r. c. morin, [1988] 2 R.C.S. 345
Guy Paul Morin
Appelant
c.
Sa Majesté La Reine Intimée
RÉPERTORIÉ: R. c. MORIN
No du greffe: 20449.
1988: 30 juin; 1988: 17 novembre.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain*
La Forest et Sopinka.
EN APPEL DE LA COUR D'APPEL DE L'ONTARIO
Droit criminel -- Exposé au jury -- Doute raisonnable -- Le juge du procès
a-t-il donné des directives erronées au jury quant à la charge de la preuve? -- La
norme de preuve hors de tout doute raisonnable a-t-elle été appliquée aux éléments
de preuve individuels?
Droit criminel -- Exposé au jury -- Doute raisonnable -- Y a-t-il deux
étapes dans les délibérations du jury: l'étape de la "recherche des faits" et l'étape du
* Le juge Le Dain n'a pas pris part au jugement.

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"verdict"? -- Le juge du procès doit-il dire aux jurés d'appliquer la norme de preuve
hors de tout doute raisonnable à chaque étape?
Droit criminel -- Exposé au jury -- Preuve psychiatrique -- Preuve tendant
à démontrer la propension de l'accusé à commettre le crime -- Tentative de la
poursuite de recourir à la preuve psychiatrique relativement à la question de l'identité
-- Le juge du procès aurait-il dû dire au jury d'examiner la preuve psychiatrique sur
la question de l'identité du meurtrier?
Preuve -- Preuve psychiatrique -- Admissibilité -- Preuve tendant à
démontrer la propension de l'accusé à commettre le crime -- Tentative de la poursuite
de recourir à la preuve psychiatrique relativement à la question de l'identité -- La
preuve psychiatrique est-elle admissible si elle est présentée par la poursuite? -- La
preuve est-elle pertinente relativement à la question de l'identité? -- La preuve est-elle
admissible en tant que preuve de faits similaires?
Droit criminel -- Appel d'un acquittement -- Directives erronées quant à
la charge de la preuve -- Obligation de la poursuite de convaincre la cour que le
verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives
appropriées -- Nouveau procès ordonné par la Cour d'appel -- La poursuite s'était-elle
acquittée de son obligation?
Pratique -- Cour suprême du Canada -- Présentation d'une nouvelle
preuve -- Procédure applicable.

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L'appelant a été acquitté du meurtre au premier degré d'une fillette de neuf
ans. En appel, la Cour d'appel a conclu à l'unanimité (1) que le juge du procès avait
commis une erreur dans son exposé lorsqu'il a invité le jury à appliquer la norme de
preuve criminelle hors de tout doute raisonnable à des éléments de preuve individuels;
et (2) qu'il aurait dû dire au jury que certains éléments de preuve tirés de
l'interrogatoire d'un psychiatre de la défense par la poursuite, tendant à démontrer que
l'auteur du crime et l'appelant partageaient des traits de caractère anormaux, étaient
pertinents relativement à la question de l'identité. La Cour a également rejeté la
demande présentée par l'appelant pour faire admettre une nouvelle preuve sous forme
d'affidavit dans laquelle le psychiatre expliquait les réponses données à
l'interrogatoire. Cette dernière appuyait l'argument que la preuve n'était pas pertinente
relativement à la question de l'identité. Compte tenu de la gravité des erreurs, la Cour
d'appel à la majorité a ordonné la tenue d'un nouveau procès. En cette Cour, l'appelant
a allégué que l'exposé, lu dans son ensemble, n'invitait pas à un examen de la preuve
élément par élément et que la Cour d'appel n'a pas reconnu l'existence d'un processus
en deux étapes dans les délibérations du jury, dont chacune commande l'application
de la doctrine du doute raisonnable. L'appelant a allégué qu'à l'étape de la "recherche
des faits" les éléments de preuve doivent être examinés les uns par rapport aux autres
mais, après cet examen, chacun doit, individuellement, passer le test de la preuve hors
de tout doute raisonnable. À l'étape du verdict, le jury examine tous les éléments de
preuve qu'il a retenus et détermine si ces éléments, dans leur ensemble, établissent la
culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable. Il a également allégué que les
éléments de preuve tirés de l'interrogatoire du psychiatre n'établissaient pas le lien
nécessaire entre l'auteur du crime et l'appelant pour qu'ils soient admissibles, si tant
est qu'ils le soient pour la poursuite et, enfin, que la Cour d'appel a commis une erreur
en rejetant sa demande de production d'une nouvelle preuve.

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Arrêt: Le pourvoi est rejeté.
Le juge en chef Dickson et les juges McIntyre, La Forest et Sopinka:
Constitue une directive erronée que de dire au jury d'appliquer la norme de preuve hors
de tout doute raisonnable à des éléments de preuve individuels. En l'espèce, l'exposé
du juge du procès lu dans son ensemble aurait vraisemblablement amené le jury à
conclure qu'en examinant la preuve il devait accorder à l'appelant le bénéfice du doute
à l'égard de toute preuve. Il est très possible que la directive erronée ait amené le jury
à examiner de façon fragmentée des éléments de preuve qui étaient décisifs pour la
poursuite. Pris isolément ou comparés au témoignage de l'appelant sans l'appui d'autres
témoignages, plusieurs de ces éléments de preuve ont pu être écartés. Lorsque le jury
est arrivé à l'examen de la preuve de la poursuite prise dans son ensemble, il se peut
qu'il n'en soit pas resté grand-chose. Cette situation est très vraisemblable et l'exposé
constituait donc une directive erronée aux conséquences sérieuses.
Constitue également une directive erronée que de dire au jury d'appliquer
la norme en matière criminelle aux deux étapes, comme on l'a allégué. L'application
en deux étapes de la norme en matière criminelle est erronée en principe parce que le
rôle d'une norme de preuve n'est pas de permettre l'appréciation des éléments de
preuve individuels, mais de rendre une décision sur des questions finales. De plus, il
faudrait que chacun des jurés se fonde sur les mêmes faits pour établir la culpabilité.
Le droit est clair sur ce point: les jurés peuvent arriver à leur verdict par des moyens
différents et ils ne sont pas tenus de se fonder sur les mêmes faits. Il n'est d'ailleurs pas
nécessaire que les jurés soient d'accord sur chaque fait individuel, pourvu qu'ils le
soient sur la conclusion finale. Pendant les délibérations, le jury doit examiner la
preuve comme un tout et décider si la poursuite a établi la culpabilité hors de tout

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doute raisonnable. Cela exige nécessairement que chaque élément de l'infraction ou
du point en litige ait été prouvé hors de tout doute raisonnable. Cette exigence mise
à part, il appartient au juge des faits de décider comment procéder et le juge du procès
ne devrait pas imposer de règles supplémentaires pour l'appréciation de la preuve. Il
y a toutefois deux exceptions: (1) on devrait dire au jury que les faits ne doivent pas
être examinés séparément et isolément en regard de la norme en matière criminelle;
et (2) lorsqu'il se pose des questions de crédibilité entre la preuve à charge et à
décharge, il convient de dire au jury qu'il n'est pas nécessaire qu'il croie la preuve à
décharge sur une question fondamentale, mais qu'il suffit que, considérée dans le
contexte de toute la preuve, elle le laisse dans un état de doute raisonnable quant à la
culpabilité de l'accusé.
Le juge du procès a eu raison de dire au jury que la preuve obtenue au
cours de l'interrogatoire du psychiatre de la défense par la poursuite n'était pas
admissible comme preuve de l'identité. La Cour d'appel a erré en ordonnant un
nouveau procès pour ce motif. Une conduite tendant à établir que l'accusé fait partie
d'un groupe anormal qui a les mêmes propensions que l'auteur du crime ne suffit pas
pour rendre la preuve admissible en tant que preuve de faits similaires. Il doit y avoir
d'autres caractéristiques distinctives. La preuve offerte doit tendre à démontrer qu'il
y a des similitudes frappantes entre la manière dont l'auteur du crime a commis l'acte
criminel et cette preuve. Indépendamment de cette exigence, cette preuve sera aussi
exclue si son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante.
Il faut soumettre au même test l'admission d'une preuve psychiatrique
présentée par la poursuite qui tend à démontrer une disposition. Par conséquent, elle
n'est admissible que si elle est pertinente relativement à un point litigieux de l'affaire,

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indépendamment de sa tendance à démontrer une disposition, et, si elle est pertinente
relativement à ce point, lorsque sa valeur probante l'emporte sur son effet
préjudiciable. Si l'unique pertinence ou la pertinence principale de la preuve est de
démontrer une disposition, alors il faut exclure la preuve. Pour être pertinente
relativement à la question de l'identité, la preuve doit tendre à démontrer que l'accusé
partageait avec l'auteur du crime un trait de comportement distinctif inhabituel. Le trait
doit être distinctif au point d'agir presque comme une étiquette ou une marque qui
identifie l'auteur du crime. En l'espèce, l'appartenance de l'appelant à un groupe
anormal dont certains membres présentent des caractéristiques de comportement
inhabituelles que possédait l'auteur du crime, n'est pas suffisante.
Vu la conclusion sur le second moyen, il est inutile d'examiner le moyen
d'appel portant sur le refus de la Cour d'appel de permettre la présentation d'une
nouvelle preuve. Néanmoins, une partie, qui a l'intention de présenter une nouvelle
preuve au cours des plaidoiries dans un pourvoi devant cette Cour, devrait présenter
à cette Cour une requête en recevabilité d'une nouvelle preuve. La requête devrait être
appuyée d'un affidavit établissant les conditions préalables à la réception de cette
preuve. Si cette procédure est adoptée quand la Cour d'appel a refusé de recevoir la
preuve, on peut, par requête adressée à cette Cour avant l'audition du pourvoi, lui
demander si elle la recevra. On ne gagne rien à faire du refus de la Cour d'appel un
moyen d'appel puisque les critères d'admissibilité de la preuve sont exactement les
mêmes en cette Cour et en Cour d'appel.
En appel d'un acquittement, la poursuite a l'obligation de convaincre la
cour que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des
directives appropriées. Il s'agit d'une lourde charge et la poursuite doit convaincre la

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cour avec un degré raisonnable de certitude. L'exposé sur la charge de la preuve
présente au jury une des règles les plus fondamentales du procès criminel. Si le jury
a accepté la directive et examiné les éléments de preuve séparément, soumettant
chacun à la norme de preuve hors de tout doute raisonnable, alors tout le processus de
décision a été faussé et l'appelant n'a pas eu un procès régulier. Par conséquent, la
poursuite s'est acquittée de la charge qui lui incombait. Étant donné la force de la
preuve, la Cour a le degré requis de certitude que le verdict n'aurait pas nécessairement
été le même si la directive appropriée avait été donnée.
Les juges Lamer et Wilson: Le doute raisonnable joue deux rôles distincts
dans un procès criminel. D'abord, au premier niveau, les faits sur lesquels se fonde le
jury pour arriver à un verdict de culpabilité doivent être établis hors de tout doute
raisonnable. Cela signifie que le jury doit être convaincu, dans le contexte de tous les
faits de la cause, que chacun des faits sur lesquels il se fonde pour conclure à la
culpabilité a été prouvé hors de tout doute raisonnable. Si, après avoir examiné le
contexte de tous les faits, le jury a encore un doute raisonnable sur un fait particulier,
ce doute doit profiter à l'accusé et cet élément de preuve doit être rejeté. Au second
niveau, le doute raisonnable joue un rôle dans la détermination de la culpabilité ou de
l'innocence. Le jury doit examiner la totalité de la preuve et déterminer si, suivant les
faits établis, c.-à-d. suivant les faits qui ont résisté à l'examen au premier niveau,
l'accusé est coupable. S'il subsiste un doute raisonnable quant à la culpabilité de
l'accusé, le doute doit profiter à l'accusé et il faut inscrire un verdict de non-culpabilité.
En l'espèce, bien que le juge du procès ait eu raison de dire au jury de ne
pas utiliser de faits qui n'étaient pas établis hors de tout doute raisonnable pour rendre
un verdict de culpabilité, il a commis une erreur en indiquant que chaque fait devait

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être apprécié isolément. Il aurait dû dire au jury que, dans sa conclusion finale de
culpabilité, il ne pouvait se fonder que sur des faits qui, lorsqu'ils étaient appréciés
dans le contexte de tous les faits, avaient selon lui été prouvés hors de tout doute
raisonnable; qu'il ne devrait pas tirer une conclusion de culpabilité de faits douteux et
que des faits qui pourraient sembler douteux pris isolément pouvaient devenir tout à
fait crédibles en regard de la toile de fond des autres faits.
La Cour d'appel a également commis une erreur sur ce point lorsqu'elle a
indiqué que la seule chose qui devait être prouvée hors de tout doute raisonnable était
la culpabilité de l'accusé. Le jugement de la Cour d'appel a clairement comme
conséquence que les faits qui sous-tendent cette conclusion n'ont pas eux-mêmes à être
prouvés hors de tout doute raisonnable. C'est faux. Cela ne fournit au jury aucune
indication quant à la norme de preuve qu'il doit appliquer à l'exercice de la "recherche
des faits". En l'absence de directive, il pourrait appliquer la norme de prépondérance
des probabilités ou un critère encore moins sévère. Il faut dire au jury que, dans
l'examen de la culpabilité de l'accusé, il doit utiliser seulement les faits qui, évalués
dans le contexte de tous les faits, ont été établis à sa satisfaction hors de tout doute
raisonnable.
Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka
Arrêts mentionnés: Stewart c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 748; R. v.
Bouvier (1984), 11 C.C.C. (3d) 257 (C.A. Ont.), conf. [1985] 2 R.C.S. 485; R. v.
Challice (1979), 45 C.C.C. (2d) 546; Nadeau c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 570; R. c.

- 9 -
Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652, conf. (1986), 24 C.C.C. (3d) 449 (C.A. Sask.); R. v.
Van Beelen (1973), 4 S.A.S.R. 353; Thomas v. The Queen, [1972] N.Z.L.R. 34;
Director of Public Prosecutions v. Boardman, [1975] A.C. 421; R. v. Taylor (1982),
66 C.C.C. (2d) 437; Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190; R. c. Corbett, [1988] 1
R.C.S. 670; R. v. Glynn (1971), 5 C.C.C. (2d) 364; R. c. Lupien, [1970] R.C.S. 263;
R. v. McMillan (1975), 23 C.C.C. (2d) 160 (C.A. Ont.), conf. [1977] 2 R.C.S. 824; R.
v. Robertson (1975), 21 C.C.C. (2d) 385; R. v. Speid (1985), 20 C.C.C. (3d) 534; R.
c. Stolar, [1988] 1 R.C.S. 480; Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759; Vézeau c. La
Reine, [1977] 2 R.C.S. 277; R. v. Lynch, Malone and King (1978), 40 C.C.C. (2d) 7;
R. v. Moreau (1986), 26 C.C.C. (3d) 359; R. v. Agbim, [1979] Crim. L.R. 171.
Citée par le juge Wilson
Arrêt appliqué: Chamberlain v. The Queen, [1984] 58 A.L.J.R. 133;
arrêts mentionnés: Nadeau c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 570; R. c. Thatcher, [1987]
1 R.C.S. 652; R. v. Van Beelen (1973), 4 S.A.S.R. 353.
Doctrine citée
Cross, Sir Rupert. Cross on Evidence, 6th ed. By Sir Rupert Cross and Colin Tapper.
London: Butterworths, 1985.
Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. 9. Revised by James
H. Chadbourn. Boston: Little, Brown & Co., 1981.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1987), 21
O.A.C. 38, 36 C.C.C. (3d) 50, qui a accueilli l'appel de la poursuite contre
l'acquittement de l'accusé relativement à une accusation de meurtre au premier degré
et ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

- 10 -
1.
Clayton Ruby et Michael Code, pour l'appelant.
2.
David Fairgrieve et Laurie Vechter, pour l'intimée.
Version française du jugement du juge en chef
Dickson et des juges McIntyre, La Forest et Sopinka rendu
par
3.
LE JUGE SOPINKA--La présente affaire illustre encore une fois les
dangers que comporte la tentative d'étendre l'application du principe que, dans une
affaire criminelle, la poursuite doit prouver tous les éléments de l'accusation hors de
tout doute raisonnable.
4.
Le 7 février 1986, Guy Paul Morin a été acquitté du meurtre au
premier degré de Christine Jessop, meurtre qui aurait été commis entre le 2 octobre
1984 et le 1er janvier 1985.
5.
Au procès, l'appelant a inscrit un plaidoyer de non-culpabilité. Il a
affirmé qu'il n'était pas le meurtrier, mais que, subsidiairement, s'il l'était, il n'était pas
coupable pour cause d'aliénation mentale.
6.
Les éléments de preuve offerts au procès ont été examinés assez en
détail dans les motifs de la Cour d'appel, maintenant publiés à (1987), 36 C.C.C. (3d)
50 (Ont.), et n'ont pas besoin d'être repris ici.

- 11 -
7.
La poursuite en a appelé de l'acquittement, invoquant deux erreurs que
comporterait l'exposé au jury. La Cour d'appel a conclu à l'unanimité que le jury avait
reçu des directives erronées quant aux aspects suivants:
(i) La norme de preuve
8.
Le juge du procès a invité le jury à appliquer la norme de preuve
criminelle hors de tout doute raisonnable à des éléments de preuve individuels.
(ii) La preuve psychiatrique
9.
On allègue que le juge du procès aurait dû dire au jury que certains
éléments de preuve tirés de l'interrogatoire d'un psychiatre de la défense, le Dr
Orchard, tendant à démontrer que l'auteur du crime et l'appelant partageaient des traits
de caractère anormaux, étaient pertinents relativement à la question de l'identité.
10.
La Cour d'appel n'a cependant pas été unanime sur l'issue de l'appel.
Les juges Brooke et Robins étaient convaincus que les erreurs justifiaient la tenue d'un
nouveau procès. Le juge Cory n'était pas convaincu que la poursuite avait établi que
le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives
appropriées.
11.
Finalement la Cour a ordonné un nouveau procès, décision qui est
contestée dans le présent pourvoi.

- 12 -
12.
Voici les grandes lignes de l'argument de l'appelant sur ces deux
points:
(i) La norme de preuve
13.
Me Ruby a allégué que l'exposé dans son ensemble n'invitait pas à un
examen de la preuve élément par élément. La Cour d'appel a commis une erreur en ne
reconnaissant pas l'existence d'un processus à deux étapes dans les délibérations du
jury, dont chacune commande l'application de la doctrine du doute raisonnable. Au
cours de la première étape, celle de la "recherche des faits", le jury détermine "ce qui
s'est passé". Les éléments de preuve doivent être examinés les uns par rapport aux
autres mais, après cet examen, chacun doit passer individuellement le test de la preuve
hors de tout doute raisonnable. Seuls les éléments qui le passent sont examinés au
cours de l'étape suivante.
14.
Au cours de la seconde étape, celle de la culpabilité ou du verdict, le
jury examine tous les éléments de preuve qu'il a retenus et décide si ces éléments, dans
leur ensemble, établissent la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable.
L'appelant allègue que l'exposé au jury était conforme à ce qui précède.
(ii) La preuve psychiatrique
15.
Me Code a allégué que les éléments de preuve tirés de l'interrogatoire
du Dr Orchard n'établissaient pas le lien nécessaire entre l'auteur du crime et l'appelant
pour qu'ils soient admissibles, si tant est qu'ils le soient pour la poursuite. Les éléments

- 13 -
de preuve recueillis ne sont pas autre chose que la preuve d'une simple disposition et
ils sont exclus pour des motifs de principe.
16.
En outre, même si la preuve possédait les éléments nécessaires pour
établir un certain lien entre le meurtrier et l'appelant, la Cour d'appel a commis une
erreur en n'appréciant pas sa valeur probante en regard de son effet préjudiciable.
17.
À l'appui de ce moyen, on a demandé à la Cour d'appel d'autoriser la
production d'une nouvelle preuve sous forme de l'affidavit du Dr Orchard expliquant
les réponses données au cours de l'interrogatoire. La Cour d'appel a rejeté cette
demande sans prendre connaissance de la nouvelle preuve. L'appelant prétend que la
Cour d'appel a commis une erreur et le refus est avancé comme moyen d'appel.
Les faits
18.
Bien qu'une revue détaillée de la preuve ne soit ni nécessaire ni
souhaitable dans les circonstances, quelques brefs extraits nous aideront à mieux
comprendre les points en litige. La poursuite s'est notamment fondée sur les éléments
de preuve suivants:
(i)
après analyse scientifique, on a constaté que les
cheveux trouvés sur la chaîne d'argent que la victime
portait autour du cou correspondait aux cheveux de
l'appelant;

- 14 -
(ii)
de la même façon, plusieurs cheveux trouvés dans
l'auto de l'appelant correspondaient aux cheveux de
Christine Jessop. L'appelant a nié que Christine Jessop
se soit jamais trouvée dans son auto;
(iii)
certaines fibres et certains poils
d'animaux
trouvés sur les lieux du meurtre correspondaient à des
fibres et à des poils d'animaux trouvés dans l'auto ou
dans la résidence de l'appelant;
(iv)
des déclarations que l'appelant aurait faites à un
nommé Hobbs, un agent secret, desquelles on aurait pu
déduire la culpabilité, et la démonstration faite par
l'appelant dans la prison de Whitby en mai 1985 de la
façon dont il a poignardé sa victime à plusieurs reprises;
(v)
les aveux et les déclarations inculpatoires que
l'appelant a faits à deux compagnons de cellule, Leyte et
May, dans la prison de Whitby.
19.
L'appelant a contesté l'importance de la preuve d'expert relative aux
échantillons de cheveux et de fibres. Il a vigoureusement attaqué le témoignage de
Hobbs, Leyte et May en invoquant leur inexactitude et leur manque de crédibilité.
L'appelant a également présenté une défense d'alibi dont le point essentiel était
qu'après le travail il est allé faire des courses et n'est revenu chez lui qu'après la
disparition de Christine Jessop.

- 15 -
20.
En ce qui concerne le moyen de défense subsidiaire d'aliénation
mentale, l'appelant a offert une preuve psychiatrique, notamment le témoignage du Dr
Orchard, un psychiatre médico-légal. C'est au cours du contre-interrogatoire de ce
témoin par Me Scott, l'avocat de la poursuite, qu'on a obtenu les éléments de preuve
qui sont à l'origine du second moyen d'appel.
Le premier moyen: allégations de directives erronées
concernant la norme de preuve
21.
L'appelant allègue que, pris dans son ensemble, l'exposé n'invitait pas
le jury à soumettre les éléments de preuve individuels à la norme en matière
criminelle, mais qu'il avait plutôt pour effet de faire examiner les éléments de preuve
les uns par rapport aux autres à l'étape de la «recherche des faits». Les éléments qui
résistent à cette démarche constituent "l'ensemble de la preuve" à partir de laquelle le
jury détermine si la culpabilité a été prouvée hors de tout doute raisonnable.
22.
Cet argument soulève deux questions:
(i)
L ' i n t e r p r é t a t i o n d e l ' e x p o s é
a v a n c é e p a r
l'appelant est-elle correcte?
(ii)
Dans l'affirmative, est-ce une directive erronée
que de dire au jury d'appliquer la norme en matière
criminelle en deux étapes?

- 16 -
23.
L'appelant ne conteste pas que constitue une directive erronée que de
dire au jury d'appliquer la norme de preuve hors de tout doute raisonnable à des
éléments de preuve individuels. Il y a une jurisprudence abondante en ce sens: Stewart
c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 748, aux pp. 759 et 761; R. v. Bouvier (1984), 11 C.C.C.
(3d) 257 (C.A. Ont.), à la p. 265, conf. [1985] 2 R.C.S. 485.
24.
Voici les extraits pertinents de l'exposé au jury dans l'ordre
chronologique.
1. Concernant le témoignage
[TRADUCTION] Vous n'êtes pas tenus
d'accepter une partie quelconque de la
déposition d'un témoin seulement parce qu'elle
n'a pas été niée. Si vous avez un doute
raisonnable quant à un témoignage, vous
accorderez à l'accusé le bénéfice du doute à
cet égard. Ayant décidé quel témoignage vous
estimez digne de foi, vous l'examinerez dans
son ensemble, évidemment, pour arriver à votre
verdict . [Je souligne.]
2. Concernant la charge de la preuve
[TRADUCTION] L'accusé a droit au bénéfice du
doute raisonnable sur l'ensemble de la cause et
sur chacun des points de la cause.
La preuve hors de tout doute raisonnable ne
s'applique pas aux éléments de preuve
individuels ou aux différentes parties de la
preuve; elle s'applique à tout l'ensemble de la
preuve sur laquelle s'appuie la poursuite pour
prouver la culpabilité. Vous ne pouvez déclarer
quelqu'un coupable sans d'abord être convaincus
de sa culpabilité hors de tout doute
raisonnable.

- 17 -
3. Concernant les cheveux et les fibres
[TRADUCTION] Il me semble que cette preuve
ne fait pas plus que démontrer que Christine a
pu se trouver dans l'auto Honda et que l'accusé
a pu se trouver sur les lieux du meurtre et,
évidemment, ce n'est pas là une preuve hors de
tout doute raisonnable.
4.
Concernant les déclarations de l'appelant à Hobbs
[TRADUCTION] J'allais vous dire que si vous
concluez que le témoignage de l'accusé à ce
procès constitue la bonne interprétation de ces
bandes et de ces transcriptions, ou de parties
de celles-ci, ou si vous avez un doute
raisonnable que ce pourrait être le cas, vous
lui accorderez le bénéfice du doute quant à ces
parties des bandes ou transcriptions et vous
adopterez son interprétation.
5.
Concernant la déclaration de l'appelant au détenu
May
[TRADUCTION] Maintenant, quant à ce
témoignage relativement à cette partie de la
bande que je viens de lire, si vous concluez
que le témoignage de l'accusé au procès
constitue la bonne interprétation de cette
conversation, ou si vous avez un doute
raisonnable que ce soit le cas, vous accorderez
le bénéfice du doute à l'accusé et adopterez
son interprétation.
25.
Suivant mon interprétation de l'ensemble de l'exposé, un jury aurait
vraisemblablement conclu qu'en examinant la preuve il devait accorder à l'accusé le
bénéfice du doute à l'égard de toute preuve. Ce processus d'examen et d'élimination

- 18 -
aurait eu lieu à l'étape de la "recherche des faits" pour reprendre l'expression de
l'appelant. L'ensemble de la preuve que le jury devait examiner pour établir la
culpabilité ou l'innocence était ce qui avait résisté à l'étape de la "recherche des faits".
Il n'y a aucune autre façon d'interpréter le premier extrait de l'exposé.
26.
L'appelant prétend cependant que le deuxième extrait a corrigé cette
erreur. Le juge Cory a convenu que cet extrait et la directive quant à l'alibi
[TRADUCTION] "font beaucoup pour corriger les erreurs sur ce sujet" (p. 62). Le
deuxième extrait mentionne "l'ensemble de la cause" et "tout l'ensemble de la preuve".
Comme on avait déjà dit au jury que "l'ensemble" sur lequel le verdict devait être
fondé était la preuve qui avait été acceptée, je ne suis pas convaincu qu'il ait interprété
ce passage comme une correction. Il a très bien pu supposer que la définition
antérieure de "l'ensemble" continuait de s'appliquer. Au mieux, du point de vue de
l'appelant, il y aurait eu confusion dans l'esprit du jury. Les passages subséquents de
l'exposé montrent ce que signifie le premier extrait et confirment que les éléments de
preuve doivent être examinés en fonction de la norme en matière criminelle.
27.
Le troisième extrait intervient après un examen de la preuve relative
aux cheveux et aux fibres. L'appelant avance que cette observation du juge du procès
décrit simplement ce qu'on peut déduire de la preuve. À mon avis, vu la teneur du
premier extrait, le jury aurait conclu qu'il devait accorder le bénéfice du doute à
l'appelant et qu'il ne devait pas considérer que cette preuve faisait partie de l'ensemble
qui devait lui permettre de rendre un verdict.
28.
Le quatrième extrait traite du témoignage de l'agent secret Hobbs et
de l'interprétation que l'appelant donne de ces conversations. La version de Hobbs

- 19 -
aurait pu être renforcée dans l'esprit du jury si on l'avait rapprochée d'autres
témoignages, en particulier ceux de Leyte et de May. Ces deux compagnons de cellule
ont témoigné au sujet de déclarations et d'actes de l'appelant qui tendent à l'incriminer.
Cet extrait de l'exposé invitait le jury à comparer le témoignage de Hobbs, pris
isolément, à celui de l'appelant. Si le témoignage de l'appelant jetait un doute sur celui
de Hobbs, alors, vu la directive contenue dans le premier extrait, le jury devait lui
préférer l'interprétation non inculpatoire proposée par l'appelant.
29.
La directive contenu dans le cinquième extrait invitait le jury à traiter
le témoignage du compagnon de cellule May de la même manière, ce qui amenait le
même résultat.
30.
Citant R. v. Challice (1979), 45 C.C.C. (2d) 546 (C.A. Ont.), l'appelant
allègue que des considérations différentes s'appliquent lorsque la crédibilité de la
preuve à décharge est en cause. En pareil cas, soutient-il, la preuve à décharge n'a pas
besoin d'être crue, mais elle [TRADUCTION] "doit seulement soulever un doute
raisonnable". Cela ne signifie cependant pas que la preuve à décharge ou celle qu'elle
contredit ou explique doit être examinée élément par élément. Le jugement du juge
Morden dans l'arrêt Challice, précité, qui, l'appelant en convient, exprime l'opinion
traditionnelle et est compatible avec les arrêts de cette Cour Nadeau c. La Reine,
[1984] 2 R.C.S. 570, et R. c. Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652, expose correctement le
droit dans l'extrait suivant (à la p. 557):
[TRADUCTION] Naturellement, le jury doit
examiner attentivement les questions de
crédibilité au cours de ses délibérations sur le
verdict et les jurés peuvent avoir des opinions
divergentes à l'égard de différents éléments de
preuve: acceptation complète, rejet complet ou

- 20 -
quelque chose entre les deux. Une façon efficace
et souhaitable de reconnaître cette partie
nécessaire du processus et de la présenter au
jury d'une manière qui convient exactement à son
devoir relativement au fardeau et à la norme de
preuve, consiste à dire au jury qu'il n'est pas
nécessaire qu'il croie la preuve à décharge sur
une question fondamentale, mais qu'il suffit que,
considérée dans le contexte de toute la preuve
,
elle le laisse dans un état de doute raisonnable
quant à la culpabilité de l'accusé: voir
R. v.
Lobell , [1957] 1 Q.B. 547, à la p. 551, le lord
juge en chef Goddard. [Je souligne.]
31.
Rien dans l'arrêt Nadeau, précité, n'appuie l'allégation de l'appelant.
Dans cette affaire, le juge du procès a dit au jury qu'il devait accepter ou bien la
version des faits avancés par la poursuite, ou bien celle présentée par l'accusé. Il a
ajouté que l'accusé n'avait droit au bénéfice du doute que si les versions sont également
concordantes avec la preuve. Il ressort clairement du jugement du juge Lamer que la
version de l'accusé a droit au bénéfice du doute à moins que, compte tenu de toute la
preuve, le jury ne soit convaincu hors de tout doute raisonnable que la version de la
poursuite est la bonne. Il dit (à la p. 573):
Les jurés ne peuvent retenir sa version [celle
d'un témoin de la poursuite], ou portion de
celle-ci, que s'ils sont,
en regard de toute la
preuve , satisfaits hors de tout doute raisonnable
que les événements se sont passés comme tels; à
défaut de quoi, et à moins qu'un fait ne soit
prouvé hors de tout doute raisonnable, l'accusé a
droit à la détermination de fait qui lui est la
plus favorable, en autant, bien sûr, qu'elle
repose sur une preuve au dossier et n'est pas
pure spéculation. [Je souligne.]
32.
Rien dans l'arrêt Thatcher n'est incompatible avec cette opinion.

- 21 -
33.
Il est très possible que ces directives erronées aient amené le jury à
examiner de façon fragmentée des éléments de preuve qui étaient décisifs pour la
poursuite. Pris isolément ou comparés au témoignage de l'accusé sans l'appui d'autres
témoignages, plusieurs de ces éléments de preuve auraient pu être écartés parce qu'ils
ne résistaient pas au test. Lorsque le jury est arrivé à l'examen de la preuve de la
poursuite prise dans son ensemble, il se peut qu'il n'en soit pas resté grand-chose. On
ne peut en être certain, mais c'est très vraisemblable et l'exposé constituait donc une
directive erronée aux conséquences sérieuses.
34.
Cette conclusion suffit pour régler ce moyen d'appel sans examiner le
second point de l'argument de l'appelant, savoir qu'il est exact de dire au jury qu'il doit
appliquer la norme en matière criminelle en deux étapes, l'étape de la recherche des
faits et l'étape du verdict ou de la culpabilité. Cependant, puisque c'est la tentative du
juge du procès à cet égard qui a provoqué les difficultés dans l'exposé, j'ai l'intention
d'examiner ce point.
35.
Suivant la jurisprudence mentionnée précédemment, il est clair que le
jury ne doit pas examiner la preuve élément par élément en regard de la norme en
matière criminelle. Par ailleurs, la jurisprudence antérieure ne contient à peu près
aucune indication quant aux règles de droit, s'il en est, qui s'appliquent à l'appréciation
de la preuve. Les tentatives de formulation de ces règles ont été mal vues. Ainsi, dans
l'arrêt R. v. Van Beelen (1973), 4 S.A.S.R. 353 (C.S. en banc), sur lequel a beaucoup
insisté l'appelant, la Court of South Australia siégeant au complet a conclu qu'en
recherchant les faits le jury ne pouvait déduire la culpabilité des différents faits dont
l'existence était douteuse. À propos de cet arrêt, l'ouvrage Cross on Evidence (6th ed.
1985) dit qu'il s'agit d'une question obscure et conclut (à la p. 146):

- 22 -
[TRADUCTION] Quelle que puisse être la bonne
directive suivant les circonstances d'un cas
particulier, il est à espérer qu'on ne permette
jamais à des questions comme celles qui viennent
d'être soulevées de devenir le fondement de règles
impératives.
36.
L'affaire qui vient très près de s'attaquer à ce problème est Thomas v.
The Queen, [1972] N.Z.L.R. 34 (C.A.) Dans son exposé, le juge du procès avait dit au
jury (à la p. 36):
[TRADUCTION] Bien qu'il faille examiner chaque
élément de preuve avec attention, parce que c'est
le droit de l'accusé et que c'est votre devoir,
l'affaire ne doit pas être tranchée par une série
de jugements distincts et exclusifs sur chaque
élément ou par une recherche de ce que chacun
prouve en lui-même, ou prouve-t-il la culpabilité?
Ce n'est pas la bonne façon. C'est l'effet
cumulatif...
[Mis en italique par la Cour
d'appel.]
37.
L'avocat de l'appelant dans cette affaire-là a prétendu qu'on aurait dû
dire au jury de procéder par une série d'étapes distinctes pour examiner la preuve et en
écarter les éléments qui ne respectaient pas la norme requise. Le président North a
répondu à cette prétention (à la p. 37):
[TRADUCTION] Si nous avons bien compris
l'argument de M e Temm, c'est le passage du résumé
que nous avons mis en italique qu'il conteste. Au
fur et à mesure qu'il avançait dans son
développement, il nous est apparu de plus en plus
clairement que la prémisse de ses propositions
était fondée sur une conception erronée des
fonctions respectives du juge et du jury dans une
affaire criminelle. Le juge a le devoir et
l'obligation de donner au jury des directives sur
tous les points de droit, y compris le fardeau de
la preuve et la norme de preuve requise dans les

- 23 -
affaires criminelles. Les faits, par contre, sont
laissés à l'appréciation du jury et, bien que le
juge puisse estimer qu'il convient de fournir au
jury une certaine aide dans l'examen des faits,
il ne lui appartient pas de dire au jury qu'il
doit apprécier chaque élément de preuve séparément
et qu'il doit décider que l'élément a été prouvé
hors de tout doute raisonnable avant de pouvoir
l'utiliser pour en arriver au verdict. Le jury
doit déterminer par lui-même quelles parties de la
preuve il est disposé à accepter ou à rejeter. Ce
que M e Temm a apparemment cherché en vain au
procès, et qu'il cherche à faire valoir maintenant
devant cette Cour, est ce qu'il appelle le droit
de l'appelant à ce que le juge donne comme
directive au jury de procéder par une série
d'étapes distinctes, d'éliminer au fur et à mesure
qu'il avance dans sa démarche intellectuelle
chaque fait qui, considéré en lui-même, amène plus
d'une déduction de sorte que, à la fin, le jury
n'examine que les faits et les déductions qui, en
eux-mêmes, prouvent hors de tout doute raisonnable
la culpabilité de l'appelant.
La preuve de la poursuite en l'espèce est
constituée de plusieurs éléments distincts qui,
a-t-on prétendu, n'arrivent à avoir un sens dans
le contexte de l'acte d'accusation que lorsqu'on
les examine en tenant dûment compte de
l'interdépendance de leurs parties constitutives.
38.
L'argument en faveur d'une application en deux étapes de la norme en
matière criminelle a un attrait superficiel en théorie, mais, à mon humble avis, il est
mal fondé en principe et irréalisable en pratique. Il est mal fondé en principe parce que
la fonction de la norme de preuve n'est pas de soupeser chaque élément de preuve mais
de décider des questions fondamentales. De plus, cela obligerait chaque juré à
s'appuyer sur les mêmes faits afin d'établir la culpabilité. Il est clair en droit que les
jurés peuvent arriver à leur verdict par des chemins différents sans avoir à se fonder
sur les mêmes faits. Et même, il n'est pas nécessaire que les jurés soient d'accord sur
chaque fait individuel, pourvu qu'ils le soient sur la conclusion finale. Voir Wigmore
on Evidence (Chadbourn rev. 1981), vol. 9, § 2497, aux pp. 412 à 414; R. v. Lynch,

- 24 -
Malone and King (1978), 40 C.C.C. (2d) 7 (C.A. Ont.), à la p. 19; R. v. Bouvier (C.A.
Ont.), précité, aux pp. 264 et 265; R. v. Moreau (1986), 26 C.C.C. (3d) 359 (C.A.
Ont.), à la p. 389; R. v. Agbim, [1979] Crim. L.R. 171 (C.A.); R. v. Thatcher (1986),
24 C.C.C. (3d) 449 (C.A. Sask.), à la p. 510, pourvoi rejeté, [1987] 1 R.C.S. 652, à la
p. 697.
39.
La question est résumée dans Cross on Evidence, op. cit., à la p. 146:
[TRADUCTION] La Cour d'appel a jugé qu'il est
inutile qu'un juge dise au jury qu'il doit être
unanime sur un élément de preuve portant sur un
chef particulier pour pouvoir prononcer la
culpabilité à son égard. Il semble suffire que
tous les membres du jury concluent à la
culpabilité de l'accusé en s'appuyant sur certains
faits relatifs à ce chef.
40.
En réalité ce n'est pas pratique non seulement parce que le jury devrait
être d'accord sur les mêmes faits mais sur ce que chaque fait pris isolément prouve.
Chaque fait pris isolément n'établit pas nécessairement la culpabilité mais constitue un
maillon de la chaîne de la preuve ultime. Il n'est donc pas possible d'obliger le jury à
chercher des faits prouvés hors de tout doute raisonnable sans identifier ce
qu'effectivement ils prouvent hors de tout doute raisonnable. Puisque le même fait peut
entraîner des déductions différentes tendant à établir la culpabilité ou l'innocence, le
jury pourrait écarter ces faits étant donné qu'il existe un doute sur ce qu'ils prouvent.
41.
Les partisans du processus en deux étapes craignent que des faits qui
sont douteux ne soient utilisés pour établir la culpabilité. On peut leur répondre que
la solidité de la chaîne est fonction du plus faible de ses maillons. Si les faits qui sont
essentiels à la conclusion de culpabilité sont encore douteux malgré l'apport d'autres

- 25 -
faits, cela amènera le jury à douter que la culpabilité a été prouvée hors de tout doute
raisonnable.
42.
Je conclus de ce qui précède que l'appréciation des faits appartient au
jury, sous réserve de directives du juge du procès quant au droit. Bien que l'exposé
puisse contenir et contienne souvent de nombreuses suggestions utiles pour apprécier
la preuve, comme observer le comportement, tenir compte de l'intérêt du témoin et
ainsi de suite, le droit n'impose qu'une seule exigence fondamentale: pendant les
délibérations, le jury ou un autre juge des faits doit examiner la preuve comme un tout
et décider si la poursuite a établi la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Cela
exige nécessairement que chaque élément de l'infraction ou du point en litige ait été
prouvé hors de tout doute raisonnable. Cette exigence mise à part, il appartient au juge
des faits de décider comment procéder. S'immiscer dans ce domaine constitue, comme
le signale le président North, une intrusion dans le domaine du jury.
43.
La raison d'être des jurys est qu'on a voulu que ce soit des profanes et
non des avocats qui décident des faits. Introduire dans le processus des règles
juridiques artificielles relativement à l'activité humaine naturelle de délibération et de
décision tendrait à diminuer la valeur du système de jury. Par conséquent, c'est à tort
qu'un juge du procès impose des règles supplémentaires pour l'appréciation de la
preuve. De fait, il est imprudent de tenter d'entrer dans le détail de l'exigence
fondamentale mentionnée précédemment. Je ferais deux exceptions. On devrait dire
au jury que les faits ne doivent pas être examinés séparément et isolément en regard
de la norme en matière criminelle. Cette directive est un corollaire nécessaire de la
règle fondamentale mentionnée précédemment. Sans elle, il y a un certain danger qu'un
jury puisse conclure que l'exigence suivant laquelle chaque point en litige ou élément

- 26 -
de l'infraction doit être prouvé hors de tout doute raisonnable nécessite que les
éléments de preuve individuels soient prouvés ainsi.
44.
La seconde exception est que, lorsqu'il se pose des questions de
crédibilité entre la preuve à charge et à décharge, il convient de donner au jury une
directive comme celle proposée par le juge Morden dans l'arrêt Challice, précité. Dans
une situation comme celle-là, il y a un danger que le jury puisse conclure qu'il s'agit
simplement de savoir quelle partie il doit croire. La directive proposée lui signale que,
si la preuve à décharge le laisse dans un état de doute une fois qu'il l'a examinée dans
le contexte de l'ensemble de la preuve, il doit alors prononcer un acquittement.
45.
Par conséquent, même si l'interprétation de l'exposé au jury proposée
par l'appelant est correcte, il y a eu directive erronée, quoiqu'elle ne soit pas aussi
grave que celle que j'ai déjà constatée.
Le second moyen: la preuve psychiatrique
46.
La Cour d'appel a accepté l'allégation de la poursuite portant que le
juge du procès a donné une directive erronée au jury lorsqu'il lui a dit:
[TRADUCTION] Je dois vous dire autre chose
concernant cette preuve psychiatrique. Elle est
contenue dans le témoignage, je crois, en
particulier celui du D r Orchard, que l'accusé est
une personne tout à fait capable de commettre le
genre de crime que nous examinons en l'espèce. Je
vous dis que vous ne devez pas utiliser ce
témoignage comme une preuve ou indication de
preuve qu'il a effectivement tué Christine Jessop
seulement parce qu'il en est capable.

- 27 -
47.
La preuve mentionnée a été obtenue au cours du contre-interrogatoire
du Dr Orchard par Me Scott, l'avocat de la poursuite. La portée de cette preuve est
essentielle pour la décision sur ce moyen d'appel. Il est donc nécessaire d'en citer un
assez long extrait.
[TRADUCTION] Q. [M e Scott] Je comprends, du
fait même que vous êtes en mesure d'exprimer une
opinion sur l'état de cet homme, dans
l'éventualité où il aurait agressé sexuellement,
violé et poignardé plusieurs fois Christine
Jessop, que vous devez être d'avis qu'il a la
constitution psychologique de l'auteur d'une telle
infraction.
R. Non, je suis d'avis que, en fait, la
maladie--et s'il l'a fait--a perturbé sa
constitution psychologique de sorte qu'il a pu
accomplir un tel acte.
SA SEIGNEURIE: Pardon. Je n'ai pas compris.
Votre réponse est «Non . . .» quoi, Docteur?
LE TÉMOIN: Non. La maladie a très
v r a i s e m b l a b l e m e n t - - a p u o u a t r è s
vraisemblablement perturbé sa constitution
psychologique au point qu'il a pu commettre une
telle infraction. Je ne crois pas qu'il avait
nécessairement la constitution psychologique d'une
personne qui moleste les enfants.
...
Q. Revenant à notre point de départ à propos de
la capacité et à vos réponses à certaines
questions hypothétiques. Je vous dis que l'homme
assis là, suivant ce que vous nous avez dit en
cette cour, est un homme qui a des problèmes
mentaux, qui est capable de violer et de
poignarder une personne à plusieurs reprises.
N'est-ce pas exact?

- 28 -
R. Il est capable de forcer une personne à des
relations sexuelles et de la poignarder à
plusieurs reprises s'il l'a fait, oui, il en est
capable.
Q. Une fillette de 40 livres, de neuf ans?
R. Oui.
Q. Bon, vous avez parlé de schizophrénie. Si je
vous disais que la grande majorité des
schizophrènes n'en seraient pas capables,
serait-ce exact?
R. Bien, la majorité des gens qui souffrent de
schizophrénie n'ont pas de comportements violents,
mais certains en ont. Donc, la majorité des cas
de schizophrénie ne présenteraient pas ce genre de
comportement. C'est que je ne sais pas s'il a eu
ce comportement ou non, mais je connais la
maladie.
Q. Vous savez que cette maladie est telle
qu'elle lui permettrait de faire cela à cette
enfant de neuf ans, n'est-ce-pas?
R. Oui.
Q. Et je vous dis que le nombre de ceux qui
pourraient faire cela à une fillette de neuf ans
est minime.
R. C'est exact.
Q. Que cet homme est quelque chose de spécial,
n'est-ce pas?
R. Oui. Ce n'est pas une chose habituelle, pas
le genre de chose courante, donc oui, en ce sens,
c'est inhabituel.

- 29 -
Q. Ce ne peut être qu'une infraction commise
par quelqu'un faisant partie d'un groupe anormal.
N'est-ce pas exact?
R. Bien, presque, en tout cas. Je ne dis jamais
"seulement" ou "jamais" ou "toujours" parce c'est
à ce moment-là que je suis dans l'erreur, mais je
dirais que dans la vaste, très vaste majorité des
cas, une telle infraction serait vraisemblablement
commise par quelqu'un qui avait une sorte
d'anomalie assez forte; une anomalie grave.
Q. Les désordres psychiatriques que vous
décrivez, dont cet homme souffre, ne sont-ils pas
semblables à ce que vous vous attendriez de
trouver sur la scène qu'on vous a présentée sur
la pièce 8, un endroit isolé, agression sexuelle
d'une enfant de neuf ans les vêtements en
désordre, poignardée à plusieurs reprises?
R. Oui, certainement. Je ne sais pas--D'abord,
l'agression sexuelle d'une enfant de neuf ans, si
c'était une tentative de relations sexuelles
forcées, serait passablement inhabituelle parce
que ce n'est pas une chose pour laquelle une
enfant de neuf ans est habituellement attirante.
Elles ne sont habituellement pas développées au
point qu'elles sont des objets sexuels habituels.
Poignardée à plusieurs reprises signifie souvent
qu'il se passe quelque chose d'étrange. Si
quelqu'un veut tuer une personne, il peut
habituellement le faire sans le faire plusieurs
fois. Il peut habituellement agir de manière à ne
pas avoir à prolonger l'activité.
Q. C'est un signe de désordre, n'est-ce pas?
R. Oui, c'est cela.
Q. Des coups de couteau multiples à la poitrine
et au dos indiquent clairement qu'il s'agit d'un
crime très désordonné, n'est-ce pas?
R. Oui.

- 30 -
Q. Et particulièrement lorsque vous considérez
que la victime est une personne de 40 livres,
âgée de neuf ans.
...
Q. Ainsi, ils sont capables de venir ici,
d'aller à la barre des témoins et dire "Ce n'est
pas moi"?
R. Oui, cela pourrait arriver.
Q. Et, encore une fois, c'est un symptôme
classique de la maladie dont souffre cet homme,
Morin, n'est-ce-pas?
R. Oui.
Q. Je suis un peu étonné que vous disiez que
vous êtes surpris qu'il l'ait nié. Pourquoi cela
vous surprend-il, Docteur?
R. Je ne crois pas avoir dit que je suis
surpris qu'il l'ait nié. J'ai simplement dit que,
lorsque quelqu'un peut faire appel à sa mémoire
et m'exposer ses processus mentaux au sujet d'un
moment particulier, je peux en tirer des
conclusions. Lorsqu'une personne ne peut pas le
faire, je ne peux pas tirer de conclusions à
partir de ce qu'il me raconte au sujet de
l'incident ou du moment particulier. Je dois tirer
des conclusions à partir de mon diagnostic. Voilà
la difficulté, vous voyez. Je ne sais pas; rien
de ce que j'ai obtenu de mes entrevues avec lui
ne me permet de dire, "Ah, oui, il a fait cela",
mais il y a la maladie. S'il l'a fait ou non,
c'est à quelqu'un d'autre de le décider, ce n'est
pas à moi parce que je ne dispose d'aucun élément
qui puisse ajouter quelque chose dans un sens ou
dans l'autre, excepté cette maladie .
...

- 31 -
Q. Et la deuxième chose que vous pouvez ajouter
est qu'à votre avis cet homme est le type de
personne qui pourrait commettre ce crime.
R. Oui, cela est possible avec cette maladie,
cela se produit avec cette maladie .
Q. Cela est très utile, n'est-ce pas, Monsieur,
dans l'évaluation d'une situation?
R. Ceux qui l'entendent auront à décider si
cela est utile.
Q. Puis, en troisième lieu vous avez
indiqué--je crois que vous avez indiqué qu'il y
aurait une très petite, petite portion de la
population qui pourrait être capable d'un tel
crime, n'est-ce pas?
R. Oui, ce n'est pas une chose courante. [Je
souligne.]
48.
La Cour d'appel a conclu que ce témoignage était admissible
relativement à la question de l'identité. Voici ce que le juge Cory a dit (avec l'appui des
juges Robins et Brooke sur ce point), à la p. 66 de ses motifs:
[TRADUCTION] La preuve psychiatrique décisive,
introduite pour le compte de l'intimé et portant
sur l'identité de l'auteur du crime, était
admissible relativement à la question de
l'identité, nonobstant l'effet préjudiciable
qu'elle a pu avoir pour l'intimé: voir
R. v.
Glynn, cité plus loin.
49.
Le passage contesté de l'exposé a été précédé d'arguments des deux
parties sur la question, qui ont eu comme résultat la décision suivante:

- 32 -
[TRADUCTION] Sur la question de l'aliénation
mentale, il y a eu une preuve psychiatrique
abondante suivant laquelle l'accusé est un
individu souffrant d'une maladie mentale et qu'il
est constitué de telle sorte qu'il est tout à
fait capable de commettre le crime en question,
c'est-à-dire l'agression sexuelle et le meurtre.
Cependant, à moins que je ne change d'avis d'ici
demain lorsque je ferai mon exposé, je dirai au
jury que cette preuve ne devrait pas être
utilisée comme preuve que l'accusé a, en fait,
tué Christine Jessop. Il peut y avoir plusieurs
raisons à cette conclusion, mais il me suffit
maintenant de dire qu'il n'y a aucune preuve en
l'espèce que ce crime ne pourrait être commis que
par une personne qui possède les caractéristiques
mentales de l'accusé . [Je souligne.]
50.
À mon avis, le juge du procès a eu raison de conclure que la preuve
n'était pas admissible comme preuve de l'identité.
51.
Le juge Cory est arrivé à sa conclusion que la preuve était admissible
après un examen de certains précédents dont il a tiré une liste de cinq critères (p. 64).
Il a alors conclu que le témoignage déjà mentionné du Dr Orchard respectait ces
critères.
52.
Les précédents examinés par le juge Cory traitaient de deux catégories
de preuve:
(i)
la preuve de faits similaires et
(ii) la
preuve psychiatrique présentée par des accusés
pour établir qu'ils ne font pas partie d'un groupe
particulier anormal auquel, suivant la preuve, l'auteur
du crime appartenait.

- 33 -
53.
Je vais examiner ces arrêts pour décider si les principes qui s'en
dégagent appuient la conclusion de la Cour d'appel.
(i) Les faits similaires
54.
Dans les affaires de faits similaires, il ne suffit pas d'établir que
l'accusé fait partie d'un groupe anormal qui a les mêmes propensions que l'auteur du
crime. Il doit y avoir d'autres caractéristiques distinctives. Par conséquent, si le crime
a été commis par quelqu'un qui a des tendances homosexuelles, il ne suffit pas d'établir
que l'accusé est un homosexuel actif ni même qu'il a pratiqué de nombreux actes
homosexuels. La preuve offerte doit tendre à démontrer qu'il y a des similitudes
frappantes entre la manière dont l'auteur du crime a commis l'acte criminel et cette
preuve. Je cite lord Hailsham, dans l'arrêt Director of Public Prosecutions v.
Boardman, [1975] A.C. 421 (H.L.), à la p. 454:
[TRADUCTION] ... le fait qu'il est entré par une
fenêtre du rez-de-chaussée ne serait certainement
pas suffisant pour identifier l'auteur d'une série
de vols avec effraction, mais le fait qu'il a
laissé le même épigramme sur les murs du salon ou
un symbole ésotérique écrit au rouge à lèvres sur
le miroir pourrait bien être suffisant. Dans une
affaire d'ordre sexuel, pour reprendre un exemple
donné au cours des débats devant la Cour d'appel,
bien qu'un acte homosexuel répété puisse en
lui-même être tout à fait insuffisant pour qu'on
admette la preuve à titre de confirmation
d'identité ou de dessein, l'allégation que
l'auteur de l'acte portait la coiffure de
cérémonie d'un chef indien ou un autre costume
excentrique pourrait bien suffire dans des
circonstances appropriées.

- 34 -
55.
De même, dans l'arrêt R. v. Taylor (1982), 66 C.C.C. (2d) 437, la Cour
d'appel de l'Ontario a rejeté la preuve que l'accusé était un homosexuel actif, même si
l'agression en cause était un acte homosexuel.
56.
Indépendamment de l'exigence que la preuve offerte tende à démontrer
que l'accusé partageait certaines caractéristiques distinctives avec l'auteur du crime,
cette preuve sera exclue si son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante.
L'admission de faits similaires est une exception à une règle d'exclusion de preuve qui
écarte la preuve d'inconduite antérieure qui tendrait à démontrer que l'accusé avait la
propension à commettre le crime. Comme l'a fait observer le juge Lamer dans l'arrêt
Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190, cette règle d'exclusion est le résultat de
l'exercice répété d'un pouvoir discrétionnaire judiciaire qui a exclu ce genre de preuve
parce que sa valeur probante avait moins de poids que son effet préjudiciable (p. 201).
Quand on se demande s'il faut faire une exception, il faut tenir compte de la raison
d'être de la règle d'exclusion: l'effet préjudiciable de la preuve a-t-il plus de poids que
sa valeur probante? Si la balance penche en faveur de la valeur probante, il y a lieu de
faire une exception. Dans l'arrêt Morris, précité, le juge Lamer a exprimé ce principe
en ces termes (à la p. 202):
Cela ne signifie pas qu'une preuve qui se
rapporte à une question litigieuse donnée sera
nécessairement exclue simplement parce qu'elle
tend également à établir la propension. Une telle
preuve sera recevable à la condition que le juge
en détermine d'abord la recevabilité en comparant
sa valeur probante relativement à la question
soulevée (par exemple, l'identité) et l'effet
préjudiciable qu'elle risque d'avoir. Le degré de
valeur probante requis pour surmonter la règle
d'exclusion fait actuellement l'objet d'un
désaccord et le droit est donc quelque peu
incertain. Point n'est besoin de nous attarder sur

- 35 -
cet aspect de la règle, puisque l'exception ne
s'applique pas aux faits en l'espèce.
57.
Le juge La Forest (au nom de la majorité à cet égard) a réaffirmé ce
principe dans l'arrêt R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670. Le juge La Forest a renvoyé
au principe fondamental de notre droit de la preuve pour exclure un élément de preuve
par ailleurs pertinent s'il "risque de causer un préjudice indu, d'induire en erreur ou
d'embrouiller le juge des faits . . .» (p. 714).
58.
On a également mentionné R. v. Glynn (1971), 5 C.C.C. (2d) 364 (C.A.
Ont.) (autorisation de pourvoi refusée, [1971] R.C.S. ix), une affaire dans laquelle un
meurtre avait apparemment été commis par une personne ayant des tendances
homosexuelles. La preuve d'actes homosexuels antérieurs de la part de l'accusé a été
admise relativement à la question de l'identité. Cet arrêt paraît incompatible avec l'arrêt
Boardman, précité, et même avec l'arrêt Taylor, précité. Dans l'affaire Glynn, la cour
a été très impressionnée par l'analogie avec une affaire dans laquelle il était démontré
que le crime avait été commis par un gaucher. Dans ces circonstances, la preuve que
l'accusé était gaucher serait nettement admissible. L'analogie n'est pas juste parce que
la preuve de l'état physique de l'accusé n'est pas une preuve montrant la propension ou
la disposition et, par conséquent, elle n'est pas visée par le principe qui écarte ce genre
de preuve à moins que sa valeur probante ne l'emporte sur son effet préjudiciable.
(ii)
La preuve psychiatrique offerte par la défense
59.
Dans les arrêts R. c. Lupien, [1970] R.C.S. 263, R. v. McMillan (1975),
23 C.C.C. (2d) 160 (C.A. Ont.), conf. [1977] 2 R.C.S. 824, et R. v. Robertson (1975),
21 C.C.C. (2d) 385 (C.A. Ont.) (autorisation de pourvoi refusée [1975] 1 R.C.S. xi),

- 36 -
la défense a offert une preuve psychiatrique. Le juge Spence a bien énoncé la
distinction dans l'arrêt McMillan, (à la p. 828) confirmant l'arrêt du juge Martin:
De plus, je suis d'accord [. . .] que lorsque
pareille preuve est produite par la défense, il
n'y a pas de principe qui s'oppose à sa
recevabilité, telle l'exigence d'équité à l'égard
de l'accusé qui s'applique pour empêcher qu'elle
soit invoquée par le ministère public.
60.
Cet extrait laisse entendre que cette preuve n'est jamais admissible
lorsqu'elle est présentée par la poursuite, même si elle est pertinente relativement à un
point en litige.
61.
Le juge Martin a répété cette proposition dans l'arrêt R. v. Speid
(1985), 20 C.C.C. (3d) 534. Il dit (à la p. 545):
[TRADUCTION] Cette preuve est cependant exclue
par une règle de principe lorsqu'elle est
présentée par la poursuite contre l'accusé,
nonobstant sa pertinence. L'avocat de la poursuite
n'a pas dit que l'appelant avait mis sa
disposition en cause, ce qui aurait permis à la
poursuite de réfuter une affirmation qu'il est un
non- violent: voir R. v. McMillan , précité.
62.
D'autre part, la Cour d'appel a considéré l'affaire comme si la seule
question était de savoir si la preuve était pertinente relativement à un autre point, en
l'espèce, l'identité. Par exemple, le juge Cory dit (à la p. 66):
[TRADUCTION] La poursuite n'a cependant pas
cherché à recourir à la preuve sur la question de
la propension, mais plutôt sur la question de
l'identité. La preuve était pertinente et
importante quant à la question de l'identité du

- 37 -
meurtrier de Christine Jessop et, sur ce point,
elle était admissible.
63.
À mon avis, la bonne façon de voir se trouve entre ces deux positions.
La preuve ne devrait pas toujours être exclue, mais elle ne devrait pas non plus être
nécessairement admise parce qu'elle est pertinente relativement à un point en litige. Il
me semble que le principe qui s'oppose à l'admission de ce genre de preuve est
respecté si sa valeur probante est supérieure à son effet préjudiciable. D'autre part, le
simple fait que la preuve a une certaine pertinence n'assure pas son admissibilité si elle
ne respecte pas ce critère.
64.
Il est illogique que la preuve qui tend à démontrer la propension de
l'accusé à commettre le crime soit traitée différemment parce qu'elle est introduite par
un témoignage d'expert plutôt qu'au moyen de la conduite similaire passée. Si, dans
le dernier cas, la preuve est admise pourvu que sa valeur probante soit supérieure à son
effet préjudiciable, le même critère d'admissibilité devrait s'appliquer au premier cas.
65.
Par conséquent, lorsque la poursuite présente une preuve psychiatrique
d'expert, le juge du procès doit déterminer si elle est pertinente relativement à un point
litigieux de l'affaire, indépendamment de sa tendance à indiquer la propension. Si elle
est pertinente relativement à un autre point (p. ex. l'identité), il faut alors établir si sa
valeur probante à cet égard l'emporte sur son effet préjudiciable sur la question de la
propension. En somme, si l'unique pertinence ou la pertinence principale de la preuve
est de démontrer une propension, alors il faut exclure la preuve.
66.
Il est difficile et peut-on prétendre peu souhaitable de formuler des
règles strictes pour servir à déterminer la pertinence d'une catégorie particulière de

- 38 -
preuve. La pertinence dépend beaucoup des autres éléments de preuve et des autres
points en litige dans une affaire. Les tentatives pour définir par le passé les critères
d'admission de faits similaires n'ont pas connu beaucoup de succès (voir Cross on
Evidence, op. cit., aux pp. 310 et 311). Le critère doit présenter suffisamment de
souplesse pour s'adapter aux circonstances diverses dans lesquelles il doit être
appliqué.
67.
À mon avis, pour être pertinente relativement à la question de
l'identité, la preuve doit tendre à démontrer que l'accusé partageait avec l'auteur du
crime un trait de comportement distinctif inhabituel. Le trait doit être distinctif au
point d'agir presque comme une étiquette ou une marque qui identifie l'auteur du
crime. L'extrait précité des motifs de lord Hailsham dans l'arrêt Boardman donne un
exemple du genre de preuve qui serait pertinente.
68.
De même, la preuve psychiatrique que l'accusé avait une forte
tendance à étrangler sa partenaire pendant les rapports sexuels serait pertinente
relativement à la question de l'identité dans une affaire de meurtre où la victime est
morte par suite de strangulation pendant des rapports sexuels avec l'auteur du crime.
69.
Inversement, l'appartenance de l'accusé à un groupe anormal dont
certains membres présentent des caractéristiques de comportement inhabituelles que
possédait l'auteur du crime, n'est pas suffisante. Dans certains cas, cependant, il peut
être démontré que tous les membres du groupe ont les caractéristiques distinctives
inhabituelles. Si on peut raisonnablement en déduire que l'accusé possède ces traits,
la preuve est alors pertinente sous réserve de l'obligation du juge du procès de l'exclure
si son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante. Plus le nombre de personnes

- 39 -
dans la société présente ces tendances, moins la preuve est pertinente relativement à
la question de l'identité et plus il est vraisemblable que son effet préjudiciable soit
supérieur à sa valeur probante.
70.
Le témoignage déjà mentionné du Dr Orchard signifie simplement ce
qui suit. L'appelant est un simple schizophrène. Un faible pourcentage de simples
schizophrènes ont tendance à commettre le crime en question de la manière anormale
dont il a été commis ou la capacité de le faire. Il n'y a aucune preuve que l'appelant a
ces tendances ou cette capacité à moins que l'on ne présume, comme on a demandé au
Dr Orchard de le faire, que l'appelant a commis le crime. Par conséquent, le savant juge
du procès a eu raison de décider que la preuve n'était pas admissible comme preuve
que l'appelant avait, en fait, tué Christine Jessop. Il n'y a donc pas eu d'erreur au procès
à cet égard.
La nouvelle preuve
71.
Compte tenu de ma conclusion sur le second moyen, il est inutile
d'examiner le moyen d'appel portant sur le refus de la Cour d'appel de permettre la
présentation d'une nouvelle preuve. Cette preuve était destinée à expliquer le
témoignage déjà mentionné du Dr Orchard afin d'appuyer la prétention qu'il n'était pas
pertinent.
72.
Vu la façon de procéder adoptée par l'appelant en l'espèce et en
l'absence de toute indication dans les règles ou les précédents sur la pratique en cette
Cour à cet égard, je vais faire quelques observations qui, je l'espère, seront utiles. Elles
ne se veulent pas une critique des avocats en l'espèce.

- 40 -
73.
Dans l'arrêt R. c. Stolar, [1988] 1 R.C.S. 480, le juge McIntyre a traité
en détail de la procédure à suivre en Cour d'appel lorsqu'on cherche à présenter une
nouvelle preuve en vertu de l'art. 610 du Code criminel. Dans l'affaire Stolar, on avait
offert une nouvelle preuve à l'appui d'une ordonnance de nouveau procès sur le
fondement que, si elle avait pu être présentée au procès, il était raisonnable de croire
que le verdict aurait été différent.
74.
En l'espèce, on a plutôt cherché à présenter la nouvelle preuve pour
appuyer la prétention qu'il ne devrait pas y avoir de nouveau procès. La Cour d'appel
a rejeté la demande. Comme l'a signalé le juge McIntyre dans l'arrêt Stolar, à la p. 491,
elle a le pouvoir de le faire. C'est même la bonne façon de faire lorsque les conditions
de présentation d'une nouvelle preuve sont absentes. Cette Cour n'a pas eu la même
possibilité en raison de la procédure adoptée. Le refus de la Cour d'appel est devenu
un moyen d'appel, le nouveau témoignage du Dr Orchard a été inclus dans le dossier
conjoint (apparemment du consentement des avocats), mentionné dans le mémoire de
l'appelant et au cours des plaidoiries, tout cela comme si la Cour avait décidé
d'entendre le témoignage.
75.
Je peux comprendre le dilemme de l'appelant. Si mention du
témoignage devait être faite au cours des plaidoiries en l'espèce, cela se ferait avant
une décision sur ce moyen d'appel à moins qu'il ne soit d'abord plaidé et tranché avant
l'audition du reste du pourvoi.
76.
Pour résoudre ce dilemme, une partie, qui a l'intention de présenter une
nouvelle preuve au cours des plaidoiries dans un pourvoi devant cette Cour, devrait

- 41 -
présenter à cette Cour une requête en recevabilité d'une nouvelle preuve. La requête
devrait être appuyée d'un affidavit établissant les conditions préalables à la recevabilité
de cette preuve (voir les arrêts Stolar, précité, et Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S.
759). L'appelant n'a pas produit ce genre d'affidavit en cette Cour ni, apparemment, en
Cour d'appel.
77.
Si cette procédure est adoptée, quand la Cour d'appel a refusé de
recevoir la preuve on peut, par requête adressée à cette Cour avant l'audition du
pourvoi, lui demander si elle la recevra. On ne gagne rien à faire du refus de la Cour
d'appel un moyen d'appel puisque les critères d'admissibilité de la preuve sont
exactement les mêmes en cette Cour et en Cour d'appel.
Conclusion
78.
Quelles conséquences la conclusion qu'il y a eu directive erronée à
l'égard du premier moyen mais non à l'égard du second a-t-elle?
79.
En Cour d'appel, le juge Cory n'aurait pas ordonné la tenue d'un
nouveau procès à cause du lourd fardeau imposé à la poursuite dans le cas d'un appel
contre un acquittement. Il a également exprimé l'opinion que le jury avait dû accepter
la preuve d'alibi présentée par la défense ou qu'il avait un doute raisonnable à cet
égard.
80.
Le juge Robins aurait ordonné un nouveau procès à cause des deux
erreurs. Il n'est pas clair qu'il ne l'aurait pas fait à cause de l'erreur à l'égard du premier
moyen seulement. À la fin de ses motifs sur le premier moyen, il a dit (à la p. 81):

- 42 -
[TRADUCTION] La bonne directive énoncée en des
termes généraux n'écartait pas les conséquences
possibles des directives erronées qui visaient une
à une des parties distinctes de la preuve de la
poursuite relativement à l'identité du meurtrier
de Christine Jessop. À mon avis, les
considérations qui ont motivé l'ordonnance de
nouveau procès dans l'affaire Bouvier s'appliquent
avec autant de force à la présente situation.
Le juge Brooke a accordé une grande importance à la
directive erronée relative à la charge de la preuve et a
conclu (à la p. 85):
[TRADUCTION] Je crois que la poursuite s'est
acquittée de la charge qui lui incombait quand on
examine les conséquences de la non-application du
principe que la preuve hors de tout doute
raisonnable est la règle lorsque le jury examine
l'ensemble de la preuve qui, à son avis,
détermine la culpabilité ou l'innocence de
l'accusé, et non le test qui est appliqué à des
éléments de preuve individuels. Quant aux éléments
de preuve individuels, la question fondamentale
est de savoir si le jury croit cette preuve et
les faits qu'il faut en dégager.
81.
L'étendue de la charge qui incombe à la poursuite quand elle en appelle
d'un acquittement a été établie dans l'arrêt Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277.
La poursuite a l'obligation de convaincre la Cour que le verdict n'aurait pas
nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives appropriées.
82.
Je reconnais volontiers que cette charge est lourde et que la poursuite
doit convaincre la cour avec un degré raisonnable de certitude. Un accusé qui a déjà
été acquitté une fois ne devrait pas être renvoyé à un nouveau procès s'il n'est pas
évident que l'erreur qui entache le premier procès était telle qu'il y a un degré

- 43 -
raisonnable de certitude qu'elle a bien pu influer sur le résultat. Tout critère plus strict
exigerait qu'une cour d'appel prédise avec certitude ce qui s'est passé dans la salle de
délibérations, ce qu'elle ne peut faire.
83.
Je ne partage pas l'avis du juge Cory selon lequel nous pouvons dire
que le jury a accepté la preuve d'alibi ou avait des doutes à son égard. Comme l'a
signalé Me Fairgrieve, avocat de l'intimée, le jury a pu ne pas estimer nécessaire de
traiter de l'alibi parce que, après avoir examiné élément par élément la preuve à charge
et les avoir soumis isolément à la norme en matière criminelle, il ne restait plus rien
qui soit opposable à l'appelant. Ou encore le jury a pu rejeter la défense d'alibi, mais
conclure que ce qui restait de la preuve à charge ne le convainquait pas hors de tout
doute raisonnable.
84.
L'exposé sur la charge de la preuve présente au jury une des règles du
jeu les plus fondamentales. L'expérience et les études sur le jury tendent à confirmer
l'importance de ces règles sur le résultat (voir Wigmore on Evidence, op. cit., § 2497,
note 9). Ce principe a été reconnu par la Cour d'appel dans l'arrêt Bouvier, précité, et
a été confirmé par cette Cour. Si, comme je l'ai conclu, le jury a accepté la directive
et examiné les éléments de preuve séparément, soumettant chacun à la norme de
preuve hors de tout doute raisonnable, alors tout le processus de décision a été faussé
et l'appelant n'a pas eu un procès régulier.
85.
À mon avis, donc, la poursuite s'est acquittée de la charge qui lui
incombait. Étant donné la force de la preuve, j'ai le degré requis de certitude que le
verdict n'aurait pas nécessairement été le même si la directive appropriée avait été
donnée.

- 44 -
86.
Par conséquent, le pourvoi est rejeté.
Version française des motifs des juges Lamer et Wilson
rendus par
87.
LE JUGE WILSON--J'ai eu l'avantage de lire les motifs de mon collègue
le juge Sopinka et, bien que je sois d'accord avec sa conclusion quant au second moyen
d'appel de l'appelant pour les motifs qu'il a donnés et avec sa conclusion quant au
pourvoi dans son ensemble, c'est-à-dire de le rejeter, j'ai quelques réserves au sujet de
son interprétation de la question du doute raisonnable. Je préfère donc rédiger mes
propres motifs concordants sur cet aspect du pourvoi.
88.
Les trois juges de la Cour d'appel (1987), 36 C.C.C. (3d) 50 ont conclu
que les passages suivants de l'exposé du juge Craig au jury étaient erronés:
[TRADUCTION]
(i) (concernant la crédibilité)
Si vous avez un doute raisonnable quant à un
témoignage, vous accorderez à l'accusé le
bénéfice du doute à cet égard. Ayant décidé
quel témoignage vous estimez digne de foi,
vous l'examinerez dans son ensemble,
évidemment, pour arriver à votre verdict.
(ii) (concernant les cheveux et les fibres)
Il me semble que cette preuve ne fait pas
plus que démontrer que Christine a pu se
trouver dans l'auto Honda et que l'accusé a
pu se trouver sur les lieux du meurtre et,

- 45 -
évidemment, ce n'est pas là une preuve hors
de tout doute raisonnable.
(iii) (concernant les déclarations de l'intimé
à l'agent secret)
J'allais vous dire que si vous concluez que
le témoignage de l'accusé à ce procès
constitue la bonne interprétation de ces
bandes et de ces transcriptions, ou de
parties de celles-ci, ou si vous avez un
doute raisonnable que ce pourrait être le
cas, vous lui accorderez le bénéfice du doute
quant à ces parties des bandes ou
transcriptions et vous adopterez son
interprétation.
(iv) (concernant la déclaration de l'intimé à
son compagnon de cellule)
Maintenant, quant à ce témoignage
relativement à cette partie de la bande que
je viens de lire, si vous concluez que le
témoignage de l'accusé au procès constitue la
bonne interprétation de cette conversation,
ou si vous avez un doute raisonnable que ce
peut être le cas, vous accorderez le bénéfice
du doute à l'accusé et adopterez son
interprétation.
Le juge Cory a conclu (au nom de la Cour d'appel) qu'il
s'agissait de directives erronées parce que [TRADUCTION]
"la norme de preuve hors de tout doute raisonnable ne
s'applique pas aux éléments de preuve individuels qui
forment la cause de la poursuite, mais plutôt à tout
l'ensemble de la preuve sur laquelle se fonde la poursuite
pour établir la culpabilité de l'accusé" (p. 60).

- 46 -
89.
Me Ruby conteste cette affirmation. Il allègue que la Cour d'appel n'a
pas reconnu que les délibérations du jury comportent une démarche en deux étapes et
que la doctrine du doute raisonnable joue un rôle dans chacune. Si la preuve ne passe
pas la première étape, allègue-t-il, elle n'est jamais examinée à la seconde étape. Je
crois que la jurisprudence et la doctrine qu'invoque Me Ruby appuient son allégation
que le doute raisonnable joue deux rôles distincts dans un procès criminel.
90.
D'abord, au premier niveau, les faits sur lesquels se fonde le jury pour
arriver à un verdict de culpabilité doivent être établis hors de tout doute raisonnable.
Cela ne signifie pas, comme le juge du procès semble l'avoir pensé, que chaque fait
pris isolément doit être prouvé hors de tout doute raisonnable. Cela signifie plutôt que
le jury doit être convaincu, dans le contexte de tous les faits de la cause, que chacun
des faits sur lesquels il se fonde pour conclure à la culpabilité a été prouvé hors de tout
doute raisonnable. Si, après avoir examiné le contexte de tous les faits, le jury a encore
un doute raisonnable sur un fait particulier, ce doute doit profiter à l'accusé et cet
élément de preuve être rejeté.
91.
Au second niveau, le doute raisonnable influe sur la détermination de
la culpabilité ou de l'innocence. Le jury doit examiner la totalité de la preuve et
déterminer si, suivant les faits établis, c'est-à-dire suivant les faits qui ont résisté à
l'examen au premier niveau, l'accusé est coupable. S'il subsiste un doute raisonnable
quant à la culpabilité de l'accusé, le doute doit profiter à l'accusé et un verdict de
non-culpabilité inscrit. Aucun des avocats n'a contesté cette dernière proposition.
L'affirmation de la Cour d'appel que "la norme de preuve hors de tout doute
raisonnable ne s'applique pas aux éléments de preuve individuels qui forment la cause
de la poursuite" jette cependant un doute sur le rôle de la doctrine à la première étape

- 47 -
du processus. La Cour d'appel s'est-elle trompée? À mon avis, tant la jurisprudence que
la logique semblent indiquer une réponse affirmative.
92.
Dans l'arrêt Nadeau c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 570, le juge Lamer
a fait le commentaire suivant à la p. 573 sur la norme de preuve à laquelle doivent
satisfaire les faits sur lesquels est fondée une déclaration de culpabilité:
Les jurés ne peuvent retenir sa version [des
faits], ou portion de celle-ci, que s'ils sont,
en regard de toute la preuve , satisfaits hors de
tout doute raisonnable que les événements se sont
passés comme tels; à défaut de quoi, et
à moins
qu'un fait ne soit prouvé hors de tout doute
raisonnable , l'accusé a droit à la détermination
de fait qui lui est la plus favorable, en autant,
bien sûr, qu'elle repose sur une preuve au
dossier et n'est pas pure spéculation. [Je
souligne.]
Je crois que cet énoncé vise le rôle de la doctrine du
doute raisonnable à la première étape, c'est-à-dire celle
de la recherche des faits. Elle exige qu'un fait exposé
oralement par un témoin soit évalué par le jury dans le
contexte de toute la preuve et rejeté s'il n'a pas été
prouvé hors de tout doute raisonnable.
93.
Dans l'arrêt R. c. Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652, le juge en chef
Dickson, exprimant sur ce point l'opinion unanime de la Cour, a cité l'extrait précédent
de l'arrêt Nadeau en l'approuvant et a appliqué la doctrine du doute raisonnable au
processus de recherche des faits. En parlant de l'exposé du juge dans l'affaire Thatcher,
il dit à la p. 701:

- 48 -
De plus, il avait déjà déclaré ceci dans son
exposé au jury:
[TRADUCTION] Il vous revient
d'évaluer le
témoignage de chaque témoin, l'un en fonction de
l'autre, de déterminer
ce que vous croyez être
vrai et de rejeter ce à quoi vous n'ajoutez pas
foi. [Souligné dans l'original.]
Lorsque les passages fautifs sont rapprochés de
cet avertissement et des avertissements
subséquents, il est évident, et, à mon avis il
doit avoir été évident pour le jury, que le juge
du procès veut dire "accepter hors de tout doute
raisonnable" lorsqu'il parle d'"accepter" les
éléments de preuve du ministère public et veut
dire "accepter comme soulevant un doute
raisonnable" lorsqu'il parle d'"accepter" les
éléments de preuve de la défense. Je crois
qu'aucune erreur n'a été commise si on lit
l'exposé dans son ensemble.
94.
La High Court d'Australie a examiné la question beaucoup plus en
profondeur dans l'arrêt Chamberlain v. The Queen, [1984] 58 A.L.J.R. 133. Le juge
en chef Gibbs et le juge Mason ont formulé la question en ces termes à la p. 139:
[TRADUCTION] La dernière question de droit qui
se pose est de savoir si, dans une affaire où la
preuve est de nature circonstancielle, chaque fait
sur lequel on cherche à fonder une déduction doit
lui-même être prouvé hors de tout doute
raisonnable. Dans l'examen de cette question, il
ne faut pas mélanger un certain nombre de
questions qui tendent à être confondues. En
premier lieu, il faut déterminer si la bonne
méthode pour le jury d'aborder les faits est
d'examiner chaque élément de preuve séparément et
de l'éliminer s'il n'est pas convaincu hors de
tout doute raisonnable à son égard.
Les juges ont rejeté cette méthode. Ils ont dit à la
p. 139:

- 49 -
[TRADUCTION] Nous n'avons pas de doute que la
position est correctement formulée dans l'extrait
suivant de l'arrêt
R. v. Beble , [1979] Qd. R.
278, à la p. 289: "Il n'est pas reconnu en droit
qu'un jury doit examiner séparément chaque élément
de preuve produit par la poursuite, appliquer à
cet élément la charge de la preuve hors de tout
doute raisonnable et le rejeter s'il n'a pas
cette conviction". À la fin du procès, le jury
doit examiner toute la preuve et, ce faisant, il
peut conclure qu'un élément de preuve dissipe ses
doutes quant à un autre. Par exemple, dans
l'examen de la déposition d'un témoin en
elle-même, le jury peut douter de sa véracité,
mais d'autres éléments de preuve peuvent le
corroborer et, lorsque le jury examine la preuve
comme un tout, il peut décider de croire ce
témoin. Encore une fois, la qualité de la preuve
d'identification peut être faible, mais d'autres
éléments de preuve peuvent appuyer son exactitude;
en pareil cas, on ne devrait pas dire au jury
d'examiner la déposition de chaque témoin
"séparément dans, pour ainsi dire, un compartiment
hermétiquement fermé"; il doit examiner la somme
des éléments de preuve...
95.
À la page 140, les juges ont exprimé leur accord avec l'observation
formulée dans l'arrêt R. v. Van Beelen (1973), 4 S.A.S.R. 353 (S.C. en banc), à la
p. 379, qu' [TRADUCTION] "il est tout à fait logique qu'on ne puisse être convaincu
hors de tout doute raisonnable de l'exactitude d'une déduction tirée de faits dont
l'existence soulève un doute".
96.
Les juges ont alors tenté de dissiper une confusion (à la p. 140)
qu'avait suscitée un autre extrait de l'arrêt Van Beelen que d'aucuns avaient interprété
comme suggérant que le jury était littéralement tenu de diviser ses délibérations en
deux étapes distinctes:
[TRADUCTION] La cour [dans l'arrêt Van Beelen ] a
dit, à la p. 374:

- 50 -
"Mais l'exigence d'une preuve hors de tout doute
raisonnable se rapporte à l'étape finale du
processus; à notre avis, le jury n'est pas tenu
de diviser les diverses étapes du processus de
raisonnement conduisant à la conclusion de
culpabilité hors de tout doute raisonnable et
d'appliquer une norme de preuve particulière à
chacune de ces étapes [. . .] et, à notre avis,
lui donner comme directive d'agir de cette façon
serait susceptible de créer de la confusion et
éventuellement de l'induire en erreur et tendrait
à imposer à ses délibérations un carcan artificiel
et théorique.
Évidemment, cela ne signifie pas qu'il
faudrait l'encourager ou l'autoriser à tirer
des conclusions de culpabilité à partir de
faits douteux. Le bon sens nous dit qu'il est
impossible de conclure à la culpabilité hors de
tout doute raisonnable à partir de faits
douteux. Il existe une distinction claire entre
déduire la culpabilité d'une combinaison de
plusieurs faits établis dont aucun en lui-même
n'appuie la déduction, et déduire la
culpabilité à partir de différents faits dont
l'existence est douteuse. Dans le premier cas,
la combinaison accomplit ce que chaque fait
pris isolément ne peut accomplir; dans le
second, la combinaison n'a aucun effet."
Il est évident que la première partie de cette
affirmation ne voulait pas contredire la seconde.
Elle parle seulement de la manière de donner des
directives au jury. Il est tout à fait exact de
dire que le jury n'est pas tenu de diviser les
diverses étapes de son processus de raisonnement:
il n'est pas tenu de tirer des conclusions sur
des questions de fait primaire, et les jurés qui
sont d'accord sur la conclusion peuvent néanmoins
être d'avis différents quant à savoir quels
éléments de preuve doivent être acceptés, ou
quelles conclusions doivent être tirées des
éléments de preuve qu'ils acceptent. Cela ne
signifie toutefois pas que le jury peut tirer une
conclusion de culpabilité à partir d'un fait qui
n'est pas prouvé hors de toute doute raisonnable.
[Je souligne.]

- 51 -
Les juges ont alors (à la p. 140) adopté le passage
suivant de l'arrêt Van Beelen quant à la directive qu'il
faut donner au jury:
[TRADUCTION] Nous pensons, comme nous
l'expliciterons plus loin, qu'il faut dire au jury
qu'il ne peut faire de déductions qu'à partir des
faits qui sont clairement prouvés, mais qu'il
n'est ni nécessaire ni souhaitable d'aller plus
loin.
et ils ont rejeté une critique dont il avait fait l'objet:
[TRADUCTION] Dans l'ouvrage
Evidence, Proof
and Probability (2nd ed., 1983), à la p. 122, sir
Richard Eggleston exprime l'opinion que cette
affirmation est erronée. Avec égards, nous ne
sommes pas d'accord avec la critique de l'auteur,
mais il faut comprendre que la cour voulait dire
que des déductions ne peuvent être faites à
partir de faits qui demeurent douteux à la fin de
l'examen du jury, et qu'elle ne voulait pas dire
que les faits qui, pris isolément, semblent
douteux doivent être écartés. À notre avis,
cependant, il découle nécessairement du
raisonnement dans l'arrêt R. v. Van Beelen que le
jury ne peut faire de déductions qu'à partir de
faits qui sont prouvés hors de tout doute
raisonnable. [Je souligne.]
À la page 141, les juges ont mentionné le conflit
doctrinal américain à ce sujet:
[TRADUCTION] Aux États-Unis, il existe un conflit
doctrinal sur la question et nous ne partageons
pas la préférence évidente de Wigmore pour
l'opinion que ce n'est que l'ensemble de la
question litigieuse (ou les éléments de
l'infraction) qui doit être prouvé hors de tout
doute raisonnable: Wigmore on Evidence (3rd ed.,
1940), vol. IX, p. 324.

- 52 -
Le juge Murphy a souscrit à l'opinion du juge en chef
Gibbs et du juge Mason à la p. 155:
[TRADUCTION] Je conviens que l'exigence de la
preuve hors de tout doute raisonnable signifie
qu'aucun fait ne devrait être accepté pour déduire
la culpabilité à moins que, compte tenu de toute
la preuve, l'existence de ce fait ne soit établi
hors de tout doute raisonnable. Chaque élément
crucial doit être prouvé hors de tout doute
raisonnable.
Le juge Brennan a ajouté son opinion concordante à la p.
168:
[TRADUCTION] La poursuite s'appuyait sur une
p r e u v e c i r c o n s t a n c i e l l e . L a p r e u v e
circonstancielle peut, et elle y arrive souvent,
prouver clairement la perpétration d'une
infraction criminelle, mais deux conditions
doivent être respectées. Premièrement, les faits
primaires dont doit découler la conclusion de
culpabilité doivent être prouvés hors de tout
doute raisonnable. On ne peut attribuer à une
déduction fondée sur des faits particuliers plus
de valeur qu'à chacun de ces faits. Deuxièmement,
la déduction de culpabilité doit être la seule
qui soit raisonnablement possible compte tenu de
tous les faits primaires que le jury a retenus.
Faire une déduction n'est pas une question de
preuve: c'est seulement une fonction du jugement
critique du jury à l'égard de personnes et de
choses, de son expérience et de son bon sens. On
peut sans risque déduire la culpabilité si on se
fonde sur des faits fondamentaux établis hors de
tout doute raisonnable et s'il s'agit de la seule
déduction qui est raisonnablement possible compte
tenu de tout l'ensemble de faits primaires.
Seul le juge Deane n'a pas été d'accord sur ce point
(p. 181).

- 53 -
97.
J'estime que la position adoptée par la majorité dans l'arrêt
Chamberlain est convaincante et compatible avec l'interprétation de cette Cour dans
les arrêts Nadeau et Thatcher. De plus, en stricte logique, cette façon de voir est des
plus bénéfiques. Comment pourrait-on arriver à une conclusion avec un certain degré
de certitude si on a des doutes raisonnables quant aux faits sur laquelle cette
conclusion est fondée?
98.
Le juge du procès a-t-il commis une erreur dans les extraits de l'exposé
cités plus tôt? À mon avis, il a commis une erreur. Bien qu'il ait eu raison de dire au
jury de ne pas utiliser de faits qui n'étaient pas établis hors de tout doute raisonnable
pour rendre un verdict de culpabilité, il a commis une erreur en indiquant (ou en
semblant indiquer) que chaque fait devait être apprécié isolément. À mon avis, il aurait
dû dire au jury que, dans sa conclusion finale de culpabilité, il ne pouvait se fonder que
sur des faits qui, lorsqu'ils étaient appréciés dans le contexte de tous les faits, avaient
selon le jury été prouvés hors de tout doute raisonnable; qu'il ne devait pas tirer une
conclusion de culpabilité de faits douteux; mais que des faits qui pouvaient sembler
douteux pris isolément pouvaient devenir tout à fait crédibles en regard de la toile de
fond des autres faits.
99.
Avec égards, je suis d'avis que si le juge du procès a commis une
erreur sur ce point, et je pense que c'est le cas, la Cour d'appel a également commis
une erreur. Celle-ci a indiqué que la seule chose qui devait être prouvée hors de tout
doute raisonnable était la culpabilité de l'accusé. Il est assez clair que le jugement de
la Cour d'appel a comme conséquence que les faits qui sous-tendent cette conclusion
n'ont pas eux-mêmes à être prouvés hors de tout doute raisonnable. À mon avis, c'est
faux. Cela ne fournit au jury aucune indication quant à la norme de preuve qu'il doit

- 54 -
appliquer à la recherche des faits. En l'absence de directive, il risque d'appliquer la
prépondérance des probabilités ou un critère encore moins sévère. Je partage l'opinion
des juges de la High Court d'Australie qu'il faut dire au jury à un moment ou à un autre
de l'exposé que, dans l'examen de la culpabilité de l'accusé, il doit utiliser seulement
les faits qui, évalués dans le contexte de tous les faits, ont été établis à sa satisfaction
hors de tout doute raisonnable. Je crois qu'un jury n'aurait aucune difficulté à
comprendre une telle directive puisqu'elle est conforme à la logique et au bon sens
ainsi qu'au droit.
100.
À mon avis donc, l'exposé du juge du procès au jury était erroné, mais
pour des motifs autres que ceux donnés par la Cour d'appel. Je partage cependant l'avis
de mon collègue que la directive erronée du juge du procès commande la tenue du
nouveau procès ordonné par la Cour d'appel.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l'appelant: Ruby & Edwardh, Toronto.
Procureur de l'intimée: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.