R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326
William B. Stinchcombe
Appelant
c.
Sa Majesté la Reine
Intimée
Répertorié: R. c. Stinchcombe
No du greffe: 21904.
1991: 2 mai; 1991: 7 novembre.
Présents: Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory,
McLachlin et Iacobucci.
en appel de la cour d'appel de l'alberta
Droit criminel -- Preuve -- Obligation du ministère public de communiquer
sa preuve à la défense -- Témoin favorable à l'accusé interrogé par la police -- Le
ministère public n'a pas cité ce témoin et a refusé de produire les déclarations
obtenues de lui -- Le ministère public est-il tenu de divulguer les déclarations?
L'accusé, un avocat, a été inculpé d'abus de confiance, de vol et de
fraude. Une ancienne secrétaire de l'accusé a été témoin à charge à l'enquête
préliminaire où sa déposition semble avoir été favorable à la défense. Après
l'enquête préliminaire, mais avant le procès, le témoin a été interrogé par un agent
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de la GRC et a fait une déclaration qui a été enregistrée sur bande magnétique. Plus
tard, pendant le procès, le témoin a été interrogé de nouveau par un agent de police
qui a recueilli une déclaration écrite. L'avocat de la défense a été informé de
l'existence, mais non du contenu, des déclarations. Ses demandes de divulgation ont
été rejetées. Au cours du procès, l'avocat de la défense a appris avec certitude que
le témoin ne serait pas cité à déposer par le ministère public et a présenté une requête
visant à faire citer le témoin ou à obliger le ministère public à divulguer à la défense
la teneur des déclarations en cause. Le juge du procès a rejeté cette requête. Le
procès a suivi son cours et l'accusé a été reconnu coupable d'abus de confiance et de
fraude. Des sursis conditionnels à l'exécution de la peine ont été inscrits
relativement aux accusations de vol. La Cour d'appel a confirmé les verdicts de
culpabilité sans motiver sa décision.
Arrêt: Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné.
Le ministère public est tenu en droit de divulguer à la défense tous les
renseignements pertinents. Les fruits de l'enquête qui se trouvent en sa possession
n'appartiennent pas au ministère public pour qu'il s'en serve afin d'obtenir une
déclaration de culpabilité, mais sont plutôt la propriété du public qui doit être utilisée
de manière à s'assurer que justice soit rendue. L'obligation de divulguer est
assujettie à un pouvoir discrétionnaire qui s'exerce tant pour refuser la divulgation
de renseignements que pour décider du moment et de la forme de cette divulgation.
Il incombe au substitut du procureur général de respecter les règles en matière de
secret et de taire l'identité des indicateurs. Un pouvoir discrétionnaire doit être
également exercé relativement à la pertinence des renseignements. Le pouvoir
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discrétionnaire du ministère public peut faire l'objet d'un contrôle de la part du juge
du procès qui doit se laisser guider par le principe général selon lequel il ne faut
refuser de divulguer aucun renseignement s'il existe une possibilité raisonnable que
la non-divulgation porte atteinte au droit de l'accusé de présenter une défense pleine
et entière. Le refus absolu de divulguer des renseignements pertinents pour la
défense ne peut se justifier que par l'existence d'un droit au secret qui soustrait ces
renseignements à la divulgation. Ce droit au secret peut toutefois faire l'objet d'un
examen pour le motif qu'il ne constitue pas une restriction raisonnable du droit de
présenter une défense pleine et entière dans un cas particulier.
Quand l'avocat de l'accusé prend connaissance d'une omission du
ministère public de respecter son obligation de divulguer, celui-ci doit, dès que
possible, signaler cette omission au juge du procès. Cela permettra au juge du procès
de remédier, autant que faire se peut, à tout préjudice causé à l'accusé et d'éviter ainsi
un nouveau procès.
La communication initiale de la preuve devrait avoir lieu avant que
l'accusé ne soit appelé à choisir son mode de procès où à présenter son plaidoyer.
Sous réserve de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public, tous les
renseignements pertinents doivent être divulgués, aussi bien ceux que le ministère
public entend produire en preuve que ceux qu'il n'a pas l'intention de produire, peu
importe qu'ils constituent une preuve inculpatoire ou bien disculpatoire. Toute
déclaration obtenue de personnes qui ont fourni des renseignements pertinents aux
autorités devrait être produite, même si le ministère public n'a pas l'intention de citer
ces personnes comme témoins à charge. Lorsqu'il n'existe pas de déclarations, il faut
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produire d'autres renseignements tels que des notes. En l'absence de notes, il faut
divulguer tous les renseignements que possède la poursuite au sujet de tous les
éléments de preuve pertinents pouvant être fournis par la personne en question.
Le substitut du procureur général n'était pas justifié, en l'espèce, de
refuser la divulgation pour le motif que le témoin n'était pas digne de foi: il
appartient au juge du procès de décider de la crédibilité du témoin après avoir
entendu la preuve. Le juge du procès aurait dû examiner les déclarations. Comme
les renseignements non divulgués auraient pu influer sur l'issue du procès, l'omission
de divulguer a porté atteinte au droit de présenter une défense pleine et entière. Il
doit en conséquence y avoir un nouveau procès au cours duquel les déclarations en
cause devront être produites.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés: Cunliffe v. Law Society of British Columbia (1984),
40 C.R. (3d) 67; Savion v. The Queen (1980), 13 C.R. (3d) 259; R. v. Bourget
(1987), 56 C.R. (3d) 97; Boucher v. The Queen, [1955] R.C.S. 16; Marks v. Beyfus
(1890), 25 Q.B.D. 494; R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979
; Bisaillon c. Keable, [1983]
2 R.C.S. 60; Solliciteur général du Canada c. Commission royale d'enquête (Dossiers
de santé en Ontario), [1981] 2 R.C.S. 494; Dersch c. Canada (Procureur général),
[1990] 2 R.C.S. 1505
; Lemay v. The King, [1952] 1 R.C.S. 232; R. c. C. (M.H.),
[1991] 1 R.C.S. 763, conf. (1988), 46 C.C.C. (3d) 142; Caccamo c. La Reine, [1976]
1 R.C.S. 786; Piché c. La Reine, [1971] R.C.S. 23; Rothman c. La Reine, [1981] 1
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R.C.S. 640; McInroy c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 588; R. c. Mannion, [1986] 2
R.C.S. 272.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 294a), 296, 338(1)a).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 334a), 336, 380(1)a), 482, 603.
Criminal Justice Act 1967 (R.-U.), 1967, ch. 80.
Doctrine citée
Bench and Bar Council of Ontario. Special Committee on Preliminary Hearings. Report
of the Special Committee on Preliminary Hearings. Toronto: Bench
and Bar Council of Ontario, 1982.
Canada. Commission de réforme du droit. Document de travail 4. Procédure pénale: la
communication de la preuve. Ottawa: Information Canada, 1974.
Canada. Commission de réforme du droit. Rapport 22. La communication de la preuve par
la poursuite. Ottawa: Ministère des Approvisionnements et Services
Canada, 1984.
Nova Scotia. Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution, Vol. 1, Findings
and Recommendations. Halifax: The Commission, 1989.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta qui a confirmé
le verdict de culpabilité d'abus de confiance et de fraude rendu contre l'appelant par
le juge Brennan siégeant sans jury. Pourvoi accueilli.
William E. Code, c.r., et John Kingman Phillips, pour l'appelant.
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Daniel M. McDonald, c.r., et Bruce R. Fraser, c.r., pour l'intimée.
//Le juge Sopinka//
Version française du jugement de la Cour rendu par
LE JUGE SOPINKA -- Ce pourvoi met en cause l'obligation du ministère
public de communiquer sa preuve à la défense. Un témoin qui a fait, à l'enquête
préliminaire, une déposition favorable à l'accusé a subséquemment été interrogé par
des agents du ministère public. Le substitut du procureur général a décidé de ne pas
citer ce témoin et a refusé de produire les déclarations recueillies au cours de
l'interrogatoire. La demande de divulgation présentée par la défense a été rejetée par
le juge du procès pour le motif que le ministère public n'était nullement tenu de
divulguer ces déclarations. La Cour d'appel a confirmé le jugement rendu au procès
et un pourvoi a été formé avec l'autorisation de notre Cour.
1. Les faits
L'appelant est un avocat de Calgary accusé de s'être approprié certains
instruments financiers appartenant à un nommé Jack Abrams, un de ses clients.
L'acte d'accusation faisait état de treize infractions d'abus de confiance criminel
commises en violation de l'art. 296 du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34
(maintenant l'art. 336), de treize infractions de vol commises en violation de
l'al. 294a) (maintenant l'al. 334a)) du Code et d'une infraction de fraude commise en
violation de l'al. 338(1)a) (maintenant l'al. 380(1)a)) du Code. Le procès s'est
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déroulé en Cour du Banc de la Reine de l'Alberta devant le juge Brennan siégeant
sans jury.
Le ministère public alléguait que l'appelant s'était illicitement approprié
des biens qu'il détenait en fiducie pour Abrams. La défense n'a pas nié la réception
de fonds par l'appelant, mais elle a fait valoir, toutefois, qu'Abrams avait fait de
Stinchcombe son associé d'affaires même si ce dernier était officiellement fiduciaire
des biens en question. Suivant cette théorie, Stinchcombe avait agi de manière tout
à fait légale. Le litige porte en conséquence sur la nature réelle, plutôt qu'apparente,
des rapports entre les deux hommes.
Patricia Lineham, une ancienne secrétaire de Me Stinchcombe, a été
témoin à charge à l'enquête préliminaire, où sa déposition relative à la conduite
d'Abrams semble avoir été très favorable à la défense. Comme ce témoignage n'a
pas été produit devant le juge du procès, son contenu ne figure pas au dossier.
Lineham n'était pas nommée dans l'acte d'accusation, mais elle a été assignée à
témoigner par le ministère public.
Après l'enquête préliminaire, mais avant le procès, Lineham a été
interrogée par un agent de la GRC. Elle a fait une déclaration qui a été enregistrée
sur bande magnétique. Le substitut du procureur général a informé l'avocat de la
défense de l'existence mais non de la teneur de cette déclaration. Une demande de
divulgation a été rejetée. Plus tard, pendant le procès, Lineham a été interrogée de
nouveau par un agent de police qui a recueilli une déclaration écrite. Encore une
fois, quoique l'avocat de la défense ait été mis au courant de l'existence de la
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déclaration, une demande de divulgation a été rejetée. En outre, le substitut du
procureur général a indiqué qu'il ne ferait pas témoigner Lineham parce qu'elle n'était
pas digne de foi.
Ce n'est que le troisième jour du procès que l'avocat de la défense a
appris avec certitude que Lineham ne serait pas citée à témoigner par le ministère
public. Il a donc saisi alors le juge du procès d'une requête visant à obtenir soit (i)
que le ministère public cite le témoin, soit (ii) que la cour cite le témoin, soit (iii) que
le ministère public divulgue à la défense la teneur des déclarations en cause. Il se
dégage clairement du dossier que l'avocat de la défense tenait à la divulgation ou à
la production de la déclaration écrite et de celle enregistrée sur bande magnétique et
qu'il n'insistait pas sur les demandes subsidiaires. À l'appui de sa requête, l'avocat
de la défense a indiqué que Mme Lineham avait refusé de parler à lui ou à son
personnel lorsqu'ils ont tenté de l'interroger au sujet du contenu des déclarations.
Quant au substitut du procureur général, il n'a pas motivé son opposition à la
production autrement que par l'observation que, selon lui, le témoin éventuel n'était
pas digne de foi.
Le juge du procès a rejeté la requête. Le juge Brennan a statué en effet
que, dans les circonstances, il n'incombait aucunement au ministère public de citer
le témoin et que le ministère public n'était nullement obligé de divulguer le contenu
des déclarations. Le procès a suivi son cours et l'accusé a été reconnu coupable
relativement à chacun des vingt-sept chefs d'accusation portés contre lui. Un sursis
conditionnel à l'exécution de la peine a été inscrit en ce qui concerne les treize
accusations de vol. La Cour d'appel de l'Alberta a rejeté, sans motiver sa décision,
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l'appel interjeté contre le verdict de culpabilité. L'autorisation de pourvoi devant
notre Cour a été accordée relativement à la question de la divulgation des
déclarations.
Au cours des débats devant notre Cour, le ministère public a demandé à
produire la déclaration écrite et celle enregistrée sur bande magnétique à titre de
nouveaux élément de preuve. Cette demande a été rejetée principalement en raison
de l'impossibilité, à ce stade-là, de déterminer si les déclarations auraient été
pertinentes à la défense si elles avaient été produites au procès.
2. L'obligation de divulguer du ministère public
Les circonstances à l'origine de la présente affaire témoignent de
l'incertitude du droit en ce qui a trait à l'obligation de divulguer qui incombe au
ministère public. Il y a un certain nombre d'arrêts où sont abordés certains aspects
de ce sujet. Voir, par exemple, Cunliffe v. Law Society of British Columbia (1984),
40 C.R. (3d) 67 (C.A.C.-B.); Savion v. The Queen (1980), 13 C.R. (3d) 259 (C.A.
Ont.); R. v. Bourget (1987), 56 C.R. (3d) 97 (C.A. Sask.). Aucun arrêt de notre Cour
ne contient une étude exhaustive du sujet. Dans un document de travail de 1974,
intitulé Procédure pénale: la communication de la preuve (le "document de travail
de 1974"), et dans un rapport de 1984, intitulé La communication de la preuve par la
poursuite (le "rapport de 1984"), la Commission de réforme du droit du Canada a
recommandé l'adoption de régimes complets de réglementation de la communication
de la preuve par le ministère public, mais aucune mesure législative n'a été prise afin
de mettre en oeuvre ces propositions. Abstraction faite de la mesure de portée
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limitée prévue à l'art. 603 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, adopté lors de
la refonte de 1953-1954 du Code (qui lui-même constituait un résumé de dispositions
préexistantes), les législateurs se sont contentés de laisser aux tribunaux le soin de
concevoir des règles de droit dans ce domaine.
À l'époque où le système accusatoire en était encore à ses débuts, la
production et la communication de la preuve lui étaient étrangères et la surprise
constituait alors une arme acceptée dans l'arsenal des parties au litige. C'était le cas
en matière tant criminelle que civile. Fait révélateur, dans les instances civiles, cet
aspect du système accusatoire est depuis longtemps disparu, si bien que la
communication intégrale des documents et l'interrogatoire oral des parties, et même
des témoins, sont des éléments familiers de la pratique. Ce changement a résulté de
l'acceptation du principe selon lequel il vaut mieux, dans l'intérêt de la justice, que
l'élément de surprise soit éliminé du procès et que les parties soient prêtes à débattre
les questions litigieuses sur le fondement de renseignements complets concernant la
preuve à réfuter. Étonnamment, dans les instances criminelles, où c'est généralement
la liberté de l'accusé qui est en jeu, cet aspect du système accusatoire subsiste.
Quoique le ministère public se soit montré, en règle générale, coopératif en
communiquant volontairement sa preuve, il a manifesté passablement de résistance
à l'adoption de règles détaillées qui rendraient cette pratique obligatoire. Cela peut
s'expliquer par le fait que les propositions de réforme dans ce domaine ne prévoient
pas également la divulgation par la défense (voir le document de travail de 1974, aux
pp. 30 à 32; le rapport de 1984, aux pp. 13 à 15; le rapport de la commission
Marshall, infra, vol. 1, aux pp. 242 à 244).
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Il est difficile de justifier le point de vue de ceux qui s'accrochent à l'idée
que le ministère public n'a en droit aucune obligation de divulguer tous les
renseignements pertinents. Les arguments avancés pour nier l'existence d'une telle
obligation sont sans fondement tandis que ceux militant en sa faveur s'avèrent, à mon
sens, accablants. L'assertion que cette obligation devrait être réciproque peut mériter
que notre Cour s'y arrête à une autre occasion, mais ne constitue pas un motif valable
de libérer le ministère public de son obligation. L'argument contraire ne tient pas
compte de la différence fondamentale entre les rôles respectifs de la poursuite et de
la défense. Dans l'arrêt Boucher v. The Queen, [1955] R.C.S. 16, le juge Rand
affirme, aux pp. 23 et 24:
[TRADUCTION] On ne saurait trop répéter que les poursuites
criminelles n'ont pas pour but d'obtenir une condamnation, mais de
présenter au jury ce que la Couronne considère comme une preuve digne
de foi relativement à ce que l'on allègue être un crime. Les avocats sont
tenus de veiller à ce que tous les éléments de preuve légaux disponibles
soient présentés: ils doivent le faire avec fermeté et en insistant sur la
valeur légitime de cette preuve, mais ils doivent également le faire d'une
façon juste. Le rôle du poursuivant exclut toute notion de gain ou de
perte de cause; il s'acquitte d'un devoir public, et dans la vie civile, aucun
autre rôle ne comporte une plus grande responsabilité personnelle. Le
poursuivant doit s'acquitter de sa tâche d'une façon efficace, avec un sens
profond de la dignité, de la gravité et de la justice des procédures
judiciaires.
J'ajouterais que les fruits de l'enquête qui se trouvent en la possession du
substitut du procureur général n'appartiennent pas au ministère public pour qu'il s'en
serve afin d'obtenir une déclaration de culpabilité, mais sont plutôt la propriété du
public qui doit être utilisée de manière à s'assurer que justice soit rendue. La
défense, par contre, n'est nullement tenue d'aider la poursuite et il lui est loisible de
jouer purement et simplement un rôle d'adversaire à l'égard de cette dernière.
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L'absence d'une obligation de divulguer peut donc se justifier comme étant
compatible avec ce rôle.
Les partisans de l'absence d'un devoir général de divulguer tous les
renseignements pertinents font valoir en outre que cela imposerait aux substituts du
procureur général des obligations à la fois nouvelles et lourdes, ce qui ferait en sorte
que les accusés se verraient contraints d'attendre encore plus longtemps pour être
jugés. Cette justification n'est pas appuyée par les documents versés au dossier.
Comme je l'ai déjà fait remarquer, la divulgation se fait actuellement sur une base
volontaire. L'étendue de cette divulgation varie d'une province à l'autre, d'un ressort
à l'autre et d'un poursuivant à l'autre. L'adoption de règles uniformes et détaillées en
matière de communication de la preuve par le ministère public augmenterait la
charge de travail de certains substituts du procureur général, ce qui serait toutefois
compensé par l'économie du temps actuellement consacré à résoudre des litiges
comme celui-ci concernant l'étendue de l'obligation du ministère public et portant sur
des points qui prennent la défense au dépourvu. Dans ce dernier cas, la
non-divulgation entraîne souvent l'ajournement ou fait en sorte que l'avocat de la
défense, qui n'est pas prêt, prend davantage de temps. Il y a en outre une preuve
convaincante que l'augmentation du nombre de plaidoyers de culpabilité et
d'accusations retirées ainsi que le raccourcissement des enquêtes préliminaires ou la
renonciation à en tenir permettraient de réaliser de grandes économies de temps et
de réduire en conséquence les retards. Le rapport de 1984 (aux pp. 6 à 10) fait état
de plusieurs expériences-pilotes mises sur pied après la publication du document de
travail de 1974 afin de vérifier la viabilité de la communication de la preuve avant
le procès. Par suite de ces expériences, et en particulier, de celle menée à Montréal
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qui a fait l'objet des évaluations les plus poussées, on a constaté une augmentation
importante du nombre de litiges réglés et d'inscriptions de plaidoyers de culpabilité
ou d'accusations retirées.
En Angleterre, la Criminal Justice Act 1967 (R.-U.), 1967, ch. 80, prévoit
la remise d'un [TRADUCTION] "paquet" de documents à l'avocat de la défense. La
fourniture de ces documents a amené une réduction de la durée et du nombre des
enquêtes préliminaires dans ce pays: Report of the Special Committee on Preliminary
Hearings, Bench and Bar Council of Ontario (1982), aux pp. 12 à 15.
On allègue en outre, pour justifier le refus de divulguer, que ces
renseignements permettraient à la défense de faire concorder sa propre preuve avec
les renseignements en la possession du ministère public. Par exemple, un témoin
pourrait changer son témoignage pour qu'il s'accorde avec une précédente déclaration
faite à la police ou au substitut du procureur général. Cet argument me laisse froid.
Toute communication d'éléments de preuve, quelle que soit la forme qu'elle revêt,
donne prise à cette critique. Qu'y a-t-il de mal à ce qu'un témoin se rafraîchisse la
mémoire en consultant une déclaration antérieure ou un document? Il se peut même
que ce témoin modifie sa déposition en conséquence. Cela privera peut-être l'avocat
qui mène le contre-interrogatoire d'un avantage considérable, mais l'équité envers le
témoin peut exiger qu'on ne lui tende pas de piège en lui permettant de témoigner
sans avoir eu la possibilité de prendre connaissance des écrits contradictoires que le
poursuivant lui cache en quelque sorte. Il est reconnu, en principe, que la recherche
de la vérité est facilitée plutôt qu'entravée par la divulgation de tous les
renseignements pertinents.
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Finalement, on prétend que la divulgation peut compromettre la sécurité
des personnes qui ont fourni des renseignements à la poursuite. Sans doute des
mesures doivent-elles être prises à l'occasion pour protéger l'identité de témoins et
d'indicateurs. La protection de l'identité des indicateurs est régie par les règles
concernant le privilège relatif aux indicateurs et par les exceptions à ces règles (voir
Marks v. Beyfus (1890), 25 Q.B.D. 494 (C.A.); R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979)
, et
toutes les règles relatives à la communication de la preuve sont assujetties à ce
privilège et à d'autres règles en matière de secret. Pour ce qui est des témoins, les
personnes possédant des renseignements qui peuvent constituer des éléments de
preuve favorables à l'accusé verront nécessairement leur identité divulguée tôt ou
tard. Cette réalité joue même dans le cas d'un indicateur, et ce, en raison de
l'"exception d'innocence" à la règle du privilège relatif aux indicateurs (Marks v.
Beyfus, précité, aux pp. 498 et 499; R. c. Scott, précité, à la p. 996; Bisaillon c.
Keable, [1983] 2 R.C.S. 60, à la p. 93; Solliciteur général du Canada c. Commission
royale d'enquête (Dossiers de santé en Ontario), [1981] 2 R.C.S. 494). La question
est donc de savoir quand, plutôt que si, il devrait y avoir divulgation. Il faut que le
poursuivant conserve un certain pouvoir discrétionnaire en la matière. Ce pouvoir
discrétionnaire, qui est d'ailleurs susceptible de contrôle, devrait s'étendre notamment
à l'exclusion des éléments qui ne sont manifestement pas pertinents, à la
non-divulgation de l'identité de certaines personnes afin de les protéger contre le
harcèlement ou des lésions corporelles, ou à l'application du privilège relatif aux
indicateurs. Le pouvoir discrétionnaire s'exercerait en outre pour décider du moment
de la divulgation afin que l'enquête puisse être menée à bonne fin. C'est là un sujet
sur lequel je reviendrai plus loin dans ces motifs.
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Cet examen des arguments militant pour ou contre la communication de
la preuve par le ministère public révèle l'absence de toute raison pratique valable de
retenir le point de vue des opposants à une obligation générale de divulguer. Outre
les avantages d'ordre pratique déjà évoqués, il y a surtout la crainte prépondérante
que la non-divulgation n'empêche l'accusé de présenter une défense pleine et entière.
Ce droit reconnu par la common law a acquis une nouvelle vigueur par suite de son
inclusion parmi les principes de justice fondamentale visés à l'art. 7 de la Charte
canadienne des droits et libertés. (Voir Dersch c. Canada (Procureur général),
[1990] 2 R.C.S. 1505
, à la p. 1514.) Le droit de présenter une défense pleine et
entière constitue un des piliers de la justice criminelle, sur lequel nous comptons
grandement pour assurer que les innocents ne soient pas déclarés coupables. Or,
certains événements récents démontrent que l'affaiblissement de ce droit résultant de
la non-communication de la preuve a été pour beaucoup dans la condamnation et
l'incarcération d'un innocent. En effet, dans Royal Commission on the Donald
Marshall, Jr., Prosecution, Vol. 1: Findings and Recommendations (1989) (le
"rapport de la commission Marshall"), les commissaires ont conclu que des
déclarations antérieures contradictoires n'avaient pas été divulguées à la défense.
C'était là un facteur important qui a contribué à l'erreur judiciaire commise et qui a
amené la Commission à affirmer que [TRADUCTION] "la décence et le franc-jeu ne
commandent rien de moins que la communication intégrale de sa preuve par le
ministère public" (vol. 1, à la p. 238). La Commission a recommandé l'adoption d'un
régime détaillé de communication de la preuve, dont voici les dispositions
essentielles (vol. 1, à la p. 243):
[TRADUCTION] 2(1) Avant d'être appelé à choisir le mode de procès ou
de répondre à une accusation d'acte criminel, selon la première ces
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éventualités, et par la suite, l'accusé, sans avoir à en faire la demande, a
le droit:
a) de recevoir copie de son casier judiciaire;
b) de recevoir copie de toute déclaration qu'il a pu faire à une
personne en autorité et qui a été consignée par écrit, ou d'examiner
cette déclaration si elle a été enregistrée sur support électronique;
d'être informé de la nature et du contenu de toute déclaration orale
qu'il aurait faite à une personne en autorité et de recevoir la
communication de toute note de service y relative;
c) d'examiner tout ce que la poursuite se propose de produire comme
pièce et, autant que faire se peut, d'en recevoir des copies;
d) de recevoir copie de toute déclaration, consignée par écrit, faite
par une personne que la poursuite se propose de citer comme témoin
ou qui pourra être citée comme témoin, ou de recevoir, en l'absence
d'une déclaration, un résumé écrit de la déposition prévue du témoin
envisagé ou du témoin éventuel;
e) de recevoir tout autre document ou renseignement dont le
ministère public connaît l'existence et qui tend à atténuer ou à écarter
la culpabilité du défendeur relativement à l'infraction reprochée, ou
qui tendrait à faire diminuer sa peine, même si le ministère public n'a
pas l'intention de produire en preuve ces documents ou
renseignements;
f) d'examiner l'enregistrement sur support électronique de toute
déclaration faite par une personne que la poursuite se propose de
citer comme témoin;
g) de recevoir copie du casier judiciaire de toute personne qu'on se
propose de citer comme témoin; et
h) de recevoir, pourvu que la loi n'interdise pas la divulgation de ces
renseignements, la communication des nom et adresse de toute autre
personne pouvant détenir des renseignements utiles à l'accusé, ou
d'autres détails permettant d'identifier cette personne.
2(2) La divulgation envisagée aux alinéas d), e) et h) du paragraphe (1)
doit être faite par le ministère public et ne peut être limitée que dans un
cas où, sur demande inter partes présentée par la poursuite et appuyée par
des éléments de preuve établissant que cette divulgation est susceptible de
mettre en danger la vie ou la sécurité de la personne en question ou
qu'elle entravera l'administration de la justice, un juge de paix ayant
compétence en la matière l'estime juste et convenable.
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À mon avis, le droit connaît une évolution tout à fait naturelle vers la
divulgation par le ministère public de tous les renseignements pertinents. Déjà en
1951, le juge Cartwright disait dans l'arrêt Lemay v. The King, [1952] 1 R.C.S. 232,
à la p. 257:
[TRADUCTION] Je veux qu'on comprenne bien que je ne veux rien
dire qui soit considéré comme une atténuation de l'obligation du substitut
du procureur général de présenter la preuve de tout fait substantiel connu
de la poursuite, qu'il soit favorable ou non à l'accusé . . . [Je souligne.]
Cette affirmation concerne peut-être l'obligation du substitut du procureur général
de citer des témoins plutôt qu'une obligation de divulguer les renseignements à la
défense, mais je ne vois aucune raison pour laquelle le ministère public ne devrait
pas s'acquitter de l'obligation en question en divulguant ces renseignements à la
défense au lieu de se voir contraint de les produire en preuve. En fait, certains de ces
renseignements revêtiront une forme qui rendra impossible leur production en preuve
par le ministère public mais qui permettra leur utilisation par la défense, notamment
à des fins de contre-interrogatoire. Leur communication à la défense représente donc
l'unique façon dont l'injonction du juge Cartwright peut être respectée.
Dans l'affaire R. v. C. (M.H.) (1988), 46 C.C.C. (3d) 142 (C.A.C.-B.), à
la p. 155, le juge en chef McEachern, ayant passé en revue la jurisprudence, fait ce
que je considère, en toute déférence, comme un énoncé juste de la règle de droit
applicable. Il dit que [TRADUCTION] "le ministère public a l'obligation générale de
divulguer tout ce qu'il envisage d'utiliser au procès, et particulièrement tous les
éléments de preuve qui peuvent aider l'accusé, même si le ministère public
n'envisage pas de les présenter". Ce passage a été cité et approuvé par le juge
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McLachlin dans les motifs qu'elle a rédigés au nom de notre Cour ([1991] 1 R.C.S.
763). Elle a ajouté: "Notre Cour a déjà dit que le ministère public a l'obligation en
common law de divulguer à la défense tous les éléments de preuve substantielle,
favorables ou non à l'accusé" (à la p. 774).
Comme je l'ai déjà indiqué, toutefois, cette obligation de divulguer n'est
pas absolue. Elle est assujettie au pouvoir discrétionnaire du substitut du procureur
général, lequel pouvoir s'exerce tant pour refuser la divulgation de renseignements
que pour décider du moment de cette divulgation. Par exemple, il incombe au
substitut du procureur général de respecter les règles en matière de secret. En ce qui
concerne les indicateurs, le ministère public a l'obligation de taire leur identité. Dans
certains cas, la personne qui a fourni des éléments de preuve ou des renseignements
dans le cadre de l'enquête peut subir, en conséquence, un préjudice grave et même
des lésions corporelles. La dure réalité de la justice veut que toute personne
disposant d'éléments de preuve pertinents finisse par comparaître pour témoigner,
mais le pouvoir discrétionnaire s'exerce en pareil cas pour déterminer le moment et
la forme de la divulgation. Un pouvoir discrétionnaire doit être également exercé
relativement à la pertinence de renseignements. Si le ministère public pèche, ce doit
être par inclusion. Il n'est toutefois pas tenu de produire ce qui n'a manifestement
aucune pertinence. La pratique dans le domaine civil nous enseigne qu'on peut
compter sur les avocats, en leur qualité d'officiers de justice agissant de façon
responsable, pour accepter de divulguer des renseignements pertinents. Les
manquements à cette obligation constituent une violation très grave de la déontologie
juridique. C'est donc au substitut du procureur général qu'il incombe avant tout de
séparer "le bon grain de l'ivraie". Il peut aussi y avoir des situations où la
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divulgation prématurée pourra peut-être retarder la fin de l'enquête. Pourtant,
retarder la communication de la preuve pour ce motif est une pratique qu'il ne faut
pas encourager et à laquelle on devrait rarement recourir. Quant à savoir si l'enquête
sera terminée avant que ne soient engagées des poursuites concernant un seul ou
plusieurs chefs d'accusation, il n'en tient essentiellement qu'au ministère public.
Néanmoins, il n'est pas toujours possible de prévoir les événements qui pourront
nécessiter la réouverture d'une enquête, de sorte que le ministère public doit avoir un
certain pouvoir discrétionnaire de retarder la divulgation en pareilles circonstances.
Le pouvoir discrétionnaire du substitut du procureur général peut
toutefois faire l'objet d'un contrôle de la part du juge du procès. L'avocat de la
défense a la possibilité d'exiger un tel contrôle dans chaque cas où se pose une
question concernant l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public. Dans
le cadre de ce contrôle, le ministère public doit justifier son refus de divulguer les
renseignements en question. Comme la règle générale consiste à divulguer tous les
renseignements pertinents, il faut alors que le ministère public invoque l'application
d'une exception à cette règle.
Le juge du procès qui effectue un contrôle doit se laisser guider par le
principe général selon lequel il ne faut refuser de divulguer aucun renseignement s'il
existe une possibilité raisonnable que la non-divulgation porte atteinte au droit de
l'accusé de présenter une défense pleine et entière, à moins que cette non-divulgation
ne se justifie par le droit au secret. Le juge du procès pourrait également, dans
certaines circonstances, conclure que la reconnaissance de l'existence d'un droit au
secret ne constitue pas une restriction raisonnable du droit constitutionnel de
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présenter une défense pleine et entière, et ainsi exiger la divulgation malgré le droit
au secret. Il se peut aussi que le juge du procès examine la décision du ministère
public de refuser ou de retarder la divulgation de renseignements par crainte pour la
sécurité des témoins ou des personnes qui ont fourni ces renseignements à l'enquête.
En pareil cas, bien qu'il faille accorder au substitut du procureur général une grande
latitude pour l'exercice de son pouvoir discrétionnaire relativement au moment et à
la forme de la divulgation, le refus absolu de divulguer des renseignements pertinents
pour la défense ne peut se justifier que par l'existence d'un droit au secret qui
soustrait ces renseignements à la divulgation.
Le juge du procès peut également examiner l'exercice par le ministère
public de son pouvoir discrétionnaire sous le double angle de la pertinence et de
l'entrave à l'enquête afin de s'assurer qu'il n'y a pas eu de violation du droit de
présenter une défense pleine et entière. Je suis convaincu que des différends relatifs
à la communication de la preuve ne surgiront que rarement du moment qu'on fait
bien comprendre aux substituts du procureur général qu'ils ont l'obligation générale
de divulguer tous les renseignements pertinents. D'une manière générale, les
substituts du procureur général au Canada se sont montrés traditionnellement très
soucieux de jouer leur rôle de "ministres de la justice" plutôt que celui d'adversaires.
Compte tenu de ce fait et de l'obligation qu'ont les avocats de la défense, en leur
qualité d'officiers de justice, d'agir de façon responsable, ces questions se résoudront
normalement sans l'intervention du juge du procès. Quand elles se posent cependant,
c'est à ce dernier qu'il appartient de les régler. Cela peut nécessiter non seulement
que soient présentés des arguments mais que les déclarations et autres documents
fassent l'objet d'un examen, et il pourra même s'avérer nécessaire, dans certains cas,
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de produire des témoignages de vive voix. Souvent, il conviendra de tenir un
voir-dire pour trancher ces questions.
Quand l'avocat de l'accusé prend connaissance d'une omission du
ministère public de respecter son obligation de divulguer, celui-ci doit, dès que
possible, signaler cette omission au juge du procès. L'observation de cette règle
permettra au juge du procès de remédier, autant que faire se peut, à tout préjudice
causé à l'accusé et d'éviter ainsi un nouveau procès. Voir Caccamo c. La Reine,
[1976] 1 R.C.S. 786. L'omission de l'avocat de la défense de ce faire constituera un
facteur important à retenir pour déterminer, lors d'un appel, s'il y a lieu d'ordonner
la tenue d'un nouveau procès.
Voilà les principes généraux qui régissent l'obligation du ministère public
de communiquer sa preuve à la défense. Pour ce qui est de leur application, il reste
encore bien des points qui devront être réglés dans le contexte de situations
concrètes. Il ne serait ni possible ni convenable de tenter d'établir des règles précises
en l'espèce. Bien que les principes fondamentaux de la communication de la preuve
s'appliquent dans tout le pays, les modalités de leur application pourront varier d'une
province à l'autre, et même à l'intérieur d'une province, en raison de conditions et de
pratiques locales particulières. Il serait donc utile qu'on se serve du pouvoir trop peu
utilisé conféré par l'art. 482 du Code criminel, qui habilite les cours supérieures et les
cours de juridiction criminelle à établir des règles, pour fournir des précisions
concernant les aspects procéduraux de la communication de la preuve.
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Les principes généraux mentionnés ici sont formulés dans le contexte des
actes criminels. Bien que l'on puisse soutenir que l'obligation de divulguer
s'applique à toutes les infractions, il se peut que plusieurs des facteurs que j'ai
examinés à fond ne s'appliquent pas du tout ou que leur effet soit moindre dans le cas
des infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité. De plus, le
contenu du droit de présenter une défense pleine et entière, qui est consacré à l'art. 7
de la Charte, peut être de nature plus limitée. Il conviendra de statuer sur la mesure
dans laquelle les principes généraux de la communication de la preuve s'appliquent
aux infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité, dans une affaire
où cette question sera soulevée. Vu le nombre et la diversité des lois qui créent ces
infractions, il faudrait examiner où tracer la ligne de démarcation. En attendant
qu'une décision soit rendue sur cette question, il ne fait pas de doute que la
divulgation volontaire, qui se fait grâce à la collaboration du substitut du procureur
général, se poursuivra. La poursuite et l'élargissement de cette pratique pourront
éliminer la nécessité que notre Cour statue sur cette question.
Deux autres points nécessitent toutefois que soient précisés davantage les
principes généraux de la communication de la preuve exposés ci-dessus. Ces points
sont: (1) le moment de la divulgation, et (2) ce qu'il convient de divulguer. Des
précisions sur ces points s'imposent pour que l'obligation de divulguer ne soit pas
lettre morte. D'autre part, la résolution du différend relatif à la communication de
la preuve en l'espèce nécessite un examen plus approfondi du second point.
En ce qui concerne le moment de la divulgation, je souscris à la
recommandation de la Commission de réforme du droit du Canada, dans ses deux
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rapports susmentionnés, que la communication initiale de la preuve devrait avoir lieu
avant que l'accusé ne soit appelé à choisir son mode de procès où à présenter son
plaidoyer. Ce sont des mesures cruciales que doit prendre l'accusé et qui influent de
façon fondamentale sur ses droits. Il sera d'un grand secours à l'accusé de connaître
les points forts et les points faibles de la preuve du ministère public avant d'en venir
à une décision à cet égard. Comme je l'ai déjà souligné, le système bénéficiera lui
aussi d'une divulgation prématurée, puisque cela facilitera le règlement sans procès
de bien des accusations grâce à l'augmentation du nombre d'accusations retirées et
de plaidoyers de culpabilité. Une demande de divulgation, présentée par l'accusé ou
en son nom, fait naître une obligation en ce sens. Cette demande peut être faite à
n'importe quel moment après que l'accusation a été portée. Pourvu que la demande
de divulgation ait été présentée en temps utile, on devrait y obtempérer de manière
à ce que l'accusé dispose de suffisamment de temps pour prendre connaissance des
renseignements avant de choisir son mode de procès ou de présenter son plaidoyer.
Dans les rares cas où l'accusé n'est pas représenté par un avocat, le substitut du
procureur général devrait l'informer de son droit à la communication de la preuve et
le juge du procès ne devrait accepter de plaidoyer que s'il est convaincu que cela a
été fait. Souvent, le dossier du ministère public ne sera pas complet à ce stade, ce
qui viendra limiter la portée de la divulgation. L'obligation de divulguer n'en
demeure pas moins permanente et la communication de la preuve doit être complétée
dès la réception de renseignements complémentaires.
Quant à savoir ce qu'il convient de divulguer, le principe général
précédemment évoqué exige la divulgation de tous les renseignements pertinents,
sous réserve de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public, lequel
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pouvoir est susceptible de contrôle judiciaire. Doivent être divulgués non seulement
les renseignements que le ministère public entend produire en preuve, mais aussi
ceux qu'il n'a pas l'intention de produire. Aucune distinction ne devrait être faite
entre preuve inculpatoire et preuve disculpatoire. On a tenté de faire cette distinction
dans le cas de la règle relative aux confessions. La distinction s'est toutefois avérée
impossible à appliquer, si bien que notre Cour l'a finalement écartée. Voir les arrêts
Piché c. La Reine, [1971] R.C.S. 23, à la p. 36; Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S.
640, à la p. 645. Le rétablissement de cette distinction en l'espèce engendrerait, lors
du procès, d'interminables controverses qu'il convient d'éviter. D'où l'obligation du
ministère public de divulguer tous les renseignements pertinents, qu'ils soient
inculpatoires ou disculpatoires.
Un problème particulier se pose relativement aux déclarations de témoins
et c'est précisément le cas en l'espèce. À peu près personne ne conteste que les
déclarations que le ministère public a obtenues de témoins qu'il envisage de citer
devraient être communiquées. Dans certains cas, il s'agira simplement d'une
déclaration consignée dans les notes de l'enquêteur, normalement un agent de police.
Ces notes ou des copies devraient être produites. S'il n'existe pas de notes, il faut
communiquer un énoncé de ce qu'on "va dire", lequel énoncé résume la déposition
prévue du témoin et est établi à partir des renseignements dont dispose le ministère
public. La question devient plus épineuse dans le cas de témoins et d'autres
personnes que le ministère public ne compte pas citer. Dans son document de travail
de 1974, la Commission de réforme du droit du Canada a recommandé la divulgation
non seulement des nom, adresse et occupation de toute "personne ayant fourni des
renseignements aux responsables de l'enquête ou à la couronne" (p. 46), mais aussi
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des déclarations obtenues ou, en l'absence de déclarations, d'un "résumé des
renseignements fournis par les personnes que la couronne n'a pas l'intention de faire
entendre au procès, ainsi qu'une indication de la façon dont les renseignements
contenus dans chaque résumé ont été obtenus . . ." (pp. 46 et 47). Dans son rapport
de 1984, la Commission semble avoir changé d'avis. Elle y affirme en effet (aux pp.
29 et 30):
En ce qui a trait aux témoins éventuels, nous ne recommandons pas
que l'obligation du poursuivant, quant à la communication de la preuve,
soit aussi étendue que dans le cas de témoins présumés. En effet, cela
entraînerait la divulgation non seulement de l'identité des témoins
éventuels, mais également des déclarations qu'ils ont faites et dans
certains cas, de leur casier judiciaire. À notre avis, cela serait excessif
et démesuré par rapport aux besoins de la défense. Dans bien des cas, les
renseignements que détiennent ces personnes n'ont que peu ou pas
d'intérêt pour les parties. Leurs déclarations ne font pas partie de la
preuve, bien qu'elles puissent être utiles au poursuivant lorsqu'il désire
attaquer, au moment du contre-interrogatoire, la crédibilité d'un témoin
à décharge. On comprend donc aisément que les poursuivants soient peu
enclins à communiquer ces déclarations puisque la divulgation enlève à
celles-ci leur principal intérêt. Nous croyons qu'il suffit, au regard des
intérêts de la défense, que la poursuite soit tenue de divulguer l'identité
de ces personnes. Toutefois, nous ne voudrions pas que nos remarques
aient pour effet d'empêcher les poursuivants de divulguer volontairement
des déclarations et d'autres renseignements importants lorsqu'ils sont
disposés à le faire.
Le rapport de la commission Marshall a recommandé la divulgation de
[TRADUCTION] "toute déclaration . . . faite par une personne que la poursuite se
propose de citer comme témoin ou qui pourra être citée comme témoin". Malgré une
certaine équivoque, cette recommandation semble viser toute personne qui détient
des renseignements pertinents et qui est contraignable ou disposée à témoigner, que
le ministère public ait ou non l'intention de la citer comme témoin.
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Dans l'arrêt R. c. C. (M.H.), précité, notre Cour a examiné l'omission de
divulguer l'identité ou la déclaration d'une personne qui avait fourni des
renseignements pertinents à la police mais qui n'avait pas été citée à témoigner. Le
juge McLachlin, s'exprimant au nom de la Cour, a indiqué que la non-divulgation en
pareils cas pouvait compromettre l'équité du procès.
Selon moi, sous réserve du pouvoir discrétionnaire dont j'ai traité
précédemment, toute déclaration obtenue de personnes qui ont fourni des
renseignements pertinents aux autorités devrait être produite, même si le ministère
public n'a pas l'intention de citer ces personnes comme témoins à charge. Lorsqu'il
n'existe pas de déclarations, il faut produire d'autres renseignements tels que des
notes et, en l'absence de notes, il faut divulguer, outre les nom, adresse et occupation
du témoin, tous les renseignements que possède la poursuite au sujet de tous les
éléments de preuve pertinents pouvant être fournis par la personne en question. Je
tiens pour peu convaincantes les observations faites par la Commission dans son
rapport de 1984. En effet, si les renseignements sont inutiles, on peut supposer qu'ils
n'ont aucune pertinence et qu'ils seront en conséquence écartés par le ministère
public dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Si les renseignements
présentent une certaine utilité, alors ils sont pertinents et c'est à la défense et non à
la poursuite de décider s'il s'agit d'une utilité suffisante pour qu'ils soient produits en
preuve. De surcroît, je ne comprends pas l'affirmation de la Commission que "[l]eurs
déclarations ne font pas partie de la preuve". C'est le cas de toutes les déclarations
de témoins. Elles ne constituent pas en soi des éléments de preuve. On les produit
non pas dans le but de les présenter en preuve comme telles, mais afin de permettre
que la preuve soit faite de vive voix. Il est compréhensible que la poursuite soit peu
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disposée à divulguer des déclarations parce qu'elles auront, par suite de leur
divulgation, moins d'effet lors du contre-interrogatoire. La même objection pourrait
être soulevée à l'égard de toutes les formes de communication de la preuve.
L'avantage tactique doit être sacrifié au profit de l'équité et de la détermination des
véritables faits de l'affaire.
3. Application à la présente affaire
Comme on n'a pas demandé en l'espèce la divulgation antérieurement au
plaidoyer ou au choix du mode de procès, cette question ne se pose pas. Une
demande de divulgation de deux déclarations recueillies à la suite de l'enquête
préliminaire a été faite au cours du procès. Une requête en divulgation a été rejetée
par le juge du procès pour le motif que le ministère public n'avait aucune obligation
de divulguer les déclarations en cause.
Appliquant les principes susmentionnés, je conclus que les erreurs
suivantes ont été commises:
(1) Le substitut du procureur général a mal interprété son obligation de
divulguer les déclarations.
(2) Expliquer le refus de les divulguer par le fait que le témoin n'était
pas digne de foi n'est pas suffisant pour justifier, par la
non-pertinence de la preuve en question, l'exercice de ce pouvoir
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discrétionnaire. Il appartient au juge du procès de décider de la
crédibilité du témoin après avoir entendu la preuve.
(3) Le juge du procès aurait dû examiner les déclarations. On a tort de
prétendre que cela aurait compromis son impartialité. Le juge du
procès se voit souvent soumettre des éléments de preuve qu'il déclare
inadmissibles. C'est le cas notamment d'une confession qui ne
satisfait pas au critère du caractère volontaire. Personne ne laisserait
entendre que le fait d'avoir pris connaissance de cet élément de
preuve compromet l'impartialité du juge. Nous tenons pour acquis
qu'un juge formé pour écarter les éléments de preuve inadmissibles
fera abstraction de ceux-ci.
(4) Le juge du procès a fait un énoncé erroné de l'obligation de
divulguer qui incombe au ministère public.
On a fait valoir que l'appelant n'a pas été privé de la possibilité de
présenter une défense pleine et entière parce qu'il aurait pu:
a) interroger le témoin et obtenir lui-même une déclaration;
b) citer le témoin et, si sa déposition s'était avérée défavorable, le
contre-interroger en se fondant sur la transcription de l'enquête
préliminaire.
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Pour ce qui est du point a), l'avocat de l'appelant a indiqué que le témoin
refusait de se laisser interroger. De toute façon, même si un tel interrogatoire avait
eu lieu, les déclarations que ce témoin avait déjà faites à deux reprises pouvaient
s'avérer très pertinentes à la défense.
Quant au point b), l'avocat de la défense est en droit de savoir si le témoin
qu'il cite fera une déposition qui aidera la défense ou si cette déposition lui sera
défavorable, d'où la nécessité de demander à le contre-interroger concernant une
déclaration antérieure incompatible. Dans ce dernier cas, on empoisonne
généralement l'atmosphère du procès et tout ce qu'on peut réussir à faire est
d'attaquer ou de détruire la crédibilité du témoin. Voir les arrêts McInroy c. La
Reine, [1979] 1 R.C.S. 588, et R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272, aux pp. 277 et
278. Devant cette perspective, la plupart des avocats choisiraient vraisemblablement
de ne pas citer le témoin, ce qui met en cause le droit de présenter une défense pleine
et entière.
Quelles sont les conséquences juridiques de l'omission de divulguer? À
mon avis, quand un tribunal d'appel est appelé à examiner une telle omission de
divulguer, il doit se demander si l'omission a porté atteinte au droit de présenter une
défense pleine et entière. Or, la réponse tient à la nature des renseignements non
divulgués et à la question de savoir s'ils auraient pu influer sur l'issue du litige.
Comme l'affirme le juge McLachlin, dans l'arrêt R. c. C. (M.H.), précité, à la p. 776:
Si l'avocat de l'appelant avait connu l'existence de cette déclaration, il
aurait bien pu décider de l'utiliser à l'appui du moyen de défense selon
lequel le témoignage de la plaignante était fabriqué. À mon avis, il est
concevable que cette preuve aurait pu avoir des répercussions sur les
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conclusions du jury sur la seule vraie question, la crédibilité respective
de la plaignante et de l'appelant.
En l'espèce, on nous dit que le témoin a fait, à l'enquête préliminaire, une
déposition favorable à la défense. Les déclarations subséquentes n'ont pas été
produites en preuve, de sorte que le juge du procès n'a pas indiqué si elles étaient
favorables ou non. L'examen des déclarations, produites comme nouvelle preuve
devant nous, doit s'effectuer au procès afin que l'avocat de la défense puisse
expliquer, dans le contexte des questions en litige en l'espèce et des autres éléments
de preuve, l'usage que la défense pourrait en faire. Dans les circonstances, il faut
supposer que la non-production des déclarations a joué un rôle important dans la
décision de ne pas citer le témoin. Il se pourrait très bien que l'absence de cette
preuve ait influé sur l'issue du procès.
Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'ordonner la tenue
d'un nouveau procès au cours duquel les déclarations en cause devraient être
produites.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l'appelant: Code Hunter, Calgary.
Procureur de l'intimée: Le procureur général de l'Alberta, Calgary.