r. c. keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657
Glorian Keyowski
Appelant
c.
Sa Majesté La Reine Intimée
RÉPERTORIÉ: R. c. KEYOWSKI
No du greffe: 19991.
1988: 25 mars; 1988: 28 avril.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Estey, McIntyre, Lamer, Wilson,
La Forest et L'Heureux-Dubé.
EN APPEL DE LA COUR D'APPEL DE LA SASKATCHEWAN
Droit criminel -- Abus de procédure -- Deux jurys incapables de rendre un
verdict -- Troisième procès intenté par le ministère public -- Aucune conduite
blâmable de la part de la poursuite -- Un troisième procès constituerait-il un abus de
procédure? -- La conduite blâmable de la poursuite constitue-t-elle un élément
essentiel de l'abus de procédure?
Aux deux premiers procès de l'appelant relativement à une accusation
d'avoir, par négligence criminelle, causé la mort d'une autre personne, les jurés n'ont
pu s'entendre sur un verdict. Un troisième procès a été suspendu par le juge du procès
pour le motif qu'il aurait été à la fois abusif et contraire à l'art. 7 de la Charte

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canadienne des droits et libertés. L'appel interjeté par le ministère public a été
accueilli par la Cour d'appel de la Saskatchewan à la majorité, qui a ordonné la tenue
d'un nouveau procès. La question en litige est de savoir si une série de procès peut
constituer en soi un abus de procédure ou s'il faut que le prévenu démontre une
conduite blâmable de la part de la poursuite.
Arrêt: Le pourvoi est rejeté.
Il est possible d'avoir recours à une suspension d'instance pour remédier
à un abus de procédure lorsqu'il s'agit d'une instance "oppressive ou vexatoire", mais
ce pouvoir ne peut être exercé que dans les "cas les plus manifestes". Si on donnait au
mot "oppressive" une définition exigeant la présence d'une conduite blâmable ou d'un
motif illégitime, cela limiterait indûment l'application du principe de l'abus de
procédure. La conduite de la poursuite et l'existence d'un motif illégitime ne sont que
deux des nombreux facteurs qu'un tribunal doit prendre en considération lorsqu'il est
appelé à examiner si, dans un cas donné, l'exercice par le ministère public de son
pouvoir discrétionnaire de présenter de nouveau l'acte d'accusation équivaut à un abus
de procédure.
L'administration de la justice serait le mieux servie si on permettait au
ministère public de continuer le nouveau procès. L'appelant n'a pas démontré qu'il
s'agit d'un de ces "cas les plus manifestes" qui justifieraient la suspension d'instance.
Jurisprudence

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Arrêts mentionnés: R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128; R. v. Young (1984),
40 C.R. (3d) 289.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Saskatchewan (1986),
49 Sask. R. 64, [1986] 5 W.W.R. 150, qui a accueilli un appel d'un jugement du juge
McIntyre (1986), 48 Sask. R. 4, [1986] 4 W.W.R. 140, et qui a ordonné un nouveau
procès. Pourvoi rejeté.
1.
E. R. Gritzfeld, c.r., pour l'appelant.
2.
Graeme G. Mitchell, pour l'intimée.
Version française du jugement de la Cour
rendu par
3.
LE JUGE WILSON--La question que soulève le présent pourvoi est de
savoir si l'appelant Keyowski doit subir un troisième procès relativement à une
accusation d'avoir, par négligence criminelle, causé la mort d'une autre personne. À
ses deux premiers procès les jurés n'ont pu s'entendre sur un verdict. Un troisième
procès a été suspendu par le juge du procès pour le motif qu'il aurait été à la fois abusif
et contraire à l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. L'appel interjeté
par le ministère public a été accueilli par la Cour d'appel de la Saskatchewan ((1986),

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49 Sask. R. 64) à la majorité, qui a ordonné la tenue d'un nouveau procès. Le juge en
chef Bayda était dissident. Le pourvoi est formé de plein droit.
4.
La possibilité d'avoir recours à une suspension d'instance pour
remédier à un abus de procédure a été confirmée dans l'arrêt R. c. Jewitt, [1985] 2
R.C.S. 128, dans lequel cette Cour a dit que le critère à appliquer pour déterminer s'il
y a eu abus de procédure était celui initialement formulé par la Cour d'appel de
l'Ontario dans l'arrêt R. v. Young (1984), 40 C.R. (3d) 289. Suivant ce critère, la
suspension d'instance doit être accordée lorsque "forcer le prévenu à subir son procès
violerait les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu
et de la décence qu'a la société" ou lorsqu'il s'agit d'une procédure "oppressive ou
vexatoire" ([1985] 2 R.C.S., aux pp. 136 et 137). Dans l'affaire Jewitt, cette Cour a en
outre adopté "la mise en garde que fait la cour dans l'arrêt Young, portant que c'est là
un pouvoir qui ne peut être exercé que dans les "cas les plus manifestes"" (à la p. 137).
5.
La question de droit qui se pose en l'espèce est de portée fort
restreinte: une série de procès peut-elle constituer en soi un abus de procédure ou
faut-il que le prévenu démontre que la poursuite s'est conduite de façon blâmable? La
majorité en Cour d'appel a estimé que le prévenu doit prouver une telle conduite. Le
juge Vancise, dans les motifs qu'il a rédigés au nom de la majorité, dit, à la p. 68:
[TRADUCTION] À défaut d'une preuve
établissant que le ministère public s'est conduit de
façon blâmable ou caché que les poursuites ont
été engagées avec un motif caché, bref qu'il
s'agissait d'une procédure oppressive, la
continuation du procès relatif à l'acte d'accusation
ne constitue pas un abus de procédure.

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À mon avis, donner au mot "oppressive" une définition
exigeant qu'il y ait une conduite blâmable ou un motif
illégitime limiterait indûment l'application du principe.
Dans le cas présent, par exemple, où il n'y a pas
d'allégation de conduite blâmable, cette définition
viendrait empêcher qu'une limite quelconque soit imposée
au nombre de procès qui pourraient avoir lieu. La
conduite blâmable de la poursuite et l'existence d'un motif
illégitime ne sont que deux des nombreux facteurs qu'un
tribunal doit prendre en considération lorsqu'il est appelé
à examiner si, dans un cas donné, l'exercice par le
ministère public de son pouvoir discrétionnaire de
présenter de nouveau l'acte d'accusation équivaut à un
abus de procédure.
6.
Tout en rejetant l'opinion de la majorité en Cour d'appel qu'il faut
prouver une conduite blâmable de la part de la poursuite pour qu'il puisse y avoir abus
de procédure, je souscris à sa conclusion qu'il convient en l'espèce d'ordonner un
nouveau procès. L'appelant, à mon avis, n'a pas réussi à démontrer qu'il s'agit d'un de
ces "cas les plus manifestes" qui justifieraient la suspension d'instance. L'accusation
portée contre lui est grave. Les procédures n'ont pas été démesurément longues. De
plus, le prévenu n'a pas été mis en détention et, bien que les procédures et la publicité
qu'elles ont reçue lui aient sans doute occasionné un traumatisme et une stigmatisation
considérables, il ne diffère probablement pas à cet égard de l'immense majorité des
prévenus. Il se peut bien qu'un troisième procès touche aux limites de ce qu'admet le
sens du franc-jeu qu'a la société, mais à lui seul il ne dépasse pas ces limites. Dans les

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circonstances et compte tenu de la gravité de l'accusation, je pense que l'administration
de la justice sera le mieux servie si on permet au ministère public de continuer le
nouveau procès.
7.
Voici maintenant quelques brèves observations sur l'art. 7 de la
Charte. Les parties sont convenues que le principe de common law en matière d'abus
de procédure a été repris dans l'art. 7. Cette proposition a été acceptée par le juge du
procès ainsi que par tous les membres de la Cour d'appel, quoique aucune des cours
n'ait fait une analyse approfondie du rapport entre les deux notions. Le juge en chef
Bayda a cependant signalé aux pp. 74 et 75 ce qu'il voyait comme une différence
possible quant à la charge de la preuve:
[TRADUCTION] Le substitut du procureur
général a reconnu, avec raison d'ailleurs, que si
les faits de la présente affaire permettent de
conclure à bon droit à un abus de procédure, il en
découlera automatiquement que l'art. 7 a été
violé. L'inverse devrait également être vrai, mais
il y a la question de la charge de la preuve. En
effet, si ce litige avait été tranché en fonction de
l'art. 7, il aurait suffi que le prévenu prouve selon
la prépondérance des probabilités la violation des
"principes de justice fondamentale" au sens où
l'entend l'art. 7 [. . .] Toutefois, comme la
décision est fondée sur "l'abus de procédure", il
paraît nécessaire d'appliquer le critère des "cas les
plus manifestes" (celui formulé dans les arrêts
Young et Jewitt) pour déterminer si la même
violation des "principes de justice fondamentale"
a été commise. Je ne puis en donner d'explication
logique de la distinction quant à la charge de la
preuve. [Souligné dans l'original.]
8.
Bien qu'on se réfère à l'art. 7 dans les jugements des cours d'instance
inférieure, en cette Cour les avocats n'ont soulevé ni dans leurs arguments écrits ni
dans leurs plaidoiries la question de l'art. 7. Pour cette raison je préfère ne pas me

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prononcer en l'espèce sur le rapport entre l'art. 7 et le principe de common law en
matière d'abus de procédure.
9.
Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l'appelant: Gritzfeld & Johnson, Regina.
Procureur de l'intimée: Le ministère du Procureur général, Regina.