R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771
Darlene Morin
Appelante
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
- et -
Le procureur général du Canada
Intervenant
Répertorié: R. c. Morin
no du greffe: 21996.
1991: 1er octobre; 1992: 26 mars.
Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Gonthier,
McLachlin, Stevenson et Iacobucci
en appel de la cour d'appel de l'ontario
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Procès dans un délai
raisonnable -- Délai de 14 mois ½ entre l'arrestation de l'accusée et son procès -- Le
délai a été causé uniquement par la pénurie des ressources institutionnelles -- Y a-t-il
eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable? -- Charte canadienne des
droits et libertés, art. 11b).
- 2 -
Le 9 janvier 1988, l'accusée a été inculpée de conduite avec facultés
affaiblies et d'avoir conduit un véhicule à moteur après avoir consommé de l'alcool
de manière que son alcoolémie dépassait la limite prévue par la loi. Elle a été libérée
le jour même sur la promesse de comparaître. Lorsqu'elle a comparu devant la Cour
provinciale le 23 février, son avocat a expressément demandé "la date du procès la
plus rapprochée possible". La date du procès a été fixée au 28 mars 1989. En
réponse à une demande de l'avocat s'il s'agissait de la "date la plus rapprochée", le
juge qui présidait a simplement répondu "oui". À la date prévue du procès, l'accusée
a présenté une requête demandant l'arrêt des procédures en se fondant sur le
par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et a soutenu que le délai de
14 mois ½ pour la citer à procès a porté atteinte au droit d'être jugé dans un délai
raisonnable que lui confère l'al. 11b) de la Charte. La requête a été rejetée et
l'accusée a été déclarée coupable de l'accusation d'alcoolémie de "plus de 80". Un
arrêt des procédures a été inscrit pour d'autres motifs quant à l'accusation d'avoir
conduit avec facultés affaiblies. La Cour d'appel en matière de poursuites sommaires
a également arrêté les procédures relativement à l'accusation d'alcoolémie de "plus
de 80" sur le fondement que l'accusée n'avait pas subi son procès dans un délai
raisonnable. La Cour d'appel a accueilli l'appel du ministère public et a rétabli la
déclaration de culpabilité.
Arrêt (le juge en chef Lamer est dissident): Le pourvoi est rejeté.
Les juges La Forest, Sopinka, Stevenson et Iacobucci: L'objet principal
de l'al. 11b) est la protection des droits individuels des accusés: (1) le droit à la
sécurité de la personne, (2) le droit à la liberté et (3) le droit à un procès équitable.
- 3 -
Le droit à la sécurité de la personne est protégé par la tentative de diminuer l'anxiété,
la préoccupation et la stigmatisation qu'entraîne la participation à des procédures
criminelles. Le droit à la liberté est protégé par la réduction de l'exposition aux
restrictions de la liberté qui résulte de l'emprisonnement préalable au procès et des
conditions restrictives de liberté sous caution. Le droit à un procès équitable est
protégé par la tentative de faire en sorte que les procédures aient lieu pendant que la
preuve est disponible et récente.
Un intérêt secondaire de la société dans son ensemble a également été
reconnu par notre Cour. Cet intérêt ressort de façon évidente lorsqu'il correspond à
celui de l'accusé: la société dans son ensemble a intérêt à ce que les citoyens accusés
de crimes soient traités de façon humaine et équitable. Il existe également un intérêt
de la société qui est, par sa nature même, contraire aux intérêts de l'accusé: la
société a un intérêt à s'assurer que ceux qui transgressent la loi soient traduits en
justice et traités selon la loi.
La méthode générale pour déterminer s'il y a eu violation du droit que
confère l'al. 11b) ne consiste pas dans l'application d'une formule mathématique ou
administrative mais plutôt dans une décision judiciaire qui soupèse les intérêts que
l'alinéa est destiné à protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai.
Les facteurs à prendre en considération sont les suivants: (1) la longueur du délai;
(2) la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul; (3) les raisons du
délai, notamment a) les délais inhérents à la nature de l'affaire, b) les actes de
l'accusé, c) les actes du ministère public, d) les limites des ressources
institutionnelles et e) les autres raisons du délai; et (4) le préjudice subi par l'accusé.
- 4 -
Si l'on écarte la question du délai en appel, la période qui doit être examinée est celle
qui court de la date de l'accusation à la fin du procès.
Un examen pour déterminer si un délai est déraisonnable est déclenché
par une demande fondée sur le par. 24(1) de la Charte. Bien que le fardeau juridique
d'établir qu'il y a eu violation de la Charte incombe au requérant, il y aura
déplacement du fardeau de présentation d'éléments de preuve ou d'arguments selon
les circonstances de chaque cas. Une affaire ne sera tranchée en fonction du fardeau
de la preuve que si la cour ne peut parvenir à une décision à partir des faits qui lui
sont présentés. L'examen concernant le délai déraisonnable ne devrait être entrepris
que si la période est suffisamment longue pour soulever des doutes quant à son
caractère raisonnable. Un délai plus court soulèvera le problème si le requérant
démontre qu'il y a eu préjudice, par exemple, si l'accusé est sous garde. Si par
entente ou par sa conduite l'accusé a renoncé en tout ou en partie à invoquer certaines
périodes, la longueur du délai sera réduite en conséquence.
Toutes les infractions comportent certaines exigences inhérentes en
matière de délais qui retardent inévitablement l'affaire. Outre la complexité d'une
affaire, il existe certains délais préparatoires communs à toutes les affaires et
certaines d'entre elles doivent faire l'objet d'une enquête préliminaire avant le procès.
La cour devra aussi déterminer si les actes de l'accusé ou ceux du ministère public
ont entraîné un délai. Ces deux derniers facteurs ne servent pas à "blâmer" mais
simplement à fournir un mécanisme utile permettant d'examiner la conduite des
parties.
- 5 -
Dans l'étude de l'explication du délai, on doit tenir compte de la pénurie
des ressources institutionnelles. Le délai institutionnel commence lorsque les parties
sont prêtes pour le procès et court jusqu'à ce que le système puisse leur permettre de
procéder. Il faut évaluer l'importance qu'il convient d'accorder à ce facteur en tenant
compte du fait que le gouvernement a l'obligation constitutionnelle d'attribuer des
ressources suffisantes pour prévenir tout délai déraisonnable. Après une certaine
période, la cour ne peut plus tolérer de délai fondé sur l'argument des ressources
inadéquates. Une ligne directrice administrative peut servir à évaluer la période
acceptable qui peut être attribuée à ce facteur. Cette ligne directrice n'est ni une
période de prescription ni une durée maximale. Elle ne doit pas être appliquée d'une
manière mécanique, elle doit plutôt céder devant d'autres facteurs au besoin.
Il convient que notre Cour propose une ligne directrice de 8 à 10 mois
pour le délai institutionnel en cour provinciale. Pour ce qui est du délai institutionnel
après l'envoi à procès, une période de 6 à 8 mois a été proposée dans l'arrêt R. c.
Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199
, et il est toujours pertinent. L'application d'une ligne
directrice sera influencée par la présence ou l'absence de préjudice. Plus le préjudice
est grand, plus la période acceptable de délai institutionnel sera courte. Cette ligne
directrice est destinée à servir de guide pour les tribunaux de première instance d'une
manière générale, qui devront sans doute l'ajuster pour tenir compte des conditions
locales. Ils devront également le faire à l'occasion pour s'adapter à des circonstances
différentes. La cour d'appel dans chaque province jouera un rôle de surveillance
pour viser à atteindre l'uniformité sous réserve de la nécessité de prendre en compte
les conditions spéciales des différentes régions dans la province. L'application de
- 6 -
cette ligne directrice est assujettie au contrôle de notre Cour afin de veiller à ce que
le droit d'être jugé dans un délai raisonnable soit respecté.
On peut déduire de la longueur du délai qu'il y a eu préjudice. Plus le
délai est long, plus il est vraisemblable qu'on pourra faire une telle déduction. Dans
les circonstances où on ne déduit pas qu'il y a eu préjudice et où celui-ci n'est pas
prouvé, le fondement nécessaire à l'application du droit est gravement ébranlé. Le
droit a pour but d'accélérer les procès et de réduire les préjudices et non pas d'éviter
qu'une personne subisse son procès sur le fond. Il faut tenir compte de l'action ou
de l'inaction de l'accusé qui ne correspond pas à un désir d'être jugé rapidement.
En l'espèce, le délai de 14 mois ½ est suffisant pour soulever la question
du caractère raisonnable. Étant donné que les parties semblaient prêtes pour la tenue
du procès en mars 1988 et que le procès n'a eu lieu qu'en mars 1989, il s'agissait d'un
délai institutionnel d'environ 12 mois. Dans la juridiction d'où provient l'affaire, une
période de dix mois ne serait pas déraisonnable pour un délai systémique étant donné
l'évolution rapide des conditions locales. L'accusé n'a présenté aucune preuve de
préjudice et on doit conclure que le délai n'a causé que peu de préjudice, sinon
aucun, car l'accusée était satisfaite du rythme auquel se déroulait les évènements.
Compte tenu de la pression sur les ressources institutionnelles et de l'absence de tout
préjudice grave pour l'accusée, le délai en l'espèce n'était pas déraisonnable. Cette
conclusion est tirée sans qu'il soit nécessaire de recourir au fardeau de la preuve.
Le juge McLachlin: Lorsqu'il décide s'il y a lieu d'arrêter les procédures
contre l'accusé, le juge doit soupeser l'intérêt de la société à voir les inculpés traduits
- 7 -
en justice et celui de l'accusé à obtenir rapidement une décision. Le premier volet
consiste à déterminer si on a présenté une preuve prima facie que le délai est
déraisonnable. À cette étape, il faut examiner les facteurs relatifs à la longueur du
délai, à la renonciation et aux raisons du délai. Si la preuve prima facie est établie,
le tribunal doit examiner d'une manière plus attentive le droit de l'accusé à être jugé
dans un délai raisonnable et si ce droit l'emporte sur l'intérêt opposé de la société.
Bien que l'intérêt de la société à ce que les personnes accusées d'infractions
criminelles soient traduites en justice soit d'une importance constante, l'intérêt de
l'accusé varie selon les circonstances et est habituellement mesuré au moyen du
quatrième facteur -- le préjudice causé aux intérêts de l'accusé en matière de sécurité
et de procès équitable. En l'espèce, l'accusée a été en mesure d'établir une preuve
prima facie mais elle n'a pas démontré que la protection de ses intérêts dans la tenue
rapide du procès ou de l'intérêt public correspondant dans l'administration rapide de
la justice l'a emporté sur l'intérêt public à la traduire en justice.
Le juge Gonthier: Il y a eu accord avec les motifs du juge Sopinka.
Comme l'a souligné le juge McLachlin, la décision d'accorder un arrêt des
procédures doit s'appuyer sur la pondération du préjudice subi par l'accusé et de
l'intérêt de la société à ce que l'accusé soit traduit en justice. En l'espèce, il faut en
déduire que le préjudice subi par l'accusée est minime et est contrebalancé par
l'intérêt de la société à ce qu'elle soit jugée.
Le juge en chef Lamer (dissident): Il y a accord avec les principes et la
ligne directrice énoncés par le juge Sopinka, sauf en ce qui concerne la preuve
relative au préjudice. Il incombe au ministère public de prouver que l'accusé n'a pas
- 8 -
subi de préjudice en raison du délai. Le fardeau n'incombe au requérant à l'égard du
préjudice que lorsqu'il cherche à obtenir une autre réparation en plus de l'arrêt des
procédures. En l'espèce, bien que le ministère public ait démontré qu'il n'y avait pas
eu d'effet sur les intérêts de l'accusée en matière de liberté et de procès équitable, il
n'a même pas tenté de démontrer qu'il n'y avait pas eu d'effet sur ses intérêts en
matière de sécurité. Il y a eu un préjudice de ce genre au-delà du délai que l'on peut
légitimement imputer à la pénurie des ressources institutionnelles.
Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka
Arrêt examiné: R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199
; arrêts mentionnés:
R. c. Hurlbert (1988), 66 C.R. (3d) 391; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c.
Stensrud, [1989] 2 R.C.S. 1115; R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120
; Barker c. Wingo,
407 U.S. 514 (1972); Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Rahey, [1987] 1
R.C.S. 588; R. c. Beason (1983), 36 C.R. (3d) 73; R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594
;
Korponay c. Procureur général du Canada, [1982] 1 R.C.S. 41; Clarkson c. La Reine,
[1986] 1 R.C.S. 383; R. c. Bennett (1991), 6 C.R. (4th) 22; R. c. Tremblay, [1987] 2
R.C.S. 435; R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 368.
Citée par le juge McLachlin.
Arrêts mentionnés: R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659
; R. c. Askov,
[1990] 2 R.C.S. 1199.
- 9 -
Citée par le juge en chef Lamer (dissident)
R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120
; R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199;
Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11b), 24(1).
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 237a), b).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 253a), b).
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1990), 76 C.R.
(3d) 37, 55 C.C.C. (3d) 209, 38 O.A.C. 298, qui a infirmé un jugement de la Cour de
district, qui avait accueilli l'appel de l'accusée contre sa déclaration de culpabilité
prononcée par le juge Dodds de la Cour provinciale. Pourvoi rejeté, le juge en chef
Lamer est dissident.
Alan J. Risen et Robert B. Kimball, pour l'appelante.
Murray D. Segal et Kenneth L. Campbell, pour l'intimée.
S. R. Fainstein, c.r., et R. J. Frater, pour l'intervenant.
//Le juge Lamer//
- 10 -
Version française des motifs rendus par
LE JUGE EN CHEF LAMER (dissident) -- J'ai lu les motifs de mes collègues
les juges Sopinka et McLachlin et, avec égards, je ne puis souscrire à leur décision.
Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir l'arrêt des procédures inscrit par le
juge Murphy de la Cour de district siégeant à la cour d'appel en matière de poursuites
sommaires.
Je suis d'accord avec les principes et la ligne directrice énoncés par mon
collègue le juge Sopinka, sauf en ce qui concerne la preuve relative au préjudice.
Bien que dans l'arrêt R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120
, nous n'ayons pas
tranché la question de savoir si le préjudice est présumé de façon concluante ou si
on doit en déduire l'existence, dans l'arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199
, le juge
Cory, avec l'appui du juge en chef Dickson et des juges La Forest, L'Heureux-Dubé
et Gonthier, et avec l'appui sur ce point des juges Sopinka et McLachlin dans des
motifs distincts, a imposé "au ministère public le fardeau de prouver [. . .] que
l'accusé n'a pas subi de préjudice en raison du délai". En fait à la p. 1232 de ses
motifs le juge Cory dit:
(iv)
Le préjudice subi par l'accusé.
Il existe une présomption simple selon laquelle le seul écoulement
du temps cause un préjudice à l'accusé et dans le cas de délais très
longs la présomption devient pratiquement irréfragable. Lorsque
le ministère public peut prouver que l'accusé n'a pas subi de
préjudice en raison du délai, cette preuve peut servir à justifier le
délai. Il est aussi possible à l'accusé de présenter des éléments de
preuve tendant à démontrer qu'il a effectivement subi un préjudice
en raison du délai, afin de renforcer sa demande de réparation.
- 11 -
Je crois que les facteurs que j'ai énumérés correspondent en grande partie
à ceux que les juges L'Heureux-Dubé et Sopinka ont mentionnés
respectivement dans l'arrêt Conway et dans l'arrêt Smith. Ces critères
visent à établir une méthode qui s'appuie sur l'objet qui sous-tend
l'al. 11b) et qui permette aux tribunaux de pondérer les éléments de fond
applicables de façon cohérente. Il vaut la peine de rappeler qu'on arrive
à un équilibre entre l'objet explicite de l'al. 11b), soit la protection de la
personne individuelle, et son objet implicite, soit la dimension sociale de
l'al. 11b), en imposant au ministère public le fardeau de prouver que, par
ses actes, l'accusé a délibérément causé les délais, que ceux-ci équivalent
à une renonciation ou encore que l'accusé n'a pas subi de préjudice en
raison du délai. [Je souligne.]
Selon mon interprétation des motifs du juge Cory, le fardeau n'incombe au requérant
à l'égard du préjudice que lorsqu'il cherche à obtenir une autre réparation en plus de
l'arrêt des procédures. S'il existe une ambiguïté à cet égard (et je suis d'avis qu'il n'y
en a pas) à la p. 1232 de ses motifs, le raisonnement qui précède ce résumé la clarifie
amplement. À la p. 1230 de ses motifs, le juge Cory dit:
De plus, la possibilité évoquée par le juge Sopinka dans l'arrêt Smith,
que les accusés ayant subi quelqu'autre préjudice supplémentaire soient
autorisés à en faire la preuve de leur propre initiative pour renforcer leur
demande de réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte est conforme
à l'al. 11b) dont l'objectif premier est de protéger les droits de la
personne.
J'étais dissident en ce qui a trait à la position adoptée par le juge Cory
quant au préjudice, mais cette position a reçu l'appui de six autres juges. Mes
opinions à l'égard de la question, que j'ai maintenues depuis l'arrêt Mills c. La Reine,
[1986] 1 R.C.S. 863, et dans tous les arrêts de notre Cour fondés sur l'al. 11b), ont
été mises en échec d'une manière concluante par l'arrêt Askov, et, depuis lors, j'estime
être lié par celui-ci. En outre, comme cet arrêt est très récent, je crois qu'il n'est pas
souhaitable de le remettre en question en l'espèce.
- 12 -
Mes deux collègues, le juge McLachlin un peu plus que le juge Sopinka,
ont imposé à l'accusé dans leurs motifs, le fardeau de prouver qu'il a subi un
préjudice. Il s'agit d'une modification fondamentale de la position que notre Cour
a adoptée. Bien que je n'aie jamais changé d'avis en ce qui concerne ma position
dissidente, j'appliquerai, comme il se doit, l'arrêt Askov aux faits de l'espèce. Le
fardeau ayant été laissé au ministère public, celui-ci a démontré qu'il n'y avait pas eu
d'effet sur les intérêts de Mme Morin en matière de liberté et de procès équitable.
Toutefois, il n'a même pas tenté de démontrer qu'il n'y avait pas eu d'effet sur ses
intérêts en matière de sécurité; je veux dire par là le genre de préjudice que j'ai décrit
dans l'arrêt Mills, précité, à la p. 920, "la stigmatisation de l'accusé, l'atteinte à la vie
privée, la tension et l'angoisse résultant d'une multitude de facteurs, y compris
éventuellement les perturbations de la vie familiale, sociale et professionnelle, les
frais de justice et l'incertitude face à l'issue et face à la peine". Je conclus qu'il y a
eu un préjudice de ce genre au delà du délai que l'on peut légitimement imputer à la
pénurie des ressources institutionnelles.
//Le juge Sopinka//
Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Stevenson
et Iacobucci rendu par
LE JUGE SOPINKA -- La question en litige dans le présent pourvoi porte
sur le droit d'un accusé d'être jugé dans un délai raisonnable. Ce droit est inscrit à
l'al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés dont voici le texte:
- 13 -
11. Tout inculpé a le droit:
. . .
b) d'être jugé dans un délai raisonnable;
Bien qu'il soit séduisant par sa simplicité, ce libellé a présenté à la Cour
l'un des défis les plus difficiles dans la recherche d'une interprétation qui respecte le
droit du particulier à une époque où l'administration de la justice est aux prises avec
une réduction de ses ressources et une augmentation du nombre d'affaires à entendre.
En l'espèce, on demande à la Cour d'examiner de nouveau le problème en tenant
compte de l'effet sur l'administration de la justice de notre arrêt R. c. Askov, [1990]
2 R.C.S. 1199. La preuve qui nous a été présentée indique que, entre le 22 octobre
1990 et le 6 septembre 1991, en Ontario seulement, il y a eu arrêt des procédures ou
retrait des accusations dans plus de 47 000 cas. Cette situation a provoqué des
réactions partagées. D'une part un grand nombre de personnes ont accueilli
favorablement le résultat qui, à leur avis, a débarrassé le système de beaucoup de
bois mort sous la forme d'accusations qui n'auraient pas dû être portées ou qui, ayant
été portées, auraient dû être retirées. Cette situation, disent-elles, permettra au
système de traiter plus rapidement des affaires plus urgentes et de réduire la période
pendant laquelle des individus qu'on allègue être des criminels sont libres de leurs
mouvements en attendant leur procès. D'autre part, beaucoup d'autres personnes
désapprouvent ce qui, à leur avis, équivaut à une amnistie pour des criminels, dont
certains étaient accusés de crimes très graves. Elles affirment que des accusés sont
libérés alors qu'ils n'ont subi aucun préjudice, à la grande consternation des victimes
qui ont subi, dans certains cas, des pertes tragiques.
- 14 -
Les faits
Les faits de l'espèce ne sont ni compliqués ni contestés. Le 9 janvier
1988, un policier a remarqué que l'accusée roulait à une vitesse excessive. Il lui a
ordonné de s'arrêter et a constaté qu'elle démontrait des signes d'ébriété. À la suite
d'une observation visuelle et d'une série de tests de coordination, elle a été accusée
d'avoir conduit un véhicule à moteur lorsque sa capacité de conduire était affaiblie,
en contravention de l'al. 237a) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34 (maintenant
l'al. 253a)). L'accusée a ensuite été amenée au poste de police et où elle a subi un
alcootest après quoi elle a été accusée d'avoir, en contravention de l'al. 237b)
(maintenant l'al. 253b)) du Code, conduit un véhicule à moteur après avoir
consommé de l'alcool de manière que son alcoolémie dépassait la limite prévue par
la loi.
L'accusée a été libérée le jour de son arrestation sur la promesse de
comparaître. Elle a ensuite comparu devant la Cour provinciale à Oshawa, le
23 février 1988. L'avocat de l'accusée a expressément demandé [TRADUCTION] "la
date du procès la plus rapprochée possible" (d.c., à la p. 15). La date du procès a été
fixée au 28 mars 1989. En réponse à une demande de l'avocat s'il s'agissait de la
"date la plus rapprochée", le juge qui présidait a simplement répondu "oui" (d.c., aux
pp. 15 et 16).
À la date prévue du procès, le 28 mars 1989, avant de présenter un
plaidoyer, l'avocat de l'accusée a présenté une requête demandant l'arrêt des
procédures en se fondant sur le par. 24(1) de la Charte; il a soutenu que le délai de
- 15 -
14 mois ½ pour citer l'accusée à procès a porté atteinte aux droits que lui confère
l'al. 11b) de la Charte. La requête a été rejetée. L'accusée a ensuite été déclarée
coupable de l'accusation d'alcoolémie de "plus de 80" et un arrêt des procédures a été
inscrit quant à l'accusation d'avoir conduit avec facultés affaiblies. La cour d'appel
en matière de poursuites sommaires a également arrêté les procédures relativement
à l'accusation d'alcoolémie de "plus de 80" sur le fondement que l'accusée n'avait pas
subi son procès dans un délai raisonnable. Un autre appel à la Cour d'appel de
l'Ontario a été accueilli et la déclaration de culpabilité a été rétablie.
Les jugements
A. La Cour provinciale de l'Ontario
Le juge Dodds s'est principalement fondé sur la décision R. c. Hurlbert
(1988), 66 C.R. (3d) 391 (H.C. Ont.), dans laquelle on a jugé qu'un délai de 18 mois
avant la tenue du procès était raisonnable. Dans cette décision-là, le juge Doherty
(maintenant à la Cour d'appel) a déterminé qu'un délai aussi long était à première vue
excessif et nécessitait un examen approfondi des autres facteurs, mais que l'ensemble
des circonstances ne justifiait pas un arrêt des procédures. Le juge Dodds a conclu:
[TRADUCTION] En l'espèce, le délai est de 14 mois ½ et non de
18 mois. Le représentant de l'accusée n'a exprimé aucune préoccupation
lorsque la date du procès a été fixée sauf de dire "est-ce la date la plus
rapprochée?" Aucun préjudice n'a été soulevé à ce moment-là et aucun
n'a été démontré depuis. Compte tenu des circonstances, je suis d'avis
que cette affaire s'inscrit bien dans le cadre de l'analyse du juge Doherty
dans la décision Hurlbert, et la requête est rejetée.
- 16 -
Par la suite l'accusée a été déclarée coupable relativement à l'accusation
d'alcoolémie de "plus de 80" et un arrêt a été inscrit relativement à l'accusation de
conduite avec facultés affaiblies. En conséquence, une amende de 700 $ a été
imposée à l'accusée et son permis de conduire a été suspendu pour 15 mois.
B. La Cour de district de l'Ontario
Le juge Murphy a dit qu'il était lié par les motifs récents de notre Cour
dans l'arrêt R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659. Il a établi une distinction d'avec
l'affaire Hurlbert sur laquelle s'est fondé le juge du procès.
Le juge Murphy a ensuite appliqué le critère en matière de délai
déraisonnable énoncé dans l'arrêt Conway. Il a conclu que la pénurie de ressources
institutionnelles constituait la raison principale du délai dans cette affaire. Il a rejeté
la prétention du ministère public que l'appelante était tenue de faire valoir son droit
à un procès sans délai aux termes de l'al. 11b). Le juge Murphy a convenu qu'il
fallait tenir compte dans une certaine mesure du manque de ressources judiciaires,
mais il a indiqué que [TRADUCTION] "[c]ette affaire est sans doute inhabituelle en
raison de l'absence de facteurs qui entraînent des complications". Étant donné
l'absence de complexité de l'affaire, il ne pouvait admettre qu'un délai de 14 mois ½
soit justifié. Par conséquent, il a conclu que l'appelante n'avait pas été jugée dans un
délai raisonnable. Il a accueilli l'appel et inscrit un arrêt des procédures. De plus,
dans le cas où il aurait commis une erreur relativement à l'appel sur la déclaration de
culpabilité, le juge Murphy a accueilli l'appel de l'accusée contre la peine et a réduit
sa suspension de permis à 12 mois.
- 17 -
C. La Cour d'appel de l'Ontario (1990), 76 C.R. (3d) 37
La Cour d'appel a reconnu que la seule source de délai dans cette affaire
était attribuable aux limites des ressources institutionnelles. Compte tenu de la
déclaration de notre Cour dans l'arrêt R. c. Stensrud, [1989] 2 R.C.S. 1115, que "[l]es
cours d'appel provinciales sont généralement mieux placées que notre Cour pour
évaluer le caractère raisonnable des limites et des ressources institutionnelles de leur
province" (à la p. 1116), la cour composée de cinq membres a invité les parties à
présenter d'autres documents sur cette question. De nombreux renseignements
supplémentaires ont été présentés. Après avoir examiné des parties des documents,
la cour a fait remarquer que le problème du retard était toujours grave, malgré les
initiatives du gouvernement pour régler le problème.
La cour a ensuite appliqué les quatre facteurs mentionnés dans l'arrêt R.
c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120
, aux faits de l'espèce. Elle a d'abord examiné la
question du préjudice causé à l'appelante et a conclu qu'il ne fallait accorder qu'une
faible importance à ce facteur. L'appelante n'avait subi aucun préjudice réel (elle n'a
ni déposé, ni cité aucun témoin) et tout préjudice présumé découlant du délai n'était
pas important. La cour a ensuite examiné la question de la renonciation et a conclu
qu'il n'y avait eu de la part de l'appelante aucune renonciation sur une partie du délai.
En ce qui a trait à la longueur du délai, la cour a indiqué que, pris de façon isolée,
elle était excessive.
Examinant le deuxième facteur analysé dans l'arrêt Smith, précité, la cour
a souligné que, l'affaire ne comportant que des témoins de la police et un certificat
- 18 -
d'analyse, il s'agissait d'une question de "routine". En fait, l'enquête de la police était
terminée le jour même de l'arrestation. La cour a conclu que [TRADUCTION] "les
délais inhérents n'expliquaient pas le retard" (à la p. 46).
La Cour d'appel a conclu que l'unique raison du délai était la pénurie des
ressources institutionnelles. La cour a examiné la situation dans le district de
Durham et a conclu que les délais systémiques arrivaient à un niveau de crise.
Toutefois, elle a ajouté que le gouvernement avait reconnu le problème et tentait de
le régler. Elle a admis que [TRADUCTION] "les problèmes de l'administration de la
justice étaient extrêmement complexes et ne pouvaient faire l'objet d'un règlement
rapide ou d'une solution magique" (à la p. 49). Compte tenu des efforts du
gouvernement pour réduire les délais, la cour était disposée à considérer de façon
bienveillante le délai systémique.
Enfin, la Cour d'appel a examiné la nécessité d'une période de transition
pour donner au gouvernement le temps de s'acquitter de son fardeau d'assurer la
tenue des procès dans un délai raisonnable. Elle a conclu qu'une telle période de
transition était nécessaire et que [TRADUCTION] "[c]ompte tenu de l'étendue et de la
grande difficulté du problème . . . la période de transition ne peut être courte." (aux
pp. 52 et 53). La Cour d'appel a ajouté qu'il faudrait accorder une marge
considérable au délai systémique pendant la période de transition dans la pondération
des facteurs énoncés dans l'arrêt Smith, précité. Toute autre conclusion
[TRADUCTION] "équivaudrait à une amnistie . . . [et] [i]l est clairement évident qu'une
telle amnistie n'est pas souhaitable" (à la p. 55).
- 19 -
La cour a conclu que, compte tenu de tous les facteurs énoncés dans
l'arrêt Smith, précité, le droit de l'appelante d'être jugée dans un délai raisonnable n'a
pas été violé. Par conséquent, l'appel a été accueilli, la déclaration de culpabilité
prononcée au procès a été rétablie et la peine "modifiée" en appel par le juge Murphy
de la Cour de district a été confirmée.
Les questions en litige
La question principale à trancher dans le présent pourvoi est de savoir si
le délai intervenu en l'espèce a porté atteinte au droit de l'accusée d'être jugée dans
un délai raisonnable que confère l'al. 11b) de la Charte. Si l'on répond à cette
question par l'affirmative, il en découle une question subsidiaire. Le délai est-il
excusable en raison de la nécessité d'une période de transition pour permettre au
gouvernement de s'acquitter de son fardeau d'assurer la tenue des procès dans un
délai raisonnable?
La jurisprudence relative à l'al. 11b)
La jurisprudence relative à l'al. 11b) est intéressante car elle souligne
l'importance d'éviter d'interpréter de façon rigide les nouveaux droits constitutionnels
dans les premières années d'un document constitutionnel. La Cour aurait simplement
pu adopter la position américaine énoncée dans l'arrêt Barker c. Wingo, 407 U.S. 514
(1972), selon lequel seuls les délais énormes sont interdits. Notre Cour plutôt a tenté
d'élaborer, en conformité avec l'esprit de la Charte, une position canadienne en
tenant compte de l'expérience américaine. Naviguant comme nous l'avons fait en
- 20 -
eaux inconnues, il n'est pas surprenant que le cap que nous avons adopté ait nécessité
certaines modifications pour se conformer à l'expérience et qu'il pourra en exiger
d'autres à l'avenir.
Dans les arrêts Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, R. c. Rahey, [1987]
1 R.C.S. 588 et R. c. Conway, précité, la Cour a élaboré les critères fondamentaux
pour l'application de l'al. 11b). Il n'est pas surprenant que le libellé général de
l'alinéa soulève des divergences d'opinions quant aux critères qui doivent être
appliqués et quant à leur contenu. Dans un effort pour élaborer une position
commune qui aurait guidé les tribunaux de première instance et les cours d'appel
mais leur aurait laissé la souplesse nécessaire pour tenir compte des conditions
locales, notre Cour dans l'arrêt Smith, précité, a réparti la jurisprudence établie dans
les arrêts Mills, Rahey et Conway en quatre critères fondamentaux qui doivent être
appliqués pour déterminer si le délai est déraisonnable. Dans la semaine qui a
précédé le dépôt des motifs de l'arrêt Smith, nous avons entendu le pourvoi Stensrud,
précité, dans lequel on nous demandait d'infirmer un arrêt de la Cour d'appel de la
Saskatchewan infirmant la décision du juge du procès qui avait refusé un arrêt des
procédures. Sur le fondement de la preuve qui lui avait été présentée, la Cour d'appel
a conclu que le délai était déraisonnable. Sachant que l'arrêt Smith allait être rendu
sous peu, nous avons refusé d'examiner encore une fois les principes sous-jacents à
l'al. 11b). Nous étions convaincus que la Cour d'appel avait correctement évalué
l'effet des restrictions sur les ressources institutionnelles. À cet égard nous avons dit,
à la p. 1116:
- 21 -
Les cours d'appel provinciales sont généralement mieux placées que
notre Cour pour évaluer le caractère raisonnable des limites et des
ressources institutionnelles de leur province.
Enfin, dans l'arrêt Askov, nous avons traité d'une affaire qui nous est
venue de la Cour d'appel de l'Ontario et qui émanait de Brampton (Ontario), un
endroit bien connu pour ce qui est des délais déraisonnables. La Cour a appliqué les
critères fondamentaux de l'arrêt Smith et a conclu, à l'unanimité, que le délai était
déraisonnable. La Cour a ensuite dit qu'"une période d'attente de six à huit mois
entre l'envoi à procès et le procès lui-même, pourrait être à la limite supérieure du
raisonnable" (à la p. 1240). C'est l'interprétation et l'application de cette déclaration
qui ont entraîné le grand nombre d'arrêts des procédures et de retraits que j'ai
mentionnés.
La présente instance a été présentée à la Cour d'appel de l'Ontario après
le dépôt de nos arrêts Smith et Stensrud mais avant l'arrêt Askov. J'ai déjà indiqué
que la cour avait invité les parties à soumettre d'autres éléments de preuve en ce qui
a trait à la situation dans le district de Durham relativement aux restrictions et aux
ressources institutionnelles. C'est dans ce cadre de jurisprudence et de preuve que
la Cour d'appel a rendu sa décision.
L'objet de l'al. 11b)
L'objet principal de l'al. 11b) est la protection des droits individuels de
l'accusé. Toutefois, notre Cour a reconnu un intérêt secondaire de l'ensemble de la
société. J'examinerai chacun de ces intérêts et leur interaction.
- 22 -
Les droits individuels que l'alinéa cherche à protéger sont: (1) le droit à
la sécurité de la personne, (2) le droit à la liberté et (3) le droit à un procès équitable.
L'alinéa 11b) protège le droit à la sécurité de la personne en tentant de
diminuer l'anxiété, la préoccupation et la stigmatisation qu'entraîne la participation
à des procédures criminelles. Il protège le droit à la liberté parce qu'il cherche à
réduire l'exposition aux restrictions de la liberté qui résulte de l'emprisonnement
préalable au procès et des conditions restrictives de liberté sous caution. Pour ce qui
est du droit à un procès équitable il est protégé par la tentative de faire en sorte que
les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente.
L'intérêt secondaire de la société ressort de façon évidente lorsqu'il
correspond à celui de l'accusé. La société dans son ensemble a intérêt à ce que le
moins fortuné de ses citoyens qui est accusé de crimes soit traité de façon humaine
et équitable. À cet égard, les procès qui sont tenus rapidement ont la confiance du
public. Comme le juge Martin l'a fait remarquer dans l'arrêt R. c. Beason (1983), 36
C.R. (3d) 73 (C.A. Ont.): [TRADUCTION] "Les procès tenus dans un délai
raisonnable ont une valeur intrinsèque. La garantie constitutionnelle s'applique à
l'avantage de l'ensemble de la société et, en fait, à l'avantage ultime de l'accusé . . ."
(à la p. 96). Toutefois, dans certains cas, l'accusé n'a aucun intérêt dans la tenue d'un
procès hâtif et l'intérêt de la société ne correspond pas alors à celui de l'accusé.
Il existe également un intérêt de la société qui est, par sa nature même,
contraire aux intérêts de l'accusé. Dans l'arrêt Conway, notre Cour, à la majorité, a
reconnu que les intérêts de l'accusé doivent être contrebalancés par les intérêts de la
- 23 -
société dans l'application de la loi. Ce thème a été repris dans l'arrêt Askov par le
juge Cory qui a mentionné que "la société a un intérêt à s'assurer que ceux qui
transgressent la loi soient traduits en justice et traités selon la loi" (à la p. 1219).
Plus un crime est grave, plus la société exige que l'accusé subisse un procès. Le rôle
de cet intérêt est des plus évidents et son influence des plus apparentes lorsqu'on
cherche à absoudre des personnes accusées de crimes graves simplement dans le but
d'alléger le rôle.
La position à l'égard du délai déraisonnable - Les facteurs
La méthode générale pour déterminer s'il y a eu violation du droit ne
consiste pas dans l'application d'une formule mathématique ou administrative mais
plutôt dans une décision judiciaire qui soupèse les intérêts que l'alinéa est destiné à
protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai ou sont autrement la
cause du délai. Comme je l'ai souligné dans l'arrêt Smith, précité, "[i]l est évident
qu'un certain délai est inévitable. La question est de savoir à quel point le délai
devient déraisonnable." (À la p. 1131). Bien que la Cour ait à l'occasion dit autre
chose, il est maintenant admis que les facteurs à prendre en considération pour
analyser la longueur d'un délai déraisonnable sont les suivants:
1. la longueur du délai;
2. la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul;
3. les raisons du délai, notamment
a) les délais inhérents à la nature de l'affaire,
b) les actes de l'accusé,
- 24 -
c) les actes du ministère public,
d) les limites des ressources institutionnelles,
e) les autres raisons du délai;
4. le préjudice subi par l'accusé.
Ces facteurs sont essentiellement les mêmes que ceux que notre Cour a analysé dans
l'arrêt Smith, précité, à la p. 1131, et dans l'arrêt Askov, précité, aux pp. 1231 et 1232.
Le processus judiciaire appelé "pondération" exige un examen de la
longueur du délai et son évaluation en fonction d'autres facteurs. Le tribunal
détermine ensuite si le délai est déraisonnable. Pour rendre cette décision, il y a lieu
de tenir compte des intérêts que l'al. 11b) vise à protéger. Si l'on écarte la question
du délai en appel, la période qui doit être examinée est celle qui court de la date de
l'accusation à la fin du procès. Voir R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594. La longueur
de cette période peut être réduite par la soustraction des périodes pour lesquelles il
y a eu renonciation. Il faut alors déterminer si cette période est déraisonnable
compte tenu des intérêts que l'al. 11b) vise à protéger, de l'explication du délai et du
préjudice subi par l'accusé.
Le rôle du fardeau de la preuve dans ce processus de pondération a été
décrit dans notre jugement unanime R. c. Smith, précité, aux pp. 1132 et 1133:
Je conviens que le fardeau ultime de la preuve incombe à l'accusé.
Une affaire ne sera tranchée en fonction du fardeau de la preuve que si
la cour ne peut parvenir à une décision à partir des faits qui lui sont
présentés. Bien que le fardeau ultime de la preuve puisse incomber à
- 25 -
l'accusé, il peut y avoir déplacement du fardeau secondaire de
présentation d'éléments de preuve ou d'arguments selon les circonstances
de chaque cas. Par exemple, un long délai qui résulte d'une demande
d'ajournement du ministère public exigerait normalement une explication
de sa part quant à la nécessité de l'ajournement. En l'absence d'une telle
explication, la cour pourrait déduire que le délai est injustifié. Il
conviendrait de dire qu'un fardeau secondaire de présentation incombe
au ministère public dans ces circonstances. Dans tous les cas, la cour
devrait se rappeler qu'il est rarement nécessaire ou souhaitable de
trancher la question en fonction du fardeau de la preuve et qu'il est
préférable d'apprécier le caractère raisonnable du délai global écoulé en
tenant compte des facteurs susmentionnés.
Je ne considère pas l'arrêt Askov comme s'écartant de cette déclaration
quoique certaines parties des motifs du juge Cory insistent sur certains aspects du
fardeau de présentation qui incombe au ministère public.
Voici une définition de chacun de ces facteurs et de leur interaction. Je
traiterai de ceux-ci dans l'ordre où un tribunal de première instance doit les examiner.
1. La longueur du délai
Comme je l'ai indiqué, ce facteur oblige la cour à examiner la période qui
court de l'accusation jusqu'à la fin du procès. L'accusation désigne la date à laquelle
une dénonciation est déposée ou celle à laquelle un acte d'accusation est présenté
(voir Kalanj, précité, à la p. 1607). Le délai antérieur à l'accusation peut, dans
certaines circonstances, avoir une influence sur la décision globale de savoir si le
délai postérieur à l'accusation est déraisonnable, mais il n'entre pas comme tel dans
le calcul de la longueur du délai.
- 26 -
Un examen pour déterminer si un délai est déraisonnable est déclenché
par une demande fondée sur le par. 24(1) de la Charte. Le fardeau juridique d'établir
qu'il y a eu une violation de la Charte incombe au requérant. L'examen, qui peut être
complexe (comme peuvent l'illustrer les procédures devant la Cour d'appel en
l'espèce), ne devrait être entrepris que si la période est suffisamment longue pour
soulever des doutes quant à son caractère raisonnable. Si la longueur du délai n'est
pas exceptionnelle, il n'est pas nécessaire de procéder à un examen et aucune
explication du délai n'est demandée à moins que le requérant ne soit en mesure de
soulever la question du caractère raisonnable de la période par renvoi à d'autres
facteurs comme le préjudice. Si, par exemple, le requérant est sous garde, un délai
plus court soulèvera le problème.
2. La renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul
Si la longueur du délai justifie un examen des raisons du délai, il paraît
logique de traiter de toute allégation de renonciation avant d'aller plus loin dans
l'examen plus détaillé de ces raisons. Si, par entente ou de toute autre façon, l'accusé
a renoncé en tout ou en partie à ses droits de se plaindre du délai, la question sera
réglée, ou la période à laquelle il a renoncé sera soustraite.
Notre Cour a clairement dit que pour qu'un accusé renonce aux droits que
lui confère l'al. 11b), la renonciation doit être claire et sans équivoque et faite en
pleine connaissance des droits que la procédure était destinée à protéger et de l'effet
de la renonciation sur ces droits (Korponay c. Procureur général du Canada, [1982]
1 R.C.S. 41, à la p. 49; voir également Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383,
- 27 -
aux pp. 394 à 396; Askov, précité, aux pp. 1228 et 1229). La renonciation peut être
explicite ou implicite. Si la renonciation est censée être implicite, la conduite de
l'accusé doit être conforme aux critères stricts de la renonciation énoncée
précédemment, comme le juge Cory l'a décrit dans l'arrêt Askov, précité, à la p. 1228:
Il faut [. . .], dans la conduite de l'accusé, quelque chose qui permette de
conclure qu'il a compris que l'al. 11b) lui garantissait un droit, qu'il a
compris la nature de ce droit et qu'il a renoncé au droit ainsi garanti.
Pour qu'il y ait renonciation, il doit y avoir un acte précis et non seulement un
manque d'attention. Si l'accusé ou son avocat ne pense pas expressément à la
renonciation et qu'il n'est pas au courant de ce que signifie sa conduite, alors cette
conduite ne constitue pas une renonciation. On peut tenir compte d'une telle
conduite sous le facteur "actes de l'accusé", mais il ne s'agit pas d'une renonciation.
Comme je l'ai dit dans l'arrêt Smith, précité, qui a été suivi dans l'arrêt Askov, précité,
le fait d'accepter la date d'un procès peut permettre de déduire qu'il y a eu
renonciation. Ce ne sera pas le cas si le consentement à une date équivaut à une
simple reconnaissance de l'inévitable.
Dans l'arrêt R. c. Bennett (1991), 6 C.R. (4th) 22 (C.A. Ont.), le juge
Arbour a fait allusion au problème qui survient lorsqu'on applique les principes de
la renonciation à l'égard des accusés qui ont accepté des dates de procès avant le
dépôt de l'arrêt Askov. Vraisemblablement, les accusés pourraient soutenir que,
lorsqu'ils ont accepté les dates ils n'étaient pas entièrement au courant de leurs droits.
Il s'agit sans aucun doute d'un facteur qui doit être examiné par le tribunal qui entend
la demande et il ne convient pas que notre Cour se prononce d'une manière générale
- 28 -
sur la question de savoir si une renonciation s'appliquerait dans les circonstances.
Toute allégation qu'il y a eu mauvaise compréhension des droits en raison de l'état
du droit connu avant l'arrêt Askov doit être examinée en tenant compte des présents
motifs.
3. Les raisons du délai
Si la demande d'un accusé n'est pas réglée en raison des principes de la
renonciation, la cour devra examiner les autres explications du délai. Certains délais
sont inévitables. Les tribunaux ne siègent pas jour et nuit. Il faut du temps pour
traiter l'accusation, retenir les services d'un avocat, régler les demandes de
cautionnement et les autres procédures préalables au procès. Il faut du temps pour
que l'avocat se prépare. En plus de ces délais inhérents à la nature de l'affaire, la
poursuite ou la défense peut avoir besoin de temps. Toutefois, aucune partie ne peut
invoquer ses propres délais à l'appui de sa position. Lorsqu'une affaire est prête pour
le procès, il est possible que le juge, la salle d'audiences ou le personnel essentiel de
la cour ne soient pas disponibles et qu'ainsi l'affaire ne puisse être entendue. Ce
dernier genre de délai est appelé délai institutionnel ou systémique. J'examinerai
maintenant de manière plus approfondie chacune de ces raisons et le rôle qu'elle joue
pour déterminer qu'un délai est déraisonnable.
a) Les délais inhérents
Toutes les infractions comportent certaines exigences inhérentes en
matière de délais qui retardent inévitablement l'affaire. Tout comme le camion
- 29 -
d'incendie doit se rendre sur les lieux du sinistre, il faut également qu'une affaire soit
préparée. La complexité du procès est une exigence qui a souvent été mentionnée.
Tous les autres facteurs étant égaux, une affaire plus compliquée demandera plus de
temps de préparation à l'avocat et le procès durera plus longtemps une fois qu'il sera
commencé. Par exemple, une affaire de fraude peut exiger l'analyse d'un grand
nombre de documents, certains complots peuvent toucher un grand nombre de
témoins et d'autres affaires peuvent comporter beaucoup de communications
interceptées qui doivent toutes être transcrites et analysées. Les délais inhérents à
la nature de ces affaires permettront d'excuser des délais plus longs que pour des
affaires moins complexes. Chaque affaire comporte ses propres faits qui doivent être
évalués. Il faut également tenir compte du fait qu'on ne peut s'attendre que l'avocat
de la poursuite et celui de la défense consacrent leur temps exclusivement à une
affaire. Les juges de première instance ont toute la compétence voulue pour
déterminer le temps qu'il convient d'accorder aux avocats.
Outre la complexité d'une affaire, il existe des délais inhérents qui sont
communs à presque toutes les affaires. L'intimée a décrit ces activités comme des
[TRADUCTION] "délais préparatoires". Peu importe la manière dont on désigne ces
délais, ils sont constitués d'éléments comme le recours aux services d'un avocat, les
audiences en matière de cautionnement, les documents de la police et de
l'administration, les communications de la preuve, etc. Tous ces éléments peuvent
ou non être nécessaires dans une affaire en particulier mais chacun d'entre eux prend
un certain temps. Si le nombre et la complexité de ces éléments augmentent, la
longueur du délai raisonnable augmente également. De même, moins il y a
d'éléments nécessaires et plus chacun d'entre eux est simple, le délai devrait être
- 30 -
court. L'intimée soutient que notre Cour devrait établir une ligne directrice
administrative à l'égard d'une telle "période préparatoire". Nous refusons de le faire
sur le fondement du dossier qui nous est présenté. La longueur du délai nécessaire
est influencée par les pratiques et les conditions locales et devrait refléter ce fait. De
toute évidence, la période préparatoire dans une région donnée aura tendance à être
la même pour la plupart des infractions. Toutefois, il peut y avoir une différence
importante entre certaines catégories d'infractions, comme entre les cas d'assignation
et les cas où il y a arrestation. Cela signifie que les tribunaux dans une région
donnée entendront généralement les mêmes éléments de preuve lors de chaque
demande fondée sur l'al. 11b). Il deviendra alors évident que cette période s'inscrit
dans une durée d'un certain nombre de semaines ou de mois. Il y aura alors
élaboration d'une ligne directrice administrative de fait qui reflétera les conditions
dans cette région.
Un autre délai inhérent dont il faut tenir compte est de savoir s'il doit y
avoir une enquête préliminaire. De toute évidence, il faut accorder plus de temps aux
affaires qui doivent comporter un processus à "deux volets" que pour les affaires qui
n'exigent pas d'enquête préliminaire. De même, un processus à deux volets
entraînera des délais inhérents supplémentaires comme des rencontres additionnelles
préalables au procès et des dates de comparutions supplémentaires. Il convient
d'accorder une période supplémentaire pour les délais inhérents à ce second volet.
Cette période sera plus courte que dans le cas d'un procès à volet unique parce qu'un
grand nombre des procédures préparatoires n'auront pas à être reprises.
b) Les actes de l'accusé
- 31 -
Cet aspect des raisons du délai ne devrait pas être interprété comme si
l'on "blâmait" l'accusé relativement à certaines parties du délai. Rien n'exige que des
motifs incorrects soient attribués à l'accusé dans l'examen de ce facteur. Cette
rubrique comprend toutes les mesures prises par l'accusé qui peuvent avoir entraîné
un délai. Sous cette rubrique, je me préoccupe des actes de l'accusé qui ont été
entrepris volontairement. Les actes de cette catégorie peuvent comprendre
notamment les requêtes en renvoi devant une autre cour, les contestations en matière
d'écoute électronique, les ajournements qui n'équivalent pas à une renonciation, les
contestations de mandat de perquisition, etc. Je ne voudrais pas que l'on croit que
je préconise que les accusés sacrifient toutes les procédures préliminaires et leur
stratégie, mais je souligne simplement que s'ils choisissent de prendre une telle
mesure, il faudra en tenir compte pour déterminer le délai qui est raisonnable.
L'arrêt Conway, précité, fournit un exemple de ces actes. Dans cet arrêt,
l'accusé a présenté un certain nombre de demandes qui ont entraîné un délai dans les
procédures. Ces demandes comprenaient une requête en renvoi devant une autre
cour, des changements de procureur et une requête pour permettre à l'accusé de faire
un nouveau choix afin d'être jugé devant un juge seul. L'arrêt Bennett, précité,
fournit un autre exemple. Il s'agit d'une affaire où l'accusé a choisi lors de son procès
prévu devant la Cour provinciale d'être jugé devant la cour qui s'appelait à cette
époque Cour de district. Cet acte a transformé un procès prévu en enquête
préliminaire. Bien que les actes de l'accusé dans ces deux cas étaient de toute
évidence de bonne foi, chaque acte a contribué au délai et il faut par conséquent en
tenir compte pour déterminer si le délai global subi par l'accusé était raisonnable.
- 32 -
c) Les actes du ministère public
Comme pour la conduite de l'accusé, ce facteur ne sert pas à attribuer des
reproches. Il sert simplement à examiner les actes du ministère public qui retardent
le procès. Ces actes comprennent les demandes d'ajournement par le ministère
public, le défaut ou le retard en matière de communication de la preuve, les requêtes
en renvoi devant une autre cour, etc. L'arrêt Smith, précité, fournit un exemple de
ce genre d'actes où le ministère public avait demandé des ajournements pour qu'un
agent enquêteur en particulier assiste au procès. Comme je l'ai dit dans cet arrêt, il
n'y a rien de mal à ce que le ministère public cherche à obtenir de tels ajournements
mais le ministère public ne peut se fonder sur ces délais pour expliquer un délai qui
est par ailleurs déraisonnable.
d) Les limites des ressources institutionnelles
Le délai institutionnel est la source la plus commune de délai et la plus
difficile à faire correspondre aux exigences de l'al. 11b) de la Charte. Dans l'affaire
Askov, il s'agissait de la principale source du délai. Comme je l'ai dit, c'est la période
qui commence lorsque les parties sont prêtes pour le procès mais le système ne peut
leur permettre de procéder. En Utopie, on ne tolérerait pas ce genre de délai: les
ressources seraient illimitées et leur application serait parfaite du point de vue
administratif de manière qu'il n'y aurait pas de pénurie de juges ou de salles
d'audiences et le personnel essentiel de la cour serait toujours disponible.
Malheureusement, ce n'est pas le monde dans lequel l'al. 11b) a été élaboré ou dans
lequel il s'applique. Nous vivons dans un pays dont la population croît rapidement
- 33 -
dans un grand nombre de régions et dans lequel les ressources sont limitées.
Lorsqu'on applique l'al. 11b), il faut tenir compte de cette réalité de la vie. Comme
l'a dit le juge Lamer (maintenant Juge en chef) dans l'arrêt Mills (à la p. 935),
affirmation approuvée dans l'arrêt Askov (à la p. 1225):
Dans un monde idéal, le procès d'un prévenu serait tenu sans délai
et il n'y aurait aucune difficulté à obtenir suffisamment de fonds, de
personnel et de moyens pour les fins de l'administration de la justice
criminelle. Mais comme nous ne vivons pas dans un tel monde, il faut
bien faire la part des ressources institutionnelles limitées.
Comment pouvons-nous concilier la demande que des procès soient tenus
dans un délai raisonnable dans un monde imparfait où les ressources sont rares?
Bien qu'il faille tenir compte du fait que les fonds de l'État ne sont pas illimités et
que d'autres programmes gouvernementaux sont en concurrence pour obtenir les
ressources disponibles, on ne peut utiliser cet argument pour enlever toute
signification à l'al. 11b). La Cour ne peut pas simplement accepter la répartition des
ressources par le gouvernement et déterminer en conséquence la longueur du délai
acceptable. Il faut évaluer l'importance qu'il convient d'accorder à la pénurie des
ressources en tenant compte du fait que le gouvernement a l'obligation
constitutionnelle d'attribuer des ressources suffisantes pour prévenir tout délai
déraisonnable, qui est distincte d'un grand nombre d'autres obligations qui sont en
concurrence avec l'administration de la justice pour obtenir des fonds. Après une
certaine période, la cour ne peut plus tolérer de délai fondé sur l'argument des
ressources inadéquates. Cette période peut être désignée comme une ligne directrice
administrative. Je m'empresse d'ajouter que cette ligne directrice n'est ni une période
de prescription ni une durée maximale. On a proposé une telle ligne directrice dans
- 34 -
l'arrêt Askov et certains tribunaux l'ont traitée comme une période de prescription.
Par conséquent, je propose d'examiner en détail le but d'une ligne directrice en
commençant par l'examen de son rôle dans l'arrêt Askov.
Dans cet arrêt nous traitions d'un délai d'environ deux ans à partir de
l'envoi à procès. Ce délai était entièrement institutionnel ou systémique. Nous
avons conclu, par l'application des facteurs qui se sont précisés dans Smith, précité,
que le délai était nettement déraisonnable. Dans ces motifs qui, à cet égard étaient
unanimes, le juge Cory a dit, à la p. 1240:
. . . une période d'attente de six à huit mois entre l'envoi à procès et le
procès lui-même, pourrait être à la limite supérieure du raisonnable.
En ce qui a trait aux facteurs institutionnels, il a dit, à la p. 1226:
Il faut répondre en fonction des faits de chaque affaire. Il ne peut y avoir
de norme fixe de temps qui serait valable pour toutes les régions du pays.
La période proposée n'avait pas pour but, par conséquent, d'être traitée comme un
délai de prescription et un délai strict. Le but d'une ligne directrice est double.
Premièrement, comme je l'ai déjà indiqué, il s'agit de reconnaître qu'il y a une limite
au délai qui peut être toléré compte tenu de la pénurie des ressources.
Deuxièmement, il s'agit d'éviter que chaque demande fondée sur l'al. 11b) devienne
un procès des politiques budgétaires du gouvernement relatives à l'administration de
la justice. Une lecture attentive du dossier volumineux présenté à la Cour en l'espèce
permet d'apprécier l'utilité d'une telle procédure.
- 35 -
L'adoption d'une ligne directrice et son application par les tribunaux de
première instance prennent en compte un certain nombre de considérations. Une
ligne directrice n'est pas destinée à être appliquée d'une manière purement
mécanique. Elle doit se prêter à l'application d'autres facteurs et céder devant
ceux-ci. Cette prémisse s'inscrit dans sa formulation. La Cour doit reconnaître
qu'une ligne directrice ne résulte pas d'une formule juridique ou scientifique précise.
Elle découle de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire judiciaire fondé sur
l'expérience et qui tient compte de la preuve concernant la pression imposée sur des
ressources limitées, les statistiques provenant de juridictions comparables et l'avis
des autres juges et tribunaux ainsi que celui d'experts. En ce qui a trait à l'utilisation
des statistiques, il faut s'assurer qu'une comparaison entre les juridictions soit
vraiment une analyse comparative. Par exemple, dans l'arrêt Askov, on nous a
présenté des statistiques relativement à Montréal dans l'affidavit du professeur Baar.
Par la suite, on a porté à notre attention qu'il s'agissait d'une comparaison trompeuse.
En l'espèce, on a présenté des éléments de preuve qui démontrent que la manière de
traiter les accusations criminelles à Montréal et à Brampton est suffisamment
différente pour que les statistiques provenant des deux juridictions aient une valeur
comparative limitée. Par conséquent, la comparaison entre les juridictions doit être
appliquée avec prudence et uniquement à titre de guide sommaire. Voilà donc les
facteurs qui entrent dans la formulation par une cour d'appel d'une ligne directrice
relative au délai administratif. J'examinerai maintenant son application dans les
tribunaux de première instance.
J'ai déjà souligné qu'une ligne directrice ne doit pas être traitée comme
un délai de prescription déterminé. Elle cédera devant d'autres facteurs. Des
- 36 -
conditions qui évoluent rapidement peuvent imposer sur les ressources une pression
soudaine et temporaire. C'était la situation dans le district de Durham au moment où
la présente espèce s'est présentée. Cette évolution ne devrait pas entraîner une
amnistie pour les personnes accusées dans cette région. On devrait plutôt tenir
compte de ce fait dans l'application de la ligne directrice. Par ailleurs, lorsque le
nombre d'affaires à entendre a été constant pendant une longue période, le délai
prévu par la ligne directrice peut être considéré comme excessif. En l'espèce, la
Cour d'appel a voulu appliquer une période de transition pour tenir compte de la
situation dans le district de Durham. Bien qu'une période de transition ait pu
convenir immédiatement après l'entrée en vigueur de la Charte, ce n'est désormais
plus le cas. C'est ce que notre Cour a jugé dans l'arrêt Askov. L'utilisation d'une
période de transition sous-entend une période déterminée durant laquelle un délai
déraisonnable sera toléré pendant que le système s'ajuste à de nouvelles règles. Elle
impose un moratoire général à certains droits que confère la Charte. Pour ce motif
et indépendamment de la déclaration dans l'arrêt Askov selon laquelle la période de
transition avait pris fin, je suis d'avis qu'une telle période de transition ne convient
pas en l'espèce. Il ne me paraît pas souhaitable d'imposer un moratoire aux droits
que confère la Charte chaque fois qu'une pression inhabituelle se manifeste à l'égard
des ressources d'une région du pays. Il est préférable de traiter simplement cette
situation comme un facteur qu'il faut prendre en compte dans la décision globale de
savoir si un délai en particulier est déraisonnable.
L'application d'une ligne directrice sera également influencée par la
présence ou l'absence de préjudice. Si l'accusé est sous garde ou, bien que n'étant
pas sous garde, s'il est assujetti à des conditions de cautionnement restrictives ou s'il
- 37 -
subit quelque autre préjudice important, la longueur du délai institutionnel acceptable
peut être réduite afin de répondre à la préoccupation du tribunal. Par ailleurs, dans
une affaire où il n'y a aucun préjudice ou si le préjudice n'est pas grave, la ligne
directrice peut être appliquée en conséquence.
En l'espèce, nous traitons de la Cour provinciale. La période suggérée
de délai institutionnel est de 6 à 10 mois. L'intimée dit qu'un délai purement
systémique de 8 à 10 mois ne serait pas déraisonnable devant la Cour provinciale.
Toutefois, elle admet qu'elle vise un délai institutionnel d'au plus 6 à 8 mois en Cour
provinciale. Selon le juge Arbour dans l'arrêt Bennett, précité, [TRADUCTION] "Si un
délai de 8 mois ½ à 9 mois pour qu'une affaire soit entendue en Cour provinciale,
n'est pas un modèle de brièveté, n'est pas en dehors de ce qui est raisonnable" (à la
p. 41).
Dans l'arrêt Askov, le juge Cory a proposé, après avoir examiné les
statistiques comparatives, qu'une période de 6 à 8 mois entre l'envoi à procès et le
procès ne serait pas déraisonnable. D'après ce qui précède, il convient que notre
Cour propose un délai institutionnel de 8 à 10 mois à titre de guide pour la cour
provinciale. Pour ce qui est du délai institutionnel après l'envoi à procès, je ne
m'écarterai pas de la période de 6 à 8 mois proposée dans l'arrêt Askov. Dans un tel
cas, ce délai institutionnel s'ajouterait au délai écoulé avant l'envoi à procès, car,
après l'envoi à procès, le système doit tenir compte d'un tribunal différent ayant ses
propres problèmes en matière de ressources. Il est, par conséquent, essentiel de tenir
compte du caractère inévitable de ce délai institutionnel supplémentaire.
- 38 -
Un délai institutionnel plus long pour les cours provinciales est justifié
parce que non seulement ces cours traitent la grande majorité des affaires, mais elles
prennent en moyenne plus de temps pour le faire en raison de leur lourde charge de
travail. Les statistiques pour l'année 1987 présentées par l'intimée indiquent un délai
moyen au Nouveau-Brunswick de 152 jours pour la Cour provinciale et de 72 jours
pour les tribunaux d'instance supérieure. On a indiqué que le délai à London
(Ontario) était de 239 jours en Cour provinciale et de 105 jours pour les tribunaux
d'instance supérieure; à Toronto, St. Catharines et Ottawa, les délais sont de 315 à
349 jours en Cour provinciale et de 133 à 144 jours pour les tribunaux d'instance
supérieure; les délais moyens à Brampton étaient de 607 jours pour la Cour
provinciale et de 423 jours pour les tribunaux d'instance supérieure. Les données
pour Vancouver étaient semblables à London et, pour New Westminster, elles étaient
comparables à Toronto, St. Catharines et Ottawa.
Ces délais proposés sont destinés à servir de guide pour les tribunaux de
première instance d'une manière générale. Les tribunaux de première instance
devront sans doute ajuster ces délais dans les diverses régions du pays pour tenir
compte des conditions locales, et ils devront le faire à l'occasion pour s'adapter à des
circonstances différentes. La cour d'appel dans chaque province jouera un rôle de
surveillance pour viser à atteindre l'uniformité sous réserve de la nécessité de prendre
en compte les conditions et les problèmes spéciaux des différentes régions dans la
province.
L'application de cette ligne directrice sous la surveillance de la cour
d'appel est assujettie au contrôle de notre Cour afin de veiller à ce que le droit d'être
- 39 -
jugé dans un délai raisonnable soit respecté. À cet égard, je tiens à répéter ce que
notre Cour a dit dans l'arrêt Stensrud, précité, à la p. 1116:
Les cours d'appel provinciales sont généralement mieux placées que
notre Cour pour évaluer le caractère raisonnable des limites et des
ressources institutionnelles de leur province. Néanmoins, elles doivent
statuer sur les requêtes fondées sur l'al. 11b) en fonction de principes
justes.
e) Les autres raisons du délai
Il peut y avoir d'autres raisons de délai que celles qui sont mentionnées
précédemment et chacune d'entre elles doit être prise en considération. Comme je
l'ai souligné de manière détaillée, l'examen d'un délai déraisonnable doit tenir compte
de toutes les raisons du délai afin de tenter de délimiter ce qui est vraiment
raisonnable relativement à l'affaire dont le tribunal est saisi. Un de ces facteurs qui
ne s'inscrit pas particulièrement bien dans une autre catégorie de délai est celui qui
vise les actes des juges de première instance. L'affaire Rahey, précitée, en présente
un exemple extrême. Dans cette affaire, c'est le juge de première instance qui a été
la cause d'une grande partie du délai. Le juge a ajourné le procès 19 fois en 11 mois.
Un tel délai n'est pas institutionnel dans un sens strict. Toutefois, le ministère public
ne peut s'appuyer sur un délai de ce genre pour justifier la période en cause.
D'autres délais qui n'ont pas été mentionnés peuvent être reprochés à
l'accusé, mais dans la plupart des cas, les délais seront opposés au ministère public
pour la raison qui a été mentionnée dans l'exemple précédent.
- 40 -
4. Le préjudice subi par l'accusé
L'alinéa 11b) protège le particulier contre une atteinte au droit à la liberté,
à la sécurité de sa personne et à la possibilité de présenter une défense pleine et
entière, qui résulterait d'un délai déraisonnable pour conclure les procès criminels.
Nous avons décidé dans plusieurs arrêts, y compris l'arrêt unanime Smith, précité,
que le droit que protège l'al. 11b) n'est pas limité à ceux qui démontrent qu'ils
désirent un règlement rapide de leur affaire en faisant valoir le droit d'être jugés dans
un délai raisonnable. Il ressort implicitement de cette conclusion qu'on peut déduire
qu'un délai prolongé peut causer un préjudice à l'accusé. Selon la conception
américaine de ce principe, énoncée dans l'arrêt Barker c. Wingo, on considère que
l'accusé n'a subi aucun préjudice à moins qu'il ne fasse valoir le droit. Le juge en
chef Dubin de l'Ontario avait sans doute raison quand il a dit dans l'arrêt Bennett
qu'un grand nombre d'accusés, peut-être la plupart, ne tiennent pas à être jugés
rapidement, mais l'al. 11b) vise à protéger le particulier, dont les droits n'ont pas à
être déterminés en fonction des désirs ou des pratiques de la majorité. En
conséquence, dans une affaire donnée, on peut déduire qu'il y a eu préjudice en
raison de la longueur du délai. Plus le délai est long, plus il est vraisemblable qu'on
pourra faire une telle déduction. Dans des circonstances où on ne déduit pas qu'il y
a eu préjudice et où celui-ci n'est pas autrement prouvé, le fondement nécessaire à
l'application du droit individuel est gravement ébranlé.
Notre Cour a statué clairement dans des arrêts antérieurs qu'il incombe
au ministère public de citer l'accusé à procès (voir l'arrêt Askov, précité, aux
pp. 1225, 1227, 1229). Il n'est pas nécessaire que l'accusé fasse valoir son droit
- 41 -
d'être jugé dans un délai raisonnable, mais on a déjà affirmé avec conviction que,
dans beaucoup de cas, l'accusé n'est pas intéressé à être jugé rapidement et le délai
joue en sa faveur. Cette opinion est résumée par le juge Doherty (maintenant à la
Cour d'appel) dans une communication présentée à l'occasion de la Conférence
nationale sur la justice criminelle en juillet 1989, qui a été mentionnée et approuvée
par le juge Dubin dans l'arrêt Bennett (à la p. 52) et que de nombreux observateurs
ont déjà souligné:
[TRADUCTION] L'accusé souhaite rarement faire valoir les droits que
l'al. 11b) lui garantit. Il espère plutôt que le ministère public violera ses
droits de sorte qu'il n'aura pas à subir de procès sur le fond. Cette
opinion peut paraître cynique, mais l'expérience la confirme.
Comme le juge Cory l'a également fait remarquer dans l'arrêt Askov, précité, "le droit
que confère l'al. 11b), conçu comme un bouclier, peut souvent se transformer en
arme offensive entre les mains de l'accusé" (à la p. 1222). Ce droit doit être
interprété de manière à reconnaître l'abus que certains accusés peuvent invoquer.
L'alinéa 11b) a pour but d'accélérer les procès et de réduire les préjudices et non pas
d'éviter qu'une personne subisse son procès sur le fond. Le tribunal doit tenir compte
de l'action ou de l'inaction de l'accusé qui ne correspond pas à un désir d'être jugé
rapidement. Cette position correspond aux arrêts de notre Cour relativement à
d'autres dispositions de la Charte. Par exemple, notre Cour a jugé qu'un accusé doit
faire preuve de diligence raisonnable lorsqu'il communique avec un avocat aux
termes de l'al. 10b) de la Charte (R. c. Tremblay, [1987] 2 R.C.S. 435; R. c. Smith,
[1989] 2 R.C.S. 368). Si cette exigence n'est pas respectée, le droit de communiquer
avec un avocat peut être utilisé pour gêner l'enquête de la police et dans certains cas,
empêcher l'obtention d'éléments de preuve essentiels. Néanmoins, en tenant compte
- 42 -
de l'inaction de l'accusé, la Cour doit prendre soin de ne pas renverser le principe
selon lequel il n'y a aucune obligation juridique de la part de l'accusé de faire valoir
le droit. Toutefois, l'inaction peut être pertinente pour évaluer le degré du préjudice,
le cas échéant, qu'un accusé a subi par suite du délai.
Toutefois, outre le fait de pouvoir déduire qu'il y a eu préjudice, chaque
partie peut se fonder sur la preuve pour démontrer qu'il y a eu préjudice ou pour
écarter une telle conclusion. Par exemple, l'accusé peut se fonder sur les éléments
de preuve qui tendent à démontrer qu'il a subi un préjudice relativement à son droit
à la liberté par suite d'un emprisonnement préalable au procès ou de conditions de
cautionnement restrictives. Le préjudice subi par l'accusé relativement au droit à sa
sécurité peut être démontré par la preuve d'un stress permanent ou d'une atteinte à
sa réputation par suite d'un assujettissement trop long "aux vexations et aux
vicissitudes d'une accusation criminelle pendante", pour reprendre les termes adoptés
par le juge Lamer dans l'arrêt Mills, précité, à la p. 919. Le fait que l'accusé a
cherché à obtenir une date de procès rapprochée sera également pertinent. On peut
également présenter des éléments de preuve pour démontrer que le délai a nui à la
possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière.
Inversement, la poursuite peut démontrer au moyen d'éléments de preuve
que l'accusé fait partie de la majorité qui ne souhaite pas avoir un procès rapproché
et que le délai lui a profité plutôt que de lui causer un préjudice. La conduite de
l'accusé qui ne correspond pas à une renonciation peut servir à démontrer qu'il n'y
a pas eu préjudice. Comme je l'ai mentionné précédemment, le degré du préjudice
ou l'absence de celui-ci constitue également un facteur important pour déterminer la
- 43 -
longueur du délai institutionnel qui sera toléré. Ce facteur influera sur l'application
de toute ligne directrice.
Application à l'espèce
1. La longueur du délai
L'accusée a été inculpée le 9 janvier 1988 et son procès s'est terminé le
28 mars 1989. Le délai total entre l'accusation et le procès était par conséquent
d'environ 14 mois ½. Pour des raisons que j'expliquerai plus loin dans les présents
motifs, l'accusée n'a jamais renoncé à son droit d'être jugée dans un délai raisonnable
et elle n'a pas non plus renoncé à son droit relativement à tout délai particulier. Par
conséquent, la longueur du délai est tout juste supérieure à 14 mois ½.
Un délai de 14 mois ½ pour la tenue d'un procès peut difficilement être
décrit comme un modèle de célérité. Par ailleurs, un tel délai peut être excusé dans
des circonstances adéquates. La longueur du délai est suffisante pour soulever la
question du caractère raisonnable et l'enquête doit porter sur la raison pour laquelle
il a fallu 14 mois ½ pour que Mme Morin subisse son procès.
2. La renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul
La renonciation doit être claire et non équivoque et faite en pleine
connaissance du droit auquel on renonce. Dans les circonstances de l'espèce, on ne
peut pas dire que l'accusée a renoncé en aucun temps à l'un de ses droits. Elle ne l'a
- 44 -
pas fait de façon explicite et l'on ne peut déduire de ses actes une intention de le
faire. Je suis d'accord avec les tribunaux d'instance inférieure qui ont conclu qu'il
n'y avait pas renonciation en l'espèce.
3. Les raisons du délai
a) Les délais inhérents
L'accusée a été inculpée de l'infraction communément appelée alcoolémie
de "plus de 80" et de conduite avec facultés affaiblies après avoir été arrêtée sur le
bord de la route et après avoir subi un alcootest au poste de police. Sous réserve de
certains documents, la préparation de l'affaire pour la poursuite était essentiellement
terminée au moment où l'accusée a été libérée peu après avoir subi l'alcootest. Il ne
s'agissait par conséquent pas d'une affaire compliquée du point de vue de la
poursuite. Tous les témoins de la poursuite étaient des agents de police et tous les
tests et enquêtes pertinents étaient terminés le jour de l'arrestation de Mme Morin.
L'enquête du ministère public était peut-être terminée le jour de
l'arrestation, mais, du point de vue de la défense, l'affaire ne faisait simplement que
commencer. Cette situation est facile à démontrer par le fait qu'on aurait
difficilement pu s'attendre que Mme Morin soit prête à subir son procès, par exemple,
le lendemain. Elle avait besoin d'un certain temps pour régler des questions
préliminaires comme consulter un avocat et retenir ses services. De plus, l'avocat
avait besoin d'un certain temps pour examiner et préparer ses arguments. De même,
la poursuite avait besoin de temps pour terminer le travail administratif nécessaire
- 45 -
et l'administration judiciaire pour inscrire l'affaire dans le système. Toutes ces
activités prennent du temps et toutes rendent légitime un certain délai.
Mme Morin a comparu pour la première fois le 23 février 1988, six
semaines après son arrestation. À ce moment-là, elle avait retenu les services d'un
avocat et avait demandé "la date la plus rapprochée" pour la tenue de son procès. À
cette date, il semble que la plupart des questions préliminaires de la poursuite et de
la défense étaient terminées. Étant donné que l'avocat de la défense n'a pas indiqué
qu'il était prêt pour la tenue du procès mais simplement qu'il souhaitait la date la plus
rapprochée, il n'est pas tout à fait clair si la défense était à ce moment-là déjà prête
pour le procès. Toutefois, on peut en déduire que les deux parties étaient prêtes pour
le procès quelques semaines après la première comparution. Par conséquent, le délai
inhérent à la nature de cette affaire était d'environ deux mois.
b) Les actes de l'accusée
Lors de sa première comparution, l'accusée a demandé la date du procès
la plus rapprochée. En réponse à sa demande, on a fixé la date du procès au 28 mars
1989, 13 mois plus tard. L'accusée a demandé s'il s'agissait réellement de "la date
la plus rapprochée" disponible et le juge qui présidait a simplement répondu "oui".
Outre cette comparution, le dossier ne révèle aucun acte de l'accusée depuis
l'accusation jusqu'à la date du procès. L'inaction de la part de l'accusé sera examinée
plus loin lors de l'évaluation du préjudice.
c) Les actes du ministère public
- 46 -
L'appelante admet que rien dans le dossier ne laisse voir que le ministère
public a d'aucune façon retardé les procédures en l'espèce. En fait, l'appelante admet
que le ministère public avait hâte que le procès ait lieu. Comme j'en parle plus loin
dans les présents motifs, le substitut du procureur général a envoyé une lettre
"circulaire" à tous les avocats de la défense dans la région de Durham leur laissant
entendre que des dates plus rapprochées seraient peut-être disponibles pour les
accusés qui avaient hâte de subir leur procès. Bien qu'on soutienne que cette lettre
ait pu avoir été envoyée trop tard pour aider Mme Morin, elle indique toutefois un acte
positif de la part du ministère public pour accélérer le procès. Par conséquent, le
délai n'est pas attribuable à un acte du ministère public.
d) Les limites des ressources institutionnelles
Le facteur le plus important en l'espèce est sans doute la limite des
ressources institutionnelles. À un certain moment, entre mars 1988 et mars 1989, les
parties étaient prêtes pour la tenue du procès mais le système judiciaire ne pouvait
pas les satisfaire. On ne sait pas de façon précise si une date au début de 1989 aurait
pu être disponible par suite de la lettre du bureau du ministère public mais je suis
prêt à déduire de l'ensemble des faits qu'il y a eu un délai institutionnel d'environ 12
mois. Ce délai court du moment où les parties étaient prêtes à la tenue du procès
jusqu'à celui où les tribunaux ont été en mesure d'entendre cette affaire.
Dans l'examen du caractère raisonnable du délai, la Cour doit tenir
compte des faits qui ont entouré ce délai institutionnel. Il convient de se rappeler
- 47 -
que le présent pourvoi provient de la Cour provinciale de l'Ontario et d'une région
qui a connu une forte croissance ces dernières années.
Je traiterai d'abord de l'importance qu'il faut accorder au fait qu'il s'agit
ici d'une cour provinciale. La Cour provinciale de l'Ontario traite environ 95
pour 100 des affaires criminelles en Ontario. La preuve présentée par le ministère
public dans le présent pourvoi indique que la charge de travail de cette cour
provinciale a augmenté de plus de 125 pour 100 de 1985-1986 à 1989-1990. Après
s'être tenu pendant plusieurs années à 80 000, le nombre d'affaires entendues par la
Cour provinciale en Ontario est passé à 180 000 de 1985-1986 à 1989-1990. On ne
peut évidemment pas toujours prévoir cette hausse rapide dans le nombre de causes
et le gouvernement ne peut pas répondre immédiatement à la pression inévitable
imposée sur les ressources. Notre Cour a indiqué clairement qu'il n'existe désormais
plus de période de transition générale pour permettre au gouvernement de respecter
ses obligations constitutionnelles de fournir des installations suffisantes, mais il reste
quand même la question des changements dans les circonstances locales.
Dans la juridiction d'où provient l'affaire, le district de Durham,
l'augmentation de la charge de travail de 1985-1986 à 1990-1991 a été d'environ 70
pour 100 dans les tribunaux pour adultes, et d'un stupéfiant 143 pour 100 dans les
tribunaux pour adolescents. Cette hausse n'est que partiellement attribuable à une
augmentation de 40 pour 100 de la population au cours de la décennie précédente.
Par conséquent, il n'est pas surprenant que la prestation des ressources
institutionnelles ait accusé un retard relativement à la demande. Toutefois, depuis
un certain moment en juillet 1990, la Cour provinciale de Durham serait en mesure
- 48 -
de traiter les affaires à un rythme plus rapide qu'elle ne reçoit de nouvelles affaires.
Tout comme on ne peut se fonder sur les ressources institutionnelles pour annuler le
droit d'être jugé dans un délai raisonnable, on ne peut non plus utiliser l'évolution
rapide des conditions locales pour forcer une amnistie générale. Sur le fondement
des facteurs mentionnés précédemment, je suis d'avis d'accorder à l'égard du délai
systémique une période qui se situe dans la limite supérieure de la ligne directrice.
À mon avis, une période de 10 mois ne serait pas déraisonnable. Bien que j'aie
proposé qu'une ligne directrice de 8 à 10 mois soit utilisée par les tribunaux pour
évaluer le délai institutionnel en cour provinciale, des différences de plusieurs mois
en plus ou en moins peuvent être justifiées par la présence ou l'absence de préjudice.
e) Autres raisons du délai
Il ne paraît pas y avoir d'autres raisons pour le délai en l'espèce outre
celles qui ont déjà été mentionnées dans les présents motifs.
4. Le préjudice subi par l'accusée
L'accusée n'a présenté aucune preuve de préjudice. La Cour doit quand
même examiner si, le cas échéant, on peut déduire qu'il y a eu préjudice en raison du
délai. À cet égard, le ministère public se fonde sur le fait que plusieurs mois avant
le procès, les avocats dans la région de Durham ont reçu du bureau du substitut du
procureur général une lettre en date du 16 janvier 1989 qui disait notamment:
[TRADUCTION] Si vous désirez déplacer une de vos affaires ou si vous
estimez que des clients subissent des préjudices par suite du délai,
- 49 -
veuillez communiquer avec Audrey ou moi-même et nous tenterons de
trouver une date plus rapprochée. Nous vous remercions pour votre
collaboration. [Je souligne.]
Il n'est peut-être pas réaliste de dire que la date d'un procès qui avait été fixée à
environ deux mois de la date de cette lettre aurait pu être sensiblement rapprochée,
mais nous ne saurons jamais ce qui se serait produit car l'accusée ne s'est pas
prévalue de cette mesure. Bien que l'accusée n'était pas obligée de prendre des
mesures pour accélérer son procès, on peut tenir compte de son inaction pour évaluer
le préjudice. Pour ce motif, je conclus que l'accusée était satisfaite du rythme auquel
se déroulaient les événements et que, par conséquent, le délai n'a causé que peu de
préjudice, sinon aucun.
Dispositif
Appliquant la ligne directrice que j'ai mentionnée et tenant compte de la
pression sur les ressources institutionnelles, des motifs de la Cour d'appel à cet égard
et de l'absence de tout préjudice grave, je suis d'avis que le délai en l'espèce n'était
pas déraisonnable. Je parviens à cette conclusion sans avoir besoin de recourir au
fardeau de la preuve.
Compte tenu du résultat auquel je suis arrivé, il n'est pas nécessaire
d'examiner l'argument du procureur général du Canada selon lequel un arrêt des
procédures n'est pas le seul recours disponible dans le cas d'une atteinte au droit que
protège l'al. 11b). Il n'y a pas eu violation des droits que l'al. 11b) confère à
l'appelante et le pourvoi est rejeté.
- 50 -
//Le juge Gonthier//
Version française des motifs rendus par
LE JUGE GONTHIER -- Je souscris aux motifs du juge Sopinka et je suis
d'accord avec les observations du juge McLachlin selon lesquelles, en dernière
analyse, la décision d'accorder un arrêt des procédures doit s'appuyer sur la
pondération du préjudice subi par l'accusé et de l'intérêt de la société à ce que
l'accusé soit traduit en justice.
Pour ce qui est de la détermination du préjudice subi par l'accusée, le
ministère public peut s'acquitter de la charge de la preuve qui lui incombe au moyen
soit d'une preuve directe, soit d'une inférence, que ce soit pour établir l'absence de
préjudice ou pour en déterminer l'étendue ou le degré. Compte tenu des
circonstances soulignées par le juge Sopinka, particulièrement de la conduite de
l'accusée à l'égard des procédures et du fait que le délai ne dépassait que légèrement
la ligne directrice relative aux délais institutionnels, je conclus qu'il faut en déduire
que le préjudice subi par l'accusée est minime et est contrebalancé par l'intérêt de
la société à ce qu'elle soit jugée.
Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
//Le juge McLachlin//
Version française des motifs rendus par
- 51 -
LE JUGE MCLACHLIN -- J'ai lu les motifs du juge Sopinka et je suis
d'accord que le pourvoi doit être rejeté. Toutefois, j'aimerais ajouter certaines
observations sur la nature du droit d'être jugé dans un délai raisonnable et sur
l'application pratique des facteurs pertinents pour déterminer la violation de ce droit.
Il est facile, lorsqu'on examine les facteurs qui peuvent avoir des
incidences sur cette détermination, de perdre de vue la véritable question en litige --
savoir où se trouve la limite entre des intérêts opposés. D'une part, il y a l'intérêt de
la société à traduire en justice les personnes accusées de crimes, afin qu'elles
répondent de leur conduite devant la loi. Ce n'est pas trop de dire qu'il s'agit d'un
intérêt fondamental et important. Même dans les premières sociétés les plus
primitives la loi exigeait que les personnes accusées de crimes soient jugées.
Lorsque les personnes accusées de conduite criminelle ne répondent pas de leurs
actes devant la loi, l'administration de justice en subit un préjudice. Les victimes
concluent que justice n'a pas été rendue et le public craint que la loi ne s'acquitte pas
adéquatement de sa tâche la plus fondamentale.
Sur l'autre plateau de la balance, il y a le droit d'un inculpé d'être jugé
dans un délai raisonnable. Lorsque les procès sont retardés, il peut y avoir déni de
justice. Des témoins oublient ou disparaissent. La qualité de la preuve peut se
détériorer. La liberté et la sécurité des accusés peuvent être limitées beaucoup plus
longtemps qu'il n'est nécessaire ou justifiable. Non seulement de tels délais ont des
conséquences pour l'accusé, mais ils peuvent également avoir un effet sur l'intérêt
du public dans l'administration rapide et équitable de la justice.
- 52 -
Lorsqu'il décide s'il y a lieu d'arrêter les procédures contre l'accusé, le
juge doit soupeser l'intérêt de la société à voir les inculpés traduits en justice et celui
de l'accusé à obtenir rapidement une décision. Finalement, avant de surseoir aux
accusations, le juge doit être convaincu que l'intérêt de l'accusé et de la société dans
la tenue rapide d'un procès est plus important que l'intérêt de la société à ce que
l'accusé soit jugé.
Les facteurs à examiner comprennent la longueur du délai, la
renonciation par l'accusé à invoquer le délai, les raisons du délai et le préjudice subi
par l'accusé. Toutefois, la simple énumération de ces facteurs ne résout pas le
dilemme du juge du procès qui est aux prises avec une demande d'arrêt des
procédures fondée sur le délai. Ce qui compte est la manière dont les facteurs
agissent entre eux et l'importance qu'il convient de leur accorder. À cet égard, il faut
se rappeler que le meilleur critère sera relativement facile à appliquer; autrement, les
demandes d'arrêt des procédures s'ajouteront aux nombreuses affaires dont les juges
des procès sont déjà saisis et aggraveront le problème des délais.
À mon avis, le travail du juge du procès qui examine une demande de
suspension des accusations peut, de manière utile, être considéré comme comportant
deux volets. Le premier consiste à déterminer si on a présenté une preuve prima
facie ou preuve préliminaire que le délai est déraisonnable. À cette étape, il faut
examiner les facteurs relatifs à la longueur du délai, à la renonciation et aux raisons
du délai. Si le délai est raisonnable compte tenu d'affaires semblables, on ne pourra
faire droit à la demande. Si l'accusé a renoncé à son droit à une date de procès
rapprochée, la demande sera rejetée. Si, dans une large mesure, l'accusé est
- 53 -
responsable du délai, la preuve prima facie du délai excessif ne sera pas retenue et
il ne sera pas nécessaire d'aller plus loin. Lorsque la renonciation ou le délai causé
par l'accusé ne sont pas des facteurs applicables, la question de savoir si on a
présenté une preuve prima facie ou preuve préliminaire peut dans un grand nombre
de cas trouver sa réponse dans des "normes" qui représentent le temps qu'il faut
normalement pour que l'infraction reprochée vienne à l'audience dans toutes les
circonstances.
Si cette preuve préliminaire ou preuve prima facie est établie, le tribunal
doit examiner d'une manière plus attentive le droit de l'accusé à être jugé dans un
délai raisonnable et si ce droit l'emporte sur l'intérêt opposé de la société à ce que la
personne accusée d'une infraction criminelle soit traduite en justice. Il s'agit de
déterminer si, étant donné les faits de l'affaire, l'atteinte aux droits de l'accusé et
l'inconvénient causé à l'administration de la justice qu'entraînerait le report de la date
du procès l'emportent sur l'intérêt de la société à exiger que la personne accusée soit
traduite en justice. L'intérêt de la société à ce que les personnes accusées
d'infractions criminelles soient traduites en justice est d'une importance constante.
Par ailleurs, l'intérêt de l'accusé (et l'effet négatif correspondant du délai sur
l'administration de la justice) varie selon les circonstances. Il est habituellement
mesuré au moyen du quatrième facteur -- le préjudice causé aux intérêts de l'accusé
en matière de sécurité et de procès équitable. On a jugé que le but principal du droit
d'être jugé dans un délai raisonnable reconnu à l'al. 11b) de la Charte canadienne des
droits et libertés est la réduction de ce préjudice: R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S.
1659, à la p. 1672.
- 54 -
Un accusé peut subir peu ou point de préjudice par suite d'un délai
imprévu et anormal. En fait, un accusé peut se réjouir du délai. Par contre, un
accusé peut subir un préjudice grave en raison du délai. Lorsque l'accusé subit peu
ou point de préjudice, il est évident que l'intérêt toujours important à traduire en
justice les personnes accusées d'infractions criminelles l'emporte sur l'intérêt de
l'accusé et de la société à obtenir un arrêt des procédures en raison du délai, parce
que les conséquences du délai ne sont pas graves. Cependant, lorsque l'accusé a
clairement subi un préjudice auquel on ne peut autrement remédier, la balance peut
pencher en faveur de l'accusé et la justice peut exiger un arrêt des procédures.
De quelle manière peut-on démontrer que le préjudice est suffisant pour
l'emporter sur l'intérêt public important à traduire en justice ceux qui sont accusés
d'infractions criminelles? Il s'agit essentiellement d'une question de fait, selon les
circonstances de l'affaire. Comme le souligne le juge Sopinka, il est possible que la
longueur du délai en soi dans de nombreuses circonstances ne puisse permettre de
déduire que le préjudice est suffisant pour justifier un arrêt des procédures. Il est
bien connu que des accusés peuvent chercher à retarder le procès et utiliser le
"bouclier" de l'al. 11b) comme une "arme offensive", comme l'a dit le juge Cory dans
l'arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199
, à la p. 1222. Lorsque la longueur du délai
ne permet pas de déduire qu'il y a eu préjudice, ou lorsque la déduction la plus
raisonnable est l'inverse, l'accusé peut devoir présenter des éléments de preuve pour
écarter le solide intérêt public à traduire en justice les accusés.
En l'espèce, l'accusée a été en mesure de franchir le premier obstacle et
d'établir une preuve prima facie. Le délai était plus long qu'il aurait dû l'être, compte
- 55 -
tenu de la nature de l'accusation et du temps normalement requis pour juger l'affaire.
Toutefois, elle n'a pas démontré que la protection de ses intérêts dans la tenue rapide
du procès ou de l'intérêt public correspondant dans l'administration rapide de la
justice l'a emporté sur l'intérêt public à la traduire en justice à titre de personne
accusée d'une infraction criminelle. Le dossier ne permet pas de déduire qu'il y a eu
un effet défavorable sur ses intérêts en matière de sécurité ou sur son droit à un
procès équitable. Bref, le délai ne paraît pas avoir eu de graves conséquences. En
l'absence d'autres éléments de preuve démontrant la nécessité d'un arrêt des
procédures, l'intérêt public dans la tenue d'un procès devait prévaloir. Le juge du
procès a eu raison de rejeter sa demande d'arrêt des procédures.
Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté, le juge en chef LAMER est dissident.
Procureurs de l'appelante: Risen, Espey, Oshawa.
Procureur de l'intimée: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureur de l'intervenant: John C. Tait, Ottawa.