R. c. Smith (Michael Harold), [1989] 2 R.C.S. 1120
Michael Harold Smith Appelant
c.
Sa Majesté La Reine
Intimée
répertorié: r. c. smith
No du greffe: 21058.
1989: 24, 25 mai; 1989: 7 décembre.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Lamer, Wilson, La Forest, L'Heureux-Dubé,
Sopinka, Gonthier, Cory et McLachlin.
en appel de la cour d'appel du manitoba
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Tribunal compétent -- Cour supérieure -- Délai de
quinze mois entre le dépôt de l'accusation et la date fixée pour l'ouverture de l'enquête préliminaire
-- Allégation de la part de l'accusé qu'il y a eu violation du droit que lui garantit la Charte d'être jugé
dans un délai raisonnable -- Requête visant à obtenir une suspension d'instance présentée devant un
juge d'une cour supérieure avant l'enquête préliminaire -- La cour supérieure aurait-elle dû refuser
d'exercer sa compétence pour statuer sur la requête? -- Charte canadienne des droits et libertés, art.
24.
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Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Procès dans un délai raisonnable -- Délai de quinze
mois entre le dépôt de l'accusation et la date fixée pour l'ouverture de l'enquête préliminaire -- Y a-t-il
eu violation du droit de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable? -- Charte canadienne des
droits et libertés, art. 11b).
L'accusé a été inculpé de vol le 22 janvier 1987 et la tenue de son enquête préliminaire a, par
la suite, été fixée au mois d'août. Toutefois, le ministère public a été informé en juin que les
juges provinciaux ne tiendraient aucune séance spéciale pendant le mois de juillet ou le mois
d'août et que l'agent enquêteur ne pourrait assister à l'enquête qu'en décembre ou après avril
1988. Le ministère public et l'avocat de la défense ont convenu de tenir l'enquête préliminaire
en décembre. Mais encore une fois, ils ont été informés qu'aucun juge ne serait disponible à ce
moment-là. Ils ont alors convenu de fixer au mois de mai 1988 la nouvelle date de l'enquête
préliminaire. Le 6 juillet 1987, l'avocat de la défense a écrit au ministère public pour confirmer
ces arrangements et pour exprimer son inquiétude au sujet du [TRADUCTION] "délai excessif".
Le 21 décembre 1987, il a présenté un avis de requête devant la cour supérieure de la province
en vue d'obtenir une suspension d'instance pour le motif que le délai pour procéder à l'enquête
préliminaire constituait une atteinte au droit d'être jugé dans un délai raisonnable que l'al. 11b)
de la Charte canadienne des droits et libertés garantissait à l'accusé. La requête a été accueillie
mais cette décision a été infirmée par la Cour d'appel. Le présent pourvoi a pour but de
déterminer (1) si le juge de la cour supérieure a exercé à bon droit son pouvoir discrétionnaire
de ne pas refuser d'exercer sa compétence pour entendre la requête de l'accusé, et (2) s'il y a eu
violation du droit que l'al. 11b) garantit à l'accusé.
Arrêt: Le pourvoi est accueilli.
(1) Compétence
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Dans la mesure du possible, les tribunaux de première instance devraient entendre les
allégations de violation de l'al. 11b). Cette préférence pour les tribunaux de première instance
est fondée en grande partie sur le fait que ceux-ci ne sont pas limités à la preuve par affidavit et
peuvent se fonder sur des témoignages oraux de manière à explorer et à examiner d'une manière
plus approfondie les faits sous-tendant une allégation de délai déraisonnable. Toutefois, dans les
circonstances de l'espèce, le juge de la cour supérieure a bien exercé son pouvoir discrétionnaire
en acceptant d'instruire la requête de l'accusé. L'enquête préliminaire ne devait débuter qu'en mai
1988 et, de toute façon, le juge qui l'aurait présidée n'aurait pas eu compétence pour examiner
une allégation de violation de l'al. 11b). Si l'enquête préliminaire avait entraîné un renvoi à
procès, une autre date aurait dû être fixée pour le procès, ce qui aurait eu pour effet de repousser
davantage l'occasion pour l'accusé de faire valoir le droit que lui garantit l'al. 11b). Pendant cette
période, il y aurait eu une aggravation de l'atteinte aux intérêts de l'accusé.
Bien que la requête de l'accusé fondée sur l'al. 11b) ait été anticipée si on considère le délai
écoulé entre la date de sa requête et celle prévue pour l'ouverture de l'enquête préliminaire, le
juge de la cour supérieure a eu raison d'examiner cette requête en considérant que le délai entier
était déjà écoulé. La date de l'enquête préliminaire était fixe et ne pouvait pas être rapprochée
à la demande de l'accusé.
(2) Procès dans un délai raisonnable
Pour déterminer s'il y a eu atteinte au droit que l'al. 11b) de la Charte garantit à un accusé, un
tribunal doit soupeser les facteurs suivants pour arriver à une conclusion: (1) la durée du délai,
(2) la raison du délai, notamment les limites des ressources institutionnelles et les délais inhérents
à la nature de l'affaire, (3) la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul, et (4) le
préjudice causé à l'accusé. Comme c'est le cas pour d'autres droits énoncés dans la Charte,
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quiconque prétend avoir été victime d'une violation de ses droits a le fardeau de persuader la cour
que les circonstances relèvent du champ de protection envisagé par la disposition pertinente de
la Charte. Suivant l'al. 11b) de la Charte, ce champ de protection est défini par le caractère
raisonnable du délai global.
En l'espèce, la Cour doit conclure qu'il y a eu atteinte au droit de l'accusé d'être jugé dans un
délai raisonnable. Le délai de quinze mois écoulé entre le dépôt de l'accusation et la date fixée
pour l'ouverture de l'enquête préliminaire était beaucoup plus long que ce qui peut être justifié
de quelque façon acceptable. Le délai était surtout dû non pas à une limitation institutionnelle
mais plutôt au désir du ministère public de fixer la date d'audience à un moment où l'agent
enquêteur pourrait l'aider pendant l'audience. Bien qu'un tel désir soit compréhensible, il ne faut
pas permettre qu'il l'emporte sur les droits que l'al. 11b) garantit à un particulier. Étant donné
qu'aucun juge n'était disponible en décembre, il incombait au ministère public de choisir une date
d'audience correspondant mieux au droit que l'al. 11b) garantit à l'accusé. Le souci de rendre
service à l'agent enquêteur aurait dû être secondaire à la tenue expéditive de l'enquête
préliminaire.
L'entente intervenue entre les avocats en ce qui a trait à la date de mai 1988 pour la tenue de
l'enquête préliminaire ne constituait pas une renonciation au délai antérieur au 21 décembre 1987.
L'inaction ou l'acquiescement tacite de la part de l'accusé, ne comportant pas une renonciation,
ne peut entraîner la déchéance du droit garanti à l'accusé par l'al. 11b). Bien qu'il faille tenir
compte de sa conduite pour évaluer l'explication donnée par la poursuite pour justifier le délai,
l'accusé n'est aucunement tenu d'insister pour procéder et ainsi dégager le ministère public de ses
obligations selon l'al. 11b). De plus, les actions de l'avocat de la défense, mis à part le fait d'avoir
accepté une date, écartent toute possibilité de déduire qu'il y a eu renonciation. Il a montré qu'il
désirait que les procédures se déroulent avec célérité et a clairement exprimé son opposition au
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délai excessif dans sa lettre du 6 juillet 1987. Le ministère public n'a rien fait pour donner suite
à l'opposition exprimée par l'avocat de la défense. Ce dernier a également démontré qu'il n'avait
pas causé l'ajournement de l'audience au mois de mai 1988 et qu'il n'y avait pas acquiescé
tacitement non plus. L'avocat de la défense a ainsi écarté toute présomption de renonciation qui
découlerait généralement de l'acceptation d'un ajournement.
Finalement, dans la mesure où il est nécessaire de conclure qu'il y a eu préjudice en l'espèce,
le juge de la cour supérieure a conclu qu'il y avait eu préjudice réel. Même s'il a pris en
considération certains facteurs non pertinents, il y avait suffisamment d'éléments de preuve
pertinents pour justifier sa conclusion.
Jurisprudence
Arrêts examinés: Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588
;
arrêts mentionnés: R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659
; R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11b), 24.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 294a) [abr. & rempl. 1972, chap. 13, art. 23; abr. &
rempl. 1974-75-76, chap. 93, art. 25].
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1988), 54 Man. R. (2d) 24, 42
C.C.C. (3d) 193, qui a accueilli l'appel d'une décision du juge Darichuk (1988), 53 Man. R. (2d)
92, qui avait accueilli une demande de suspension d'instance. Pourvoi accueilli.
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John Menzies et Alan J. Semchuk, pour l'appelant.
E. P. Phillip Schachter, pour l'intimée.
//Le juge Sopinka//
Version française du jugement de la Cour rendu par
LE JUGE SOPINKA -- Le présent pourvoi est formé contre un arrêt de la Cour d'appel du
Manitoba (1988), 54 Man. R. (2d) 24, qui a accueilli l'appel d'une décision du juge Darichuk de
la Cour du Banc de la Reine du Manitoba (1988), 53 Man. R. (2d) 92. Le juge Darichuk a
ordonné une suspension d'instance parce qu'il y avait eu délai déraisonnable pour procéder à
l'enquête préliminaire relative à une accusation de vol d'une somme de plus de 1 000 $,
contrairement à l'al. 294a) du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34. La seule question
soulevée dans le présent pourvoi est de savoir si le délai pour procéder à l'enquête préliminaire
constitue une atteinte au droit de l'appelant d'être jugé dans un délai raisonnable contrairement
à l'al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés.
Les faits
L'appelant a travaillé comme conducteur-vendeur chargé de la livraison de produits laitiers à
des clients de Modern Dairies Ltd. à Dauphin (Manitoba), à partir du mois d'avril 1982 jusqu'au
13 décembre 1984. Par suite d'une plainte de Dauphin Consumer Co-Op Limited, l'un des clients
de Modern Dairies, une enquête policière a été ouverte et a abouti au congédiement de l'appelant
et au dépôt d'une dénonciation sous serment le 7 janvier 1985, dans laquelle on alléguait que
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l'appelant avait volé à Dauphin Consumers Co-Op Limited une somme de plus de 200 $,
contrairement à l'art. 294 du Code criminel.
Quatre mois plus tard, le 15 mai 1985, un procès a eu lieu et le 25 juin 1985, l'appelant a été
acquitté de l'accusation portée contre lui. L'appelant a alors présenté un grief contre son
employeur relativement à son congédiement. En mars 1986, il y a eu une procédure d'arbitrage
et le grief a été réglé par les parties. Avant l'audition de l'arbitrage, Modern Dairies avait retenu
les services de vérificateurs pour examiner les comptes de l'appelant pour l'année 1984. Cette
vérification a été terminée en février 1986. Compte tenu de ce rapport, on a communiqué avec
la section des délits commerciaux de la G.R.C.
Après une enquête qui a duré environ onze mois, une nouvelle dénonciation, qui constitue le
fondement du présent pourvoi, a été déposée le 22 janvier 1987. L'appelant a été accusé d'avoir
volé à son employeur une somme de plus de 1 000 $ contrairement à l'al. 294a) du Code criminel.
Le ministère public allègue que l'appelant a détourné des fonds des clients au comptant de
Modern Dairies.
Sur dépôt de la dénonciation, l'agent Schnell de la G.R.C. a obtenu l'émission d'une assignation
à comparaître à Dauphin le 17 février 1987. L'affaire a été reportée une première fois au 3 mars
1987, puis au 17 mars 1987 suite à une demande de détails. L'affaire a de nouveau été reportée
au 14 avril 1987. Au cours du mois d'avril, Me J. A. Menzies et Me E. P. Schachter, les avocats
de l'appelant et de l'intimée respectivement, ont tenté de confirmer une date pour la tenue de
l'enquête préliminaire. Ils ont confirmé la date du 10 au 14 août 1987 auprès de Peter Chomiak,
greffier adjoint de la Cour des juges provinciaux (Division criminelle) de Dauphin. Le 28 avril
1987, cette date d'audience a été fixée par le tribunal.
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Le 25 juin 1987, le substitut du procureur général, Me Schachter, a été informé par la secrétaire
du juge en chef Gyles de la Cour provinciale que les juges provinciaux ne tiendraient aucune
séance spéciale pendant le mois de juillet ou le mois d'août. Le substitut du procureur général
a été avisé que l'agent Schnell, chargé de l'enquête, ne pourrait assister à l'enquête que pendant
la semaine du 16 au 23 décembre 1987 ou après avril 1988. L'agent Schnell devait entreprendre
des études universitaires à temps complet pendant un an, ce qui limitait beaucoup sa disponibilité
auprès du ministère public pendant une enquête préliminaire d'une semaine. Le 26 juin,
Me Schachter et Me Menzies ont convenu de tenir l'enquête préliminaire du 16 au 23 décembre
1987. Cette date a de nouveau été confirmée auprès du greffier adjoint à Dauphin. Cependant,
encore une fois, la secrétaire du juge en chef de la Cour provinciale a déclaré qu'aucun juge ne
serait disponible à ce moment-là. Le problème dans les deux cas était que l'audience devait avoir
lieu en période de vacances.
Le 29 juin 1987, Me Schachter et Me Menzies ont convenu de la nouvelle date du 9 au 13 mai
1988. Le 6 juillet, Me Menzies a écrit au substitut du procureur général, Me Schachter, pour lui
confirmer ces arrangements tout en exprimant certaines réserves au sujet du [TRADUCTION]
"délai excessif". Cette date a été confirmée par la Cour provinciale le 7 juillet 1987. À ce
moment-là, un mandataire de l'appelant a également déclaré qu'une lettre avait été adressée par
Me Menzies à Me Schachter au sujet du délai et que la question serait vraisemblablement
soulevée à une date ultérieure.
Les procédures antérieures
Le 21 décembre 1987, l'appelant a présenté un avis de requête en Cour du Banc de la Reine
du Manitoba en vue d'obtenir une suspension d'instance fondée sur une violation de l'al. 11b) de
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la Charte. Le 19 janvier 1988, le juge Darichuk a procédé à l'audition de la requête de l'appelant
et a ordonné la suspension de l'instance le 15 mars 1988.
Le juge Darichuk a cité assez longuement les arrêts de notre Cour Mills c. La Reine, [1986] 1
R.C.S. 863, et R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588
, qui portent tous deux sur la question de savoir
s'il est convenable de traiter une violation alléguée de la Charte par voie de requête préalable au
procès. Appliquant les principes énoncés dans ces arrêts et se fondant sur les circonstances de
l'espèce et sur le fait que le juge présidant l'enquête préliminaire n'aurait pas compétence pour
entendre un argument fondé sur l'al. 11b), le juge Darichuk a conclu qu'il devait exercer son
pouvoir inhérent d'examiner la question.
Le juge Darichuk a cité un certain nombre d'extraits des arrêts Mills et Rahey de notre Cour en
ce qui a trait au critère applicable pour déterminer s'il y a violation de l'al. 11b). Se fondant sur
une preuve par affidavit, le juge Darichuk a conclu que l'accusation criminelle portée contre
l'appelant avait eu un effet néfaste sur sa sécurité. La perte d'emploi de l'appelant, le stress qu'il
a subi et l'embarras qui lui a été causé ainsi qu'à sa famille, la perturbation dans son nouvel
emploi et le temps et les dépenses liés aux procédures ont tous été énumérés comme des facteurs
pertinents par le juge Darichuk. De plus, le juge Darichuk a fait remarquer que le délai avait nui
à la capacité de l'appelant de préparer une défense pleine et entière.
De son évaluation tenant compte d'une part de cette atteinte aux droits de l'appelant et, d'autre
part, de toute renonciation à invoquer certains retards, des délais inhérents à la nature de l'affaire
et des disponibilités institutionnelles, le juge Darichuk a conclu que dans cette affaire l'atteinte
réelle aux droits de l'appelant ne pouvait être justifiée. À l'exception du bref retard initial pour
obtenir des détails, l'appelant n'a pas demandé ni causé de délai, pas plus qu'il n'y a contribué ni
acquiescé. En fait, le juge Darichuk a conclu que la lettre du 6 juillet 1987 dans laquelle l'avocat
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de l'appelant, Me Menzies, exprime des inquiétudes au sujet de la fixation de la date d'audience
en mai a écarté toute présomption de renonciation.
Le juge Darichuk a conclu que le délai était imputable en grande partie au système et non aux
avocats et qu'une partie du délai découlait de l'insuffisance des ressources institutionnelles.
Toutefois, il a jugé que le ministère public avait aggravé ce délai en cherchant à fixer une date
d'enquête préliminaire convenant à l'agent enquêteur dont la disponibilité était extrêmement
limitée. Comme cet agent n'aurait été disponible que pendant une partie de l'audition pour
donner son propre témoignage et qu'un autre agent aurait pu assister à toute l'audition pour aider
le ministère public, le juge Darichuk a conclu que la tentative de rendre service à cet agent ne
pouvait justifier le délai qui a résulté.
Le juge Huband, s'exprimant au nom de la Cour d'appel à l'unanimité, a accueilli l'appel et a
ordonné le renvoi de l'affaire devant la Cour provinciale. Le juge Huband a reconnu que le
ministère public était responsable d'une grande partie du délai parce qu'il voulait tenir l'audience
à un moment où l'agent Schnell serait en mesure de collaborer à l'enquête. La Cour d'appel a
conclu qu'il relevait de sa discrétion judiciaire de conclure que les circonstances de l'espèce ne
comportaient pas de délai déraisonnable dans la tenue de l'enquête préliminaire de l'appelant.
Le juge Huband a conclu (à la p. 25):
[TRADUCTION] Je n'essaierai pas d'énumérer tous les éléments dont on pourrait tenir compte.
Toutefois j'insisterais sur le fait que l'accusé n'est pas incarcéré en attendant son procès. Il
occupe un emploi. Il dit qu'il sera gêné lorsqu'il sera obligé de demander un congé à son
employeur pour assister à l'enquête préliminaire, mais il aurait eu à subir cette gêne même si
l'audience avait été fixée à une date antérieure. On ne laisse nullement entendre que le délai
lui a causé un préjudice, sauf le fait évident qu'il aura à appréhender une accusation criminelle
pendant une période importante.
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Le juge Huband a reconnu que le souci de rendre service à l'agent enquêteur aurait dû être
secondaire à la tenue au moment opportun de l'enquête préliminaire, mais que le ministère public
n'avait pas eu l'intention de causer un retard. De même, il incombait à l'appelant de protester plus
énergiquement contre le délai et même de demander de meilleurs arrangements. La Cour d'appel
a conclu que, bien qu'une cour d'appel ne doive pas normalement modifier la décision
discrétionnaire du juge de première instance, en l'espèce la conclusion du juge des requêtes n'était
pas fondée sur une appréciation de crédibilité et il convenait d'annuler l'ordonnance qu'il avait
rendue.
Les questions en litige
Deux questions doivent être tranchées:
a)
Compétence: le juge des requêtes a-t-il exercé à bon droit son pouvoir
discrétionnaire de ne pas refuser d'exercer sa compétence pour entendre la
demande de rejet; et
b)
Délai déraisonnable: le juge des requêtes a-t-il eu raison de conclure qu'il y
avait eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable que l'al. 11b)
garantit à l'appelant?
a) Compétence
Deux questions de compétence sont soulevées d'après les faits de l'espèce, toutes les deux
portant sur l'exercice par le juge des requêtes de son pouvoir discrétionnaire de statuer sur la
requête de l'appelant fondée sur l'al. 11b). D'abord, l'appelant a engagé ces procédures au moyen
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d'un avis de requête plusieurs mois avant la date prévue pour l'ouverture de l'enquête
préliminaire. La requête de l'appelant fondée sur l'al. 11b) est donc anticipée si on considère le
délai écoulé entre la date de sa requête et celle prévue pour l'ouverture de l'enquête préliminaire.
Cependant, compte tenu des circonstances de l'espèce, étant donné que la date de l'enquête
préliminaire était fixe et ne pouvait (à la demande de l'accusé) être rapprochée, le juge des
requêtes a eu raison d'examiner la requête de l'appelant fondée sur l'al. 11b) en considérant que
le délai entier était déjà écoulé.
La deuxième question de compétence a trait à la décision du juge des requêtes de ne pas
refuser d'exercer sa compétence pour le motif que le juge qui présiderait l'enquête préliminaire
prévue n'aurait pas compétence pour trancher la question de l'al. 11b). Dans les arrêts Mills et
Rahey, notre Cour a examiné la question de savoir quelle juridiction pourrait constituer un
tribunal compétent au sens de l'art. 24 de la Charte, qui aurait pleins pouvoirs pour accorder
réparation à l'égard des violations de la Charte. Dans l'arrêt Mills, la Cour a convenu à
l'unanimité que le juge qui préside une enquête préliminaire ne constitue pas un tribunal
compétent pour entendre une demande de réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte. Dans
l'arrêt Mills, le juge Lamer aux pp. 891 à 896 (dissident sur d'autres moyens) a conclu qu'en règle
générale on devait préférer la juridiction de jugement comme source de compétence initiale et
de surveillance pour traiter des allégations de violation de la Charte. Le juge La Forest a adopté
une position semblable dans l'arrêt Mills, aux pp. 976 et 977. Cette préférence pour les tribunaux
de première instance est fondée en grande partie sur le fait que ceux-ci sont les plus aptes à
entendre les témoignages oraux et ne sont pas limités à la preuve par affidavit. Toutefois, le juge
Lamer (à l'avis duquel a souscrit le juge en chef Dickson) a fait remarquer qu'une cour supérieure
pourrait dans des circonstances appropriées exercer sa compétence dans la mesure où le
requérant peut se décharger du fardeau de démontrer que la juridiction de jugement ne constitue
pas une tribune plus convenable.
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Dans l'arrêt Rahey, le juge Lamer a de nouveau fait remarquer que les cours supérieures
devraient généralement refuser d'exercer leur compétence pour examiner les allégations de
violation de la Charte, bien qu'elles possèdent une compétence de surveillance générale pour
statuer sur ces demandes. Le juge Lamer (à l'avis duquel a souscrit le juge en chef Dickson) a
conclu aux pp. 603 et 604:
Dans l'arrêt Mills, on a aussi décidé que la cour supérieure devrait avoir une "compétence
concurrente, permanente et complète" à l'égard des demandes fondées sur le par. 24(1). Mais
on a souligné dans cet arrêt que la cour supérieure devrait refuser d'exercer cette compétence
discrétionnaire, à moins que, compte tenu de la nature de la violation ou de toute autre
circonstance, elle ne s'estime plus apte que la juridiction de jugement pour déterminer et
accorder la réparation juste et convenable. Les exemples les plus clairs, mais non
nécessairement les seuls, de cas où il faut exercer cette compétence se présentent lorsque
l'affaire n'est pas encore parvenue devant la juridiction de jugement et qu'on a démontré
l'opportunité de la réparation ou la nécessité d'empêcher que se poursuive une violation de
droits, ou encore lorsqu'on allègue que ce sont les procédures elles-mêmes devant le tribunal
d'instance inférieure qui portent atteinte aux garanties de la Charte.
Le juge La Forest est allé plus loin et a conclu que seul le juge de procès a compétence à moins
qu'il n'y en ait aucun ou qu'il soit déclaré incompétent pour une raison quelconque comme le fait
d'avoir contribué au délai.
Les juges Wilson et Estey, dans l'arrêt Rahey, paraissent tous deux souscrire à la position
adoptée par le juge Lamer sur ce point.
Je suis d'avis que, dans la mesure du possible, les tribunaux de première instance devraient
entendre les allégations de violation de l'al. 11b). De toute évidence, il est préférable qu'un
tribunal puisse se fonder sur des témoignages oraux de manière à explorer et à examiner d'une
manière plus approfondie les faits sous-tendant une allégation de délai déraisonnable. Un
tribunal qui examine l'étendue du préjudice subi par suite d'un délai ou les motifs d'un délai, ne
peut que profiter de l'exposé plus détaillé des faits qui résulte d'un procès complet portant sur la
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question. Dans le présent pourvoi, le juge des requêtes connaissait cette préférence générale pour
le renvoi au juge du procès. Toutefois, le juge Darichuk a conclu que la présente affaire en était
une où il devait exercer sa compétence inhérente.
Bien que le juge des requêtes n'ait pas précisé les facteurs qui l'ont amené à cette conclusion,
je suis d'avis qu'il a exercé à bon escient son pouvoir discrétionnaire en acceptant d'instruire la
requête. Il devait s'écouler environ quatre mois avant la date prévue pour l'ouverture de l'enquête
préliminaire et, de toute façon, le juge qui aurait présidé n'aurait pas eu compétence pour
examiner une allégation de violation de l'al. 11b). Si l'enquête préliminaire prévue avait entraîné
un renvoi à procès, alors une autre date aurait dû être fixée pour le procès, ce qui aurait eu pour
effet de repousser davantage l'occasion pour l'appelant de faire valoir son droit d'être jugé dans
un délai raisonnable. Pendant cette période, il y aurait eu une aggravation de 'atteinte aux
intérêts de l'appelant. Par conséquent, je suis d'avis que le juge des requêtes a eu raison d'aborder
la question du délai déraisonnable.
b) Délai déraisonnable
Notre Cour s'est efforcée dans trois arrêts d'établir un critère pour déterminer s'il y a eu
violation de l'al. 11b). Ce sont les arrêts Mills, précité, Rahey, précité, et R. c. Conway, [1989] 1
R.C.S. 1659. En outre, la question de la pertinence du délai préalable au dépôt des accusations
a été abordée dans l'arrêt R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594. Bien qu'il y ait des points de
désaccord, la Cour s'est généralement entendue sur les éléments fondamentaux du critère.
Le texte de l'article est simple:
11. Tout inculpé a le droit:
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. . .
b) d'être jugé dans un délai raisonnable;
Il est évident qu'un certain délai est inévitable. La question est de savoir à quel point le délai
devient déraisonnable. S'il s'agissait simplement d'une question de temps, la question pourrait
être facilement tranchée. En fait, on pourrait mettre au point une mesure de temps relative à
certaines infractions qui pourrait être ajustée en fonction des circonstances spéciales de l'affaire.
Toutefois, il s'agit non pas d'une simple question de temps, mais d'une question de temps et de
plusieurs autres facteurs. Il n'y a pas de désaccord au sujet de la nature de ces facteurs
fondamentaux. La Cour paraît convenir d'une manière générale qu'elle doit évaluer ou soupeser
les facteurs suivants pour arriver à une conclusion:
1)
la durée du délai,
2)
la raison du délai, notamment les limites des ressources institutionnelles et les
délais inhérents à la nature de l'affaire,
3)
la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul, et
4) le préjudice causé à l'accusé.
Il existe un désaccord relativement au mécanisme d'équilibration de ces facteurs et quant aux
composantes du quatrième facteur, le préjudice. Différentes opinions sont exprimées quant à
savoir si le préjudice pertinent aux fins de l'al. 11b) ne découle que de l'atteinte aux intérêts de
l'accusé en matière de liberté et de sécurité ou s'il peut également s'agir du préjudice causé aux
intérêts de l'accusé en matière de procès équitable. De plus, en ce qui a trait aux intérêts en
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matière de sécurité, le juge Lamer, aux motifs duquel souscrit le Juge en chef dans l'arrêt Rahey,
exprime l'avis qu'il existe une présomption irréfragable que le délai cause un préjudice à l'accusé
(à la p. 609) tandis que le juge Wilson préfère le point de vue selon lequel la cour doit déduire
l'existence du préjudice (à la p. 623).
En ce qui a trait au mécanisme, on ne s'entend pas sur la procédure applicable pour soupeser
ces facteurs. Dans l'arrêt Conway, précité, j'ai adopté le point de vue proposé par le juge Le Dain
dans l'arrêt Rahey (à la p. 616) et j'ai dit que l'accusé était tenu de démontrer l'existence à
première vue d'un délai déraisonnable avant qu'on puisse demander une explication à la
poursuite. Cette position n'a pas reçu l'appui de la majorité.
Je fais miens les propos suivants du juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Conway, aux pp. 1675
et 1676:
Toutefois, comme c'est le cas pour d'autres droits énoncés dans la Charte, quiconque prétend
avoir été victime d'une violation de ses droits a le fardeau de persuader la cour que les
circonstances relèvent du champ de protection envisagé par la disposition pertinente de la
Charte. Suivant l'al. 11b) de la Charte, ce champ de protection est défini par le caractère
raisonnable du délai global. Il se peut que, dans l'esprit des juges qui procèdent à
l'appréciation générale du caractère raisonnable, il y ait en fait un déplacement de la charge
de la preuve.
. . .
Étant donné l'importance des faits dans chaque cas où l'on invoque le caractère excessif des
délais, j'estime qu'il y a lieu d'adopter une approche plus souple ou plus fonctionnelle.
Je conviens que le fardeau ultime de la preuve incombe à l'accusé. Une affaire ne sera
tranchée en fonction du fardeau de la preuve que si la cour ne peut parvenir à une décision à
partir des faits qui lui sont présentés. Bien que le fardeau ultime de la preuve puisse incomber
à l'accusé, il peut y avoir déplacement du fardeau secondaire de présentation d'éléments de
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preuve ou d'arguments selon les circonstances de chaque cas. Par exemple, un long délai qui
résulte d'une demande d'ajournement du ministère public exigerait normalement une explication
de sa part quant à la nécessité de l'ajournement. En l'absence d'une telle explication, la cour
pourrait déduire que le délai est injustifié. Il conviendrait de dire qu'un fardeau secondaire de
présentation incombe au ministère public dans ces circonstances. Dans tous les cas, la cour
devrait se rappeler qu'il est rarement nécessaire ou souhaitable de trancher la question en fonction
du fardeau de la preuve et qu'il est préférable d'apprécier le caractère raisonnable du délai global
écoulé en tenant compte des facteurs susmentionnés. Je crois que c'est ce genre de souplesse que
mentionne ma collègue dans ses motifs que je viens de citer.
À mon avis, le présent pourvoi peut être réglé en se fondant sur les principes qui ont été
acceptés dans les trois arrêts mentionnés. Le juge des requêtes était en mesure d'arriver à une
conclusion précise sans avoir recours au fardeau de la preuve et il n'est pas nécessaire de tenter
d'examiner cette question en l'espèce.
Bien que l'ordre dans lequel les divers facteurs sont traités ne revête pas nécessairement une
grande importance, je vais les examiner dans l'ordre où ils sont mentionnés plus haut.
(1) La durée du délai
L'intimée a admis qu'un délai de six mois entre le dépôt de l'accusation et la tenue de l'enquête
préliminaire était "à peu près normal" pour ce genre d'accusation. La période qui s'est écoulée
entre la date du dépôt de l'accusation (22 janvier 1987) et les dates prévues pour la tenue de
l'enquête préliminaire (10 au 14 août 1987) était plus longue d'environ un mois que la normale.
L'intimée n'a pas cherché à justifier le délai ultérieur d'environ neuf mois en invoquant le temps
nécessaire pour se préparer.
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(2) La raison du délai
J'ai déjà dit que l'intimée n'avait pas cherché à justifier le retard en invoquant les délais
inhérents à la nature de l'affaire. On a plutôt présenté les deux explications suivantes qu'on
pourrait généralement qualifier comme relevant de "délais institutionnels". Les deux premières
dates qui ont été proposées se situaient pendant des périodes de congé au cours desquelles aucun
juge n'était disponible. Pour des motifs qui n'ont pas été exposés à notre Cour, un juge de la Cour
provinciale de Winnipeg devait être saisi de l'affaire plutôt qu'un juge local de la Cour
provinciale. Certes, il faut tenir compte dans une certaine mesure du fait que les exigences du
système de l'administration judiciaire peuvent à l'occasion entraîner un retard dans les
procédures. Toutefois, en l'absence d'une explication sur la nécessité que ce soit un juge de
Winnipeg et non un juge local qui instruise l'affaire, ce motif ne peut justifier le délai.
De toute façon, le délai était surtout dû non pas à cette limitation institutionnelle, mais plutôt
au désir du ministère public de fixer la date d'audience à un moment où l'agent enquêteur Schnell
pourrait l'aider pendant l'audience. Une lettre de la direction des délits commerciaux de la
G.R.C., en date du 6 juillet 1987, laisse entendre que la date du mois de mai a été fixée pour
rendre service à l'agent Schnell. Voici le texte de cette lettre de l'inspecteur Moorlag adressée
au ministère du Procureur général du Manitoba:
[TRADUCTION] Comme vous devez vous en rappeler, Me SCHACHTER est chargé des
poursuites dans l'affaire mentionnée précédemment qui a fait l'objet d'une enquête menée par
l'agent SCHNELL.
L'enquête préliminaire de cette affaire devait initialement avoir lieu pendant la semaine du 10
au 14 août à Dauphin. Je retiens qu'il était nécessaire d'annuler cette audience et une nouvelle
date doit être fixée. Compte tenu de ce changement, je tiens à vous faire savoir que l'agent
SCHNELL est temporairement affecté à des études universitaires pour l'année scolaire
1987-1988. Me SCHACHTER a été informé de cette situation et il a indiqué qu'il en tiendrait
compte en tentant de faire reporter l'affaire à une date postérieure au 30 avril 1988. Au cas où
cela ne serait pas possible, je tiens à vous aviser que l'agent SCHNELL ne pourrait pas
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apporter son aide dans ces poursuites en raison des exigences inhérentes des études
universitaires à temps plein.
Évidemment, il pourra venir témoigner. Pendant l'absence de l'agent SCHNELL, un autre
agent sera chargé du présent dossier. Cet agent ne connaîtra pas à fond le dossier, mais il
pourra fournir de l'aide.
Le ministère public tenait naturellement à ce que l'agent enquêteur soit présent et apporte son
aide. Toutefois, il ne faut pas permettre qu'un tel désir du ministère public l'emporte sur les
droits que l'al. 11b) de la Charte garantit à un particulier. Bien que je sois d'accord avec la Cour
d'appel pour dire qu'aucun motif répréhensible ne peut être imputé au ministère public, cela n'est
pas nécessaire pour qu'une requête fondée sur l'al. 11b) soit accueillie. La lettre mentionnée
précédemment indique que l'agent Schnell aurait été disponible pour témoigner mais qu'il n'aurait
tout simplement pas pu être disponible pendant toute la durée de l'audience si elle avait été fixée
pendant l'année scolaire. En outre, la même lettre indique qu'un autre membre de la direction des
délits commerciaux de la G.R.C. serait chargé de l'affaire. Cela laisse entendre que le ministère
public ne saurait justifier ce délai par le motif que la présence de l'agent Schnell était nécessaire.
Bien qu'il ne soit pas nécessaire de trancher cette question, on peut ajouter que le ministère public
était peut-être justifié de tenter de rendre service à l'agent enquêteur lorsque la date a d'abord été
reportée au mois de décembre. Toutefois, étant donné qu'aucun juge n'était disponible à ce
moment-là, il incombait au ministère public de choisir une date d'audience correspondant mieux
au droit de l'appelant d'être jugé dans un délai raisonnable. Le souci de rendre service à l'agent
enquêteur aurait dû être secondaire à la tenue expéditive de l'enquête préliminaire.
(3) La renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul
L'intimée soutient qu'en raison de son acceptation de la date de mai 1988 pour l'enquête
préliminaire, l'appelant ne peut reprocher au ministère public d'avoir causé un délai avant le
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dépôt de l'avis de requête le 21 décembre 1987. Cet argument est fondé sur l'hypothèse que
l'appelant a renoncé à son droit d'invoquer le délai antérieur au 21 décembre comme partie
intégrante du délai global.
Le juge Huband de la Cour d'appel paraît avoir accepté cet argument. Il décide (à la p. 26):
[TRADUCTION] À mon avis, l'omission de l'accusé de protester rapidement et
de façon plus énergique contre l'ajournement de l'enquête préliminaire, en mai 1988, constitue
un facteur important du problème. L'alinéa 11b) de la Charte ne doit pas être utilisé pour
tendre un piège à la poursuite. Quand une date trop éloignée est fixée, l'accusé a une certaine
obligation de demander à la cour de prendre de meilleurs arrangements et d'avertir que si ces
arrangements ne sont pas pris, il fera valoir qu'il s'agit d'un délai déraisonnable.
Si on veut dire par là que l'inaction ou l'acquiescement de la part de l'accusé, ne comportant
pas une renonciation, peut entraîner la déchéance des droits garantis à l'accusé par l'al. 11b), alors
je ne saurais y souscrire. Certes, il faut tenir compte de la conduite d'un accusé pour évaluer
l'explication donnée par la poursuite pour justifier le délai. Toutefois, il n'y a de la part de
l'accusé aucune obligation d'insister pour procéder qui dégagerait le ministère public de ses
obligations selon l'al. 11b).
Je ne puis non plus admettre l'argument de l'intimée selon lequel l'appelant a renoncé aux
droits que lui garantit l'al. 11b). De toute évidence, Me Menzies, agissant pour le compte de
l'appelant, a accepté les dates du 9 au 13 mai 1988 pour la tenue de l'enquête préliminaire après
que Me Schachter l'eut informé qu'aucun juge n'était disponible pour les dates de décembre.
L'acceptation d'une date par un accusé permet dans la plupart des circonstances de déduire que
l'accusé renonce à son droit d'alléguer par la suite qu'il y a eu délai déraisonnable. Bien que le
fait de demeurer silencieux ne constitue pas une renonciation, l'acceptation d'une date pour la
tenue d'un procès ou d'une enquête préliminaire aurait généralement plus de signification que le
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silence. Par conséquent, en l'absence d'autres facteurs, on pourrait en déduire que l'appelant a
renoncé aux droits que lui garantit l'al. 11b).
À mon avis, mis à part le fait d'avoir accepté une date, les autres actions de Me Menzies pour
le compte de l'appelant écartent toute possibilité de déduire qu'il a renoncé aux droits que lui
garantissait l'al. 11b) relativement à la période antérieure au 21 décembre 1987. Plutôt que
d'indiquer qu'il renonçait à ses droits, l'appelant a montré qu'il désirait que les procédures se
déroulent avec célérité. Le 6 juillet 1987, Me Menzies a consenti à une demande de Me Schachter
d'être exempté de l'obligation de faire comparaître l'enquêteur chargé initialement de l'affaire à
l'audience prévue pour le mois d'août étant donné que cet enquêteur serait en vacances à ce
moment-là. Plus importante encore est la lettre que Me Menzies a adressée à Me Schachter le 6
juillet 1987, laquelle faisait directement suite à leur entente sur le report de l'audience jusqu'en
mai 1988. En voici le texte:
[TRADUCTION] Je vous remercie de votre lettre du 30 juin 1987 [qui confirme la date de
l'audience en mai 1988]. Je ferai en sorte que M. Smith soit présent le 7 juillet 1987 pour fixer
la nouvelle date concernant cette affaire.
Je désire exprimer mon inquiétude ainsi que la surprise et le vif regret de mon client que
l'enquête préliminaire ne puisse avoir lieu avant le lundi 9 mai et la semaine suivante. Il me
semble qu'il s'agit d'un délai excessif et je tiens à faire noter mon opposition à ce moment-ci.
L'appelant pouvait difficilement informer plus clairement le ministère public qu'il ne renonçait
pas aux droits que lui garantit l'al. 11b). Le ministère public n'a rien fait pour donner suite à
l'opposition au délai exprimée par l'appelant. De plus, le 7 juillet 1987, les mandataires de
l'appelant et de l'intimée ont comparu en Cour provinciale pour fixer la date de l'audience. Voici
le texte des notes sténographiques:
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[TRADUCTION] Me PETERSON [représentant de l'intimée]: Votre Honneur, en ce qui
concerne M. Smith, la date avait été fixée. La section des délits commerciaux à l'extérieur de
Winnipeg s'occupe de cette question à partir de notre ministère. Au départ, l'enquête
préliminaire avait été fixée au mois d'août mais, apparemment, aucun juge n'était disponible
pendant toute cette semaine à l'extérieur de Winnipeg. Alors, croyez-le ou non, les nouvelles
dates dont ils ont convenu sont du 9 au 13 mai 1988. Apparemment, ils fourniront un juge
pendant une semaine à l'extérieur de Winnipeg et ce sont les dates les plus rapprochées
pendant lesquelles un juge peut être disponible pendant une semaine.
. . .
Me SEMCHUK [représentant de l'appelant]: Votre Honneur, je puis vous dire que Me Menzies
a écrit à Me Schachter au sujet du délai indu dans cette affaire, mais il faudra sans doute
revenir plus tard sur cette question.
La COUR: Je suis bien de cet avis.
L'appelant a démontré qu'il n'avait pas causé l'ajournement de l'audience au mois de mai 1988
et qu'il n'y avait pas acquiescé non plus. Bien que Me Menzies ait accepté les dates, l'appelant
a écarté toute présomption de renonciation qui découlerait généralement de l'acceptation d'un
ajournement. Par conséquent, je ne puis faire mienne la conclusion du juge Huband selon
laquelle l'appelant ne s'est pas acquitté des responsabilités qui lui incombaient en l'espèce.
(4) Le préjudice
Après avoir constaté que le délai est beaucoup plus long que ce qui peut être justifié de
quelque façon acceptable, il serait vraiment difficile de conclure qu'il n'y a pas eu violation des
droits que l'al. 11b) garantit à l'appelant parce que celui-ci n'a subi aucun préjudice. Dans ce
contexte particulier, la présomption de préjudice est si forte qu'il serait difficile de ne pas
partager l'opinion, exprimée par le juge Lamer dans les arrêts Mills et Rahey, selon laquelle elle
est pratiquement irréfragable. La question est plus difficile à trancher dans les cas où l'on recourt
davantage à ce facteur parce que, autrement, il s'agit d'un cas limite. Dans de telles
circonstances, l'accusé peut vouloir appuyer la présomption qu'il y a préjudice en présentant des
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éléments de preuve selon lesquels un préjudice inhabituel a été causé en raison de circonstances
spéciales. Par ailleurs, le ministère public peut vouloir soutenir qu'il ne faudrait pas lui reprocher
un délai qui n'est pas excessivement anormal parce qu'il n'y a eu qu'un préjudice minimal. Dans
de telles circonstances devrait-on empêcher l'accusé ou le ministère public de présenter des
arguments ou des éléments de preuve pour démontrer l'importance réelle du préjudice? Il s'agit
d'une question qui devra être tranchée, mais il n'est pas nécessaire de le faire en l'espèce pour
parvenir à une décision. Dans la mesure où il est nécessaire de conclure qu'il y a eu préjudice,
le juge des requêtes a conclu d'après les éléments de preuve qu'il y a eu préjudice réel. Même
si le juge des requêtes a pris en considération certains facteurs non pertinents (par exemple, le
stress et l'embarras causés aux membres de la famille de l'appelant), il y avait suffisamment
d'éléments de preuve pertinents pour justifier sa conclusion. Je préfère sa conclusion à celle de
la Cour d'appel. De toute façon, la déclaration du juge Huband citée précédemment reconnaît
qu'il y a un préjudice en ce sens que [TRADUCTION] "il aura à appréhender une accusation
criminelle pendant une période importante". Voilà l'essence même du préjudice causé aux droits
de l'inculpé à la sécurité de sa personne. Dans l'arrêt Mills, à la p. 919, le juge Lamer dit:
En outre, en vertu de l'al. 11b), la sécurité de la personne doit être assurée aussi
jalousement que la liberté de l'individu. Dans ce contexte, la notion de sécurité de la personne
ne se limite pas à l'intégrité physique; elle englobe aussi celle de protection contre
[TRADUCTION] "un assujettissement trop long aux vexations et aux vicissitudes d'une
accusation criminelle pendante".
Par conséquent, peu importe que le préjudice soit présumé de façon concluante ou qu'on puisse
en déduire l'existence, l'appelant a satisfait à toute exigence à ce chapitre.
Dispositif
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Compte tenu de ce qui précède et après avoir soupesé les facteurs que j'ai mentionnés, je dois
conclure qu'il y a eu atteinte au droit de l'appelant d'être jugé dans un délai raisonnable. Par
conséquent, il y a eu violation de l'al. 11b). Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler
l'ordonnance de la Cour d'appel et de rétablir l'ordonnance du juge Darichuk.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l'appelant: Johnston & Company, Dauphin.
Procureur de l'intimée: Le procureur général du Manitoba, Winnipeg.