux droits garantis par la Charte d'une méthode qui tienne compte du contexte

- 63 -
exige que les intérêts privés qui y sont reflétés soient également évalués du point
de vue de l'intérêt public qui sous-tend ces droits privés. Vu qu'un bon nombre,
sinon la plupart, des droits individuels protégés dans la Charte ont également une
portée plus large, qui touche la société, il est donc compatible avec le but et l'esprit
de la Charte d'aller, dans certains cas, au-delà du préjudice que pourrait subir un
accusé en particulier, pour reconnaître les cas manifestes de préjudice à l'intégrité
du système judiciaire.
65
Pour cette raison, les principes de justice fondamentale, dont l'«équité en matière
de procès», représentent nécessairement un équilibre entre les intérêts de la société
et ceux de l'individu: Thomson Newspapers Ltd c. Canada (Directeur des enquêtes
et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1
R.C.S. 425, à la p. 539 (le juge La Forest); R. c. E. (A.W.), [1993] 3 R.C.S. 155, à
la p. 198 (le juge Cory); Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; R. c.
Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475, à la p. 486. Ils reflètent donc à la fois les
intérêts de l'individu et ceux de la société. À mon avis, il est incontestable que la
préservation de l'intégrité du système judiciaire est l'un de ces intérêts.
66
Deuxièmement, je note le début d'une forte tendance à la convergence entre la
Charte et la doctrine traditionnelle de l'abus de procédure. Dans R. c. Xenos (1991),
70 C.C.C. (3d) 362 (C.A. Qué.), par exemple, une personne avait été accusée
d'incendie criminel et de tentative de fraude contre une compagnie d'assurances.
En contre-interrogatoire, il est ressorti que le témoin-clé du ministère public avait
fait un arrangement avec les assureurs pour que ces derniers lui versent 50 000 $
si l'accusé était reconnu coupable. Le juge du procès a conclu à l'abus de
procédure, mais il a refusé d'ordonner l'arrêt des procédures. Il a plutôt affirmé

- 64 -
qu'il n'avait pas tenu compte de cet élément de preuve pour déclarer l'accusé
coupable. La Cour d'appel a été d'accord en principe avec le juge du procès pour
dire que l'arrêt des procédures n'était pas la seule réparation en cas d'abus de
procédure et a décidé que, de fait, la réparation appropriée était d'écarter la
déposition des témoins lors d'un nouveau procès qui se tiendrait devant un autre
juge. Il s'agit là d'un excellent exemple, selon moi, de la façon dont les tribunaux
innovent de plus en plus pour façonner des réparations appropriées qui tiennent
lieu d'arrêt des procédures en cas d'abus de procédure. Le professeur Stuesser
signale en outre dans «Abuse of Process: The Need to Reconsider» (1994), 29
C.R. (4th) 92, à la p. 99, qu'au Royaume-Uni et en Australie, la common law incite
les juges à envisager des réparations moindres avant de prononcer l'arrêt des
procédures. Il soutient que cette doctrine et cette jurisprudence appuient l'opinion
selon laquelle, même en common law, l'arrêt des procédures n'est plus le seul
moyen de remédier à l'abus de procédure.
67
Je reconnais que notre Cour a, de façon constante bien qu'implicitement, considéré
l'abus de procédure séparément de la Charte. Dans Conway, précité, l'abus de
procédure a été examiné séparément des considérations relatives à l'al. 11b)
découlant de ce que l'accusé faisait face à un troisième procès. Dans Scott, précité,
dans le contexte d'un arrêt immédiat des procédures qui avait été demandé par le
ministère public au moment où l'avocat de la défense avait posé une question dont
la réponse aurait révélé l'identité d'un indicateur de police, la Cour, à la majorité,
a considéré encore une fois l'abus de procédure séparément de l'examen de la
question de savoir si les droits garantis à l'accusé par l'al. 11b) avaient été violés
du fait que le ministère public avait réintroduit l'instance par la suite. En dernier
lieu, dans Power, précité, aucun abus de procédure n'a été relevé dans l'omission

- 65 -
par le ministère public d'assigner d'autres témoins après que le juge du procès eut
écarté une preuve cruciale obtenue au moyen d'un alcootest. La Cour n'a
aucunement envisagé la possibilité qu'il y ait eu violation de la Charte. À mon
avis, cependant, les questions abordées dans chacune de ces trois affaires auraient
pu l'être tout aussi efficacement par application de la Charte. Dans aucun de ces
arrêts, notre Cour, à la majorité, ne s'est particulièrement interrogée sur
l'interaction entre la Charte et la doctrine de l'abus de procédure reconnue en
common law. De plus, la seule fois où elle l'a fait, elle a expressément refusé de
trancher la question: Keyowski, précité, aux pp. 660 et 661. Par contre, dans Mack,
précité, la Cour a formulé, aux pp. 939 et 940 et de nouveau à la p. 976, des
remarques sur les grandes similitudes qui existent entre les deux régimes.
68
Je reconnais également que, malgré ce parallélisme, les analyses fondées sur la
common law et la Charte sont restées nettement séparées parce que le fardeau de
preuve incombant à l'accusé n'est pas le même sous les deux régimes. Dans R. c.
Keyowski (1986), 28 C.C.C. (3d) 553 (C.A. Sask.), aux pp. 561 et 562, par
exemple, on a noté que, bien que la charge de la preuve en vertu de la Charte en
soit une de balance des probabilités, la charge de la preuve en common law relève
des «cas les plus manifestes». Cependant, il importe de se rappeler que, même si
une violation de l'art. 7 est établie selon la balance des probabilités, le tribunal doit
quand même déterminer, en vertu du par. 24(1), quelle réparation est convenable
et juste. Le pouvoir conféré au par. 24(1) est discrétionnaire, ce qui signifie qu'une
violation de l'art. 7 ne donnera pas automatiquement lieu à un arrêt des procédures.
En fait, je crois qu'un arrêt des procédures, à titre de réparation, n'est approprié en
vertu du par. 24(1) que dans les cas les plus manifestes. Par conséquent, le test
pour l'obtention d'un arrêt des procédures continue de relever des «cas les plus

- 66 -
manifestes», tant en vertu de la Charte que de la doctrine de l'abus de procédure
en common law.
69
Le paragraphe 24(1) autorise, de toute évidence, des réparations moins
draconiennes qu'un arrêt des procédures lorsque le test «des cas les plus
manifestes» n'est pas satisfait, mais que l'on établit, selon la balance des
probabilités, qu'il y a eu violation de l'art. 7. À cet égard, le régime de la Charte
est plus souple que la doctrine de l'abus de procédure en common law. Ceci n'est,
toutefois, pas là la raison de conserver un régime de common law distinct. Il est
important de reconnaître que la Charte a remplacé, entre les mains des juges, la
hache par le scalpel et leur a donné un outil qui permet de façonner mieux que
jamais des solutions qui tiennent compte des préoccupations parfois
complémentaires et parfois contraires que sont l'équité envers les individus, les
intérêts de la société et l'intégrité du système judiciaire.* Même en common law,
les tribunaux ont tenu compte des intérêts de la société (pour ne pas mentionner les
intérêts individuels) à obtenir une déclaration définitive de culpabilité ou de
non-culpabilité dans les affaires mettant en cause des infractions graves. Dans
l'arrêt Conway, précité, à la p. 1667, par exemple, j'ai élaboré sur le caractère
essentiel de la balance qui doit s'opérer en matière d'abus de procédure dans les
termes suivants:
C'est là reconnaître que les tribunaux doivent avoir le respect et le
soutien de la collectivité pour que l'administration de la justice
criminelle puisse adéquatement remplir sa fonction. Par conséquent,
lorsque l'atteinte au franc-jeu et à la décence est disproportionnée à
l'intérêt de la société d'assurer que les infractions criminelles soient
efficacement poursuivies, l'administration de la justice est mieux servie
par l'arrêt des procédures. [Je souligne.]
* Voir Erratum [1996] 1 R.C.S. iv

- 67 -
Je ne vois pas pourquoi une telle pondération ne pourrait s'effectuer aussi
efficacement, sinon plus, en vertu de la Charte, tant en ce qui concerne la définition
des violations qu'en ce qui concerne le choix de la réparation appropriée aux
violations identifiées. Voir, par analogie, l'arrêt Morin, précité.
70
Pour les motifs qui précèdent, je conclus qu'il n'y a pas lieu de maintenir de
distinction entre les deux régimes, sauf, peut-être dans les cas où la Charte, pour
quelque raison, ne s'appliquerait pas mais que les circonstances, elles, révéleraient
un abus de procédure. Comme nous ne sommes, toutefois, pas saisis de cette
question, je laisse à plus tard toute discussion sur les circonstances dans lesquelles
peuvent survenir des situations de ce genre, s'il peut en fait en exister. En règle
générale, cependant, il est inutile de maintenir deux façons distinctes d'aborder la
conduite abusive. Seuls peut-être les avocats pourraient trouver cette distinction
significative. De façon plus importante, maintenir cette dichotomie quelque peu
artificielle peut, avec le temps, engendrer considérablement plus de confusion
qu'elle n'en dissipe.
71
Les principes de justice fondamentale reflètent la nature de la doctrine de l'abus de
procédure reconnue en common law et s'y adaptent. Tout en admettant que la
doctrine de l'abus de procédure reconnue en common law a traditionnellement mis
davantage l'accent sur la protection de l'intégrité du système judiciaire tandis que
la Charte l'a traditionnellement mis davantage sur la protection des droits
individuels, je crois que l'empiétement l'un sur l'autre est devenu maintenant si
important qu'il n'est plus réellement utile de maintenir deux régimes d'analyse
distincts. Nous ne devrions pas laisser place à cette dichotomie du droit lorsqu'il
n'est pas nécessaire de le faire.

- 68 -
72
Je propose donc d'énoncer certaines lignes directrices pour déterminer,
premièrement, s'il y a eu une violation de la Charte qui soulève des préoccupations
analogues à celles qu'on retrouve traditionnellement sous la doctrine relative à
l'abus de procédure et, deuxièmement, quelles sont les circonstances dans
lesquelles l'arrêt des procédures sera la réparation «convenable et juste», comme
le requiert le par. 24(1) de la Charte.
(ii) L'article 7, l'abus de procédure et la non-divulgation
73
Ainsi que je l'ai déjà mentionné, la doctrine de l'abus de procédure reconnue en
common law a été appliquée dans un certain nombre de circonstances différentes
mettant en cause la conduite de l'État en ce qui concerne l'intégrité du système
judiciaire et l'équité du procès de la personne accusée. Pour cette raison, je ne
crois pas utile de parler de l'existence de quelque «droit à la protection contre
l'abus de procédure» dans la Charte. Selon les circonstances, différentes garanties
en vertu de la Charte pourront entrer en jeu. Par exemple, lorsque l'accusé prétend
que la conduite du ministère public l'a empêché d'être jugé dans un délai
raisonnable, on peut mieux attaquer ces abus en ayant recours à l'al. 11b) de la
Charte, au sujet duquel la jurisprudence de notre Cour a maintenant établi des
lignes directrices assez claires (Morin, précité). De même, les circonstances
peuvent indiquer une violation du droit de l'accusé à un procès équitable, droit
prévu à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte. Dans ces deux situations, le souci pour
les droits individuels de l'accusé peut être accompagné d'un souci pour l'intégrité
du système judiciaire. Il existe, en outre, une autre catégorie résiduelle de conduite
visée par l'art. 7 de la Charte. Cette catégorie résiduelle ne se rapporte pas à une
conduite touchant l'équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d'autres

- 69 -
droits de nature procédurale énumérés dans la Charte, mais envisage plutôt
l'ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la
poursuite est menée d'une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir
aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l'intégrité du processus
judiciaire.
74
La non-divulgation par le ministère public fait habituellement partie de la
deuxième catégorie que je viens de décrire. En conséquence, une contestation
fondée sur la non-divulgation nécessitera généralement la preuve d'un préjudice
véritable quant à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et
entière. À cet égard, je suis tout à fait d'accord avec la Cour d'appel que la Charte
ne comporte aucun «droit» autonome à la divulgation (aux pp. 148 et 149 C.C.C.):
[TRADUCTION] . . . le droit de l'accusé à ce que le ministère public lui
divulgue tous les détails de la preuve vient s'adjoindre à son droit de
présenter une défense pleine et entière. Ce n'est pas en soi un droit
protégé sur le plan constitutionnel. Cela signifie que, bien que le
ministère public ait l'obligation de divulguer sa preuve et que l'accusé
ait droit à tout ce que le ministère public est tenu de divulguer, une
simple atteinte au droit de l'accusé à une telle divulgation ne constitue
pas en soi une violation de la Charte qui donne droit à une réparation
en vertu du par. 24(1). Cela résulte du fait que la non-divulgation de
renseignements qui auraient dû être divulgués en raison de leur
pertinence, en ce sens qu'ils pouvaient raisonnablement aider l'accusé à
présenter une défense pleine et entière, n'équivaudra pas à une violation
du droit que l'art. 7 garantit à l'accusé de n'être privé de sa liberté qu'en
conformité avec les principes de justice fondamentale à moins que
l'accusé n'établisse que la non-divulgation a probablement nui à la
possibilité pour lui de présenter une défense pleine et entière ou a eu un
effet défavorable sur cette possibilité.
C'est la distinction entre la «possibilité raisonnable» d'atteinte au
droit de présenter une défense pleine et entière et l'atteinte «probable»
à ce droit qui fait la différence entre une simple atteinte au droit à la
divulgation des renseignements pertinents d'une part et à la
non-divulgation de documents prévue par la Constitution d'autre part.
[Italiques dans l'original; je souligne.]

- 70 -
Lorsque l'accusé tente de prouver que la non-divulgation par le ministère public
viole l'art. 7 de la Charte, il doit prouver que la non-divulgation en cause a, selon
la balance des probabilités, nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une
défense pleine et entière ou a eu un effet défavorable sur cette possibilité. Il va
sans dire qu'une telle détermination exige une enquête suffisante sur le caractère
substantiel des renseignements non divulgués. Lorsque les renseignements sont
considérés non substantiels quant à la possibilité pour l'accusé de présenter une
défense pleine et entière, il ne saurait y avoir violation de la Charte à cet égard. Je
ferai observer, de plus, que les déductions ou conclusions relatives à l'à-propos de
la conduite ou de l'intention du ministère public ne sont pas nécessairement
pertinentes lorsqu'il s'agit de savoir s'il y a eu violation ou non du droit de l'accusé
à un procès équitable. L'accent doit être mis principalement sur l'effet que les
actions contestées auront sur l'équité du procès de l'accusé. Une fois la violation
prouvée, une réparation juste et convenable s'impose.
(iii)
La réparation appropriée à une violation de l'art. 7 pour
non-divulgation
75
Lorsqu'il y a eu violation d'un droit garanti par la Charte, le par. 24(1) confère à un
tribunal compétent le pouvoir d'accorder «la réparation [qu'il] estime convenable
et juste eu égard aux circonstances». Le professeur Paciocco, loc. cit., à la p. 341,
a suggéré que l'arrêt des procédures est approprié uniquement lorsqu'on satisfait
à deux critères:
(1) le préjudice causé par l'abus en question sera révélé, perpétué ou
aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;

- 71 -
(2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître
ce préjudice.
J'adopte ces lignes directrices et note qu'elles s'appliquent également au préjudice
causé à l'accusé ou à l'intégrité du système judiciaire.
76
Comme je l'ai affirmé, la non-divulgation ne viole généralement l'art. 7 que
lorsqu'elle porte atteinte au droit de l'accusé à une défense pleine et entière. Bien
qu'une violation de la Charte ne soit pas une condition préalable à l'obtention d'une
ordonnance de divulgation, une telle ordonnance peut constituer une réparation
visée au par. 24(1) de la Charte. Ainsi, lorsqu'il est possible, au moyen d'une
ordonnance de divulgation, de pallier l'impact néfaste que peut avoir la
non-divulgation sur la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et
entière, une telle réparation sera généralement appropriée, accompagnée d'un
ajournement si nécessaire afin de permettre à l'avocat de la défense d'examiner les
renseignements divulgués.
77
Il peut, cependant, exister des cas exceptionnels où, vu le stade avancé de
l'instance, il n'est tout simplement pas possible de remédier par des moyens
raisonnables au préjudice causé au droit de l'accusé de présenter une défense pleine
et entière. Dans ces cas, la réparation draconienne que constitue l'arrêt des
procédures pourra s'imposer. Même si j'entends revenir sur ce point lors de
l'examen de la divulgation de dossiers en possession de tiers, nous devons nous
rappeler que, dans certaines circonstances, la défense ne sera pas en mesure
d'établir les fondements d'une requête visant la divulgation d'un document
déterminé tant que le procès ne sera pas vraiment commencé et que les témoins

- 72 -
n'auront pas été appelés à la barre. Il sera peut-être alors nécessaire de prendre des
mesures telles que de permettre à la défense de rappeler certains témoins à la barre
pour les interroger ou les contre-interroger, de consentir à des ajournements pour
permettre à la défense d'assigner d'autres témoins ou même, dans des cas extrêmes,
de déclarer le procès nul. L'arrêt des procédures est le dernier ressort, auquel on
doit avoir recours et uniquement après avoir épuisé tous les autres moyens
acceptables pour protéger le droit de l'accusé à une défense pleine et entière.
78
Lorsque la cour se penchera sur les mesures réparatrices relatives à une
non-divulgation portant atteinte à l'art. 7, elle devrait examiner également si le
manquement aux obligations du ministère public en matière de divulgation a porté
atteinte aux principes fondamentaux qui sous-tendent le sens de décence et de
franc-jeu de la collectivité, et, en conséquence, a porté préjudice à l'intégrité du
système judiciaire. Si tel est le cas, la cour devrait s'interroger à savoir si ce
préjudice est réparable. Il faut tenir compte de la gravité de la violation et des
intérêts communautaires et individuels à la détermination de la culpabilité ou de
l'innocence. Certaines des considérations les plus marquantes sont examinées dans
les paragraphes qui suivent; cet examen est, toutefois, loin d'être exhaustif.
79
Parmi les considérations les plus pertinentes, il faut mentionner la conduite et
l'intention du ministère public. Par exemple, la non-divulgation résultant du refus
de se conformer à une ordonnance judiciaire sera considérée comme étant plus
grave que la non-divulgation attribuable au manque d'efficacité ou à l'inadvertance.
Il faut noter, toutefois, que, bien que la constatation de l'inconduite flagrante et
intentionnelle du ministère public puisse rendre beaucoup plus vraisemblable qu'un
arrêt des procédures sera justifié, il ne s'ensuit pas qu'une preuve de mauvaise foi

- 73 -
du ministère public soit une condition préalable nécessaire à la constatation d'une
telle violation. Comme le juge Wilson l'a fait remarquer au nom de la Cour dans
l'arrêt Keyowski, précité, à la p. 659:
À mon avis, donner au mot «oppressive» une définition exigeant qu'il
y ait une conduite blâmable ou un motif illégitime limiterait indûment
l'application du principe. [. . .] La conduite blâmable de la poursuite et
l'existence d'un motif illégitime ne sont que deux des nombreux
facteurs qu'un tribunal doit prendre en considération lorsqu'il est appelé
à examiner si, dans un cas donné, [la conduite du] ministère public
[. . .] équivaut à un abus de procédure.
80
Une autre considération pertinente a trait au nombre et à la nature des
ajournements attribuables à la conduite du ministère public, y compris les
ajournements attribuables à son omission de divulguer les renseignements dans les
délais prescrits. Chaque ajournement et/ou chaque audience supplémentaire
découlant du manquement du ministère public à son obligation de divulgation
peuvent entraîner des conséquences sur les plan physique, psychologique et
économique pour l'accusé, tout particulièrement si celui-ci est incarcéré en
attendant le procès. En toute équité, cependant, le ministère public peut également
tenter de prouver que l'accusé fait partie de la majorité de gens qui bénéficient d'un
délai parce qu'ils ne souhaitent pas un procès rapide: Morin, précité, aux pp. 802
et 803.
81
Enfin, pour déterminer s'il est possible de remédier au préjudice causé à l'intégrité
du système judiciaire, il faut tenir compte des intérêts communautaires et
individuels à la détermination de la culpabilité ou de l'innocence. Il va sans dire
que ces intérêts seront proportionnels à la gravité des accusations portées contre
l'accusé. Des réparations moins draconiennes que l'arrêt des procédures devraient

- 74 -
être examinées (voir par exemple R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206, où, même
si j'étais d'accord avec la majorité que la décision du ministère public de ne pas
respecter une entente sur le plaidoyer conclue avec l'accusé n'équivalait pas à un
des «cas les plus manifestes» exigeant l'arrêt des procédures, j'aurais néanmoins
conclu à une violation des droits que l'art. 7 garantit à l'accusé et j'aurais substitué
une déclaration de culpabilité relativement à l'infraction moindre incluse qui avait
fait l'objet des négociations).
82
Il faut toujours se rappeler que l'arrêt des procédures est approprié uniquement
«dans les cas les plus manifestes» lorsqu'il serait impossible de remédier au
préjudice causé au droit de l'accusé à une défense pleine et entière ou lorsque la
continuation de la poursuite causerait à l'intégrité du système judiciaire un
préjudice irréparable.
(iv) Résumé
83
Lorsque, dans une procédure judiciaire, la vie, la liberté et la sécurité de la
personne sont affectées et qu'il est prouvé, selon la balance des probabilités, que
l'omission du ministère public de faire une divulgation suffisante à la défense a
empêché l'accusé de présenter une défense pleine et entière, on aura établi une
violation de l'art. 7. Dans ces circonstances, la cour doit façonner une réparation
convenable et juste, conformément au par. 24(1). Bien que, dans le cas d'une telle
violation, la réparation soit typiquement une ordonnance de divulgation et un
ajournement, il peut y avoir des cas extrêmes où le préjudice causé à la possibilité
pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière ou à l'intégrité du système

- 75 -
judiciaire soit irréparable. Dans ces «cas les plus manifestes», l'arrêt des
procédures sera approprié.
C. Application aux faits
84
La requête qui a incité le juge Thackray à prononcer l'arrêt des procédures était la
cinquième requête du genre depuis le moment où le juge du procès avait été saisi
de l'affaire. C'était, toutefois, la deuxième requête se rapportant de quelque façon
à la non-divulgation de renseignements par le ministère public. La première
requête en arrêt des procédures fondée sur la non-divulgation, que le juge Thackray
a rejetée dans ses motifs du 27 novembre, se rapportait à des omissions de
divulguer aux termes de l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell, laquelle
régissait à son tour la production de documents qui se trouvaient presque
exclusivement en la possession de tiers. La divulgation tardive par le ministère
public des dossiers médicaux et des dossiers thérapeutiques des plaignantes, même
après l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell, semble en grande partie avoir
été sincèrement motivée par le désir d'assurer la protection du droit à la vie privée
des plaignantes et non pas de compromettre les droits de l'accusé. La
non-divulgation fut attribuable à l'incompétence jusqu'à un certain point. Le juge
Thackray en a conclu ainsi lorsqu'il a constaté que rien dans la preuve ne laissait
supposer un [TRADUCTION] «grand projet du ministère public en vue de dissimuler
des éléments de preuve» (p. 105). Même si, pour les raisons exposées ci-dessous,
j'estime que la portée et la nature de l'ordonnance de divulgation étaient d'une
étendue inacceptable, je suis d'accord avec la Cour d'appel qu'il aurait été plus
approprié pour le ministère public de présenter une requête en modification de
l'ordonnance initiale de divulgation, au moyen de laquelle le ministère public aurait

- 76 -
pu rechercher un meilleur équilibre pour assurer la protection des droits à la vie
privée des plaignantes.
85
Néanmoins, en raison en partie d'un engagement pris par le ministère public le
28 novembre de divulguer à la défense tous ses dossiers sur l'affaire, il n'est pas
contesté que le ministère public se soit conformé intégralement à l'ordonnance du
juge en chef adjoint Campbell à l'époque de la présentation par la défense de la
cinquième demande d'arrêt des procédures. Cette cinquième demande était fondée
sur la non-divulgation de la transcription complète d'un entretien avec un témoin
qui avait déjà été divulguée à la défense en partie seulement, sur la non-divulgation
de plusieurs diagrammes exécutés par des témoins au cours de la préparation du
procès par le ministère public et sur le fait que le substitut du procureur général ne
pouvait pas, le troisième jour du procès, garantir à la cour que tous les documents
pertinents figurant dans les fichiers informatiques de Me Harvey avaient été
divulgués intégralement à la défense. L'avocat de la défense a exhorté le juge du
procès à prendre également en considération les difficultés que la défense avait
rencontrées antérieurement concernant la divulgation d'éléments de preuve.
86
En ordonnant l'arrêt des procédures le 7 décembre, le juge Thackray a conclu que
le peu de coopération dont le ministère public avait fait preuve à la suite de
l'ordonnance de divulgation du juge en chef adjoint Campbell avait créé un
«climat» qui avait imprégné l'affaire et l'avait finalement minée. Dans la décision
du 27 novembre qui rejetait la quatrième demande d'arrêt des procédures, le juge
Thackray avait pourtant statué que, bien que les excuses du ministère public au
sujet de la non-divulgation fussent «faibles» et indicatives d'incompétence, rien
dans la preuve ne laissait supposer un «grand projet du ministère public en vue de

- 77 -
dissimuler des éléments de preuve» (p. 105). Comme l'ordonnance du juge en chef
adjoint Campbell avait été respectée intégralement à l'époque de la présentation de
la cinquième demande d'arrêt des procédures, on ne voit pas clairement ce qui a
amené le juge du procès à changer d'opinion au sujet de la conduite du ministère
public en rapport avec cette non-divulgation. Il semblerait plutôt que le juge
Thackray ait attaché une très grande importance au fait que, malgré que le procès
fût déjà commencé, le substitut du procureur général ne pouvait pas encore fournir
à la cour l'assurance que tous les renseignements pertinents avaient été divulgués.
C'est peut-être la proverbiale goutte d'eau qui a fait déborder le vase.
87
La frustration du juge du procès est certainement compréhensible, car il a été
obligé d'intervenir à plusieurs reprises afin de faciliter la divulgation. Ainsi que
je l'ai déjà mentionné, l'omission par le ministère public de se conformer
intégralement à l'ordonnance de divulgation du juge en chef adjoint Campbell ne
doit pas être prise à la légère. En même temps, cependant, nous devons replacer
dans leur contexte les énormes difficultés soulevées par la divulgation. Elles se
rapportaient presque entièrement aux éléments suivants: (1) des documents qui
n'étaient pas en la possession du ministère public au moment où a été rendue
l'ordonnance initiale de divulgation et que, par conséquent, pour des raisons que
j'examinerai ci-dessous, le ministère public n'était pas tenu de produire; et (2) le
produit du travail que, sous réserve de contradictions importantes ou de faits
supplémentaires qui n'avaient pas déjà été divulgués à la défense, le ministère
public n'aurait pas ordinairement été tenu de divulguer n'eût été l'engagement pris
envers la défense au cours de la fin de semaine précédant le début du procès. Ce
n'est pas un cas où le ministère public a omis, pour quelque raison que ce soit, de
divulguer les résultats d'une enquête entreprise par des représentants de l'État. La

- 78 -
confusion est attribuable en bonne partie au fait que le droit régissant la
divulgation des dossiers privés entre les mains de tiers était grandement incertain
et que personne n'était vraiment sûr de ce qu'il fallait faire.
88
En convenant, le 28 novembre, de remettre tous ses dossiers sur cette affaire, le
ministère public a peut-être involontairement promis plus qu'il ne pouvait livrer en
réalité dans un si court laps de temps, étant donné le manque de connaissances en
informatique de l'un des substituts du procureur général, les difficultés liées à la
préparation de l'affaire et le fait que la poursuite était menée à partir de deux villes
différentes. Ce sont là de «faibles» excuses, comme l'a signalé le juge du procès.
Néanmoins, bien que le ministère public, en tant qu'officier de justice, doive
toujours s'efforcer de remplir ses engagements, il ne faut pas négliger le fait que
la divulgation partielle qui, en dernier ressort, a provoqué l'arrêt des procédures
concernait un engagement pris volontairement par le ministère public plutôt qu'une
ordonnance du juge du procès ou une obligation légale évidente.
89
En dernier lieu, même si la non-divulgation des diagrammes exécutés par les
témoins et de certains fichiers informatiques de Me Harvey contrevenait
apparemment à l'engagement pris de bonne foi envers la défense par le ministère
public, il n'est pas clair qu'une partie quelconque de ces renseignements contenait
des versions substantiellement différentes de celles qui avaient déjà été divulguées
à la défense. De fait, bien que Me Jones ait effectivement reconnu qu'il ne pouvait
garantir à la cour que tous les détails de la preuve avaient été divulgués
conformément à l'engagement pris par le ministère public, il a affirmé résolument,
après examen de certains des documents en question, qu'aucun des dossiers non
divulgués n'était substantiel. D'ailleurs, il n'y avait non plus aucune preuve de

- 79 -
l'existence d'un mobile illégitime de la part du ministère public. Je me hâte
d'ajouter que si les renseignements non divulgués avaient été trouvés substantiels,
on aurait peut-être pu en déduire que le ministère public s'était employé à
dissimuler des renseignements importants pour la défense. En l'espèce, cependant,
en l'absence de toute enquête sur le caractère substantiel des renseignements non
divulgués, tout ce qu'on peut dire c'est que la non-divulgation est le résultat d'une
inadvertance ou d'un manque de communication de la part des deux substituts du
ministère public ou est survenue parce que ces derniers se sont engagés au delà de
leurs possibilités. Rien ne prouve non plus que quelque délai que ce soit soit
attribuable à la non-divulgation des renseignements par le ministère public. Si
vraiment de tels délais se sont produits, il convient de noter que, puisque l'accusé
n'était pas incarcéré en attendant le procès, ces délais n'auraient pas prolongé la
durée de l'emprisonnement de l'accusé.
90
Compte tenu de ces facteurs, j'en viens aux conclusions suivantes. Premièrement,
bien que la conduite du ministère public ait été inappropriée et inopportune, on ne
peut dire que la non-divulgation a constitué une violation du droit de l'accusé à une
défense pleine et entière. Contrairement à l'impression ressentie par le juge du
procès, il ressort de l'examen du dossier que le ministère public n'a à aucun
moment concédé soit le caractère substantiel des renseignements soit l'existence
d'un préjudice pour la défense. Tout ce que le ministère public a admis, c'est que
l'avocat de la défense pouvait être dans une position désavantageuse parce qu'il
n'avait disposé que d'un court laps de temps pour examiner les tout derniers
documents divulgués. Porté à son plus haut degré, en outre, le préjudice
effectivement identifié par le juge du procès a trait à ce que les diagrammes non
divulgués étaient pertinents du fait qu'ils auraient pu influer sur la préparation du

- 80 -
contre-interrogatoire de l'un des témoins. Le contre-interrogatoire de ce témoin
n'avait même pas encore débuté. Bien que je sois consciente des difficultés liées
à la préparation d'un contre-interrogatoire efficace, je ne suis pas d'accord que le
droit de l'accusé à une défense pleine et entière a probablement été violé
simplement à cause de la possibilité que le contre-interrogatoire d'un témoin, qui
n'avait pas encore débuté, doive peut-être être reformulé. En l'absence d'enquête
sur le caractère substantiel des renseignements non divulgués, il était donc
impossible au juge du procès de conclure que la non-divulgation avait, selon la
balance des probabilités, nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense
pleine et entière.
91
Deuxièmement, il faut se rappeler que toute la question de la divulgation en
l'espèce découle de l'ordonnance du juge en chef adjoint Campbell qui enjoignait
au ministère public de «divulguer» des dossiers se trouvant en la possession de
tiers et aux plaignantes d'autoriser la production de ces dossiers. Cette ordonnance
a été rendue sans aucun examen de la pertinence de ces dossiers, ni aucune
pondération des droits à la vie privée des plaignantes et du droit de l'accusé à un
procès équitable. Nous sommes tous d'accord pour dire que cette ordonnance était
erronée. Bien que l'erreur ait été aggravée par les efforts inappropriés et
inefficaces que le ministère public a déployés pour faire réviser et modifier
l'ordonnance en question, il demeure, en fin de compte, que le ministère public a
eu raison de tenter de protéger l'intérêt de la justice. Même s'il l'a fait d'une façon
très maladroite, cela ne devrait pas donner lieu à un arrêt des procédures, tout
particulièrement lorsque l'on n'a pas prouvé d'atteinte à l'équité du procès de
l'accusé ou à la possibilité pour lui de présenter une défense pleine et entière. En
conséquence, même si j'avais conclu à une violation de l'art. 7, on ne peut dire qu'il

- 81 -
s'agit en l'espèce de l'un des «cas les plus manifestes» qui justifierait un arrêt des
procédures.
92
En résumé, je suis convaincue que la preuve présentée en l'espèce ne permettait pas
de conclure à la violation de l'art. 7 de la Charte et, de plus, qu'elle ne pouvait
raisonnablement étayer l'opinion du juge Thackray, selon laquelle la seule décision
appropriée dans les circonstances était l'arrêt des procédures intentées contre
l'accusé.
II. La production de dossiers privés
A. L'arrêt de la Cour d'appel
93
Le 16 mai 1994, la Cour d'appel a donné des motifs supplémentaires dans
O'Connor (no 2), précité. Dans ces motifs, elle a proposé des lignes directrices
régissant les requêtes pour production des dossiers médicaux de témoins éventuels,
dossiers non en la possession du ministère public. Elle a recommandé une
procédure en deux étapes (à la p. 261):
[TRADUCTION] À la première étape, le requérant doit prouver que les
renseignements contenus dans les dossiers médicaux sont susceptibles
de se rapporter à une question en litige ou à la capacité du témoin de
déposer. Si le requérant satisfait à ce critère, les documents répondant
à cette description doivent être divulgués au tribunal.
La deuxième étape concerne l'examen des documents par le
tribunal pour déterminer lesquels d'entre eux sont essentiels à la
défense, en ce sens que, sans eux, la possibilité pour l'accusé de
présenter une défense pleine et entière serait amoindrie. Si le tribunal
est convaincu que certains des documents entrent dans cette catégorie,
ils doivent alors être divulgués aux parties, aux conditions qu'il juge
convenables.

- 82 -
La cour a signalé qu'il ne sera souvent possible de déterminer de façon définitive
si les documents sont pertinents ou substantiels qu'à ce stade du procès où sera
abordée la question à laquelle les renseignements se rapporteraient ou seraient
essentiels.
94
La cour a ensuite conclu que, bien qu'il faille favoriser une interprétation libérale
du mot «pertinent», il convient également de tenir compte des autres intérêts
légaux et sociétaux légitimes, notamment le droit à la vie privée des plaignantes
dans des causes d'agression sexuelle, et du danger que ces éléments de preuve
n'aient aucune valeur probante et soient susceptibles d'induire en erreur. À cette
enseigne, les remarques formulées par notre Cour dans R. c. Seaboyer, [1991] 2
R.C.S. 577, ainsi que les facteurs prévus au par. 276(3) du Code criminel ne
sauraient être ignorés.
95
La Cour d'appel a ensuite examiné les motifs de divulgation qui, à son avis, ne
satisferaient pas au critère de la pertinence. Il ne suffirait pas, par exemple,
d'invoquer la crédibilité «en général». La simple allégation que les dossiers
peuvent se rapporter à une «plainte récente» serait également insuffisante. Ainsi
en serait-il de la prétention selon laquelle la défense espère trouver une absence de
corroboration ou une déclaration antérieure contradictoire, puisque cela
équivaudrait à se livrer à une partie de pêche dans les dossiers personnels d'une
personne. Serait tout aussi insuffisante l'affirmation de pertinence qui se fonderait
sur le simple fait qu'un témoin a reçu des soins socio-psychologiques ou
psychiatriques à la suite d'une présumée agression sexuelle. Le fait que le témoin
ait reçu de tels soins ne pourrait pas non plus justifier de conclure que son
témoignage peut être sujet à caution.

- 83 -
96
La Cour d'appel est ensuite passée à l'étude des procédures appropriées pour guider
les parties lors d'une requête en production, préalablement au procès, de dossiers
médicaux en la possession de tiers. Elle a énoncé ce qui suit (aux pp. 267 et 268):
-- la requête en divulgation devrait idéalement être accompagnée
d'affidavits;
-- le substitut du procureur général devrait donner un avis au tiers en
possession des dossiers et au plaignant ou autre témoin ayant un
intérêt dans la protection du caractère privé des dossiers;
-- lorsque possible, la requête devrait être entendue par le juge du
procès;
-- lors de l'audition, les personnes ayant un intérêt dans les dossiers
ont le droit d'être entendues sur les questions de privilège et de
protection de la vie privée et de témoigner relativement à la
pertinence et au caractère substantiels des dossiers en question;
-- le juge examinera les dossiers pour déterminer s'ils sont
substantiels, procédure qui peut se dérouler à huis clos ou sous
l'effet d'une interdiction de publication si les documents concernés
sont de nature délicate;

- 84 -
-- si le test préliminaire n'est pas rencontré, les dossiers doivent être
mis sous scellés et conservés au cas où ils devraient être examinés
plus tard;
-- toute personne partie à la requête initiale peut demander une
modification de l'ordonnance de divulgation ou de non-divulgation
pour des motifs appropriés, et une requête subséquente peut être
présentée si de nouveaux éléments de preuve sont découverts
ultérieurement.
La cour a refusé de discuter de la question de privilège, tant parce qu'il y avait eu
divulgation complète en l'espèce que parce qu'on n'a aucunement établi la
pertinence ou le caractère essentiel de la production des dossiers.
B. Les lignes directrices en matière de production: analyse
97
C'est un exercice difficile, qui peut mettre en jeu certaines valeurs, que de définir
la nature et la portée de la divulgation à la défense de dossiers médicaux et
thérapeutiques d'une plaignante (le féminin emporte le masculin), ainsi que de tous
autres documents pour lesquels il existe une attente raisonnable qu'ils doivent être
protégés en raison de leur caractère privé. L'initiative de la Cour d'appel d'aborder
la question d'une manière aussi approfondie mérite d'être soulignée. On verra que
j'approuve et adopte bon nombre de ses observations et suggestions dans les pages
qui suivent.

- 85 -
98
À titre préliminaire, il y a lieu de noter que la question soumise touche la
production de dossiers privés détenus par des tiers. Il ne s'agit pas en l'espèce
d'examiner l'étendue de l'obligation du ministère public en matière de divulgation
de dossiers privés en sa possession, ni de déterminer si les droits à l'égalité et à la
protection de la vie privée peuvent militer contre une telle divulgation. Bien que
mes collègues le juge en chef Lamer et le juge Sopinka examinent ces questions
en profondeur, il n'y a pas lieu d'en traiter ici parce qu'elles ne sont pas soulevées
dans le cadre du présent pourvoi et qu'elles n'ont pas été plaidées devant nous.
Tout commentaire à ce sujet serait strictement obiter.
99
La question de la production des dossiers privés qui ne sont pas en la possession
du ministère public se pose dans divers contextes. Bien qu'il s'agisse souvent de
dossiers médicaux et thérapeutiques de plaignantes victimes d'agression sexuelle,
il deviendra évident que les principes et les lignes directrices énoncés dans les
présents motifs s'appliquent également à tout dossier, en la possession d'un tiers,
qui devrait normalement être protégé en raison de son caractère privé. Bien que
la détermination, à l'égard d'un dossier particulier, de l'existence d'une telle
expectative raisonnable (et, dans l'affirmative, dans quelle mesure elle existe) soit
tributaire des faits et du contexte, il peut s'agir de dossiers de nature médicale ou
thérapeutique, de dossiers scolaires, de journaux intimes et de carnets d'activités
rédigés par des travailleurs sociaux, pour n'en nommer que quelques-uns. Par
souci de commodité, les renseignements qui sont généralement de cette nature
seront désignés ci-après par l'expression «dossiers privés en la possession de tiers».
(i) Les principes fondamentaux régissant la divulgation et la
production

- 86 -
100
Les principes fondamentaux régissant la divulgation ont été résumés tout
récemment par notre Cour dans l'arrêt R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727. Il est
maintenant clairement établi que le ministère public a l'obligation générale de
divulguer tous les renseignements, qu'ils soient de nature inculpatoire ou
exculpatoire, sauf les éléments de preuve hors du contrôle de la poursuite,
manifestement non pertinents, privilégiés ou assujettis à un droit à la protection de
la vie privée. Toutefois, lorsque le ministère public conteste l'existence des
renseignements demandés par la défense, cette dernière doit d'abord établir une
base de nature à permettre au juge du procès de conclure qu'il existe d'autres
documents qui peuvent être nécessaires à l'accusé pour présenter une défense
pleine et entière: Chaplin, précité, aux pp. 743 à 745.
101
Bien que l'obligation de divulguer qui incombe au ministère public ait connu un
regain de vigueur depuis l'adoption de la Charte, en particulier l'art. 7, cette
obligation n'est pas subordonnée à la preuve préalable de l'existence d'une violation
de la Charte. La divulgation intégrale et équitable des détails de la preuve est
plutôt un aspect fondamental de l'obligation du ministère public d'être au service
du tribunal en tant qu'officier public de bonne foi, dont le rôle exclut toute notion
de gagner ou de perdre un procès, et consiste plutôt à s'assurer que justice soit
rendue: Stinchcombe, précité, à la p. 333. Pour cette raison, comme je l'ai déjà
mentionné, bien qu'une ordonnance de divulgation puisse constituer une réparation
constitutionnelle, l'obligation qui incombe au ministère public de divulguer tous
les renseignements en sa possession, qui ne sont pas manifestement sans
pertinence, privilégiés ou assujettis au droit à la protection de la vie privée,
s'impose sans aucun doute indépendamment de toute violation des droits que
l'art. 7 garantit à l'accusé. À cause des obligations uniques du ministère public,

- 87 -
tant envers le tribunal qu'envers le public, il a seul l'obligation de divulguer les
éléments de preuve à la défense. Cette obligation ne s'étend pas aux tiers. De la
même façon, l'obligation imposée au ministère public de divulguer tous les
documents pertinents ne s'étend pas aux dossiers qui ne sont pas en sa possession
ou sous son contrôle. Voir également R. c. Gingras (1992), 71 C.C.C. (3d) 53
(C.A. Alb.).
102
Étant donné qu'aucune obligation de divulguer n'incombe aux tiers, on a suggéré
que l'art. 698 du Code autorise le tribunal à ordonner la production de dossiers
privés détenus par des tiers. En particulier, les art. 698 et 700 autorisent la
délivrance d'un subpoena ad testificandum ou d'un subpoena duces tecum à toute
personne susceptible de fournir quelque preuve substantielle. En toute déférence,
toutefois, je crois que cet argument repose sur une compréhension erronée de la
nature des pouvoirs en matière d'assignation prévus à l'art. 698.
103
Bien qu'un subpoena duces tecum exige que le témoin qui fait l'objet de
l'assignation apporte au tribunal les documents requis, il n'ordonne pas
automatiquement la production de ces documents aux fins d'examen par la cour et,
encore moins, que ces documents soient divulgués à la défense. Leur production
ne sera ordonnée que s'il est probable que les documents seront pertinents et si leur
production est appropriée au regard de toutes les considérations pertinentes. Dans
l'exercice de son pouvoir discrétionnaire d'ordonner la production, le tribunal doit,
de toute évidence, tenir compte des droits garantis à l'accusé par la Charte ainsi que
des autres intérêts en jeu, y compris, en ce qui concerne ces documents, toutes les
demandes de privilège ou prétentions au droit à la protection de la vie privée que

- 88 -
la personne visée par les dossiers ou en ayant la garde pourrait faire valoir avec
succès.
104
L'une des valeurs de la Charte qu'il faut examiner est le «droit» à la divulgation qui
vient en réalité s'adjoindre au droit garanti par l'art. 7 à une défense pleine et
entière. Même si ce droit est généralement affirmé dans le contexte de la
non-divulgation de documents par le ministère public, nous devons nous rappeler
que l'interprétation de la Charte fondée sur l'objet exige que l'on prenne également
en considération l'effet de l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire sur les droits
d'un individu. En particulier, une interprétation de l'art. 7 fondée sur les effets
envisagés indique que, lorsqu'un accusé ne peut pas présenter une défense pleine
et entière à l'encontre des accusations portées contre lui parce qu'il lui est
impossible d'obtenir des renseignements qui sont essentiels à sa défense, il importe
peu que ces renseignements soient en la possession de l'État ou en celle d'un tiers.
L'effet demeure le même: on privera peut-être un individu de sa liberté en lui
refusant la possibilité de présenter une défense pleine et entière.
105
Une ordonnance de production de dossiers privés détenus par des tiers ne constitue
pas une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte car, au moment de la
demande de production, il n'y a pas encore eu violation des droits garantis à
l'accusé par la Charte. Néanmoins, lorsqu'il décide s'il doit ordonner la production
de dossiers privés, le tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à
respecter les valeurs de la Charte: Dagenais, précité, à la p. 875. Tout
particulièrement, la nature, la portée et l'étendue d'une ordonnance de divulgation
dépendront, en définitive, d'un équilibre entre les divers droits garantis par la

- 89 -
Charte de sorte que les effets préjudiciables à un droit soient proportionnels aux
effets bénéfiques visés par l'objectif constitutionnel: Dagenais, à la p. 890.
(ii) Les droits constitutionnels conflictuels en cause
106
Afin de formuler la façon d'aborder la question de la production de dossiers privés
en la possession de tiers, il est important d'apprécier pleinement la nature des
différents intérêts en cause. Je décrirai brièvement chacun des trois droits
constitutionnels que je crois visés par la présente analyse: (1) le droit à une
défense pleine et entière; (2) le droit à la protection de la vie privée; et (3) le droit
à l'égalité indépendamment de toute discrimination.
a) Le droit à un procès équitable
107
Le droit à un procès équitable a fait couler beaucoup d'encre. L'individu qui est
dans l'impossibilité de présenter une défense pleine et entière est privé de justice
fondamentale. Le droit à une défense pleine et entière, à l'instar de tout droit, ne
saurait, toutefois, être envisagé dans l'abstrait: les principes de justice
fondamentale varient selon le contexte dans lequel ils sont invoqués. Pour cette
raison, certaines protections de nature procédurale pourraient être
constitutionnellement mandatoires dans un contexte donné mais non dans un autre:
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 361. De plus, même si la Constitution
garantit à l'accusé une audition équitable, elle ne lui garantit pas les procédures les
plus favorables qu'on puisse imaginer: Lyons, précité, à la p. 362. En dernier lieu,
bien que l'équité du procès et, par conséquent, l'équité dans la définition des limites
de la défense pleine et entière doivent d'abord être envisagées du point de vue de

- 90 -
l'accusé, les deux notions doivent néanmoins également être envisagées du point
de vue de la collectivité et du plaignant: E. (A.W.), précité, à la p. 198. Il n'y a pas
de doute que le droit de présenter une défense pleine et entière ne peut pas aller
jusqu'à permettre à la défense de se livrer à une partie de pêche dans la vie
personnelle d'autrui. La question n'est donc pas de savoir si la défense peut être
limitée dans ses tentatives d'obtenir la divulgation de dossiers privés en la
possession de tiers, mais bien comment elle peut l'être d'une manière qui accorde
une protection constitutionnelle appropriée à tous les droits constitutionnels en
cause.
108
Lorsque la défense demande la production de dossiers en la possession de tiers
dont le contenu lui est inconnu, elle se trouve manifestement dans une position
difficile. Pour évaluer si cette difficulté pose une menace d'une dimension
constitutionnelle à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et
entière, il faut cependant tenir compte d'une chose. Étant donné que ces dossiers
ne sont pas en la possession du ministère public et n'ont pas servi de base à ses
enquêtes, par définition ils ne font pas partie de la «preuve complète» que l'État
doit présenter contre l'accusé. Contrairement aux paquets scellés contenant des
éléments de preuve obtenus par écoute électronique, qui représentent les fruits de
l'enquête menée par l'État relativement à l'accusé, les dossiers privés en la
possession de tiers ne sont pas assujettis à pareille présomption quand à leur
caractère substantiel.
109
Je ferai remarquer, en dernier lieu, qu'un élément important de l'équité d'un procès
est la nécessité de supprimer les croyances et préjugés discriminatoires du
processus d'appréciation des faits: Seaboyer, précité. Comme je l'ai signalé dans

- 91 -
l'arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, aux pp. 622 et 623, par exemple,
l'affirmation selon laquelle les dossiers thérapeutiques ou socio-psychologiques
sont nécessaires pour assurer une défense pleine et entière est souvent grandement
discutable, du fait que ces dossiers peuvent très bien risquer davantage de faire
dérailler que de faire avancer le processus de recherche de la vérité:
. . . les dossiers médicaux relatifs à des déclarations faites dans le cours
d'une thérapie constituent du ouï-dire et suscitent en soi des problèmes
en matière de fiabilité. Les préoccupations qu'exprime le témoin dans
le cadre d'une thérapie après le fait ne sauraient équivaloir à un
témoignage rendu au cours d'un procès, même en présumant qu'elles
ont été correctement comprises et fidèlement prises en note. Le
contexte dans lequel ces déclarations ont été faites, tout comme les
attentes des parties à leur propos, diffèrent totalement. Dans un procès,
le témoin fait une déposition sous serment sur les événements
particuliers en cause. Dans une thérapie, par contre, le dialogue entre
le thérapeute et le patient s'alimente à toute une gamme de facteurs tels
l'histoire personnelle, les pensées, les émotions aussi bien que des actes
en particulier. Il existe donc un fort risque que le juge des faits se serve
de ces déclarations isolément, hors de leur contexte, afin d'en inférer
des conclusions totalement injustifiées. [Je souligne.]
b) Le droit à la protection de la vie privée
110
Notre Cour a reconnu à plusieurs reprises la grande valeur de la protection de la
vie privée dans notre société. Elle a favorisé la proposition selon laquelle l'art. 7
de la Charte comprend un droit à la protection de la vie privée: Beare, précité, à
la p. 412: B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S.
315, à la p. 369, le juge La Forest. À plusieurs autres occasions, elle a parlé de la
protection de la vie privée relativement à l'art. 8 de la Charte: voir, par exemple,
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Pohoretsky, [1987] 1 R.C.S. 945;
R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417. À d'autres occasions encore, elle a souligné
l'importance de la protection de la vie privée en common law: McInerney c.

- 92 -
MacDonald, [1992] 2 R.C.S. 138, aux pp. 148 et 149; Hill c. Église de scientologie
de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130.
111
Jamais le lien entre la «liberté», la «sécurité de la personne» et la dignité humaine
essentielle n'a été examiné plus à fond par notre Cour que dans les motifs du juge
Wilson dans R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30. Dans son opinion, elle note
que la Charte et le droit à la liberté individuelle qui y est garanti sont
inextricablement liés à la notion de dignité humaine. Elle fait valoir que la
«liberté» et la «sécurité de la personne» peuvent signifier nombre de choses et
qu'une interprétation de la Charte fondée sur l'objet exige que le droit à la liberté
énoncé à l'art. 7 soit considéré comme «garanti[ssant] à chaque individu une marge
d'autonomie personnelle sur ses décisions importantes touchant intimement à sa
vie privée» (p. 171). Souscrivant sur ce point à la décision de la majorité, elle fait
remarquer aussi que la «sécurité de la personne» est une notion suffisamment large
pour comprendre la protection de l'intégrité psychologique de l'individu.
112
Est également pertinente, en ce qui nous concerne, la reconnaissance par le juge
Lamer dans Mills, précité, à la p. 920, du fait que le droit à la sécurité de sa
personne englobe le droit d'être protégé contre un traumatisme psychique. Dans
le contexte de son examen des effets qu'a sur un individu un délai déraisonnable
contraire à l'al. 11b) de la Charte, il a observé qu'un tel traumatisme pourrait
prendre la forme de
stigmatisation de l'accusé, l'atteinte à la vie privée, la tension et
l'angoisse résultant d'une multitude de facteurs, y compris
éventuellement les perturbations de la vie familiale, sociale et
professionnelle, les frais de justice et l'incertitude face à l'issue et face
à la peine.

- 93 -
Si l'on substituait le mot «plaignante» au mot «accusé» dans le passage ci-dessus,
je pense que nous aurions une excellente description du traumatisme psychique
auquel peuvent faire face les plaignantes victimes d'agression sexuelle. Elles
doivent envisager la menace de divulguer à la personne accusée de les avoir
agressées en premier lieu, et très probablement en pleine cour, des dossiers
contenant des aspects totalement privés de leur vie, contenant probablement des
pensées et des déclarations qui n'ont jamais été partagées avec leurs amis les plus
intimes ou leur famille.
113
De même que notre Cour a reconnu dans Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B.,
précité, que les «principes de justice fondamentale» énoncés à l'art. 7 sont inspirés
par les doctrines fondamentales de notre système de common law et par les art. 8
à 14 de la Charte, je pense que les mots «liberté» et «sécurité de sa personne»
doivent, en tant qu'aspects essentiels d'une société libre et démocratique, être
animés par les droits et les valeurs formulés dans la common law, le droit civil et
la Charte. À mon avis, il n'est pas sans importance que l'un de ces droits, l'art. 8,
ait été considéré comme ayant pour objectif fondamental «de protéger les
particuliers contre les intrusions injustifiées de l'État dans leur vie privée» (Hunter,
précité, à la p. 160). Le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions
ou les saisies abusives joue un rôle central dans un document qui vise à tracer le
schéma directeur de la vision canadienne de ce qui constitue une société libre et
démocratique. Le respect de la vie privée d'un individu est un élément essentiel
de ce que signifie être «libre». Comme corollaire, la violation de ce droit a des
répercussions sur la «liberté» d'un individu dans notre société libre et
démocratique.

- 94 -
114
Une vision aussi large de la notion de liberté a été adoptée aux États-Unis. Dans
l'arrêt Board of Regents of State Colleges c. Roth, 408 U.S. 564 (1972), aux pp. 571
et 572, la Cour suprême des États-Unis a affirmé que le mot «liberté» était un
[TRADUCTION] «terme vaste et majestueux» et que, [TRADUCTION] «[d]ans la
Constitution d'un peuple libre, il ne peut pas faire de doute que le mot "liberté" doit
avoir un sens vraiment large». Ce qui est encore plus important en ce qui nous
concerne, c'est qu'on a considéré expressément que le droit à la protection de la vie
privée réside dans le terme «liberté» utilisé dans le Quatorzième amendement dans
l'arrêt célèbre Roe c. Wade, 410 U.S. 113 (1973). Dans la même veine, le droit à
la protection de la vie privée a également été reconnu dans des documents
internationaux tels que l'article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques, 999 U.N.T.S. 171, l'article 12 de la Déclaration universelle des droits de
l'homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), et l'article 8 de
la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales, 213 R.T.N.U. 221.
115
La common law, elle aussi, a traditionnellement protégé la vie privée, au moyen
de causes d'action comme l'entrée sans autorisation et la diffamation. Dans l'arrêt
Hill, précité, qui traite d'une contestation en vertu de la Charte du délit de
diffamation en common law, le juge Cory a réitéré l'importance, sur le plan
constitutionnel, du droit à la protection de la vie privée (au par. 121):
. . . la réputation est étroitement liée au droit à la vie privée, qui jouit
d'une protection constitutionnelle. Comme le juge La Forest le dit dans
R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, à la p. 427, la vie privée, y compris
la vie privée sur le plan de l'information, est «(f)ondée sur l'autonomie
morale et physique de la personne» et «est essentielle à son bien-être».
La publication de commentaires diffamatoires constitue une intrusion
dans la vie privée d'un individu et un affront à sa dignité. La réputation
d'une personne mérite effectivement d'être protégée dans notre société

- 95 -
démocratique et cette protection doit être soigneusement mesurée en
regard du droit tout aussi important à la liberté d'expression. [Je
souligne.]
116
Le Québec, quant à lui, a inséré dans son nouveau Code civil, L.Q. 1991, ch. 64,
les art. 35 et 36, qui sont ainsi libellés:
35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie
privée.
Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne
sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi
l'autorise.
36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la
vie privée d'une personne les actes suivants:
1 Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;
2 Intercepter ou utiliser volontairement une communication
privée;
3 Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve
dans des lieux privés;
4 Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;
5 Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à
toute autre fin autre que l'information légitime du public;
6 Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres
documents personnels.
En outre, l'art. 5 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec,
L.R.Q., ch. C-12, se lit ainsi:
5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

- 96 -
117
Il est toutefois apparent que la protection de la vie privée ne peut jamais être
absolue. Elle doit être pondérée en tenant compte des besoins légitimes de la
société. Notre Cour a reconnu qu'un tel processus de pondération repose
essentiellement sur l'évaluation de l'attente raisonnable en matière de protection de
la vie privée et la pondération de cette attente en regard de la nécessité de
l'intervention de l'État: Hunter, précité, aux pp. 159 et 160. Évidemment, plus
l'attente raisonnable en matière de protection de la vie privée sera grande et plus
les effets préjudiciables découlant de sa violation seront importants, plus l'objectif
de l'État ainsi que les effets bénéfiques de cet objectif devront être impératifs afin
de justifier toute entrave à ce droit. Voir Dagenais, précité.
118
Dans l'arrêt R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, bien que dans le contexte de l'art. 8
de la Charte, notre Cour, à la majorité, a identifié un contexte dans lequel le droit
à la protection de la vie privée serait généralement soulevé relativement à des
documents et à des dossiers (à la p. 293):
Étant donné les valeurs sous-jacentes de dignité, d'intégrité et
d'autonomie qu'il consacre, il est normal que l'art. 8 de la Charte
protège un ensemble de renseignements biographiques d'ordre
personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et
démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de
l'État. Il pourrait notamment s'agir de renseignements tendant à révéler
des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de
l'individu. [Je souligne.]
Bien que je préfère ne pas décider aujourd'hui s'il s'agit d'une définition exhaustive
du droit à la protection de la vie privée à l'égard de toutes sortes de documents et
de dossiers, je suis convaincue sans l'ombre d'un doute que la nature des dossiers
privés qui font l'objet du présent pourvoi sont inclus sous cette rubrique. Ces
renseignements peuvent, par conséquent, être considérés comme comportant une

- 97 -
attente raisonnable qu'ils demeureront privés et donc seront dignes de protection
en vertu de l'art. 7 de la Charte.
119
Toutefois, l'essence de la notion de vie privée est telle que, dès qu'on y a porté
atteinte, on peut rarement la regagner dans son intégralité. Pour cette raison, il est
d'autant plus important que les attentes raisonnables en matière de vie privée soient
protégées au point de divulgation. Comme le juge La Forest le faisait observer
dans Dyment, précité, à la p. 430:
. . . si le droit à la vie privée de l'individu doit être protégé, nous ne
pouvons nous permettre de ne faire valoir ce droit qu'après qu'il a été
violé. Cela est inhérent à la notion de protection contre les fouilles, les
perquisitions et les saisies abusives. Il faut empêcher les atteintes au
droit à la vie privée et, lorsque d'autres exigences de la société
l'emportent sur ce droit, il doit y avoir des règles claires qui énoncent
les conditions dans lesquelles il peut être enfreint. [Je souligne la
dernière phrase.]
De la même manière que notre Constitution exige généralement qu'une saisie soit
préalablement autorisée d'une manière proportionnée à l'attente raisonnable en
matière de protection de la vie privée en cause (Hunter, précité; Thomson
Newspapers, précité), l'art. 7 de la Charte exige un système raisonnable
d'«autorisation préalable» pour justifier les intrusions sanctionnées par le tribunal
dans les dossiers privés de témoins dans des poursuites judiciaires. Quoiqu'il
puisse paraître banal de le dire, je souligne que, lorsqu'un document ou un dossier
privé est communiqué, écartant ainsi l'attente raisonnable relativement à son
caractère privé, l'intrusion ne se rapporte pas au document ou au dossier particulier
en question. Il s'agit plutôt d'une atteinte à la dignité et à la valeur personnelle de
l'individu, qui jouit du droit à la protection de sa vie privée, aspect essentiel de sa
liberté dans une société libre et démocratique.

- 98 -
c) Le droit à l'égalité indépendamment de toute discrimination
120
Contrairement à presque toute autre infraction du Code criminel, l'agression
sexuelle est un crime qui touche avant tout les femmes, les enfants et les
handicapés. Quatre-vingt-dix pour cent de toutes les victimes d'agression sexuelle
sont des femmes: Osolin, précité, à la p. 669, le juge Cory. De plus, les études
laissent entendre que 50 à 80 pour 100 des femmes placées dans un établissement
pour troubles psychiatriques ont déjà été victimes de violence sexuelle (T. Firsten,
«An Exploration of the Role of Physical and Sexual Abuse for Psychiatrically
Institutionalized Women» (1990), étude inédite disponible auprès de la Direction
générale de la condition féminine de l'Ontario). Les enfants aussi sont parmi les
plus vulnérables (Infractions sexuelles à l'égard des enfants (le rapport Badgley),
vol. 1 (1984)).
121
Il n'est pas rare à notre époque que la personne victime d'agression sexuelle tente
d'obtenir l'aide d'un socio-psychologue ou d'un thérapeute en rapport avec cet
incident. Il va sans dire que les règles ou pratiques en matière de divulgation qui
rendent les dossiers médicaux ou relatifs à la santé mentale accessibles de façon
routinière dans les poursuites judiciaires pour agression sexuelle auront des
conséquences disproportionnées pour les femmes, particulièrement celles qui
souffrent d'un handicap, et pour les enfants. En particulier, lorsqu'invités à
trancher des questions relatives à la divulgation de dossiers concernant des
personnes qui auraient été agressées dans des établissements où elles recevaient
des soins psychiatriques, les tribunaux doivent prendre soin de ne pas créer une
catégorie de victimes vulnérables qui devront choisir entre accuser leurs agresseurs
ou maintenir le caractère confidentiel de leurs dossiers.

- 99 -
122
Notre Cour a reconnu le rôle pernicieux que les anciennes règles en matière de
preuve du Code criminel et de la common law, considérées maintenant comme
discriminatoires, ont joué dans notre système judiciaire: Seaboyer, précité. Nous
devons veiller à ce que de telles pratiques ne réapparaissent pas sous la forme
d'enquêtes approfondies et non justifiées sur les antécédents médicaux et la vie
privée des plaignantes victimes d'agression sexuelle. Il ne doit pas être permis à
la défense de faire indirectement ce qu'elle ne pourrait pas faire directement en
vertu de l'art. 276 du Code. Cela ne ferait que supprimer une cause de
discrimination pour en engendrer une autre.
123
Comme je l'ai mentionné dans Osolin, précité, aux pp. 624 et 625, la divulgation
sans restriction de la vie privée des victimes donne libre cours à la présomption
discriminatoire selon laquelle le signalement par les femmes et les enfants des
agressions sexuelles dont ils sont victimes est singulièrement susceptible de
fabrication. Autrement dit, si le Code exigeait expressément qu'il y ait
corroboration avant que les femmes ou les enfants puissent porter des accusations
d'agression sexuelle, une telle disposition soulèverait de graves préoccupations
sous l'art. 15 de la Charte. À mon avis, un système judiciaire qui dévalue le
témoignage des plaignantes victimes d'agression sexuelle en présumant de facto de
leur manque de crédibilité soulèverait des préoccupations similaires. Ce ne serait
pas refléter, encore moins favoriser, «l'existence d'une société où tous ont la
certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même
respect, la même déférence et la même considération» (Andrews c. Law Society of
British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 171).

- 100 -
124
Insister sur la révélation routinière des antécédents personnels des plaignantes peut
refléter une partialité inhérente au système de justice pénale contre les personnes
les plus vulnérables d'être victimisées à nouveau. De telles demandes reposent
essentiellement sur l'affirmation que les antécédents et profils personnels et
psychologiques des plaignantes victimes d'agression sexuelle sont pertinents pour
déterminer si la plaignante a consenti aux relations sexuelles ou si l'accusé a cru
sincèrement qu'elle y consentait. Bien que la défense doive être libre de prouver,
sans recourir à des raisonnements stéréotypés, que de tels renseignements ont
vraiment trait à une question réellement en litige, cela marquerait le triomphe des
stéréotypes sur la logique si les tribunaux et les avocats devaient simplement
supposer l'existence d'une telle pertinence sans exiger aucun élément de preuve à
cet égard.
125
Il est révélateur, par exemple, de comparer la solution souvent retenue dans le cas
des dossiers privés dans des procès pour agression sexuelle avec la solution retenue
dans trois décisions dans lesquelles des dossiers privés ont été requis par l'avocat
de la défense dans des situations qui n'impliquaient pas d'agression sexuelle. Dans
Gingras, précité, une affaire de meurtre, la défense a demandé la divulgation du
dossier d'emprisonnement d'un témoin important du ministère public, qui purgeait
une peine dans un pénitencier situé dans une autre province. On soutenait que la
crédibilité du témoin était en cause. En plus de découvrir d'importantes
irrégularités dans l'ordonnance de divulgation, la Cour a conclu que la demande de
divulgation équivalait à rien de plus qu'à une partie de pêche et a donc annulé
l'ordonnance, malgré la gravité de l'accusation portée contre l'accusé.

- 101 -
126
Dans R. c. Gratton, [1987] O.J. No. 1984 (C. prov.), et R. c. Callaghan, [1993] O.J.
No. 2013 (Cour Ont. (Div. prov.)), une personne accusée d'avoir agressé un agent
de police a demandé la divulgation de dossiers personnels de l'agent et, en
particulier, de tous les dossiers relatifs aux plaintes portées ou aux mesures
disciplinaires prises contre l'agent. Dans les deux cas, on prétendait vouloir
prouver que l'agent avait une propension à la violence. Dans les deux cas, en
l'absence de preuve quant à la probabilité que les dossiers contiendraient des
éléments de preuve concernant une prédisposition à la violence ou à l'utilisation
abusive de la force, le juge a refusé la divulgation de ces dossiers. Le contenu des
dossiers a été qualifié de ouï-dire, de potentiellement basé sur des allégations non
fondées et de non pertinent en général. La seule divulgation permise avait trait à
un dossier contenant des détails sur l'enquête officielle de la plainte particulière
déposée par l'accusé en rapport avec l'activité qui faisait l'objet des accusations.
127
Je ne vois aucune raison de traiter la victime plaignante d'agression sexuelle de
façon différente, ou d'accorder moins de respect à sa crédibilité ou à sa vie privée,
que lorsqu'il s'agit d'agents de police et de criminels reconnus coupables dans les
affaires susmentionnées.
128
Tous ces facteurs, selon moi, justifient de conclure non seulement qu'une analyse
du droit à la vie privée crée une présomption contre une ordonnance de production
de dossiers privés, mais aussi qu'il faut prendre sérieusement en considération les
droits à l'égalité des plaignantes que garantit la Charte lorsque vient le temps de
formuler une méthode appropriée de production des dossiers de plaignantes. Je
partage donc l'observation du juge Hill à cet égard, dans R. c. Barbosa (1994), 92
C.C.C. (3d) 131 (C. Ont. (Div. gén.)), à la p. 141:

- 102 -
[TRADUCTION] Au moment d'aborder la divulgation de dossiers se
rapportant au traitement, à l'analyse, à l'évaluation ou aux soins dont un
plaignant a fait l'objet par le passé, il est nécessaire de se rappeler que
la présentation d'une défense pleine et entière au nom de la personne
accusée devrait être rendue possible sans supprimer de façon
discriminatoire ou arbitraire la protection de la vie privée du plaignant.
Le fait que le plaignant soit systématiquement victimisé de nouveau
risque de déconsidérer le système de justice pénale. [Je souligne.]
(iii) La pondération de valeurs conflictuelles
129
Comme le juge en chef Lamer l'a noté récemment au nom de la majorité dans
Dagenais, précité, à la p. 877, il faut pondérer avec un soin particulier les
considérations constitutionnelles conflictuelles:
Il faut se garder d'adopter une conception hiérarchique qui donne
préséance à certains droits au détriment d'autres droits, tant dans
l'interprétation de la Charte que dans l'élaboration de la common law.
Lorsque les droits de deux individus sont en conflit [. . .] les principes
de la Charte commandent un équilibre qui respecte pleinement
l'importance des deux catégories de droits.
Tout en étant d'accord avec cette proposition, je soulignerais le fait que les images
de conflits de droit qu'on évoque peuvent ne pas toujours être appropriées. Un
exemple est celui de l'interaction entre les droits à l'égalité des plaignantes dans des
procès pour agression sexuelle et les droits des accusés à un procès équitable. La
suppression des croyances et des pratiques discriminatoires dans la conduite de ces
procès accroîtra, au lieu de la diminuer, l'équité des procès de ce genre.
Réciproquement, les procès pour agression sexuelle qui seront équitables
favoriseront l'égalité des femmes et des enfants, qui en sont le plus souvent
victimes.

- 103 -
130
Il devrait cependant ressortir clairement de mes remarques antérieures que je suis
convaincue que les témoins ont droit à la protection de leur vie privée en ce qui a
trait aux documents et aux dossiers privés (c.-à-d. les documents et les dossiers
pour lesquels il existe une attente raisonnable de protection du caractère privé) qui
ne font pas partie de la «preuve complète» que le ministère public doit présenter
contre l'accusé. Il ne peut être porté atteinte à leur attente raisonnable en matière
de protection de la vie privée qu'en conformité avec les principes de justice
fondamentale. Dans les affaires semblables à la présente, toute entrave au droit
d'un individu à la protection de sa vie privée provient de l'affirmation par une autre
personne que cette entrave est nécessaire à la présentation d'une défense pleine et
entière. Aussi important que puisse être le droit de présenter une défense pleine
et entière, il doit coexister avec d'autres droits constitutionnels plutôt que de les
éclipser: Dagenais, précité, à la p. 877. La protection de la vie privée et l'égalité
ne doivent pas être sacrifiées sans autre forme de procès sur l'autel de l'équité du
procès.
131
L'approche appropriée dans les contextes mettant en jeu des droits constitutionnels
conflictuels peut être résolue par analogie avec l'arrêt Dagenais, à la p. 891. En
particulier, étant donné que c'est le requérant qui demande la production de
dossiers privés en la possession de tiers et, à cette fin, tente d'invoquer le pouvoir
de l'État de violer les droits à la protection de la vie privée d'autres individus, il
doit prouver que l'utilisation du pouvoir de l'État d'imposer la production est
justifiée dans une société libre et démocratique. Si tel n'est pas le cas, les droits
à la protection de la vie privée de l'autre personne seront violés d'une manière
contraire aux principes de justice fondamentale.

- 104 -
132
L'utilisation du pouvoir de l'État d'ordonner la production de dossiers privés sera
justifiée dans une société libre et démocratique lorsque les critères suivants seront
appliqués. Premièrement, la production ne devrait être ordonnée que lorsqu'il est
prouvé que l'accusé ne peut obtenir les renseignements demandés par d'autres
moyens raisonnablement disponibles et efficaces. Deuxièmement, la production
qui viole le droit à la protection de la vie privée doit être aussi limitée qu'il est
raisonnablement possible pour respecter le droit de présenter une défense pleine
et entière. Troisièmement, les arguments en faveur de la production doivent se
fonder sur un raisonnement permis et non pas sur des suppositions et des
stéréotypes discriminatoires. En dernier lieu, il doit y avoir proportionnalité entre
les effets bénéfiques de la production sur le droit de l'accusé de présenter une
défense pleine et entière et les effets préjudiciables pour la partie dont les dossiers
privés sont divulgués. La mesure de proportionnalité doit refléter l'étendue de
l'attente raisonnable de protection du caractère privé des dossiers particuliers, d'une
part, et l'importance de la question à laquelle a trait la preuve, de l'autre. En outre,
les tribunaux doivent rester sensibles au fait que, dans certains cas, les effets
préjudiciables de la production peuvent visiblement comporter des effets négatifs
sur le déroulement de la thérapie de la plaignante, ce qui menacerait de nuire
psychologiquement à la personne concernée et entraînerait pour elle une privation
concomitante du droit à sa propre sécurité.
133
Il faut garder à l'esprit toutes ces considérations dans la formulation d'une approche
appropriée à la difficile question soulevée dans le présent pourvoi. Ayant fait
appel à ces notions de base pour structurer notre analyse, il est maintenant possible
d'élaborer une approche à la production des dossiers privés en la possession de
tiers qui, il est à souhaiter, maintiendra le plus haut degré possible de

- 105 -
proportionnalité de manière à réconcilier les préoccupations constitutionnelles
également importantes relatives à la présentation d'une défense pleine et entière,
la protection de la vie privée et l'égalité indépendamment de toute discrimination.
(iv)
Procédure visant à obtenir la production
134
Le processus suivant tient compte des principes généraux que je viens de formuler.
Premièrement, l'accusé qui cherche à obtenir la production de dossiers privés en
la possession d'un tiers doit obtenir un subpoena duces tecum et le lui signifier.
Après la signification de l'assignation, l'accusé doit aviser le ministère public, la
personne visée par les dossiers et toute autre personne ayant un intérêt dans le
caractère privé des dossiers, qu'il demandera au juge du procès d'en ordonner la
production. Ensuite, au procès, l'accusé doit présenter une demande appuyée d'une
preuve par affidavit indiquant que les dossiers sont susceptibles de se rapporter soit
à une question en litige dans l'instance soit à l'habilité à témoigner de la personne
visée par les dossiers. Si les dossiers sont pertinents, le tribunal doit alors pondérer
les effets bénéfiques et les effets préjudiciables qu'entraînerait la délivrance en
faveur de la défense de l'ordonnance de production de ces dossiers pour déterminer
si et dans quelle mesure la production devrait être ordonnée.
a) Subpoena duces tecum et avis aux parties intéressées
135
La partie XXII du Code criminel prévoit la forme que prend le subpoena duces
tecum et la procédure relative à son émission. Tout particulièrement, l'assignation
ne sera permise que si la demande établit que le témoin est susceptible de fournir
une preuve substantielle: par. 698(1). L'assignation a pour but de citer le témoin

- 106 -
-- en l'espèce, le gardien des dossiers -- à comparaître en cour et d'exiger qu'il
apporte les documents décrits dans l'assignation. En soi, elle n'exige pas que le
témoin divulgue les dossiers au tribunal ou à la défense.
136
Lors de la signification du subpoena, l'accusé doit aviser par écrit toutes les
personnes qui peuvent avoir un intérêt dans le caractère confidentiel des dossiers
qu'une requête sera présentée en vue d'obtenir une ordonnance pour la production
des dossiers. Parmi les personnes intéressées, mentionnons le ministère public, la
personne visée par les dossiers, le gardien des dossiers et toute autre personne qui
doit être informée selon la loi. L'omission d'aviser toutes les parties concernées
sera fatale à cette requête bien que l'accusé puisse présenter une nouvelle requête
et que, par souci de commodité, le subpoena duces tecum puisse être accompagné
d'un avis au gardien des dossiers.
b) Demande de production
137
Au procès, lorsque l'accusé demande une ordonnance de production des dossiers,
le juge devrait procéder en deux étapes. Premièrement, l'accusé doit démontrer
que les renseignements contenus dans les dossiers sont susceptibles de se rapporter
soit à une question en litige dans l'instance soit à la capacité à témoigner de la
personne visée par les dossiers. Si les renseignements ne satisfont pas à cette
exigence minimale en matière de pertinence, l'analyse prend fin et aucune
ordonnance ne sera rendue. Toutefois, si les renseignements se rapportent
vraisemblablement soit à une question en litige dans l'instance soit à l'habilité à
témoigner de la personne visée, le tribunal doit pondérer les effets bénéfiques et
les effets préjudiciables de la production pour déterminer si et dans quelle mesure

- 107 -
la production devrait être ordonnée. À chaque étape, on devrait accorder aux
avocats des parties intéressées la possibilité de présenter des arguments.
(1) Pertinence
138
Dès le départ, l'accusé doit établir une base qui permettrait au juge de conclure à
l'existence réelle d'autres documents qui peuvent être utiles à l'accusé pour
présenter une défense pleine et entière (Chaplin, précité, aux pp. 743 à 745) en ce
sens qu'ils sont logiquement probants. En d'autres termes, l'accusé doit convaincre
le tribunal que les renseignements contenus dans les dossiers sont susceptibles de
se rapporter soit à une question en litige dans l'instance soit à l'habilité à témoigner
de la personne visée (O'Connor no 2, précité).
139
À ce stade, il peut être utile pour le tiers gardien des dossiers de préparer une liste
des dossiers en sa possession. Le cas échéant, le juge du procès peut exiger qu'une
telle liste soit fournie à l'accusé et aux autres parties intéressées. Par exemple, c'est
ce qui a été fait dans l'arrêt Barbosa, précité, malgré le contexte quelque peu
différent d'une requête présentée par le ministère public visant à empêcher la
divulgation des dossiers en sa propre possession. Dans cet arrêt, le juge Hill a fait
les remarques suivantes sur l'utilité d'un inventaire des dossiers (à la p. 136):
[TRADUCTION] L'existence d'un inventaire non seulement favorise
l'efficacité procédurale au cours du débat sur une demande de ce genre,
mais a également l'avantage de pouvoir permettre à l'avocat de la
défense de faire porter précisément l'objet de sa demande sur un
nombre de documents moins élevé que ceux qui sont en la possession
du gardien visé. À l'occasion, un tel inventaire favorise la tenue
d'autres discussions informelles entre les avocats de la défense et du
ministère public entraînant des divulgations additionnelles sans
contrôle par les tribunaux.

- 108 -
140
Je tiens, toutefois, à souligner que, comme pour toute autre requête, une demande
visant à obtenir une ordonnance pour la production de dossiers privés en la
possession d'un tiers doit être accompagnée d'une preuve par affidavit qui établit
à la satisfaction du juge que les renseignements demandés sont susceptibles d'être
pertinents. La démonstration par l'accusé que les renseignements sont susceptibles
d'être pertinents doit être fondée sur la preuve et non sur des affirmations
spéculatives ou sur un raisonnement discriminatoire ou stéréotypé.
141
Le Juge en chef et le juge Sopinka soutiennent que les accusés se trouvent dans une
situation difficile parce qu'ils sont tenus de démontrer la pertinence probable des
documents sans y avoir accès. Mes collègues soulignent les arrêts de notre Cour
Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637, Dersch c. Canada (Procureur général),
[1990] 2 R.C.S. 1505 (spécialement aux pp. 1513 et 1514), R. c. Garofoli, [1990]
2 R.C.S. 1421, et R. c. Durette, [1994] 1 R.C.S. 469, et concluent que le critère de
la «pertinence probable» ne devrait pas être interprété comme constituant un
fardeau onéreux. Je tiens tout d'abord à signaler que l'arrêt Carey se situait dans
le contexte d'une action civile dans laquelle il n'était question ni du droit à une
défense pleine et entière ni d'un droit constitutionnel à la protection de la vie
privée; il ne s'applique donc pas en l'espèce. En ce qui concerne les arrêts Dersch,
Garofoli et Durette, notre Cour, à la majorité, y a conclu qu'un accusé a le droit
d'avoir accès aux renseignements utilisés par les policiers pour obtenir une
autorisation d'écoute électronique car, sans un tel accès, l'accusé ne peut de façon
réaliste contester la légalité de la surveillance. Toutefois, dans ces affaires,
l'accusé cherchait à avoir accès à des dossiers créés par l'État dans le cadre de son
enquête; cette situation peut difficilement être comparée à la situation de l'accusé
qui demande l'accès à des dossiers thérapeutiques ou d'autres dossiers privés créés

- 109 -
et conservés par un tiers. Les dossiers visés en l'espèce ne sont pas en la
possession ou sous le contrôle du ministère public, ne font pas partie de la «preuve
complète» du ministère public et ont été créés par un tiers à une fin non reliée à
l'enquête ou à la poursuite de l'infraction. À mon avis, on ne peut présumer que
ces dossiers seront vraisemblablement pertinents et si l'accusé est incapable d'en
démontrer la pertinence, alors la demande de production doit être rejetée comme
n'équivalant à rien d'autre qu'une partie de pêche.
142
La charge qui incombe à l'accusé de démontrer la pertinence probable est
considérable. Par exemple, il ne suffira pas que l'accusé demande la production
de dossiers en se fondant uniquement sur une simple déclaration non étayée selon
laquelle les dossiers pourraient influer sur une «plainte récente» ou le «genre de
personne» qu'est le témoin. De la même manière, le requérant ne peut pas
simplement invoquer la crédibilité «en général», mais il doit plutôt fournir une
base pour prouver qu'il y a des chances que les dossiers contestés contiennent des
renseignements qui se rapporteraient à la crédibilité de la plaignante sur une
question particulière et essentielle en litige. Tout aussi insuffisante est la simple
affirmation non étayée selon laquelle une déclaration antérieure incompatible
pourrait être révélée ou selon laquelle la défense désire examiner les dossiers en
vue de trouver des «allégations d'abus sexuel commis par d'autres personnes». De
telles demandes sont, sans plus, indicatives du type même de partie de pêche que
notre Cour a déjà rejeté dans d'autres contextes. Voir, dans le contexte d'un
contre-interrogatoire sur le comportement sexuel antérieur, Osolin, précité, à la
p. 618, le juge L'Heureux-Dubé dissidente, et Seaboyer, précité, à la p. 634, le juge
McLachlin au nom de la majorité; dans le contexte des fouilles, perquisitions ou
saisies, Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416, à la p. 448, le juge Sopinka au nom

- 110 -
de la Cour, et Hunter, précité, à la p. 167, le juge Dickson (plus tard Juge en chef)
au nom de la Cour; dans le contexte de l'écoute électronique et des affidavits à
l'appui, Chaplin, précité, à la p. 746, le juge Sopinka au nom de la Cour, Durette,
précité, à la p. 523, le juge L'Heureux-Dubé dissidente, R. c. Thompson, [1990] 2
R.C.S. 1111, à la p. 1169, le juge La Forest dissident, et R. c. Duarte, [1990] 1
R.C.S. 30, à la p. 55, le juge La Forest au nom de la majorité. Voir également
Cross on Evidence (7e éd. 1990), aux pp. 51 et suiv.; Halsbury's Laws of England
(4e éd. 1976), vol. 17, par. 5, à la p. 7; Wigmore on Evidence (3e éd. 1940), vol. 1,
par. 9, aux pp. 655 et suiv.
143
De même, le simple fait qu'un témoin ait des antécédents médicaux ou
psychiatriques ne peut pas être considéré comme indiquant que son témoignage
pourrait manquer de crédibilité. Toute suggestion selon laquelle un traitement, une
thérapie, une maladie ou un handicap entraînent un manque de crédibilité doit
reposer sur une preuve convaincante plutôt que sur des stéréotypes, des mythes ou
des préjugés. Pour ces raisons, il ne serait pas non plus approprié que le tribunal
prenne connaissance d'office du fait que le manque de crédibilité puisse se déduire
d'un traitement particulier. Voir R. c. K. (V.) (1991), 4 C.R. (4th) 338 (C.A.C.-B.),
aux pp. 350 et 351.
144
En dernier lieu, il ne faut pas présumer que le simple fait qu'un témoin ait suivi un
traitement ou reçu des conseils socio-psychologiques après une agression sexuelle
indique que les dossiers contiendront des renseignements qui se rapportent à la
défense. Une thérapie ne met pas du tout l'accent sur les mêmes choses qu'une
enquête ou un autre processus entrepris aux fins du procès. Alors que les enquêtes
et les dépositions des témoins visent à déterminer la vérité historique -- à savoir les

- 111 -
faits entourant l'agression alléguée -- la thérapie met généralement l'accent sur
l'examen des réactions émotives et psychologiques de la plaignante à certains
événements, après que l'agression sexuelle ait eu lieu. Les victimes mettent
souvent en doute leurs perceptions et leur bon jugement, tout particulièrement si
l'agresseur était une connaissance. La thérapie offre à la victime l'occasion
d'explorer ses propres sentiments de doute et d'insécurité. Ce n'est pas un exercice
d'appréciation des faits. Par conséquent, la vaste majorité des renseignements
notés au cours des séances de thérapie ne sont nullement pertinents ou, tout au
plus, se rapportent peu aux questions en litige. De plus, comme je l'ai déjà
mentionné ailleurs, bon nombre de ces renseignements sont peu fiables en soi et
peuvent donc entraver plutôt que faciliter le processus de recherche de la vérité.
Même si le fait qu'une personne ait sollicité des conseils socio-psychologiques
après une présumée agression sexuelle peut certainement susciter chez le requérant
l'espoir d'une partie de pêche fructueuse, il ne s'ensuit pas, en l'absence d'autres
éléments de preuve, que les renseignements figurant dans ces dossiers se
rapporteront vraisemblablement à la défense de l'accusé.
145
Contrairement à mes collègues le juge en chef Lamer et le juge Sopinka, je ne
considérerais pas le «nombre même» de cas où la production de documents a été
ordonnée dans le passé comme preuve de la pertinence potentielle des dossiers
thérapeutiques. Quelle que puisse avoir été la pratique suivie par les juges dans le
passé, il faudrait les inciter à examiner soigneusement toute affirmation voulant
que de tels dossiers soient pertinents, d'une façon adaptée au contexte
thérapeutique et à la nature des dossiers constitués dans ce contexte. Sans une
sensibilité nécessaire, il y a un grand danger que soient produits des dossiers

- 112 -
n'ayant pas vraiment de pertinence, que soit brimée la recherche de la vérité et que
soient inutilement lésés les droits des plaignantes.
146
Pour faire la preuve requise, le requérant peut se baser sur les documents et
dossiers divulgués par le ministère public, sur ses propres témoins et sur le
contre-interrogatoire des témoins du ministère public tant à l'enquête préliminaire
qu'au procès. À certaines occasions, il peut même être nécessaire de présenter le
témoignage d'un expert pour poser les fondations d'une demande de production
(par exemple, le témoignage de l'expert selon lequel un certain type de thérapie
peut mener à des «souvenirs fabriqués»). La détermination de la pertinence est un
processus souple plutôt que rigide. En conséquence, les renseignements dont on
ne pourra démontrer la pertinence à un certain moment au cours de l'instance
peuvent devenir pertinents par la suite et, dans un tel cas, une demande
additionnelle de production pourrait être justifiée. Toutefois, une demande de
production ne sera pas accueillie, peu importe le moment où elle est présentée, si
elle n'est pas appuyée par des éléments de preuve démontrant la pertinence
probable des dossiers.
147
Je tiens à faire deux dernières observations en ce qui a trait à la pertinence. La
première porte sur la remarque de la Cour d'appel selon laquelle la pertinence
devrait être déterminée en fonction des [TRADUCTION] «autres intérêts juridiques
et sociétaux légitimes, dont les intérêts des plaignants dans la protection de leur vie
privée» (O'Connor (no 2), aux pp. 261 et 262). À mon avis, les droits des
plaignantes à la protection de leur vie privée devraient être examinés de façon
distincte, plutôt que dans le cadre de l'analyse de la pertinence. Il est important de
se rappeler que le raisonnement qui sous-tend le recours au privilège ou au droit

- 113 -
à la vie privée est diamétralement opposé à celui qui sous-tend la plupart des règles
ordinaires d'exclusion en matière de preuve. Les intérêts dans le privilège et la
protection de la vie privée excluraient des éléments de preuve malgré le fait que
de tels éléments pourraient favoriser le processus de recherche de la vérité. Par
ailleurs, les règles ordinaires d'exclusion sont généralement motivées par le désir
de favoriser le processus de recherche de la vérité, en ce sens qu'elles tendent à
écarter les éléments de preuve qui pourraient être peu fiables, qui pourraient
induire en erreur ou influencer le juge des faits ou qui pourraient d'une autre façon
porter atteinte à l'équité du procès. Par conséquent, il est à la fois plus facile et
plus honnête sur le plan intellectuel de pondérer, lors d'une étape distincte, les
intérêts dans la protection de la vie privée et les intérêts de la société.
148
Toutefois, comme je l'ai déjà mentionné, le respect du droit à l'égalité n'est pas
étranger aux objectifs de recherche de la vérité et de tenue d'un procès équitable.
Au contraire, tous ces objectifs indiquent qu'un tribunal ne peut pas tirer des
conclusions qui seraient fondées sur des raisonnements discriminatoires ou
stéréotypés. Par exemple, il n'est pas permis de demander la divulgation de
dossiers qui renvoient à d'autres activités sexuelles pour étayer la conclusion que,
parce que la plaignante s'est adonnée à une activité sexuelle qui n'est pas liée à
l'agression sexuelle, il soit plus probable qu'elle ait donné son consentement à
l'activité en question, ou qu'elle soit moins digne de confiance: Seaboyer, précité.
149
Ma deuxième observation porte sur l'habilité à témoigner de la personne visée par
les dossiers. Une personne est présumée habile à témoigner jusqu'à preuve du
contraire. L'inhabilité à témoigner peut être démontrée de plusieurs façons, telle
l'assignation d'un médecin qui a traité le témoin, ce qui n'exige pas la divulgation

- 114 -
de dossiers médicaux privés. Si la requête de l'avocat de la défense en vue de la
divulgation de dossiers médicaux privés est fondée sur l'habilité à témoigner, le
tribunal devrait examiner en premier lieu s'il existe d'autres moyens raisonnables
pour évaluer l'habilité du témoin à témoigner qui constitueraient une intrusion
moins grande dans la vie privée du témoin.
(2) La pondération
150
Si le juge du procès conclut que les dossiers ne sont pas susceptibles de se
rapporter à une question en litige dans l'instance ou à l'habilité à témoigner de la
personne visée par les dossiers, la demande devrait être rejetée. Si, par ailleurs, le
juge décide qu'ils seront vraisemblablement pertinents, il doit alors passer à la
deuxième étape, qui comporte deux volets. Premièrement, le juge doit soupeser
les effets bénéfiques et préjudiciables qu'entraînerait la production des dossiers aux
fins d'examen par le tribunal, au regard du droit de l'accusé à une défense pleine
et entière et l'effet d'une telle production sur le droit à la protection de la vie privée
et le droit à l'égalité de la personne visée par les dossiers. Si le juge conclut que
la production est justifiée, il ou elle devrait l'ordonner.
151
Le Juge en chef et le juge Sopinka paraissent partager mon point de vue que la
pondération des effets de la production ne devrait être entreprise qu'à cette
deuxième étape de la procédure, après que l'on ait décidé que les dossiers seraient
vraisemblablement pertinents. Cependant, ils sont d'avis qu'il n'est pas nécessaire
que le juge de première instance tienne compte des intérêts opposés, comme le
droit de la personne visée par les dossiers à la protection de sa vie privée, avant
d'en ordonner la production aux fins d'examen par le tribunal. Je ne suis pas

- 115 -
d'accord. Mes collègues négligent de reconnaître que même une ordonnance de
production au tribunal constitue une atteinte à la vie privée. Les dossiers en
l'espèce sont très personnels et toute atteinte au caractère personnel des dossiers
peut avoir de graves conséquences sur la dignité de la personne visée, et, dans
certains cas, sur le déroulement de sa thérapie. Ni la personne visée ni le gardien
des dossiers ne devraient être forcés de porter atteinte au caractère personnel des
dossiers à moins qu'un juge ne décide, après examen approfondi, que les effets
bénéfiques l'emportent sur les effets préjudiciables d'une telle atteinte.
152
Dans les cas limites, le juge devrait pencher du côté de la production au tribunal.
Le juge du procès, en examinant les documents, protégera de son mieux la vie
privée du témoin. Néanmoins, la lecture et l'examen d'un grand nombre de
documents, dont la production à la cour aura été ordonnée par surcroît de prudence,
peut imposer un fardeau excessif aux juges, particulièrement si une infime partie
seulement des dossiers produits au tribunal est en fin de compte divulguée à la
défense. Par conséquent, bien que les cas limites à ce stade devraient être réglés
en faveur de la production devant la cour, la décision relative à la pertinence et à
la pondération devrait être significative, juste et réfléchie. Cette pondération
soigneuse permettra d'éviter la production de documents inutiles.
153
Ensuite, au moment de la production des dossiers devant la cour, le juge devra les
examiner pour déterminer si et dans quelle mesure ils devraient être divulgués à
l'accusé. Cette étape exige que la cour examine de nouveau, mais avec le bénéfice
de l'inspection des documents, la pertinence probable et les effets bénéfiques et
préjudiciables, comme elle l'a déjà fait, mais en ayant à l'esprit la divulgation à
l'accusé.

- 116 -
154
J'ai quelque difficulté avec la position de la Cour d'appel selon laquelle le juge peut
simplement divulguer à la défense tout élément de preuve «substantiel». Le
problème que soulève une telle approche est que, en fait, elle ne tient pas compte
de la protection de la vie privée ou d'intérêts sociétaux plus importants. Un
système juridique équitable exige en tout temps le respect de la dignité personnelle
de la plaignante et, en particulier, de son droit à la vie privée, à l'égalité et à la
sécurité de sa personne. Comme le Juge en chef l'a écrit dans l'arrêt Dagenais,
précité, dans le contexte d'une interdiction de publication, la common law ne
devrait pas privilégier le droit à un procès équitable au détriment d'autres droits
consacrés par la Constitution (à la p. 877):
La règle de common law qui, avant l'adoption de la Charte,
régissait les ordonnances de non-publication, accordait une plus grande
importance au droit à un procès équitable qu'à la liberté d'expression de
ceux qui étaient touchés par l'interdiction. À mon sens, l'équilibre que
cette règle fixe est incompatible avec les principes de la Charte, en
particulier avec l'égalité de rang qu'accorde la Charte aux al. 2b) et
11d). Il ne conviendrait pas que les tribunaux continuent d'appliquer
une règle de common law qui privilégie systématiquement les droits
garantis à l'al. 11d) par rapport à ceux que garantit l'al. 2b). Il faut se
garder d'adopter une conception hiérarchique qui donne préséance à
certains droits au détriment d'autres droits, tant dans l'interprétation de
la Charte que dans l'élaboration de la common law. Lorsque les droits
de deux individus sont en conflit, comme cela peut se produire dans le
cas d'une interdiction de publication, les principes de la Charte
commandent un équilibre qui respecte pleinement l'importance des
deux catégories de droits.
De même, en ce qui a trait à la production de dossiers privés en la possession de
tiers, un équilibre doit être trouvé qui place les droits des plaignantes garantis par
la Charte sur le même pied que ceux des accusés.
155
Dans Dagenais, la Cour a apprécié la proportionnalité en examinant et en soupesant
les effets bénéfiques et préjudiciables de la violation des droits en question. Je

- 117 -
crois qu'un tel processus était déjà implicite dans l'arrêt Seaboyer, dans lequel notre
Cour a cherché à établir une mesure de proportionnalité entre le droit à la vie
privée et le droit à un procès équitable. À mon avis, une approche analogue est
appropriée dans un contexte de divulgation. Une fois qu'un tribunal a examiné les
dossiers produits, seuls devraient être divulgués les dossiers ou les parties de
dossiers qui ont une valeur probante importante qui n'est pas substantiellement
contrebalancée par le risque d'un préjudice à la bonne administration de la justice
ou l'atteinte au droit à la vie privée du témoin ou à la relation privilégiée. Voir
également Stuesser, «Reconciling Disclosure and Privilege» (1994), 30 C.R. (4th)
67, aux pp. 71 et 72.
156
Bien que la liste ne soit pas exhaustive, les facteurs suivants devraient être pris en
considération dans cette détermination: (1) la mesure dans laquelle ce dossier est
nécessaire pour que l'accusé puisse présenter une défense pleine et entière; (2) la
valeur probante du dossier en question; (3) la nature et la portée de l'attente
raisonnable au respect du caractère privé de ce dossier; (4) la question de savoir
si la production du dossier reposerait sur une croyance ou un préjugé
discriminatoires; (5) le préjudice possible à la dignité, à la vie privée ou à la
sécurité de la personne de la plaignante que pourrait causer la production du
dossier en question; (6) la mesure dans laquelle la production de dossiers de cette
nature nuirait à l'intérêt qu'a la société à ce que les victimes signalent les agressions
sexuelles et suivent des thérapies; et (7) l'effet de la production ou de la
non-production du dossier sur l'intégrité du processus judiciaire, compte tenu de
la nécessité de garder à l'esprit les conséquences de la décision.

- 118 -
157
Selon le Juge en chef et le juge Sopinka, l'intérêt qu'a la société à encourager les
victimes d'agression sexuelle à signaler ces infractions et à suivre des traitements
«n'est pas une considération primordiale» (par. 33) et l'effet de la production sur
l'intégrité du processus judiciaire n'entre pas du tout en ligne de compte lorsqu'on
détermine si les gardiens de dossiers thérapeutiques devraient être contraints de les
divulguer à la défense. Je ne vois aucun motif de réduire l'importance relative de
ces facteurs et encore moins de les exclure de l'exercice de pondération des effets
bénéfiques et préjudiciables d'une ordonnance de production.
158
Notre Cour a déjà reconnu que la société a un intérêt légitime à encourager le dépôt
de plaintes d'agressions sexuelles et que cet intérêt est favorisé par la protection de
la vie privée des plaignantes: Seaboyer, précité, aux pp. 605 et 606. Le législateur
fédéral a, lui aussi, reconnu cet important intérêt à l'al. 276(3)b) du Code criminel.
Bien que l'arrêt Seaboyer et l'al. 276(3)b) aient trait à l'admissibilité de la preuve
concernant le comportement sexuel antérieur d'une plaignante, le même
raisonnement s'applique en l'espèce. La production forcée de dossiers
thérapeutiques constitue une atteinte grave à la vie privée des plaignantes, atteinte
qui risque de dissuader les victimes d'agression sexuelle de déposer des plaintes,
ou encore, si elles portent plainte, de les dissuader de suivre des thérapies.
159
Ainsi que le notent le Juge en chef et le juge Sopinka, il existe des moyens de
restreindre l'étendue de l'atteinte à la vie privée résultant d'une ordonnance de
production. Cependant, malgré ces mesures, la divulgation forcée de dossiers
thérapeutiques à la défense demeure une grave atteinte à la vie privée des
plaignantes et un facteur susceptible de les dissuader de porter plainte et de suivre
une thérapie. De plus, la production de tels dossiers risque d'avoir une incidence

- 119 -
sur l'intégrité du processus judiciaire. Les juges doivent soupeser soigneusement
ces conséquences lorsqu'ils décident s'ils doivent ordonner la production de ces
dossiers.
160
Comme argument supplémentaire en faveur d'un fardeau moins lourd pour
l'accusé, le Juge en chef et le juge Sopinka assimilent l'accusé à un agent de l'État
qui requiert un mandat de perquisition en vertu de l'al. 487(1)b) du Code criminel.
Ils soutiennent qu'en vertu de l'al. 487(1)b) «le ministère public peut toujours
exiger la production de dossiers de tiers» (par. 34) quand il y a des motifs
raisonnables de croire qu'ils fourniront une preuve. Puisque l'interprétation de
l'al. 487(1)b) n'est pas en cause en l'espèce, je limiterai mes observations au strict
minimum. Toutefois, je dois exprimer mon désaccord avec l'affirmation de mes
collègues que le ministère public peut toujours obtenir un mandat de perquisition
en vue d'obtenir la production de dossiers thérapeutiques de tiers innocents en
établissant simplement l'existence de «motifs raisonnables». Bien au contraire,
dans une décision rédigée par le Juge en chef (alors juge puîné), notre Cour a
décidé qu'un juge peut refuser un mandat de perquisition, même si l'exigence
légale de «motifs raisonnables» est remplie, afin de protéger les droits
fondamentaux de tiers innocents: Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860,
aux pp. 889 à 891. On ne peut donc présumer que l'État pourra obtenir un mandat
qui viserait des dossiers privés en la possession de tiers innocents, aussi facilement
que le Juge en chef et le juge Sopinka le prétendent. À mon avis, l'accusé ne
devrait pas non plus avoir le droit de forcer la production de tels dossiers sans
examen rigoureux de leur pertinence et des effets bénéfiques ou préjudiciables
d'une telle production.

- 120 -
161
J'ajouterais que, lorsque la défense tente de justifier la divulgation de dossiers en
se fondant sur leur pertinence anticipée en relation avec des questions en litige, il
y a lieu de se demander si ces questions sont ou non accessoires aux véritables
questions en cause au procès. Comme la défense n'est pas autorisée à contredire
des réponses sur des questions accessoires, elle ne saurait être dans une meilleure
position en obtenant la production de renseignements sur cette question accessoire.
Il s'ensuit que l'omission de produire des renseignements se rapportant uniquement
à des questions accessoires ne portera pas atteinte aux droits de l'accusé de
présenter une défense pleine et entière. Voir, par exemple, R. c. C. (B.) (1993), 80
C.C.C. (3d) 467 (C.A. Ont.); R. c. Davison, DeRosie and MacArthur (1974),
20 C.C.C. (2d) 424 (C.A. Ont.).
162
À l'autre extrémité du spectre, lorsque des documents s'avèrent essentiels pour que
l'accusé puisse présenter une défense pleine et entière, la justice exige que ces
documents soient produits, même si ces renseignements n'avaient pas été
considérés par la défense comme base de la requête pour production. Cependant,
dans certains de ces cas, l'obligation de tenir compte des droits à la protection de
la vie privée et à la sécurité de la personne de la victime impose que la plaignante
puisse avoir l'option de se désister de la poursuite au lieu de faire face à la
production des dossiers en question.
163
Dans cette veine, lorsqu'un tribunal conclut que la production est justifiée, il ne
devrait l'autoriser que de la manière et dans la mesure nécessaires à la réalisation
de cet objectif: Dagenais, précité. Le tribunal ne devrait pas communiquer des
catégories de dossiers, mais il devrait plutôt examiner chaque dossier pour savoir
s'il est substantiel. Les dossiers à produire devraient être édités dans le but de

- 121 -
protéger la vie privée du témoin, tout en conservant suffisamment de détails pour
que le contenu ait une signification pour le lecteur. Le juge peut, dans certains cas,
vouloir entendre les parties sur la question de savoir si, pour l'édition des dossiers,
il devrait se faire aider par le procureur de la plaignante, par celui du gardien des
dossiers ou par le substitut du procureur général. En outre, il conviendra
généralement d'examiner les dossiers à huis-clos, de les garder sous scellés et de
les confier à la garde du greffier. Selon le caractère délicat des dossiers, le tribunal
devrait envisager d'interdire toute reproduction de ces dossiers et imposer une
interdiction de publication aux conditions qu'il juge appropriées. Dans les cas
exceptionnels, le tribunal peut envisager de rendre une ordonnance interdisant au
procureur de la défense de discuter du contenu de ces dossiers avec l'accusé. En
dernier lieu, je partage l'avis de la Cour d'appel selon lequel il conviendrait que
tous les documents produits au tribunal mais non divulgués soient scellés et
conservés au dossier au cas où ils devraient être examinés plus tard. Ces
procédures font partie intégrante du processus visant à minimiser le plus possible
l'atteinte au droit à la vie privée tout en garantissant à l'accusé une défense pleine
et entière et un procès équitable.
(v) L'admissibilité
164
Je ne saurais assez insister sur le fait que les lignes directrices énoncées ci-dessus
ne correspondent pas nécessairement au test énoncé dans l'arrêt Seaboyer et à
l'art. 276 du Code régissant l'admissibilité de la preuve lors du procès. La
divulgation et la production sont des notions plus larges que l'admissibilité et, en
conséquence, les éléments de preuve divulgués à la défense ne seront pas
nécessairement admissibles lors du procès.

- 122 -
165
En fait, dans la plupart des cas, les dossiers privés qui se rapportent aux conseils
socio-psychologiques reçus par la plaignante ou aux traitements qu'elle a suivis ne
seront pas pertinents et constitueront une preuve par ouï-dire irrecevable. Les
notes portant sur des déclarations faites par une plaignante dans un contexte
thérapeutique sont, de façon inhérente, sujettes à caution parce qu'elles n'ont pas
été préparées en même temps que les déclarations, ne sont pas censées constituer
un enregistrement précis des déclarations et ne sont pas ratifiées par la plaignante.
Qui plus est, elles touchent à un grand nombre de sujets qui ne se rapportent pas
aux questions soulevées dans l'instance ou à l'habilité de la plaignante à témoigner.
Comme je l'ai fait remarquer précédemment dans ces motifs, il existe un risque réel
que des déclarations peu ou non vraiment pertinentes puissent être utilisées hors
de leur contexte afin d'en inférer des conclusions injustifiées.
166
De toute façon, l'admissibilité des dossiers à titre d'éléments de preuve doit être
réglée au moment où l'accusé cherche à les mettre en preuve. Le fait que la
production de dossiers à la défense ait été ordonnée ne signifie pas que les dossiers
soient nécessairement admissibles.
167
Je passe maintenant à la dernière question plaidée devant notre Cour, qui est de
savoir à quel tribunal doit être adressée une demande de production et à quel
moment une telle demande doit être présentée.

- 123 -
(vi) La tribune et l'étape appropriée
a) L'enquête préliminaire
168
Dans l'arrêt Doyle c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 597, notre Cour a statué que les
pouvoirs d'un juge présidant une enquête préliminaire se limitent à ceux qui lui
sont conférés expressément ou implicitement par la loi. Étant donné qu'il n'y a pas
de disposition législative explicite visant une ordonnance obligeant les tiers à
divulguer à la défense des dossiers privés lors de l'enquête préliminaire, le pouvoir
de rendre une telle ordonnance, s'il existe, doit être accessoire à un autre pouvoir
conféré par la loi.
169
La principale fonction de l'enquête préliminaire, énoncée clairement au par. 548(1)
du Code, est à n'en pas douter de vérifier si le ministère public a une preuve
suffisante pour renvoyer l'accusé à procès. Voir également Caccamo c. La Reine,
[1976] 1 R.C.S. 786. Avec le temps, cependant, l'enquête préliminaire semble
s'être donné un but accessoire, qui est de fournir à l'accusé l'occasion de découvrir
et d'évaluer la preuve que le ministère public entend présenter contre lui lors du
procès: Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93. Cette expansion, inspirée de la
jurisprudence, de la nature et de la portée de l'enquête préliminaire a été attribuée
par les commentateurs à l'absence historique de toute procédure formelle par
laquelle l'accusé pourrait obtenir une divulgation de tous les détails de la preuve
du ministère public. (Voir Re Regina and Arviv (1985), 19 C.C.C. (3d) 395 (C.A.
Ont.), à la p. 403, le juge Martin, autorisation de pourvoi refusée, [1985] 1 R.C.S.
v.)

- 124 -
170
Bien que les juges qui président une enquête préliminaire ne soient pas autorisés
à déterminer la crédibilité des témoins, on pourrait se risquer à dire que le but
accessoire de la «communication préalable» a commencé dernièrement à éclipser
son objectif principal qui était d'épargner à l'accusé le sérieux outrage de subir un
procès dans des circonstances où la preuve n'est tout simplement pas suffisante
pour justifier même la tenue d'un procès. Un juge d'une cour provinciale, à
l'occasion d'un examen minutieux de l'évolution du rôle de l'enquête préliminaire,
a récemment exprimé une grande frustration relativement à cette tournure des
événements:
[TRADUCTION] . . . l'audience ou enquête préliminaire a tourné au
cauchemar pour tout juge de cour provinciale. Les règles relatives à la
pertinence ont été élargies de façon méconnaissable. Le
contre-interrogatoire lors d'une enquête préliminaire semble maintenant
n'avoir plus de limites. Les tentatives des juges de cours provinciales
en vue de limiter le contre-interrogatoire ont été perçues par certains
tribunaux supérieurs comme une atteinte au droit à la justice
fondamentale de l'accusé, une atteinte à la possibilité pour lui de
présenter une défense pleine et entière.
Dans son état actuel, l'enquête préliminaire est une sorte de navire
à la dérive dans des eaux agitées. L'enquête préliminaire a tourné à la
mêlée générale, est devenue un véritable enfer pour les victimes
d'infractions criminelles et les témoins qui sont appelés à participer à
ce rituel archaïque.
(R. c. Darby, [1994] B.C.J. No. 814 (C. prov.), aux par. 9 et 10.)
171
Néanmoins, la «communication préalable» dans le cadre de l'enquête préliminaire
demeure tout au plus un aspect accessoire de ce qui est essentiellement un examen
en vue de déterminer si la preuve à charge est suffisante pour justifier le renvoi à
procès. Nous devons également admettre que le droit régissant la divulgation au
Canada a changé de façon importante à la suite de l'arrêt de notre Cour dans
l'affaire Stinchcombe, précité. On y a reconnu que le ministère public a l'obligation

- 125 -
stricte de divulguer à la défense tous les renseignements en sa possession, qu'ils
soient inculpatoires ou exculpatoires, à l'exception de renseignements
manifestement non pertinents ou privilégiés. Bien que le ministère public conserve
un pouvoir discrétionnaire de décider ce qui «n'est manifestement pas pertinent»,
ce pouvoir discrétionnaire est susceptible de révision par le juge du procès à la
demande de la défense. En résumé, l'arrêt Stinchcombe a marqué l'aube d'une ère
nouvelle en matière de divulgation à la défense des détails de la preuve, en
transformant en obligation formelle ce qui n'était auparavant qu'un geste de
courtoisie professionnelle. L'omission par le ministère public de se conformer à
cette obligation peut, particulièrement lorsqu'elle est motivée par l'intention de
cacher des renseignements pertinents, entraîner la réparation draconienne que
constitue l'arrêt des procédures. Par conséquent, compte tenu de l'arrêt
Stinchcombe et d'autres arrêts de notre Cour qui ont élaboré sur ces lignes
directrices en matière de divulgation (R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451; Chaplin,
précité), il peut être nécessaire de réévaluer la mesure dans laquelle le fondement
de la «communication des pièces du dossier avant l'audience» reste approprié à la
conduite de l'enquête préliminaire moderne.
172
Cependant, aux fins du présent pourvoi, la question plus limitée est de savoir si le
juge présidant l'enquête préliminaire peut connaître des demandes de production
de dossiers privés détenus par des tiers.
173
Il va sans dire que les pouvoirs que la loi accorde au juge présidant l'enquête
préliminaire comprennent celui d'ordonner aux témoins de déposer. Par exemple,
l'art. 545 du Code prévoit le cas où un juge peut, lors de l'enquête préliminaire,
exiger d'un témoin qu'il produise des documents. Cependant, la compétence du

- 126 -
juge à l'enquête préliminaire doit être interprétée en fonction de l'objet fondamental
de l'enquête, qui est de déterminer si le ministère public a une preuve suffisante
pour renvoyer le prévenu à procès. Le juge qui préside une enquête préliminaire
n'a pas le pouvoir d'examiner d'autres questions ni celui d'ordonner la production
de documents qui n'ont aucun rapport avec cet examen.
174
Dans l'arrêt Patterson c. La Reine, [1970] R.C.S. 409, notre Cour a statué que le
juge présidant une enquête préliminaire n'a pas le pouvoir de forcer la production
d'une déclaration faite à la police par un témoin à charge. De toute évidence, notre
Cour était d'avis que la production d'une telle déclaration n'avait aucun rapport
avec l'objet de l'enquête préliminaire. Le juge Judson, s'exprimant au nom de la
majorité, affirme (à la p. 412):
Le Code criminel définit clairement le but de l'enquête préliminaire qui
est d'établir s'il y a une preuve suffisante pour renvoyer le prévenu à
son procès. L'enquête n'est pas un procès et il ne faut pas permettre
qu'elle en devienne un. Il ne s'agit pas ici de la faculté qu'a le juge du
procès d'exiger la production de pièces au cours du procès, ni de la
mesure où la poursuite, par loyauté envers le prévenu, doit la faire entre
l'enquête préliminaire et le procès.
(Voir aussi Re Hislop and The Queen (1983), 7 C.C.C. (3d) 240 (C.A. Ont.),
autorisation de pourvoi refusée, [1983] 2 R.C.S. viii). De même, je ne vois pas
comment des dossiers privés détenus par des tiers pourraient être de quelque façon
pertinents dans le cadre d'une enquête préliminaire.
175
En outre, il est important de ne pas perdre de vue la raison fondamentale qui
justifie qu'un accusé obtienne la divulgation de dossiers privés. Les dossiers ne
font pas partie de la preuve que fait valoir le ministère public contre l'accusé; par

- 127 -
conséquent, en ordonnant leur divulgation, le but n'est pas de permettre à l'accusé
de connaître d'avance la «preuve complète» à laquelle il devra répondre. Les
dossiers ne devraient pas non plus être divulgués afin de fournir des pistes
possibles permettant à la défense de mener sa propre «enquête» -- les tiers ne sont
pas tenus d'aider la défense de cette manière. Loin de là, les tiers ne peuvent être
tenus de divulguer les dossiers à la défense que pour l'unique raison qu'il serait
injuste qu'un accusé soit déclaré coupable parce que, sans raison valable, un
élément de preuve ayant une valeur probante importante n'était pas communiqué
à la défense, et que, en conséquence, l'accusé n'était pas en mesure de présenter
cette preuve au juge des faits.
176
Étant donné qu'une enquête préliminaire ne constitue pas une décision définitive
en ce qui concerne la culpabilité d'un accusé, la raison fondamentale d'ordonner la
divulgation ne s'applique pas. Il en découle que, bien que la production des
dossiers à l'enquête préliminaire soit sans doute utile pour la défense, il n'existe
aucune obligation constitutionnelle à cette étape qui justifierait une atteinte au droit
à la vie privée de la personne visée par les dossiers.
177
Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis que le juge présidant une enquête
préliminaire n'a pas compétence pour ordonner la production de dossiers privés
détenus par des tiers.
b) Requêtes préalables au procès
178
En l'espèce, cependant, l'ordonnance de divulgation n'émanait pas du juge
présidant une enquête préliminaire. Elle a plutôt été rendue à la suite d'une requête

- 128 -
préalable au procès que la défense avait présentée devant le juge en chef adjoint
Campbell, qui n'était pas lui-même saisi de l'affaire. Il n'y a pas de doute que le
juge en chef adjoint Campbell avait le pouvoir de rendre une telle ordonnance.
Toutefois, pour les motifs qui suivent, je suis d'avis que même un juge d'une cour
supérieure ne devrait pas, avant le procès, entendre une demande de divulgation
de dossiers privés en la possession d'un tiers.
179
Tout d'abord, de telles demandes devraient être entendues par le juge du procès
plutôt que par un juge chargé d'entendre les requêtes préalables au procès. Dans
l'arrêt R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333, notre Cour a eu l'occasion de décider
si une ordonnance de séparation des chefs d'accusation, rendue avant le procès par
un juge autre que le juge du procès, pouvait être révisée. Bien qu'elle ait fait
remarquer que la règle interdisant les attaques collatérales empêchait le juge du
procès de réviser les ordonnances rendues par des juges d'une juridiction
concurrente, elle a conclu que la philosophie sous-jacente à la règle interdisant les
attaques collatérales ne s'appliquait pas dans le cas d'une ordonnance de division
et de séparation des chefs d'accusation rendue avant le procès. Ce qui est toutefois
plus important en ce qui nous concerne, c'est que la Cour a ensuite examiné les
raisons pratiques pour lesquelles il était très souhaitable que seul le juge du procès
rende des ordonnances de cette nature (à la p. 353):
Non seulement le juge du procès est-il mieux placé pour évaluer l'effet
de la séparation demandée sur la conduite du procès, mais limiter au
juge du procès les ordonnances de séparation des chefs d'accusation
permet d'éviter le dédoublement des efforts déployés pour acquérir une
connaissance du dossier suffisante pour déterminer si les intérêts de la
justice exigent une telle ordonnance.

- 129 -
Les ordonnances de production des dossiers privés en la possession de tiers sont,
à mon avis, régies par une logique semblable.
180
De plus, il est souhaitable que le juge qui entend une demande de production ait
eu l'avantage d'entendre et de trancher les demandes antérieures de la défense, de
façon à minimiser la possibilité de contradiction dans le traitement de deux
requêtes semblables. Si tel n'est pas le cas, la possibilité d'une telle contradiction
risque d'entraîner des situations dans lesquelles la production de dossiers est
ordonnée par un juge qui entend la requête avant la tenue du procès dans des
circonstances considérées plus tard lors du procès comme n'étant pas fondées. Les
droits à la protection de la vie privée du plaignant auront été violés inutilement.
181
De façon plus générale, pour les motifs suivants, je suis d'avis que les demandes
de production de dossiers de tiers ne devraient pas être entendues avant le début
du procès, même par le juge du procès. Premièrement, le concept de demande de
production préalable au procès de documents en la possession de tiers est étranger
aux procédures criminelles. Dans les affaires criminelles, les témoins ne peuvent
être obligés de déposer qu'au procès. Un témoin éventuel n'est tenu de collaborer
ni avec le ministère public ni avec la défense avant le procès et un tribunal ne
devrait pas obliger le témoin à fournir à la défense un aperçu de son témoignage.
Je ne suis pas convaincue que des témoins éventuels de la défense dans des affaires
d'agressions sexuelles devraient être traités différemment.
182
Deuxièmement, encourager la demande de production préalable au procès de
documents en la possession de tiers favoriserait les parties de pêche, entraînerait
des délais inutiles et causerait un préjudice aux témoins en les obligeant à se

- 130 -
présenter devant le tribunal à plusieurs reprises. Qui plus est, un juge n'est pas en
position, avant le début du procès, de déterminer si les dossiers en question sont
pertinents, encore moins s'ils sont admissibles, et sera incapable de soupeser de
manière efficace les droits constitutionnels touchés par une ordonnance de
production (voir R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451, et British Columbia Securities
Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3).
183
Ceux qui favorisent une procédure préalable au procès soutiennent que, sans une
telle procédure, un accusé pourrait ne pas avoir accès, en temps opportun, à des
dossiers importants. Toutefois, la situation ne serait pas différente dans tout autre
procès où un témoin a refusé de collaborer avec la défense. Je tiens encore à
souligner que les dossiers visés en l'espèce ne font pas partie de la preuve que le
ministère public fait valoir contre l'accusé et que l'accusé n'a, par conséquent,
aucun droit de connaître d'avance le contenu de ces éléments de preuve. L'accusé
n'a pas non plus le droit d'examiner les dossiers pour y rechercher des pistes
éventuelles. Le seul motif pour lequel des tiers pourraient être tenus de produire
des dossiers à la défense est qu'ils ont une valeur probante relativement aux
questions en litige, ou à l'habilité des sujets de ces dossiers à témoigner, valeur
probante sur laquelle ne l'emportent pas substantiellement le risque d'un préjudice
à la bonne administration de la justice ou l'atteinte au droit de la personne visée au
respect de sa vie privée et à son droit à l'égalité. Je ne suis pas convaincue que cet
objectif exige que l'accusé ait accès aux documents avant le procès.
184
Pour ces motifs, je suis fermement d'avis que les requêtes en production de
dossiers privés en la possession de tiers ne devraient être entendues qu'au procès.

- 131 -
III. Sommaire
185
En résumé, quant à la question de l'abus de procédures relativement à la
non-divulgation de renseignements par le ministère public, je conclus qu'il n'y a
pas lieu de maintenir quelque genre de distinction que ce soit entre la doctrine de
l'abus de procédures en common law et les exigences de la Charte en ce qui
concerne la conduite abusive. Dans le dossier qui nous occupe, la preuve ne révèle
pas que le ministère public ait eu une telle conduite abusive, et l'arrêt des
procédures était inapproprié.
186
En ce qui a trait à la production de dossiers privés en la possession de tiers, les
tribunaux doivent soupeser le droit d'un accusé à être jugé équitablement en regard
des droits d'une plaignante à la protection de sa vie privée et à l'égalité
indépendamment de toute discrimination. Comme cette pondération n'a pas été
faite en l'espèce, je suis d'accord avec la Cour d'appel qu'il y a lieu d'ordonner la
tenue d'un nouveau procès.
IV. Conclusion et dispositif
187
Comme j'estime que la Cour d'appel a eu raison de conclure que le juge du procès
a commis une erreur en arrêtant les procédures prises contre le requérant, je
rejetterais le pourvoi et je disposerais de l'appel de la manière proposée par la Cour
d'appel.
Version française des motifs des juges Cory et Iacobucci rendus par

- 132 -
188
LE JUGE CORY -- Les actes du substitut du procureur général initialement chargé de
la poursuite en l'espèce étaient extrêmement arrogants et tout à fait répréhensibles.
Néanmoins, je ne puis souscrire à l'opinion du juge Major selon laquelle les
méfaits du ministère public étaient tels que, après examen de toutes les
circonstances de l'espèce, le tribunal était justifié de recourir à la réparation
draconienne qu'est l'arrêt des procédures. À l'instar du juge L'Heureux-Dubé et de
la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, je ne crois pas que ce soit l'un des cas
les plus manifestes qui justifie la réparation ultime que constitue l'arrêt des
procédures.
189
Je suis d'accord avec le résultat retenu par le juge L'Heureux-Dubé et avec bon
nombre de ses conclusions sur la protection de la vie privée et l'existence d'un
privilège. Toutefois, je souscris aux motifs du Juge en chef et du juge Sopinka
pour ce qui est de leur conclusion selon laquelle les principes relatifs à l'obligation
de divulguer du ministère public, énoncés dans R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S.
326, et confirmés dans R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451, doivent s'appliquer aux
dossiers thérapeutiques en sa possession.
190
Je suis également d'accord avec le Juge en chef et le juge Sopinka quant à la
procédure qu'ils proposent pour déterminer si les dossiers en la possession de tiers
sont susceptibles d'être pertinents. De plus, je souscris à leurs motifs relativement
à la nature du fardeau incombant à l'accusé et à la nature du processus de
pondération auquel le juge du procès doit recourir.
Version française des motifs rendus par

- 133 -
191
LE JUGE MCLACHLIN -- J'ai pris connaissance des motifs de mes collègues. Je
souscris entièrement à ceux du juge L'Heureux-Dubé et je désire seulement ajouter
l'observation suivante à l'appui de la position qu'elle adopte.
192
Dans les affaires criminelles, la communication préalable doit toujours être un
compromis. D'un côté, il y a le droit de l'accusé à un procès équitable. De l'autre,
il y a diverses considérations contraires. L'une d'elles est la protection de la vie
privée des tiers qui, sans avoir commis de faute, se trouvent pris dans le processus
pénal. Une autre de ces considérations est la longueur et la complexité accrues des
procès auxquels peuvent mener des communications préalables poussées. Ces
deux considérations ont des conséquences graves et préjudiciables pour le public.
193
En l'espèce, nous devons concevoir pour la production de dossiers détenus par des
tiers un critère qui préserve le droit de l'accusé à un procès équitable tout en
respectant le droit des particuliers et du public à la protection de la vie privée et
l'administration efficace de la justice. Pour y parvenir, il faut reconnaître que la
Charte canadienne des droits et libertés garantit non pas le plus équitable de tous les
procès possibles, mais plutôt un procès fondamentalement équitable: R. c. Harrer,
[1995] 3 R.C.S. 562. Le procès équitable tient compte non seulement du point de
vue de l'accusé, mais également des limites pratiques du système de justice et des
intérêts légitimes des autres personnes concernées, comme les plaignants et les
organismes qui les aident à faire face aux traumatismes qu'ils ont subis. Il est aussi
utopique de chercher la perfection dans les institutions judiciaires que de la
chercher dans tout autre organisme social. La loi exige non pas une justice parfaite
mais une justice fondamentalement équitable.

- 134 -
194
Du point de vue de l'accusé, pour que la justice soit parfaite, il faudrait qu'il soit
mis au courant de chaque éléments d'information susceptible d'être utile pour sa
défense. La liste devrait alors comprendre non seulement les renseignements
concernant les événements en cause mais tout ce qui, en théorie, pourrait servir en
contre-interrogatoire à discréditer ou à ébranler un témoin à charge. Lorsqu'on
tient compte d'autres points de vue, cependant, il en va autrement. La nécessité
d'avoir un système de justice qui fonctionne et qui soit abordable et rapide, le
danger de détourner le jury des vraies questions en litige et le droit à la protection
de la vie privée de ceux qui se trouvent pris dans le système de justice sont tous
des éléments qui convergent vers une norme de divulgation plus réaliste et
compatible avec l'équité fondamentale. Voilà ce qu'exige la loi, et rien de plus.
195
Je crois que le critère proposé par le juge L'Heureux-Dubé trouve le juste équilibre
entre le désir de l'accusé de se voir divulguer par chacun tout ce qui, en théorie,
pourrait servir à sa défense, d'une part, et les contraintes imposées par le processus
judiciaire et le droit à la protection de la vie privée des tiers qui se trouvent pris
dans le système de justice, d'autre part, le tout sans mettre en péril la garantie
constitutionnelle d'un procès qui soit fondamentalement équitable.
196
Je suis d'avis de trancher le pourvoi de la façon proposée par le juge
L'Heureux-Dubé.
Version française des motifs rendus par
197
LE JUGE MAJOR (dissident) -- J'ai pris connaissance des motifs du juge
L'Heureux-Dubé et je suis d'accord pour dire que l'abus de procédure reconnu en

- 135 -
common law a été considéré comme compris dans la Charte canadienne des droits
et libertés et ne devrait pas être examiné séparément à moins qu'il ne survienne des
circonstances auxquelles la Charte ne s'applique pas, ce qui n'est pas le cas dans
le présent pourvoi. La partie qui allègue l'abus de procédure doit prouver selon
une prépondérance des probabilités qu'il y a eu violation de la Charte. Cette
preuve faite, il y a ouverture à diverses mesures de réparations aux termes du
par. 24(1).
198
En toute déférence, je ne saurais convenir qu'un arrêt des procédures n'était pas
approprié. La conduite du ministère public en l'espèce a nui à la possibilité pour
l'accusé de présenter une défense pleine et entière et a aussi violé les principes
fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence. Il
en est ainsi si l'on tient compte de l'omission par le ministère public de divulguer
des renseignements sous son contrôle se rapportant à des infractions qui auraient
été commises il y a de nombreuses années. Le juge du procès avait le pouvoir
discrétionnaire de recourir à l'arrêt des procédures et cette réparation convenait
dans les circonstances.
I. L'historique de la conduite du ministère public
199
Les faits à l'origine des plaintes portées en l'espèce sont survenus entre le
1er janvier 1964 et le 1er novembre 1967. L'appelant a été mis en accusation le
6 novembre 1991, soit 24 ans après le dernier incident allégué. Ce long délai a
rendu l'obtention d'éléments de preuve difficile tant pour le ministère public que
pour la défense. Des témoins étaient décédés ou incapables de déposer et des
dossiers avaient été perdus. La défense avait droit à une certaine aide et à une

- 136 -
certaine considération dans sa tentative de découvrir des éléments de preuve
remontant aussi loin dans le temps.
200
Il s'agissait également d'un cas inhabituel du fait que, à l'époque où les infractions
auraient été commises, l'accusé était enseignant et membre du clergé. Presque
30 ans plus tard, au moment où les accusations ont été portées, il était devenu
évêque de l'Église catholique romaine. Vu le grand intérêt soulevé dans le public
en raison du poste occupé par l'accusé et de la nature des allégations, il était
important que ce dernier reçoive du ministère public le même traitement que celui
auquel tout autre accusé serait en droit de s'attendre.
201
Il importe en l'espèce de ne pas isoler les circonstances où la conduite du ministère
public en soi ne fait qu'engendrer de l'irritation ou de l'embarras. C'est lorsque les
incidents dénotent un certain comportement que le «climat» dont parle le juge du
procès devient évident et que disparaît l'hypothèse que tout cela constitue une
comédie d'erreurs. Il convient d'esquisser les actes et les omissions du ministère
public.
202
Au début de l'enquête, l'agent Grinstead de la GRC a enregistré des entretiens avec
les plaignantes. À ce moment-là, aucune accusation n'avait encore été portée.
Trois de ces enregistrements ont été divulgués à l'avocat de la défense en 1991.
D'autres enregistrements qui étaient en la possession et sous le contrôle du
ministère public n'ont toutefois pas été divulgués à l'époque.
203
Le 16 décembre 1991, la plaignante M.B. ainsi qu'un témoin, M.O., ont fait des
déclarations au substitut du procureur général Wendy Harvey. L'entretien avec

- 137 -
M.O, contenait des renseignements qui tendaient à contredire la déclaration de
M.B. et à corroborer le récit de l'accusé. Ces renseignements n'ont été divulgués
à l'accusé que le 25 novembre 1992, soit 11 mois après la date fixée initialement
pour le procès et cinq jours avant la date fixée pour le procès au moment de la
divulgation.
204
Le 25 mai 1992, le ministère public a remis à la défense une liste de 14 témoins en
plus de résumés d'une ligne de leurs dépositions éventuelles. L'accusé aurait dû
recevoir toutes les déclarations des témoins. La défense a soulevé ce point devant
le juge en chef adjoint Campbell le 4 juin 1992.
205
À cette date, le juge en chef adjoint Campbell a rendu l'ordonnance de divulgation
reproduite dans les motifs du juge L'Heureux-Dubé. Le ministère public s'est
opposé à la demande d'ordonnance, mais n'a pas présenté les arguments de principe
invoqués plus tard par Me Harvey et par les intervenants en l'espèce, si ce n'est
pour dire que les plaignantes auraient à divulguer des détails de nature personnelle.
Le ministère public a soulevé la question de la pertinence et le fait que les dossiers
n'étaient pas en sa possession. Il n'a pas été interjeté appel de l'ordonnance rendue
par le juge en chef adjoint Campbell. Par suite de l'ordonnance et de la divulgation
insuffisante des déclarations des témoins, le procès a été ajourné au
30 novembre 1992.
206
Le 16 juin 1992, Me Harvey a écrit à deux des thérapeutes des plaignantes. Elle
a joint une copie de l'ordonnance et en a donné une description comme si elle ne
comprenait que des renseignements liés aux présumées agressions sexuelles
commises par l'accusé.

- 138 -
207
Le 8 juillet 1992, Me Harvey a écrit à la plaignante P.P. pour l'informer que le
ministère public s'était opposé à la demande d'ordonnance de divulgation, qu'il
avait l'intention de se présenter devant le juge pour demander des directives et qu'il
ne réclamait pas les dossiers du thérapeute de P.P. à ce moment-là.
208
Le 21 septembre 1992, le juge Oppal a été surpris d'apprendre que l'ordonnance
n'avait pas encore été respectée et a déclaré que le ministère public devait
divulguer les dossiers. Le 16 octobre 1992, le juge Thackray, qui avait été désigné
comme juge du procès, s'est dit également surpris et a ordonné de nouveau la
divulgation des dossiers. À ce moment-là, le juge du procès a reçu les notes des
thérapeutes de P.P., qu'il a transmises à l'accusé. Le 30 octobre 1992, le ministère
public a informé le juge Thackray que d'autres renseignements seraient bientôt
divulgués.
209
Le 30 octobre 1992, le ministère public a transmis à la cour les dossiers du
thérapeute de M.B., le Dr Cheaney. Le ministère public a demandé que ces notes
ne soient pas remises à la défense avant que Me Harvey, qui était absente ce
jour-là, puisse présenter des arguments. Aucun n'avait encore été présenté le
19 novembre 1992, lorsque la défense a soulevé de nouveau la question des
dossiers. Me Jones, au nom du ministère public, a présenté des arguments au sujet
de la pertinence des documents en question et a mentionné que Me Harvey
présenterait d'autres arguments relativement au fait que la divulgation des
documents léserait de nouveau les plaignantes.
210
Le juge Thackray a alors fait remarquer que le procès devait commencer dans dix
jours et a ordonné la production des documents en question. Il a également décidé

- 139 -
que le journal que la plaignante R.R. avait utilisé pour se rafraîchir la mémoire lors
de l'enquête préliminaire devait être remis à la cour pour qu'il puisse se prononcer
sur sa pertinence.
211
Le 25 novembre 1992, à la suite d'une nouvelle demande de divulgation, la défense
a obtenu la transcription des entretiens de M.B. et de M.O. ainsi que deux
enregistrements des entretiens effectués par la GRC au début de l'enquête. On a
aussi découvert que M.B. avait été suivie par des thérapeutes dont les noms et les
dossiers n'avaient pas été divulgués. Les dossiers du Dr Cheaney se sont révélés
incomplets. La défense a également obtenu un affidavit dans lequel l'agent
Grinstead alléguait que l'avocat de la défense n'avait pas entrepris de démarches
en vue de consulter les dossiers en possession de la GRC et que tous les
enregistrements des entretiens avaient été divulgués l'année précédente. Ces
renseignements n'étaient pas exacts.
212
Le 26 novembre 1992, l'accusé a demandé l'arrêt des procédures, en se fondant sur
la non-divulgation par le ministère public. Me Harvey a expliqué la conduite du
ministère public en signalant que le droit avait changé récemment pour écarter les
mythes et préjugés touchant les victimes d'agression sexuelle. Elle a soutenu que
l'ordonnance était difficile à exécuter en raison des problèmes suscités par les
stéréotypes traditionnels en matière d'agressions sexuelles. Elle a ajouté que
l'ordonnance de divulgation et les requêtes des avocats de la défense à cet effet
faisaient preuve de sexisme.
213
Me Harvey a également soutenu que l'ordonnance était incluse avec les lettres
adressées aux thérapeutes et que, par conséquent, son résumé fautif n'aurait pas dû

- 140 -
influer sur la divulgation éventuelle des dossiers. Le juge du procès a indiqué qu'il
y a eu divulgation des dossiers complets après que les thérapeutes eurent été
informés de la portée exacte de l'ordonnance. Il a ensuite signalé que les
plaignantes avaient autorisé la production des dossiers en question. Il a dit qu'en
réalité, cela ne posait pas de problème.
214
Le juge Thackray a demandé pourquoi le ministère public ne s'était pas adressé de
nouveau au juge en chef adjoint Campbell afin d'obtenir des directives, comme
Me Harvey en avait manifesté l'intention dans sa lettre à P.P. Le ministère public
a répondu qu'il s'était plutôt adressé au juge du procès. Le juge Thackray a noté
qu'il avait ordonné la production et que les plaignantes s'étaient montrées bien
disposées par la suite.
215
Me Harvey a ensuite expliqué que les délais étaient attribuables en partie aux
difficultés engendrées par le fait que deux avocats s'occupaient de l'affaire à deux
endroits différents. Elle a allégué que l'arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S.
326, était récent et que le ministère public s'efforçait encore de savoir comment
mettre en {oe}uvre les nouvelles règles en matière de divulgation. Elle a dit
qu'elle savait à l'époque que les transcriptions des entretiens avec M.B. et M.O.
constituaient des renseignements que la défense aurait dû avoir et, chose
incroyable, elle a laissé entendre qu'elle avait dû «rêver» avoir fourni ces
renseignements à la défense. D'autres omissions de divulgation ont été attribuées
à de l'inadvertance.
216
La demande d'arrêt des procédures a été rejetée le 27 novembre 1992. Le juge
Thackray a estimé qu'il était possible de remédier au délai avant le procès et a

- 141 -
ordonné au ministère public de compléter la divulgation. Il a ordonné la
divulgation d'une partie seulement du journal. Il a déclaré que les arguments du
ministère public étaient troublants et a fait des commentaires sur l'incompétence
générale et les «tergiversations» du ministère public. Il a ajourné le procès au
1er décembre 1992.
217
Le 28 novembre 1992, le ministère public a convenu de renoncer au privilège
relativement à ses dossiers et s'est engagé à préparer à l'intention de l'accusé quatre
cahiers qui contiendraient tous les renseignements en sa possession. Lors d'une
conférence préparatoire tenue le 30 novembre 1992, Me Harvey a indiqué que la
défense disposait alors de toutes les notes qu'elle-même avait préparées en rapport
avec l'affaire. Le procès a été reporté d'un jour afin que les avocats de l'accusé
puissent examiner les documents nouvellement divulgués.
218
Le deuxième jour du procès, soit le 3 décembre 1992, le ministère public a tenté
de faire témoigner P.P. au moyen de dessins. On a appris que le ministère public
était en possession de plusieurs dessins provenant d'entretiens préalables au procès
avec les plaignantes. Ceux-ci n'avaient pas été divulgués à l'accusé. Le ministère
public a remis huit séries de dessins le lendemain, mais n'a pu garantir qu'il y avait
eu divulgation complète.
219
L'accusé a renouvelé sa demande d'arrêt des procédures et le ministère public a
demandé un ajournement pour que Me Harvey puisse présenter des arguments. Le
4 décembre 1992, elle était présente mais n'a présenté aucun argument. Me Jones
a dit que les cahiers remis à la défense n'étaient pas complets et que le ministère
public ne pouvait toujours pas garantir qu'il y avait eu divulgation complète. Le

- 142 -
juge du procès a accordé aux avocats toute la fin de semaine pour formuler leur
argumentation au sujet de l'arrêt des procédures. À la reprise du procès le
7 décembre 1992, aucun argument n'a été présenté et l'arrêt des procédures a été
prononcé: (1992), 18 C.R. (4th) 98.
II. Les effets de la conduite du ministère public
220
Les actes du ministère public ont nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une
défense pleine et entière et ont aussi violé les principes fondamentaux qui sous-
tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence. J'examinerai chacun des
aspects.
A. Une défense pleine et entière
221
Les actes du ministère public au cours de la période concernée comprenaient le
défaut, jusqu'à immédiatement avant le procès, de respecter l'ordonnance du juge
en chef adjoint Campbell. L'intimée soutient que ce manquement n'est pas
important en ce sens que l'ordonnance n'était pas appropriée et qu'elle a été
respectée avant le procès et la dernière demande d'arrêt des procédures.
222
Le caractère inapproprié de l'ordonnance judiciaire, le cas échéant, n'excuse pas
la conduite du ministère public après son prononcé. Le 10 juillet 1992,
l'ordonnance n'était pas respectée et le juge Low a été informé qu'il y avait des
problèmes à la faire respecter par les plaignantes. La cour s'est dite maintes fois
surprise que l'ordonnance n'ait pas été respectée et elle a constamment rappelé au
ministère public qu'il devait obéir aux ordonnances judiciaires. Le 16 octobre

- 143 -
1992, les dossiers en question étaient en grande partie en possession du ministère
public. Ce n'était pas une objection des plaignantes qui empêchait la divulgation
mais le fait que le ministère public n'était pas d'accord avec l'ordonnance. Cette
dernière n'avait toujours pas été respectée après six mois.
223
Le ministère public n'a jamais pris les mesures appropriées pour faire valoir les
objections qu'il avait au sujet de l'ordonnance. Si le ministère public ne pouvait
interjeter appel de l'ordonnance, il aurait pu, et aurait dû, s'adresser de nouveau au
juge en chef adjoint Campbell pour en demander la modification ou l'annulation
si, comme il le prétendait, il avait raison de le faire. La lettre adressée par le
substitut du procureur général Me Harvey à la plaignante P.P. laisse supposer que
telle était l'intention du ministère public. Cette omission laisse peu de poids aux
arguments présentés par le ministère public, sur le caractère inapproprié de
l'ordonnance et les problèmes de principe qu'elle soulevait, pour justifier son
non-respect.
224
Les lettres de Me Harvey aux thérapeutes limitaient la portée de l'ordonnance. On
ne sait pas très bien si cela était délibéré, vu l'opinion de Me Harvey au sujet de
l'ordonnance, ou si c'était par erreur. Aussitôt que la portée de l'ordonnance eut été
communiquée aux thérapeutes, les dossiers complets ont été divulgués, ce qui
laisse entendre que, si les lettres avaient donné une description exacte de
l'ordonnance, elle aurait été respectée beaucoup plus tôt. La lettre adressée à la
plaignante P.P. le 8 juillet 1992 manifestait une intention de ne pas tenir compte
de l'ordonnance.

- 144 -
225
Les excuses présentées par le ministère public étaient faibles, selon l'expression du
juge du procès. L'arrêt récent Stinchcombe n'avait rien à voir avec le respect d'une
ordonnance judiciaire de divulgation. Les problèmes rencontrés par les deux
substituts du procureur général, qui s'occupaient de l'affaire à partir d'endroits
différents, ne sont pas inhabituels et ne peuvent pas expliquer le temps mis à
respecter l'ordonnance ou à en demander la modification.
226
Le fait qu'il semble qu'au moment du procès l'ordonnance ait été respectée n'est pas
un facteur atténuant très important. Les agissements du ministère public suite à
l'ordonnance judiciaire et la divulgation imparfaite de renseignements après le
début du procès portaient à douter qu'il se soit effectivement conformé
intégralement à l'ordonnance au moment du procès, quoi qu'il ait prétendu. Le
ministère public avait dit précédemment que l'ordonnance avait été respectée, alors
que c'était faux.
227
Le ministère public a également manqué à l'obligation générale de divulgation qui
est énoncée dans Stinchcombe. À l'époque, cet arrêt était relativement nouveau et
les substituts du procureur général étaient encore incertains quant à la portée de
l'obligation qui y était mentionnée. Toutefois, le principe était assez clair: le
ministère public avait l'obligation générale de divulguer tous les renseignements
pertinents. Le juge Sopinka l'a explicité comme suit dans Stinchcombe:
-- le ministère public est tenu en droit de divulguer à la défense tous les
renseignements pertinents;

- 145 -
-- cette obligation est assujettie à un pouvoir discrétionnaire du
ministère public quant aux renseignements qui ne sont «manifestement
pas pertinents» ou qui sont privilégiés, et quant au moment et à la
forme de la divulgation;
-- le pouvoir discrétionnaire du ministère public peut faire l'objet d'un
contrôle par le juge du procès, inspiré par le principe général qu'il ne
faut refuser de divulguer aucun renseignement si la non-divulgation est
raisonnablement susceptible de porter atteinte au droit de présenter une
défense pleine et entière;
-- le refus absolu de divulguer des renseignements pertinents ne peut
se justifier qu'en raison d'un privilège.
228
Le manquement à cette obligation par le ministère public comprend la divulgation
minimale des déclarations des témoins remises à l'accusé le 25 mai 1992. Cette
divulgation n'était pas conforme aux directives de l'arrêt Stinchcombe. Les avocats
de la défense ont trois moyens de se préparer au contre-interrogatoire des témoins
à charge. Ils utilisent les renseignements obtenus lors de l'enquête préliminaire,
les renseignements fournis par leurs propres témoins et par l'accusé et les
renseignements divulgués dans les documents produits par le ministère public. En
l'espèce, la divulgation incomplète a nui à la défense dans la préparation du
contre-interrogatoire et dans l'obtention de la contre-preuve.
229
Les entretiens avec M.B. et avec M.O. constituaient des déclarations qui auraient
dû être divulguées. L'entretien avec M.O. était particulièrement important parce

- 146 -
qu'elle n'a pas été assignée à l'enquête préliminaire et que les renseignements
qu'elle a fournis tendaient à être disculpatoires. Le fait que l'accusé ait découvert
l'existence de ces renseignements par ses propres moyens n'a rien à voir avec le
manquement à l'obligation de divulguer. Ces renseignements n'ont été divulgués
que lorsque la défense a soulevé la question devant le juge du procès, ce qui
laissait croire que d'autres renseignements n'avaient peut-être pas été divulgués.
Cela fait partie du «climat» qui, selon le juge du procès, régnait le 7 décembre
1992.
230
Chaque divulgation en l'espèce est le fruit d'une question de la défense devant le
tribunal. La défense a dû découvrir les renseignements manquants par d'autres
moyens. Elle en était réduite à se demander s'il existait des renseignements dont
elle n'était pas au courant. Pour que le public croie au système judiciaire, il doit
pouvoir faire confiance aux substituts du procureur général pour présenter ces
renseignements. Le comportement du ministère public en l'espèce était tel que la
défense d'abord et le juge du procès ensuite ont perdu cette confiance le
7 décembre 1992.
231
Les dessins qui étaient au centre de la dernière demande d'arrêt des procédures
n'étaient pas les documents de travail de Me Harvey. Comme le ministère public
avait l'intention de faire témoigner les plaignantes au moyen de dessins, ceux-ci
constituaient des déclarations de témoins. Même si les dessins ne différaient pas
énormément de ceux qui auraient été produits au procès, la défense avait droit à
leur divulgation. Le critère n'exige pas que les renseignements révèlent des
contradictions, mais simplement qu'il s'agisse de renseignements pertinents. Il
s'agissait bien de documents pertinents.

- 147 -
232
Il importe peu en l'espèce qu'un grand nombre des documents non divulgués aient
en fin de compte été remis petit à petit à la défense avant le procès. La découverte
répétée d'éléments de preuve qui n'avaient pas été divulgués et l'admission par le
ministère public que la divulgation n'avait peut-être pas été complète ont eu pour
effet de créer un climat qui nuisait à la capacité de la défense de se préparer.
Celle-ci devait sans cesse présenter de nouvelles requêtes en divulgation au cas où
il existerait d'autres renseignements.
233
En manquant à l'engagement qu'il avait pris envers la défense, le ministère public
a nui à la capacité de préparer une défense pleine et entière. Il importe peu que cet
engagement ait été sans précédent ou qu'il ait dépassé ce dont on s'attend du
ministère public. La défense était en droit de compter sur cet engagement, et elle
l'a effectivement fait, puisque le procès a débuté sans donner lieu à aucun
commentaire. Comme les manquements à l'ordonnance judiciaire et à l'obligation
générale survenus antérieurement avaient engendré de l'inquiétude chez l'accusé
relativement à la divulgation, l'engagement du ministère public constituait une
tentative de corriger la situation. Le manquement à l'engagement a eu l'effet
contraire et a créé un climat de doute dans lequel la défense ne pouvait pas savoir
quels éléments de preuve le ministère public allait présenter.
234
Le ministère public a avancé plusieurs motifs pour justifier le retard à divulguer
les renseignements, y compris un débat philosophique concernant l'ordonnance
judiciaire, les divergences d'opinions au sujet de la pertinence, la mauvaise
communication entre les deux substituts du procureur général concernés et le
simple oubli. Le comportement du ministère public donnait à penser qu'il n'était

- 148 -
pas au courant ou ne se préoccupait pas de ses obligations envers la cour ou
l'accusé.
235
Bon nombre des explications fournies à divers moments au cours du procès tenu
devant le juge Thackray semblent être des tentatives de justifier après coup une
conduite inacceptable. Chaque fois que des lacunes sont apparues dans la
divulgation, le ministère public a affirmé à la cour qu'il verrait à y remédier au
mieux. À quelques reprises, il a déclaré à la cour que tous les renseignements
avaient été divulgués, alors que tel n'était pas le cas. Comme le dit le juge du
procès, il devenait embarrassant de voir les substituts du procureur général tenter
de se soustraire à leur responsabilité par des excuses comme celle d'avoir rêvé que
les transcriptions des entretiens avaient été divulguées.
236
L'intimée a soutenu que, lorsqu'un accusé allègue que la non-divulgation a nui à
sa capacité de présenter une défense pleine et entière, il faut enquêter sur
l'importance des renseignements en question. On peut faire valoir ce point quand
il s'agit d'un seul renseignement. En l'espèce, nous nous trouvons en présence
d'une situation de non-divulgation s'étalant sur toute une année et, lorsque les
problèmes de divulgation sont continuels, il faut examiner les effets de la
non-divulgation pendant l'ensemble de la période en question. C'est ce qu'a fait le
juge du procès. Il ne s'est pas penché simplement sur la dernière non-divulgation
de dessins ou des cahiers incomplets remis à la défense. Il a tenu compte
également de l'ensemble de la conduite du ministère public décrite plus haut.
237
On a souvent dit que les juges du procès sont habituellement les mieux placés pour
observer la conduite des témoins, des substituts du procureur général et des avocats

- 149 -
de la défense. C'est tout particulièrement vrai en l'espèce, car le juge Thackray
avait été saisi de l'affaire dès le 16 octobre 1992, avait entendu plusieurs requêtes
et avait observé les tentatives répétées de la défense d'obtenir la divulgation et
celles des substituts du procureur général d'expliquer le temps mis à respecter leurs
obligations. La cour était devenue, selon les termes du juge Thackray,
[TRADUCTION] «partie intégrante du processus de préparation du procès» (p. 110).
Compte tenu de la connaissance qu'avait le juge du procès de la conduite du
ministère public et des renseignements en question il était moins nécessaire
d'examiner plus à fond l'importance des derniers documents non divulgués.
238
L'intimée a fait valoir que le préjudice subi par la défense était tout au plus un effet
sur le contre-interrogatoire de l'un des témoins. C'est minimiser la question. En
effet, c'est non seulement le contre-interrogatoire, mais la contre-preuve qui sont
touchés par la non-divulgation de renseignements émanant d'un témoin ou le
concernant. L'argumentation du ministère public ne tient pas compte de l'effet
cumulatif des non-divulgations antérieures qui ont influé sur le déroulement de
toute la défense.
239
L'accusé faisait face à une poursuite dans laquelle il devenait peu probable qu'il
soit traité équitablement par le ministère public. Celui-ci a manqué à son
obligation de divulgation reconnue en common law, aux exigences d'une
ordonnance judiciaire et à des engagements pris envers la défense. Le
comportement du ministère public a créé un climat de méfiance. Les avocats de
la défense ont été pris très souvent au dépourvu, on leur a donné des garanties
auxquelles ils ne pouvaient se fier et, de façon générale, on les a laissés dans
l'ignorance. Cela a grandement nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une

- 150 -
défense pleine et entière. Le temps mis par le ministère public à divulguer les
renseignements et son incapacité de garantir au juge du procès que tous les
renseignements avaient été divulgués même après le début du procès ont porté un
coup fatal à l'instance.
240
Ce sont les manquements répétés du ministère public qui ont fait que l'arrêt des
procédures était la réparation convenable. Ce n'est pas un cas où une autre
ordonnance de divulgation et un ajournement convenaient. Tout cela avait déjà été
fait au cours de l'instance, mais sans succès. Il était devenu impossible et injuste
de poursuivre l'instance. Les réparations visées au par. 24(1) de la Charte relèvent
à bon droit du pouvoir discrétionnaire du juge du procès. On ne devrait pas
toucher à ce pouvoir discrétionnaire à moins que la décision ne soit nettement
déraisonnable. L'omission répétée par le ministère public de s'acquitter de son
obligation de divulgation et, incidemment, son omission de tenir ses propres
engagements laissent penser que, si l'arrêt des procédures n'avait pas été accordé
en l'espèce, il est difficile d'imaginer un cas où il pourrait l'être.
B. Le franc-jeu et la décence
241
Les mêmes manquements à l'ordonnance de divulgation, à l'obligation énoncée
dans Stinchcombe et à l'engagement de divulguer les dossiers à la défense qui ont
porté atteinte au droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière ont
également violé les principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du
franc-jeu et de la décence. Celle-ci jugerait inéquitable une instance où le
ministère public fait constamment défaut de s'acquitter de ses obligations et est
incapable en fin de compte de garantir à la cour qu'il pourra les respecter.

- 151 -
242
Le nombre et la nature des ajournements attribuables à la conduite du ministère
public sont des éléments qu'il faut prendre en considération en raison des
conséquences qu'ils peuvent avoir pour l'accusé. Les ajournements étaient
nécessaires non seulement à cause de la non-divulgation, mais également parce que
Me Harvey, qui avait demandé qu'on lui permette de présenter des arguments
concernant la divulgation, n'était pas disponible ou disposée à le faire au moment
prévu. Or, à deux reprises, Me Harvey n'a pas donné suite à sa demande, si bien
que l'ajournement a été inutile. L'incidence des ajournements était évidemment
d'importance pour le juge du procès, plusieurs survenant immédiatement avant le
procès et pendant ce dernier.
243
Je suis d'accord avec le juge du procès pour reconnaître que le ministère public
n'avait aucun «grand projet», mais les motifs du ministère public restent cependant
discutables. Me Harvey n'était manifestement pas d'accord avec l'ordonnance
judiciaire. Les gestes posés suite à ce désaccord étaient répréhensibles. Le
ministère public n'a parfois pris la responsabilité des délais qu'à contrec{oe}ur,
tout en offrant une litanie d'excuses «faibles».
244
La non-divulgation n'est pas le seul acte du ministère public qui ait violé les
principes fondamentaux du franc-jeu et de la décence. Il a également manifesté
l'intention de ne pas se conformer à une ordonnance judiciaire. Il a manqué à un
engagement pris envers les avocats de la défense et il a donné à la cour des
garanties qui se sont révélées fausses. Bien que ces actes aient été liés à la
question de la divulgation, ils ont également, comme tels, violé les principes
fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence et ont

- 152 -
déçu l'attente raisonnable des citoyens en ce qui a trait à la conduite du ministère
public.
245
L'affidavit de l'agent Grinstead devrait aussi être pris en considération. Le
ministère public n'a pas fourni d'explications à son sujet. Il contenait des
renseignements faux, à savoir que les avocats de la défense ne s'étaient pas donnés
la peine de rendre visite à la GRC à Williams Lake afin de consulter les dossiers.
Ce comportement d'un autre représentant du ministère public a ajouté au «climat»
d'iniquité mentionné par le juge du procès.
246
L'ensemble de ces actes, soit la non-divulgation, les retards, les excuses et les
manquements à son obligation par le ministère public, a porté atteinte aux
principes fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la
décence. Le juge du procès a fait preuve d'une tolérance remarquable à l'égard du
comportement du ministère public, mais, à la fin, il n'avait pas d'autre choix que
de prononcer l'arrêt des procédures. C'était [TRADUCTION] «maintenant "un des cas
les plus manifestes". Permettre la poursuite de l'instance ternirait l'intégrité de la
cour» (p. 110).
III. Conclusion
247
Lorsqu'un procès criminel devient célèbre en raison de la nature de l'infraction, des
accusés en cause ou pour toute autre raison, cela ajoute à l'importance de garantir
l'équité du processus. L'équité est une préoccupation dans chaque procès, mais il
faut y apporter une attention tout particulière dans les instances qui font la
manchette à cause du danger que présentent les effets de facteurs extérieurs sur le

- 153 -
procès. Le système judiciaire est sur la sellette et les substituts du procureur
général ainsi que les avocats des accusés doivent s'assurer que les normes de
conduite à respecter dans tous les cas le sont tout autant dans les cas exceptionnels.
248
En l'espèce, les faits constitutifs des infractions reprochées remontent à bien des
années. De plus, l'accusé était une personne en vue dans la société. Ces éléments
exigeaient que la poursuite soit très sensible aux exigences de l'équité et du
maintien de l'intégrité du processus.
249
Le ministère public aurait dû agir de façon irréprochable en ce qui concerne ses
obligations envers la cour et envers l'accusé. Me Harvey a reconnu qu'il s'agissait
d'une [TRADUCTION] «affaire qui exige[ait] beaucoup de diligence et de
professionnalisme». Le 7 décembre 1992, il apparaissait clairement au juge du
procès, qui avait été personnellement témoin de la conduite du ministère public
pendant trois mois et était au courant des omissions de divulguer survenues
antérieurement, que le procès n'était plus équitable et ne pouvait pas être réchappé.
250
Voici en bref et selon un ordre chronologique comment le ministère public a nui
à la capacité de l'appelant de préparer sa défense:
1. En 1991, le ministère public a omis de divulguer les entretiens que
la GRC avait eus avec les plaignantes.
2. Le 16 décembre 1991, le ministère public a omis de divulguer des
déclarations faites par M.B. et M.O. à Wendy Harvey.

- 154 -
3. Le 25 mai 1992, le ministère public a omis de divulguer les
déclarations complètes des témoins qui étaient en sa possession, mais
il y a substitué des résumés d'une ligne.
4. Le 16 juin 1992, le ministère public a omis de divulguer la lettre de
Wendy Harvey aux thérapeutes, dans laquelle elle limitait la portée de
l'ordonnance de divulgation rendue le 4 juin 1992 par le juge en chef
adjoint Campbell.
5. Le 8 juillet 1992, le ministère public a omis de divulguer la lettre
adressée à P.P., dans laquelle le substitut du procureur général Harvey
faisait part de son intention de ne pas donner suite à l'ordonnance du
4 juin 1992.
6. Le 21 septembre 1992, le ministère public a omis de se conformer
à l'ordonnance du juge Oppal, qui s'était dit inquiet et avait
recommandé que l'on s'y conforme.
7. Le 16 octobre 1992, le ministère public a remis les dossiers de P.P.
à la cour. Le juge Thackray s'est inquiété du reste des dossiers et en a
ordonné la divulgation.
8. Le 30 octobre 1992, le ministère public a omis de divulguer que les
dossiers du Dr Cheaney concernant M.B. avaient été remis à la cour,
mais non à la défense.

- 155 -
9. Le 19 novembre 1992, le ministère public a omis de divulguer les
autres dossiers en sa possession.
10. Le 30 novembre 1992, le ministère public a renoncé à tout privilège
et a produit quatre cahiers de documentation en raison d'un engagement
qu'il avait pris envers la défense de lui divulguer toutes les pièces de
son dossier. Le ministère public a alors indiqué que tout avait été
divulgué.
11. Le 3 décembre 1992, le ministère public s'est rendu compte qu'il
avait en sa possession des dessins des plaignantes qui n'avaient pas été
divulgués. Le ministère public a reconnu ne pas pouvoir dire alors s'il
y avait eu divulgation complète.
12. Le 4 décembre 1992, le ministère public a admis que les cahiers
qu'il avait remis à la défense étaient incomplets.
251
La conduite du ministère public pendant que le juge Thackray était saisi de
l'affaire, ainsi que durant les mois précédant son affectation au dossier, a été
négligente, inéquitable et entachée d'incompétence. Bien que je sois disposé à
accepter l'interprétation du juge Thackray selon laquelle le comportement du
ministère public n'était pas délibéré, il reste certaines inquiétudes, notamment en
ce qui concerne ses défauts répétés de se conformer à l'ordonnance judiciaire du
4 juin 1992.

- 156 -
252
Comme je l'ai déjà mentionné, le juge du procès était le mieux placé pour observer
la conduite du ministère public et son effet sur le déroulement de l'instance. Il a
estimé que le procès était devenu entaché de vice au point de violer les principes
fondamentaux qui sous-tendent le sens collectif du franc-jeu et de la décence et de
nuire à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière.
253
Le juge du procès a soigneusement mesuré les droits en présence, soit celui du
public à ce que les infractions soient poursuivies et la nécessité de tenir un procès
équitable. Il a reconnu qu'une ordonnance d'arrêt des procédures pouvait être
perçue comme faisant preuve de formalisme, mais il a conclu que, dans les
circonstances inhabituelles de l'espèce, c'était la réparation convenable, et la seule.
Il a jugé que [TRADUCTION] «[t]out citoyen a droit à la protection de la loi et à ce
que celle-ci soit observée scrupuleusement» (pp. 110 et 111). Je suis d'accord et
je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir l'arrêt des procédures.
254
Tout comme le Juge en chef et le juge Sopinka, je suis d'avis que les obligations
de divulgation du ministère public établies dans l'arrêt Stinchcombe ne sont pas
touchées par la nature confidentielle des dossiers thérapeutiques en sa possession.
Je suis d'accord avec le droit substantiel et avec la procédure recommandée pour
obtenir ces dossiers de tiers.
Pourvoi rejeté, le juge en chef LAMER, les juges SOPINKA et MAJOR sont
dissidents.
Procureurs de l'appelant: Considine & Lawler, Victoria.

- 157 -
Procureurs de l'intimée: Cardinal Edgar Emberton & Macaulay, Victoria.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: Robert J.
Frater, Ottawa.
Procureurs de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Miriam
Bloomenfeld, Janet Gallin et Susan Chapman, Toronto.
Procureurs des intervenants l'Aboriginal Women's Council, l'Association
canadienne des centres contre le viol, le Réseau d'action des femmes handicapées du
Canada et le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes: Sharon D.
McIvor, Ottawa, et Elizabeth J. Shilton, Toronto.
Procureur de l'intervenante l'Association canadienne de la santé
mentale: Frances Kelly, Vancouver.
Procureur de l'intervenante la Canadian Foundation for Children, Youth
and the Law: Brian Weagant, Toronto.
Procureur nommé par la Cour à titre d'amicus curiae: Elizabeth Bennett,
c.r., Peck Tammen Bennett, Vancouver.