R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659
Scott Conway
Appelant
c.
Sa Majesté la Reine
Intimée
répertorié: r. c. conway
No du greffe: 20877.
1988: 16 décembre; 1989: 22 juin.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Lamer, La Forest, L'Heureux-Dubé et Sopinka.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Procès dans un délai raisonnable -- Délai de cinq ans
entre le dépôt de l'accusation et le début du troisième procès -- Le droit de l'accusé d'être jugé dans
un délai raisonnable a-t-il été violé? -- Charte canadienne des droits et libertés, al. 11b).
Droit criminel -- Abus de procédure -- Le ministère public demande la tenue d'un troisième procès
sur la même accusation de meurtre -- Délai de cinq ans entre le dépôt de l'accusation et le début du
troisième procès -- Opposition du ministère public à un nouveau choix de l'accusé en faveur d'un
procès devant un juge seul -- Refus du ministère public d'accepter un plaidoyer de culpabilité
d'homicide involontaire coupable -- Un troisième procès dans ces circonstances constitue-t-il un abus
de procédure?

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L'appelant a été inculpé de meurtre au premier degré le 29 août 1982 et déclaré coupable de
meurtre au deuxième degré en décembre 1983. Treize mois plus tard, la Cour d'appel a annulé
ce verdict et ordonné un nouveau procès. Le deuxième procès a été fixé au 7 janvier 1986.
Cependant, en décembre 1985, l'avocat de l'appelant s'est retiré du dossier et un ajournement au
21 avril 1986 a été accordé à l'appelant parce qu'il était incapable de retenir les services d'un
nouvel avocat. Au deuxième procès, le jury n'a pu s'entendre sur un verdict et le procès a avorté.
Le nouvel avocat a alors avisé l'appelant qu'il ne pourrait plus le représenter à des procédures
tenues à Ottawa. L'appelant a demandé un changement du lieu du procès à Toronto mais cette
demande a été contestée par la poursuite et rejetée. Entre temps, la date du troisième procès avait
été fixée au 22 septembre 1986. À cette date, l'appelant n'avait toujours pas d'avocat et, malgré
l'opposition du ministère public, le procès a été remis au 10 novembre 1986. L'appelant a pu
retenir les services d'un troisième avocat et, afin de permettre à ce dernier d'organiser son emploi
du temps, le procès a été remis au 21 avril 1987. À cette date, le ministère public s'est opposé
à la demande de l'appelant de changer son choix afin d'être jugé par un juge sans jury. La Cour
d'appel avait été saisie de la même question et le juge du procès a ajourné le procès afin
d'attendre l'arrêt de la Cour d'appel. Au début du troisième procès, le 26 octobre 1987, l'appelant
a inscrit un plaidoyer de non-culpabilité à l'accusation de meurtre et un plaidoyer de culpabilité
à l'accusation incluse d'homicide involontaire coupable. La poursuite a refusé ce plaidoyer parce
que l'appelant n'a pas voulu acquiescer à une proposition commune de peine de 15 ans
d'emprisonnement. L'appelant a ensuite présenté une demande d'arrêt des procédures soutenant
que (1) tenir un troisième procès dans les circonstances constituerait un abus de procédure et (2)
que son droit d'être jugé dans un délai raisonnable garanti par l'al. 11b) de la Charte canadienne
des droits et libertés avait été violé en raison du temps écoulé depuis le début des procédures. Le
juge du procès a conclu que le droit de l'appelant en vertu de l'al. 11b) avait été violé et a ordonné
l'arrêt des procédures. La Cour d'appel a annulé l'ordonnance d'arrêt des procédures et a ordonné
un nouveau procès.

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Arrêt (le juge Sopinka est dissident): Le pourvoi est rejeté.
Le juge en chef Dickson et les juges La Forest et L'Heureux-Dubé: Le juge du procès a le
pouvoir discrétionnaire de suspendre l'instance lorsque forcer le prévenu à subir son procès
violerait les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la
décence qu'a la société, ainsi que d'empêcher l'abus des procédures de la cour par une procédure
oppressive ou vexatoire. Bien que la doctrine de l'abus de procédure ne se limite pas aux cas de
conduite blâmable de la poursuite et de motif illégitime, la conduite du ministère public en
l'espèce ne constitue pas un abus de procédure. Le pouvoir du juge ne peut s'exercer que dans les
cas les plus manifestes.
L'objet principal de l'al. 11b) de la Charte est de réduire autant que possible les effets
préjudiciables pour l'accusé d'une accusation criminelle non encore décidée. Il s'agit surtout
d'une protection contre l'atteinte ou le préjudice qui découle du retard à traiter ou régler les
accusations portées contre un accusé et non l'atteinte ou le préjudice qui découle du fait qu'il a
été inculpé. Plusieurs facteurs doivent être soupesés pour déterminer le point précis auquel un
délai devient déraisonnable. Les plus importants sont: le préjudice subi par l'accusé, la
renonciation à invoquer certaines périodes, les délais inhérents et les limites des ressources
institutionnelles. Pour trancher un litige fondé sur l'al. 11b) de la Charte, la méthode appropriée
consiste à évaluer le caractère raisonnable des délais évalués globalement. Une analyse à la
pièce ne convient généralement pas. Comme pour d'autres droits garantis par la Charte,
quiconque prétend avoir été la victime d'une violation de ses droits a le fardeau de persuader la
cour que les circonstances relèvent du champ de protection envisagé par la disposition pertinente
de la Charte. Suivant l'al. 11b), le champ de protection est défini par le caractère raisonnable du
délai global. Il n'y a aucune raison d'ériger en règle le déplacement du fardeau de la preuve de

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l'accusé au ministère public au stade de l'examen du caractère à première vue déraisonnable du
délai.
Si l'on tient pour acquis que l'al. 11b) de la Charte s'étend aux procédures d'appel, le droit de
l'appelant d'être jugé dans un délai raisonnable n'a pas été violé. Les choix faits par l'appelant
dans la conduite de sa défense ainsi que les délais inhérents à un procès pour meurtre, à l'appel
et au nouveau procès sur cette accusation, expliquent la plus grande part de la période de cinq
ans. L'appelant a d'une manière non équivoque demandé, causé et accepté les délais intervenus
entre la fin du deuxième procès et le début du troisième. Pendant cette période, plusieurs
ajournements ont été accordés pour permettre à l'appelant de trouver un avocat. Bien que
l'appelant ait le droit d'être représenté par l'avocat de son choix, il ne peut invoquer les délais
survenus de ce fait pour soutenir sa demande fondée sur l'al. 11b). C'est tout aussi vrai pour les
délais considérables qui ont résulté de la requête préalable au procès présentée par l'appelant en
vue de faire un nouveau choix afin d'être jugé par un juge sans jury. Dans le cadre de l'évaluation
du caractère raisonnable, pour les fins de l'al. 11b), l'accusé, ainsi que la poursuite, doivent
supporter les conséquences des décisions de nature tactique qu'ils adoptent dans la conduite du
procès. Pour ce qui est du préjudice, à supposer que le préjudice soit pertinent à une demande
fondée sur l'al. 11b), rien dans la preuve au dossier n'indique que l'appelant ne pourrait bénéficier
d'un procès équitable. Ayant soupesé les délais intervenus, le préjudice occasionné à l'appelant
par le passage du temps, particulièrement celui qui ne lui est pas imputable, la nature et les motifs
des délais, la nature de l'accusation ainsi que les autres circonstances de l'espèce, on ne peut
conclure que le délai, pris dans son ensemble, suffit pour amener l'appelant dans le champ
d'application de l'al. 11b).
Le juge Lamer: L'alinéa 11b) de la Charte confère au prévenu le droit d'être jugé dans un délai
raisonnable. L'objet fondamental de cette disposition est la protection des droits énoncés à

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l'art. 7. Dans le contexte de l'al. 11b), la notion de sécurité de la personne ne se limite pas à
l'intégrité physique, mais englobe aussi l'idée de protection contre un assujettissement trop long
aux vexations et aux vicissitudes d'une accusation criminelle pendante. Pour que l'al. 11b)
s'applique, il n'est pas nécessaire de prouver qu'il y a eu réellement atteinte à l'intérêt de l'accusé
en matière de sécurité. Une norme objective est le seul moyen réaliste de protéger, en vertu de
l'article, l'intérêt du prévenu en matière de sécurité. L'atteinte à la défense de l'accusé n'est pas
un facteur à considérer en vertu de l'al. 11b). Le droit de l'accusé de se constituer une défense
pleine, entière et équitable se rapporte, à plus juste titre, au droit à un procès équitable que
garantit l'al. 11d) de la Charte.
Pour déterminer s'il y a eu violation du droit conféré à l'accusé par l'al. 11b), le tribunal doit
adopter un critère du caractère raisonnable qui implique une équilibration de l'atteinte aux droits
de l'accusé, à partir du moment de son inculpation, atteinte qui procède du fait même des
poursuites engagées contre lui et qui augmente radicalement avec le passage du temps, ainsi que
de trois autres facteurs pouvant justifier le retard: (1) la renonciation à invoquer certaines
périodes dans le calcul; (2) les délais inhérents à la nature de l'affaire et (3) les limitations des
ressources institutionnelles. Les faits pertinents relativement à la renonciation à invoquer
certains délais et aux limitations des ressources institutionnelles doivent cependant être évalués
pendant la période de transition, qui en l'espèce s'est terminée le 14 mai 1987 (date de l'arrêt
Rahey de cette Cour), compte tenu des pratiques observées par les avocats et les fonctionnaires
de la cour. En fait, il ne serait pas approprié d'accorder le même sens ou la même valeur
probante à des comportements ou à des dossiers de cour datant d'avant cet arrêt et de le faire en
fonction d'une norme dont les éléments étaient inconnus de tous. Enfin, une conclusion que le
délai en question est à première vue excessif n'est pas une condition préalable à l'examen du
caractère raisonnable du délai.

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En l'espèce, le droit de l'appelant garanti par l'al. 11b) n'a pas été violé. La majeure partie de
ce délai s'explique facilement par le fait que l'appelant ne s'est opposé à aucun des ajournements
et qu'un grand nombre de ceux-ci ont été en réalité demandés par lui. Au cours de la période de
transition, quand rien au dossier n'indique que l'accusé ou l'avocat de la défense s'y soient
opposés, on doit généralement interpréter ce silence comme une acceptation du délai. Il y a donc
eu renonciation à l'égard des périodes allant jusqu'au 14 mai 1987. L'appelant a manifestement
et incontestablement renoncé, en pleine connaissance de ses droits, à invoquer les délais résultant
des ajournements qu'il a lui-même demandés, qu'il ait ou non alors été représenté par un avocat.
Les tribunaux se sont acquittés de leur devoir de s'assurer que cette renonciation par l'appelant
à invoquer le temps écoulé a été claire, non équivoque et éclairée. Pour ce qui est de la période
du 14 mai 1987 au 26 octobre 1987, le délai en question était justifié.
Le juge Sopinka (dissident): Dans les circonstances de l'espèce, la conduite de la poursuite ne
peut justifier l'arrêt des procédures pour abus de procédure.
L'alinéa 11b) de la Charte étend le droit procédural d'être jugé dans un délai raisonnable
jusqu'aux procédures d'appel. Il faut interpréter le mot "jugé" en fonction de l'objet de la
disposition. L'alinéa 11b) a pour objet de réduire le plus possible, par la tenue des procédures
dans un délai raisonnable, le préjudice causé à un accusé par le fait d'une accusation criminelle.
Puisque ce préjudice dure jusqu'à ce que toutes les procédures d'appel soient terminées, ce serait
une protection mince et illusoire si, par interprétation, on arrivait à conclure qu'il ne s'applique
qu'au premier procès.
L'alinéa 11b) se fonde en partie sur l'idée d'assurer qu'il ne sera pas porté indûment atteinte à
la liberté et à la sécurité de la personne de l'accusé par le défaut de terminer les procédures
criminelles dans un délai raisonnable. L'accusé qui invoque une violation de l'al. 11b) doit

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convaincre le tribunal que le délai est à première vue déraisonnable. Il incombe ensuite à la
poursuite de justifier le délai en raison des circonstances ou caractéristiques spéciales de l'affaire.
La poursuite peut aussi invoquer les retards occasionnés par les actes de l'accusé ou de son
avocat, ce qui inclut la renonciation à se prévaloir des délais. La poursuite ne peut cependant pas
justifier de longs délais inhérents au système, même si elle n'a pas de contrôle sur ceux-ci. Le
droit de l'accusé à un avocat fait partie du système et l'impossibilité pour l'accusé de retenir les
services d'un avocat ou l'échec de ses démarches en ce sens ne peuvent justifier des retards
déraisonnables à moins que l'accusé ne soit lui-même responsable de cet échec ou de cette
impossibilité. Le défaut de la poursuite de repousser la preuve prima facie ne règle pas
nécessairement la question. Pour évaluer le caractère raisonnable du délai, il faut tenir compte
du préjudice causé par le délai au droit de l'accusé à la liberté et à la sécurité de sa personne. Le
préjudice causé à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière peut aussi
compter.
En l'espèce, le droit de l'appelant d'être jugé dans un délai raisonnable a été violé. Le délai est,
à première vue, déraisonnable et la poursuite n'a pas suffisamment justifié ou expliqué une
grande partie du délai de cinq ans. Plus précisément, l'appelant ne peut être tenu seul responsable
du temps écoulé entre le deuxième procès, en mai 1986, et le troisième procès, en octobre 1987;
il n'a pas non plus manifestement renoncé à son droit à un procès expéditif. L'opposition de la
poursuite à la demande de changement de lieu du procès, compte tenu des difficultés que
l'appelant avait à se trouver un avocat, difficultés que la poursuite connaissait, a contribué aux
délais. L'appelant a fait preuve de diligence raisonnable dans la recherche d'un avocat, mais
l'insistance de la poursuite à demander des ajournements beaucoup trop courts lui a rendu
difficile la tâche de se trouver un avocat et a donc causé de nouveaux délais. De plus, la
demande présentée par l'appelant de faire un nouveau choix afin d'être jugé par un juge sans jury
était raisonnable, vu son expérience antérieure des procès par jury, et le refus de la poursuite d'y

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consentir a contribué à augmenter les délais. L'appelant a aussi fait preuve de bonne foi en
voulant mettre fin aux procédures en offrant d'inscrire un plaidoyer de culpabilité pour homicide
involontaire coupable. L'appelant a fait la preuve du préjudice causé à son droit à la liberté et
à la sécurité de sa personne et il est improbable qu'il puisse maintenant avoir un procès équitable.
Il y a lieu d'ordonner l'arrêt des procédures.
Jurisprudence
Citée par le juge L'Heureux-Dubé
Arrêt appliqué: R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128; arrêts mentionnés: R. c. Rahey, [1987] 1
R.C.S. 588; Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. v. Young (1984), 40 C.R. (3d) 289; Rothman
c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640; R. c. Keyowski, [1988] 1 R.C.S. 657; R. v. Turpin (1987), 36
C.C.C. (3d) 289, conf. [1989] 1 R.C.S. 1296; R. v. Pentiluk (1974), 28 C.R.N.S. 324; United States
v. Loud Hawk, 474 U.S. 302 (1986); United States v. MacDonald, 456 U.S. 1 (1982); Beavers v.
Haubert, 198 U.S. 77 (1905); R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3; Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S.
383; United States v. Tateo, 377 U.S. 463 (1964).
Citée par le juge Lamer
Arrêts mentionnés: Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588;
R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, conf. (1987), 36 C.C.C. (3d) 289.
Citée par le juge Sopinka (dissident)

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R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; United States v. Loud Hawk, 474 U.S. 302 (1986); Cour Eur.
D. H., affaire Wemhoff, arrêt du 27 juin 1968, Série A no 7; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2
R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Barker v. Wingo, 407 U.S. 514
(1972); R. v. Antoine (1983), 5 C.C.C. (3d) 97; R. v. Askov (1987), 37 C.C.C. (3d) 289; Korponay
c. Procureur général du Canada, [1982] 1 R.C.S. 41; Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383;
R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3; R. c. Turpin (1987), 36 C.C.C. (3d) 289, conf. [1989] 1 R.C.S. 1296.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11b), 24.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 429, 430 [abr. & rempl. 1985, chap. 19, art. 64], 465(1)(b)
[mod. chap. 2 (2e supp.), art. 6; mod. 1972, chap. 13, art. 38; abr. & rempl. 1974-75-76,
chap. 93, art. 58], 534(4) [abr. & rempl. 1974-75-76, chap. 105, art. 7; abr. & rempl. 1985,
chap. 19, art. 125].
Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, 213
R.T.N.U. 223, art. 5(3), 6(1).
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1988), 26 O.A.C. 389, qui a
accueilli l'appel interjeté par le ministère public d'un jugement du juge Smith (1987), 3 W.C.B.
(2d) 218, ordonnant l'arrêt des procédures. Pourvoi rejeté, le juge Sopinka est dissident.
Alan D. Gold et Donald B. Bayne, pour l'appelant.
Brian J. Gover et Curt M. Flanagan, pour l'intimée.
//Le juge L'Heureux-Dubé//

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Le jugement du juge en chef Dickson et des juges La Forest et L'Heureux-Dubé a été rendu
par
LE JUGE L'HEUREUX-DUBÉ -- Ce pourvoi soulève la question de savoir si l'appelant
Conway devrait subir un troisième procès sur une accusation de meurtre. Mon collègue le juge
Sopinka présente un exposé très détaillé des faits. Bien qu'estimant comme lui et comme les
tribunaux d'instance inférieure que ces faits ne révèlent pas d'abus de procédure justifiant la
suspension de l'instance, je ne souscris pas à son opinion que, dans les circonstances de l'espèce,
il y a eu violation de l'al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés.
L'abus de procédure
En examinant lors du procès le moyen tiré de l'abus de procédure le juge Smith a fait les
observations suivantes:
[TRADUCTION] [N]on seulement un tribunal ne doit exercer qu'avec modération son pouvoir
discrétionnaire résiduel de suspendre l'instance, mais il ne doit y avoir recours que dans le cas
de poursuites oppressives ou vexatoires, ou dans celui d'une violation des principes de justice
fondamentale et de franc-jeu, ou encore lorsqu'il y a eu de la part des autorités quelque autre
conduite blâmable ou un motif caché.
Selon lui, il n'y avait aucune preuve que la poursuite avait été menée [TRADUCTION] "d'une
manière autre que compétente et équitable". Il a ensuite examiné le principal argument de
l'appelant, soit que, dans les circonstances, ont constitué un abus de procédure l'opposition du
ministère public à ce que l'appelant fasse le nouveau choix d'être jugé par un juge sans jury ainsi
que le refus du ministère public d'accepter un plaidoyer de culpabilité d'homicide involontaire
coupable en l'absence d'entente sur une proposition conjointe à une peine de quinze ans
d'emprisonnement. Le juge Smith n'a rien trouvé d'oppressif dans la position du ministère

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public. Commentant le fait que le ministère public insistait pour obtenir une proposition
conjointe relativement à la sentence, le juge Smith a dit:
[TRADUCTION] Le ministère public n'est pas à blâmer pour cela. Les
tribunaux devraient plutôt encourager les discussions préalables au procès, dont la fréquence
et le nombre ont considérablement augmenté au cours des dernières années, à l'avantage
manifeste du public. De toute façon, ces discussions sont en voie de s'institutionnaliser
complètement. Je m'empresse toutefois de préciser que la détermination des peines relève de
la compétence des tribunaux et que la cour, comme le savent très bien d'ailleurs la poursuite
et la défense, n'est jamais liée par des propositions conjointes.
Sur cette question, la Cour d'appel a adopté une position analogue: (1988) 26 O.A.C. 389. En
effet, dans un arrêt unanime, la cour (les juges Cory, maintenant juge de notre Cour, Grange et
McKinlay) a rejeté l'argument de l'appelant selon lequel l'exigence posée par le ministère public
constituait un abus de procédure (à la p. 395):
[TRADUCTION] Du point de vue du ministère public, la détermination de la peine était
inséparablement liée à l'acceptation du plaidoyer. Le ministère public n'avait aucun devoir ni
aucune obligation d'accepter le plaidoyer et la cour ne devrait pas imposer une telle obligation.
La Cour d'appel a en outre rejeté l'argument fondé sur l'opposition du ministère public au
nouveau choix d'être jugé par un juge siégeant sans jury, ayant conclu [TRADUCTION] "[qu']il
était raisonnable et légitime que le ministère public décide que la question devrait être tranchée
par des jurés en leur qualité de représentants de la collectivité" (p. 394).
Je souscris à ces conclusions des tribunaux d'instance inférieure et je n'y ajouterais que les
observations suivantes.
Le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire d'ordonner un arrêt des procédures afin de
remédier à un abus du processus judiciaire. Notre Cour a confirmé l'existence de ce pouvoir

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discrétionnaire "de suspendre l'instance lorsque forcer le prévenu à subir son procès violerait les
principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence qu'a la
société, ainsi que d'empêcher l'abus des procédures de la cour par une procédure oppressive ou
vexatoire" (R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128, aux pp. 136 et 137, citant R. v. Young (1984),
40 C.R. (3d) 289 (C.A. Ont.)) Le pouvoir du juge ne doit s'exercer que dans les "cas les plus
manifestes" (Jewitt, précité, à la p. 137).
Suivant la doctrine de l'abus de procédure, le traitement injuste ou oppressif d'un accusé prive
le ministère public du droit de continuer les poursuites relatives à l'accusation. Les poursuites
sont suspendues, non à la suite d'une décision sur le fond (voir Jewitt, précité, à la p. 148), mais
parce qu'elles sont à ce point viciées que leur permettre de suivre leur cours compromettrait
l'intégrité du tribunal. Cette doctrine est l'une des garanties destinées à assurer "que la répression
du crime par la condamnation du coupable se fait d'une façon qui reflète nos valeurs
fondamentales en tant que société" (Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640, à la p. 689, le
juge Lamer). C'est là reconnaître que les tribunaux doivent avoir le respect et le soutien de la
collectivité pour que l'administration de la justice criminelle puisse adéquatement remplir sa
fonction. Par conséquent, lorsque l'atteinte au franc-jeu et à la décence est disproportionnée à
l'intérêt de la société d'assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies,
l'administration de la justice est mieux servie par l'arrêt des procédures.
La suspension d'instance pour abus de procédure ne se limite pas aux cas où on a prouvé la
conduite blâmable de la poursuite. En prononçant les motifs de la Cour dans R. v. Keyowski,
[1988] 1 R.C.S. 657, le juge Wilson a clairement indiqué que tous les facteurs pertinents,
notamment la mauvaise foi de la part du ministère public, doivent être pris en ligne de compte
(à la p. 659):

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À mon avis, donner au mot "oppressive" une définition exigeant qu'il y ait une conduite
blâmable ou un motif illégitime limiterait indûment l'application du principe. Dans le cas
présent, par exemple, où il n'y a pas d'allégation de conduite blâmable, cette définition
viendrait empêcher qu'une limite quelconque soit imposée au nombre de procès qui pourraient
avoir lieu. La conduite blâmable de la poursuite et l'existence d'un motif illégitime ne sont que
deux des nombreux facteurs qu'un tribunal doit prendre en considération lorsqu'il est appelé
à examiner si, dans un cas donné, l'exercice par le ministère public de son pouvoir
discrétionnaire de présenter de nouveau l'acte d'accusation équivaut à un abus de procédure.
Bien que le juge Wilson paraisse admettre qu'un trop grand nombre de procès puisse suffire
à rendre les poursuites "oppressives", elle affirme plus loin dans ses motifs que le seuil se situe
au-dessus de deux procès non concluants (à la p. 660):
Il se peut bien qu'un troisième procès touche aux limites de ce qu'admet le sens du franc-jeu
qu'a la société, mais à lui seul il ne dépasse pas ces limites.
En l'espèce, la preuve ne suggère aucune conduite blâmable ni motif illégitime de la part de
la poursuite. Par ailleurs, compte tenu de l'arrêt Keyowski concernant le nombre de procès, on
ne peut attacher beaucoup de poids au fait que le ministère public tente pour une troisième fois
de faire subir un procès à l'appelant. L'attitude du ministère public à l'égard du nouveau choix
et du plaidoyer fait-elle pencher la balance du côté d'une conduite oppressive de la poursuite?
Suivant les art. 429 et 430 du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, en vigueur à l'époque
pertinente au présent pourvoi, [TRADUCTION] "une personne accusée de meurtre n'importe où
au Canada, sauf en Alberta, n'avait d'autre possibilité que celle d'être jugée par une cour
supérieure de juridiction criminelle avec jury" (R. v. Turpin (1987), 36 C.C.C. (3d) 289 (C.A.
Ont.), à la p. 293, pourvoi rejeté, [1989] 1 R.C.S 1296). Tenant pour avérée la validité des
dispositions pertinentes du Code, le ministère public s'est opposé au nouveau choix par l'appelant
parce que ce nouveau choix aurait été contraire aux art. 429 et 430 du Code criminel. Une telle
conduite n'implique pas à mon avis que le ministère public a poussé trop loin son rôle

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contradictoire. Le ministère public était en droit de présumer, aux fins de la poursuite, que les
dispositions applicables du Code criminel étaient constitutionnelles.
D'autre part, le par. 534(4) du Code criminel accorde expressément au ministère public la
possibilité de refuser un plaidoyer de culpabilité relativement à une infraction autre que celle
reprochée dans l'accusation:
534. . . .
(4) Nonobstant toute autre disposition de la présente loi, la cour peut, avec le
consentement du poursuivant, accepter le plaidoyer de culpabilité de l'accusé [. . .] qui, tout
en niant sa culpabilité à l'égard de l'infraction dont il est inculpé, s'avoue coupable d'une autre
infraction reliée à la même affaire, qu'il s'agisse ou non d'une infraction incluse et, si ce
plaidoyer est accepté, la cour doit déclarer l'accusé [. . .] non coupable de l'infraction dont il
est inculpé, déclarer l'accusé [. . .] coupable de l'infraction à l'égard de laquelle son plaidoyer
de culpabilité a été accepté et consigner ces déclarations au dossier de la cour. [Je souligne.]
Le consentement de la poursuite est une exigence très stricte et un plaidoyer de culpabilité que
la poursuite refuse est frappé de "nullité" (R. v. Pentiluk (1974), 28 C.R.N.S. 324 (C.A. Ont.), à
la p. 328, motifs rédigés par le juge Martin au nom de la cour):
[TRADUCTION] Lorsque l'accusé plaide non coupable de l'infraction dont il est inculpé, mais
coupable de l'infraction incluse, et que le plaidoyer de culpabilité relativement à l'infraction
incluse n'est pas accepté, le seul plaidoyer qui existe est celui de non-culpabilité. Le plaidoyer
de culpabilité relatif à l'infraction incluse, n'étant pas conforme au par. 534(6) [le par. 534(4)
des S.R.C. 1970, chap. C-34], est frappé de nullité.
Permettre que des plaidoyers de culpabilité relativement à des infractions moindres soient
inscrits sans le consentement du ministère public serait la négation même des principes qui
sous-tendent l'administration de la justice criminelle. Il ne peut y avoir ni dissuasion du crime
ni renforcement des valeurs sociales fondamentales si une personne accusée d'avoir commis une
certaine infraction est déclarée coupable d'une infraction différente, qu'elle a choisie, et

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condamnée pour cette infraction. D'où le caractère très strict de l'exigence du consentement que
pose le par. 534(4) du Code criminel. Cette disposition fournit néanmoins certains moyens
d'adapter le système de justice criminelle, si lourd en général, aux besoins particuliers de cas
individuels. Elle permet au ministère public d'exercer son pouvoir discrétionnaire de façon
rationnelle, en tenant compte des intérêts de la société et de l'accusé dans chaque cas particulier.
Ces quelques facteurs expliquent pourquoi le ministère public a le pouvoir discrétionnaire
d'accepter des plaidoyers de culpabilité relativement à des infractions moindres. Je ne crois pas
que ce pouvoir discrétionnaire ait pour effet de soustraire le ministère public à l'application de
la théorie de l'abus de procédures. Il peut y avoir des cas où l'on juge que le ministère public a
exercé son pouvoir discrétionnaire d'une manière déraisonnable ou oppressive. C'est précisément
ce genre de cas qu'envisage implicitement la Cour d'appel quand elle dit: [TRADUCTION]
"[l]'exercice légitime du pouvoir discrétionnaire du ministère public ne saurait équivaloir à un
abus de procédure" (p. 394). Toutefois, étant donné la philosophie qui sous-tend ce pouvoir
discrétionnaire, ces cas devraient être exceptionnels. Or la présente instance n'est pas un de ces
cas exceptionnels. Tout au cours des procédures, le ministère public a maintenu la même
position vis-à-vis du plaidoyer. Il n'y a eu de sa part ni volte-face ni brusque changement
d'attitude. Le ministère public n'a pas non plus déçu des attentes qu'il aurait créées chez
l'appelant.
Pour ces raisons, j'estime que, dans les circonstances, la tenue d'un troisième procès ne
violerait pas "les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de
la décence qu'a la société" ni ne constituerait un "abus des procédures de la cour par une
procédure oppressive ou vexatoire". La présente affaire n'est pas un des "cas les plus manifestes"
dont parle le Juge en chef dans l'arrêt Jewitt, précité.

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Le droit d'être jugé dans un délai raisonnable
J'aborde maintenant la question de savoir s'il y a eu atteinte au droit de l'appelant, garanti par
l'al. 11b) de la Charte, d'être jugé dans un délai raisonnable. Dès le départ, l'avocat de la
poursuite a concédé que [TRADUCTION] "la période d'environ cinq ans entre l'arrestation de
l'appelant et le début du troisième procès était à première vue excessive et, à ce titre, justifiait que
le juge du procès en fasse l'examen". Cette concession suppose que la protection de l'al. 11b)
subsiste jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue relativement à l'infraction. Le ministère
public n'a pas abordé devant nous la question de savoir si cette protection cesse dès que l'inculpé
a subi son procès une fois dans un délai raisonnable. Il ressort de certaines observations faites
dans l'arrêt R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, que l'application de l'al. 11b) à des procédures
ultérieures, telles que des appels et de nouveaux procès, découle de l'objet visé par le droit
garanti. Ces observations concordent avec l'opinion de la Cour suprême des États-Unis que la
garantie d'un procès expéditif s'étend aux retards [TRADUCTION] "occasionnés par un processus
d'appel excessivement long" (United States v. Loud Hawk, 474 U.S. 302 (1986), à la p. 312). Le
juge Lamer (avec l'appui du Juge en chef) a déclaré que le calcul du délai "se poursuit [. . .]
jusqu'à la toute fin de l'histoire, et le tout doit se dérouler dans un délai raisonnable" (Rahey,
précité, à la p. 611). Le juge La Forest (avec l'appui du juge McIntyre) a souligné que le mot
"jugé" employé à l'al. 11b) "signifie [. . .] en anglais "tried" dans le sens de "adjudicated" et vise
donc clairement la conduite adoptée par le juge en rendant sa décision" (p. 632). Les parties ont
plaidé l'appel en s'appuyant sur les points de vue exprimés dans Rahey. Présumant, sans toutefois
en décider, que ces points de vue appuient la position adoptée par les parties au présent pourvoi,
je suis disposée à procéder sur cette base.
L'alinéa 11b) de la Charte

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L'alinéa 11b) de la Charte énonce:
11. Any person charged with an offence
11. Tout inculpé a le droit:
has the right
. . .
. . .
(b) to be tried within a reasonable time;
(b) d'être jugé dans un délai raisonnable;
Selon la Cour suprême des États-Unis, la garantie d'un procès expéditif énoncée dans le Bill
of Rights américain [TRADUCTION] "vise à réduire au minimum les possibilités d'une longue
incarcération avant le procès, à réduire l'atteinte, moindre mais néanmoins importante, à la liberté
de l'inculpé libéré sous caution et à diminuer la durée du bouleversement causé dans la vie de
l'inculpé par son arrestation et par des accusations criminelles sur lesquelles on n'a pas encore
statué" (United States v. MacDonald, 456 U.S. 1 (1982), à la p. 8, conclusion adoptée dans la
décision Loud Hawk, précité, à la p. 311). Cela décrit très exactement l'objet principal du droit,
garanti par l'al. 11b) de la Charte, d'être jugé dans un délai raisonnable, qui est de réduire autant
que possible les effets préjudiciables pour l'inculpé d'une accusation criminelle non encore
décidée. Il s'agit surtout d'une protection contre "l'atteinte ou le préjudice qui découle du temps
pris pour traiter ou régler les accusations portées contre un accusé et non l'atteinte ou le préjudice
qui découle du fait qu'il a été inculpé" (Rahey, précité, à la p. 624, le juge Wilson). Ce droit
reconnaît qu'avec le passage du temps le fait d'être poursuivi au criminel entraîne des restrictions
à la liberté et engendre des inconvénients et des contraintes qui nuisent à la santé mentale et
physique de l'individu.
La protection offerte par l'al. 11b) de la Charte n'est pas exprimée en termes absolus. Cette
disposition admet implicitement que l'on peut être exposé, à un degré raisonnable, aux dangers
mêmes qu'elle vise en définitive à minimiser. Il peut légitimement, dans une certaine mesure,

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être porté atteinte à ces droits protégés, dans les poursuites criminelles. Cela vise sans doute à
servir l'intérêt important de la collectivité à réprimer le crime par la condamnation des auteurs
de crimes. Pour la Cour suprême des États-Unis, le droit d'être jugé promptement
[TRADUCTION] "est nécessairement relatif. Il admet des retards et sa nature dépend des
circonstances. Il confère des droits au défendeur, mais il n'exclut pas l'intérêt public de la
justice" (Beavers v. Haubert, 198 U.S. 77 (1905), à la p. 87).
Par conséquent, plusieurs facteurs doivent être soupesés afin de déterminer le point précis
auquel un délai devient déraisonnable. C'est la démarche adoptée par notre Cour dans Rahey
quoique tous les juges, d'accord sur le résultat, n'aient pas nécessairement été d'accord sur la
manière de le faire ni sur les facteurs précis à prendre en considération. Je doute qu'il soit jamais
possible d'en dresser une liste exhaustive qui ferait l'unanimité, mais parmi les facteurs les plus
pertinents retenus par les tribunaux en général, et particulièrement par notre Cour dans Rahey,
se trouvent: le préjudice subi par l'accusé, la renonciation à invoquer certaines périodes, les
délais inhérents et les limites des ressources institutionnelles. Certes le préjudice subi par
l'accusé est une considération importante. Même si une certaine atteinte aux droits résulte
nécessairement du passage du temps, j'estime que, pour en évaluer globalement le caractère
raisonnable, il faut attacher une plus grande importance aux atteintes résultant de délais non
imputables à l'inculpé.
La question de la renonciation exige qu'on détermine si l'inculpé a requis ou causé des délais,
ou y a consenti. De tels délais, règle générale, n'auront pas beaucoup de poids dans l'examen du
délai déraisonnable et "doi[ven]t normalement être exclu[s] de l'évaluation du caractère
raisonnable" (Rahey, précité, à la p. 612, le juge Lamer). En fait, quand les délais sont causés,
demandés ou acceptés par l'accusé, on peut supposer que ce ralentissement des procédures
bénéficie en général à l'accusé, bien que la décision finale doive bien sûr tenir compte de toutes

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les circonstances de chaque cas particulier. Cela ne veut pas dire qu'un accusé doive
nécessairement être blâmé parce qu'il a contribué au ralentissement des procédures. L'accusé a
droit à une défense pleine et entière et, à cette fin, il a le choix de la façon dont il entend exercer
ce droit conformément aux règles de droit. On ne blâmera pas non plus le ministère public ou
le système judiciaire dans les cas où l'al. 11b) est invoqué avec succès. Le ministère public est
libre d'exercer comme il l'entend son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite en autant
qu'il ne le fasse pas de manière abusive. Il ne s'agit pas ici de jeter un blâme mais de déterminer
la raisonnabilité des délais pris globalement à traduire un accusé en justice.
Sont également pertinents les "délais inhérents à la nature de l'affaire" et les "limitations des
ressources institutionnelles" (Rahey, précité, à la p. 608, le juge Lamer). Le premier de ces
facteurs concerne une estimation du temps global requis pour procéder sur l'accusation, compte
tenu, notamment, de la complexité de l'affaire et sa nature. Dans l'appréciation du caractère
raisonnable aux fins de l'al. 11b) de la Charte, "il faut [. . .] faire abstraction du délai inhérent à
l'affaire, ainsi que de tout inconvénient qui en découle pour l'accusé" (Rahey, précité, à la p. 634,
le juge La Forest). Le second élément tient compte des délais inhérents aux limites des
ressources du système judiciaire.
Pour trancher un litige fondé sur l'al. 11b) de la Charte, la méthode appropriée consiste à mon
avis à évaluer le caractère raisonnable des délais évalués globalement. Une analyse à la pièce
ne convient généralement pas. Dans un cas où chaque période prise isolément peut constituer
un délai raisonnable, il est néanmoins possible que la durée globale soit déraisonnable aux fins
de l'al. 11b). L'affaire Rahey illustre bien ce point. Chaque ajournement décidé par le juge était
de courte durée, mais la somme de dix-neuf ajournements sur une période de onze mois a été
considérée comme une violation de l'al. 11b). Cependant, rien n'empêche un tribunal de centrer
son attention sur certaines périodes précises qui peuvent être importantes dans l'évaluation

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globale des délais, pour déterminer le poids à donner à cette fin à des retards spécifiques, par
opposition à leur caractère raisonnable.
Dans l'évaluation de ces facteurs, je ne puis souscrire au fardeau de preuve en deux temps que
propose mon collègue le juge Sopinka. Selon son point de vue, si je le comprends bien, dès lors
que l'inculpé démontre que le temps global écoulé est "déraisonnable à première vue", le fardeau
de preuve de justifier ce délai retombe sur le ministère public. Toutefois, comme c'est le cas pour
d'autres droits énoncés dans la Charte, quiconque prétend avoir été victime d'une violation de ses
droits a le fardeau de persuader la cour que les circonstances relèvent du champ de protection
envisagé par la disposition pertinente de la Charte. Suivant l'al. 11b) de la Charte, ce champ de
protection est défini par le caractère raisonnable du délai global. Il se peut que, dans l'esprit des
juges qui procèdent à l'appréciation générale du caractère raisonnable, il y ait en fait un
déplacement de la charge de la preuve. À ce propos, le juge Lamer dit, dans l'arrêt Mills, précité,
aux pp. 942 et 943:
Je m'empresse d'ajouter qu'il n'est pas nécessaire de conclure que le délai en
cause est à première vue excessif pour en examiner le caractère raisonnable, c.-à-d., pour
entreprendre l'équilibration des quatre critères développés ci-dessus. C'est simplement un
point approximatif à partir duquel les tribunaux peuvent à bon droit demander à la poursuite
de justifier un délai additionnel. Une telle période n'est bien sûr, je le répète, rien de plus qu'un
point de référence. Il se peut qu'une équilibration des quatre critères du caractère raisonnable
amène à conclure qu'il y a eu violation pour des délais inférieurs. À l'inverse, des délais plus
longs pourront bien être jugés raisonnables selon, une fois encore, une évaluation et une
appréciation des critères. Ce qui se produit effectivement, et c'est une réalité qu'il faut bien
reconnaître, est qu'à un moment donné le juge va s'adresser non au requérant mais à la
poursuite pour se faire expliquer ce que l'affaire a d'exceptionnel. [Je souligne.]
À la différence du juge Sopinka, je ne vois aucune raison de principe ou de politique (public
policy) qui justifierait d'ériger en règle un tel déplacement effectif de la charge de la preuve ou
un tel "point de référence", surtout au stade de l'examen d'un critère aussi ambigu que le
"caractère déraisonnable à première vue". Certains éléments pertinents à l'évaluation peuvent

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être plus facilement mis en preuve par l'inculpé. Par exemple, si le préjudice est en débat, c'est
l'inculpé qui est le mieux placé pour prouver cet élément. Comme je l'ai déjà fait remarquer, le
préjudice résultant d'un délai demandé, causé ou accepté par l'inculpé peut être apprécié
différemment de celui découlant d'un délai ayant une origine autre. Par conséquent, les tribunaux
seraient en droit de s'attendre que l'inculpé donne une explication prima facie des causes du délai.
De même, on s'attendrait que ce soit l'inculpé, et non pas le ministère public, qui informe le
tribunal des délais les plus courts possible, compte tenu des ressources institutionnelles dont on
disposait, ainsi que des meilleurs points de comparaison pour évaluer les délais qui se sont
produits dans son cas. Étant donné l'importance des faits dans chaque cas où l'on invoque le
caractère excessif des délais, j'estime qu'il y a lieu d'adopter une approche plus souple ou plus
fonctionnelle.
C'est à la lumière de ces énoncés de portée générale que j'entends maintenant examiner les
faits pour déterminer si, pris globalement, les délais sont raisonnables en l'espèce. Comme mon
appréciation des faits en ce qui concerne la violation de l'al. 11b) de la Charte diffère
sensiblement de celle de mon collègue le juge Sopinka, il m'apparaît nécessaire d'en faire un
examen quelque peu détaillé. Je m'empresse de souligner que, bien qu'un examen des faits puisse
être nécessaire pour déterminer s'il y a eu atteinte au droit d'être jugé dans un délai raisonnable,
cette question en est une de droit en l'espèce. Je fais miennes à ce propos les remarques suivantes
de la Cour d'appel (à la p. 393):
[TRADUCTION] Il n'y a eu en l'espèce aucune conclusion concernant la
crédibilité et les faits sont incontestés. Nous fondant sur les mêmes faits que ceux dont
disposait le juge du procès, nous ne pouvons souscrire à sa conclusion de droit.
L'appréciation du caractère raisonnable

- 22 -
Comme remarque préliminaire, j'estime que les actes du ministère public démontrent un intérêt
certain et soutenu à procéder le plus rapidement possible. Dans sa plaidoirie orale devant nous,
le procureur de l'appelant a lui-même souligné l'insistance du ministère public pour obtenir des
dates rapprochées pour les procès. Le ministère public n'a jamais demandé d'ajournement ni
formé de procédures interlocutoires. Il s'est opposé de façon répétée aux ajournements demandés
par l'appelant. En revanche, il ressort d'un examen des procédures que l'appelant a agi d'une
manière qui n'était pas toujours compatible avec le droit qu'il revendiquait d'être jugé
promptement. À plusieurs occasions, l'appelant n'était pas représenté par avocat lorsqu'il a
comparu aux dates fixées pour son procès et, pour cette raison, plusieurs ajournements ont été
accordés, car les tribunaux ont peut-être hésité à instruire une accusation de meurtre alors que
l'appelant n'était pas représenté par avocat. Les motifs de ces ajournements jouent un rôle
important, quoique non nécessairement déterminant, dans la solution de la question dont nous
sommes saisis.
Le premier incident de ce genre a eu lieu en novembre 1985. En juin 1985, le deuxième procès
de l'appelant avait été fixé au 7 janvier 1986 et devait se dérouler devant le juge Osborne. En
novembre 1985, cependant, Me Shore, qui avait été l'avocat de l'appelant à son premier procès
et qui était encore inscrit au dossier, a demandé de se retirer du dossier. La demande, rejetée une
première fois, fut accordée par la suite parce que l'appelant avait indiqué clairement à la cour
qu'il ne voulait plus être représenté par Me Shore. Au jour prévu pour le second procès, en
janvier, l'appelant a expliqué pourquoi il comparaissait sans avocat:
[TRADUCTION] Brian Greenspan est prêt à fournir ses services. Il reste à
déterminer quand il pourra être disponible et quand l'audience pourra avoir lieu. Comme je
l'ai dit en décembre [. . .] en fait, c'était en novembre. C'était à l'audience de fixation du rôle,
le 15 novembre je crois. À ce moment-là, le ministère public savait que j'essayais de faire
retirer Me Shore du dossier et de le faire remplacer par Me Greenspan parce qu'il avait alors
accepté de prendre la cause en charge. [Je souligne.]

- 23 -
L'appelant préférait être représenté par Me Greenspan. En faisant droit à la demande
d'ajournement présentée par l'appelant, le juge Osborne, qui avait précédemment autorisé que Me
Shore se retire du dossier, a dit:
[TRADUCTION] Monsieur Conway a comparu à l'audience de fixation du rôle
en juin 1985. La date d'aujourd'hui a alors été fixée pour le procès. Entre juin et
novembre 1985, M. Conway, ou son père, a décidé qu'il y avait lieu de retenir les services de
Me Greenspan. Celui-ci a déjà comparu pour M. Conway devant la Cour d'appel. À la suite
de cela, Me Shore, l'avocat qui représentait M. Conway au procès, a demandé de se retirer du
dossier. J'ai accédé à cette demande dès qu'il m'a été confirmé que M. Conway ne voulait pas
être représenté par Me Shore. Comme je l'ai dit à ce moment-là, il y a une différence entre
permettre qu'un avocat se retire du dossier et forcer un accusé à être représenté par un avocat
qu'il n'a pas choisi lui-même. [Je souligne.]
C'est donc le choix tardif d'un avocat par l'appelant qui a entraîné le retrait de Me Shore du
dossier un mois avant le deuxième procès et qui a provoqué l'ajournement au 21 avril 1986.
Il y a une deuxième période, celle de mai à novembre 1986, au cours de laquelle l'appelant n'a
pas réussi à retenir les services d'un avocat en particulier. Le 1er mai, à la suite du deuxième
procès, Me Greenspan a fait savoir à l'appelant qu'il ne pouvait plus le représenter dans le cadre
de procédures tenues à Ottawa. Comme il devait comparaître à la fin du mois à l'audience de
fixation du rôle pour que soit fixée la date du troisième procès, l'appelant avait besoin d'un avocat
immédiatement. Sa position fut cependant qu'avant de trouver et d'engager un avocat pouvant
le représenter à Ottawa, il fallait d'abord essayer d'obtenir un changement du lieu des procédures
en faveur de Toronto, où il pourrait peut-être retenir les services de Me Greenspan. C'est la
raison pour laquelle Me Greenspan a été chargé de présenter une demande de changement du lieu
du procès. Si cette demande était accueillie, l'appelant pourrait retenir ses services, sinon
l'appelant tenterait alors de retenir les services d'un autre avocat. Selon la conclusion de fait du
juge du procès, la décision de faire la demande a été prise [TRADUCTION] "[a]u cours des trois
semaines qui se sont écoulées entre le 26 mai et le 16 juin 1986". La demande a été entendue et

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rejetée le 8 août, si bien qu'à la fin de l'été l'appelant n'avait toujours pas d'avocat. À l'audience
de fixation du rôle tenue au mois de juin, au cours de laquelle la date du procès a été fixée au 22
septembre 1986, Me Shore, qui parlait au nom de l'appelant (mais qui ne le représentait pas), a
dit:
[TRADUCTION] Si le procès a lieu à Ottawa, l'avocat ne sera sans doute pas
le même que si le procès se tient à Toronto, à Kingston ou à Sudbury. Décidons donc du lieu
du procès. Me Greenspan est prêt à présenter une demande [de changement du lieu du procès]
en juillet. Une fois le lieu déterminé, M. Conway pourra choisir l'avocat qui le représentera.
[Je souligne.]
Dans le contexte d'une demande de suspension d'instance fondée sur l'al. 11b) de la Charte,
cette temporisation de la part de l'appelant cadre bien mal avec sa revendication du droit d'être
jugé promptement. Cela s'apparente davantage à l'irréductible désir d'être représenté par un
avocat en particulier. Je tiens à préciser ici que le fait que l'appelant ait dû attendre pour obtenir
de l'aide juridique aurait pu être un élément important à prendre en considération dans
l'appréciation générale s'il ressortait du dossier qu'il avait initialement demandé cette aide
financière avant la comparution à l'audience de fixation du rôle prévue pour le 26 mai. Or, ses
difficultés pour obtenir de l'aide juridique n'ont pas empêché l'appelant de charger Me Greenspan
de présenter une requête en changement du lieu du procès.
Bien que, dans le processus judiciaire, tout accusé bénéficie du droit à un avocat, aux termes
de l'al. 10b) de la Charte, notre Cour a dit dans R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3, que le droit de
retenir les services d'un avocat doit s'exercer avec une diligence raisonnable eu égard aux
circonstances. Dans les motifs qu'il a rédigés au nom de la majorité, et auxquels sur ce point,
tous les membres de la Cour ont souscrit, le juge Lamer dit, à la p. 11: "[L]'accusé ou le détenu
a le droit de choisir son avocat et ce n'est que si l'avocat choisi ne peut être disponible dans un

- 25 -
délai raisonnable qu'on doit s'attendre à ce que le détenu ou l'accusé exerce son droit à
l'assistance d'un avocat en appelant un autre avocat."
Le point en litige ici au regard de l'al. 11b) n'est pas de savoir si l'appelant avait le droit d'être
représenté par l'avocat de son choix: il avait ce droit (Ross, précité). Il s'agit plutôt de déterminer
si, compte tenu des délais considérables que cela a provoqué, l'appelant peut être admis à
invoquer ces délais pour prétendre à la violation de son droit d'être jugé dans un délai
raisonnable. À mon avis, il ne peut pas. L'ajournement de près de quatre mois qui a été accordé
le 7 janvier 1986 résulte de sa décision de changer d'avocat, décision prise un mois avant la date
du procès fixée quelque sept mois auparavant. Il devait être évident pour tous à ce moment-là
que ce changement de tactique pouvait avoir comme conséquence l'impossibilité de tenir le
procès à la date prévue. Effectivement, lorsque l'appelant a comparu sans avocat le 7 janvier, le
juge Osborne a estimé qu'il n'avait d'autre choix que d'accorder l'ajournement demandé par
l'appelant car, selon lui, la tenue d'un procès sur une accusation de meurtre alors que l'inculpé
n'était pas représenté par avocat aurait pu entraîner la nullité du procès. Pour ce qui est des
événements de mai 1986, c'est-à-dire après le deuxième procès, l'appelant avait besoin d'un
avocat à brève échéance, puisqu'une comparution à l'audience de fixation du rôle était prévue
pour la fin du mois. Avant même d'envisager un autre choix parmi les avocats de la région
d'Ottawa, l'appelant a décidé d'attendre et de tenter d'obtenir un changement du lieu du procès
dans une autre ville afin d'être représenté, comme il le souhaitait, par Me Greenspan. Pourtant
il était tout à fait possible que la demande de changement du lieu soit rejetée. Il était en outre
presque certain que la décision sur cette requête ne serait pas rendue avant plusieurs mois.
La conduite de l'appelant est d'autant plus lourde de conséquences qu'on lui avait fait des mises
en garde lorsqu'il avait comparu sans avocat aux dates fixées pour son procès. À titre d'exemple,

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à la fin de l'audience tenue en janvier 1986, le juge Osborne a expliqué à l'appelant qu'il devait
d'urgence retenir les services d'un avocat:
[TRADUCTION] SA SEIGNEURIE: . . .
Monsieur Conway, levez-vous une minute s'il vous plaît. Vous avez un
problème, ne vous y trompez pas. Ce problème vient de ce que vous n'êtes pas représenté par
un avocat. Je veux faire ce qui est raisonnable, j'insiste sur le mot "raisonnable", et vous
donner le temps d'engager un avocat. Vous avez jusqu'au 21 avril 1986. Je conçois mal que
vous ne puissiez pas dans ce délai trouver à Ottawa ou en dehors d'Ottawa un avocat
compétent. Vous êtes en liberté sous caution par suite d'événements dont je ne connais rien.
Vous avez toutes facilités d'obtenir les services d'un avocat. Je ne mâcherai pas mes mots; si
vous ne retenez pas les services d'un avocat d'ici au 21 avril, c'est votre problème. Sous
réserve de l'opinion du juge qui présidera, le procès ira de l'avant à cette date. Nous ne
pouvons permettre que cette affaire traîne plus longtemps. C'est aussi simple que cela. Je
vous pose une question: Comprenez-vous ce que je viens de dire?
L'ACCUSÉ: Oui.
SA SEIGNEURIE: Dans le même ordre d'idées, je vous engage à commencer
dès maintenant à chercher, avec ou sans l'aide de votre famille, et je vous conseille de
déterminer d'abord si Me Greenspan sera disponible à partir du 21 avril. S'il ne l'est pas,
commencez immédiatement à chercher un autre avocat. Quant à savoir si Me Shore jugera bon
de vous aider dans vos recherches, il est seul à pouvoir en décider. [Je souligne.]
Cette mise en garde a été répétée par le juge Watt à la fin de l'audience de septembre 1986 à
laquelle l'appelant avait encore une fois comparu sans avocat, bien que la date en question ait été
celle fixée pour le procès au mois de juin précédent:
[TRADUCTION] SA SEIGNEURIE: Eh bien, M. Conway, cette affaire a assez
traîné. Vous allez devoir choisir: ou bien vous engagez un avocat, ou bien vous vous
débrouillez tout seul. Quand Me Morin dit que, si quelqu'un s'adressait à lui, il aurait besoin
de temps pour se préparer, je crois que cela est manifestement raisonnable. Je ne crois
vraiment pas que ce qu'il mentionne comme temps de préparation soit déraisonnable. Mais
je vous dis franchement, que vous ayez compris ou non ce que vous ont déjà dit les autres
juges, que, quand j'en aurai fixé la date, le procès ira de l'avant et il ira de l'avant que vous
soyez ou non représenté par un avocat. Quant à savoir si vous aurez un avocat, cela ne tient
qu'à vous. Si vous n'êtes pas prêt à faire les efforts nécessaires pour retenir les services d'un
avocat et à l'aider autant que vous le pouvez à préparer votre défense, vous allez devoir vous
contenter de subir votre troisième procès sans l'assistance d'un avocat. Avez-vous compris?
[Je souligne.]

- 27 -
L'ACCUSÉ: Oui.
Après le 7 janvier 1986 et très certainement depuis le 22 septembre 1986, l'appelant était
conscient des conséquences de l'absence de représentation par un avocat. On lui avait fait
comprendre clairement que, s'il tenait obstinément à être représenté par un avocat de son choix,
il pourrait se voir obligé de subir son procès sans l'assistance d'aucun avocat.
À la date fixée pour le troisième procès, le 22 septembre 1986, comme l'appelant n'avait
toujours pas d'avocat, le juge Watt a ajourné le procès au 10 novembre à la demande de
l'appelant. Plus tard au cours de l'automne de 1986, soit le 2 octobre et le 4 novembre, l'appelant
a demandé d'autres ajournements. Il avait trouvé un avocat, Me Bayne, qui s'était dit disponible
pour le représenter, mais ne pouvait pas se charger de sa cause avant le printemps suivant. Le
4 novembre, parlant pour l'appelant (mais sans le représenter), Me Bayne a demandé que soit
reportée la date du procès et a expliqué qu'il commençait un procès pour meurtre en janvier et
ne pouvait être prêt avant le mois d'avril. Il a ajouté que, vu les circonstances, il ne serait pas
déraisonnable d'accorder un ajournement au mois d'avril:
[TRADUCTION] Je signale que plus de deux ans se sont écoulés entre le
premier procès et le deuxième et que, même après que la Cour d'appel eut ordonné la tenue
d'un nouveau procès en 1985, ce procès n'a eu lieu que quinze mois plus tard, de sorte que, du
point de vue chronologique, cette demande n'entraînerait pas un retard déraisonnable entre le
deuxième procès et le troisième et, franchement, dans des circonstances normales, un accusé
a tout simplement besoin de temps entre les procès pour reprendre son souffle. [Je souligne.]
Or, dire qu'on a besoin de six mois pour reprendre son souffle ce n'est pas revendiquer le droit
d'être jugé promptement, à plus forte raison quand on sait, pour reprendre l'expression de
Me Bayne, que l'appelant avait déjà eu six mois pour "reprendre son souffle". D'autre part, la
déclaration selon laquelle, "du point de vue chronologique", ce délai de six mois ne représenterait

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pas "un retard déraisonnable entre le deuxième procès et le troisième" est susceptible d'être
interprétée comme une admission du caractère raisonnable des délais intervenus jusqu'alors.
Comme l'a souligné la Cour d'appel (à la p. 392):
[TRADUCTION] Fait révélateur, Me Bayne, au moment où il a présenté cette
demande d'ajournement, a dit que cela ne retarderait pas indûment les procédures et que
l'intimé avait besoin de reprendre son souffle entre le deuxième et le troisième procès.
Notons que cette observation paraît contredire l'allégation que l'intimé cherchait
activement à obtenir que l'accusation soit instruite promptement.
Face à la demande d'ajournement faite par Me Bayne le 4 novembre 1986, le ministère public
et ce tribunal n'auraient pas pu être plus obligeants envers l'accusé. Tout en contestant cette
demande, le ministère public a convenu de ne procéder qu'après un autre procès qui devait
également débuter le 17 novembre. L'ajournement fut refusé et la date fixée pour le procès, soit
le 10 novembre, confirmée. Le 4 décembre toutefois, les parties ont comparu devant le juge
Watt, pour obtenir des directives quant à la date du début du procès. Le coordonnateur des
procès avait informé les avocats au dossier que la date du troisième procès avait été fixée au
21 avril 1987. Il semble que cette date ait été fixée à la demande du Juge en chef de la Cour
suprême de l'Ontario sur requête de M. Greenspan. À la comparution du 4 décembre, le
ministère public s'est opposé à ce nouvel ajournement alors qu'encore une fois Me Bayne
affirmait que le troisième procès [TRADUCTION] "pourrait débuter en avril au plus tôt". En
confirmant la date du 21 avril 1987 pour le troisième procès, le juge Watt a dit:
[TRADUCTION] Il ne fait pas de doute que cela a pris un temps démesurément
long pour que cette affaire parvienne au stade du procès. La dure réalité est toutefois que, si
le procès était fixé à une date antérieure à celle proposée, l'accusé ne serait pas représenté par
un avocat à un troisième procès pour meurtre au deuxième degré. Or la probabilité de
l'annulation du verdict par la cour d'appel et le traumatisme qui résulterait d'un autre procès,
le quatrième, sont des considérations à ne pas négliger.

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Je ne peux souscrire au point de vue selon lequel les délais en question peuvent être imputés
au ministère public. Je ne crois pas non plus qu'il s'agisse de ce qu'on appelle des délais
systémiques. Le report de la date du procès du 22 septembre 1986 au 21 avril 1987 avait pour
but de tenir compte de l'emploi du temps du premier avocat qu'ait trouvé l'appelant depuis le
1er mai 1986 et de permettre à l'appelant de préparer à fond sa défense pour le troisième procès.
À ce sujet, le dossier devant nous contient des affidavits signés par sept avocats criminalistes de
la région d'Ottawa. Six d'entre eux avaient été contactés, entre le 1er octobre et le 31 octobre
1986, par Me Bayne qui leur a demandé s'ils seraient en mesure de représenter l'appelant le
10 novembre 1986, date fixée pour son procès. Les six ont répondu que non en raison
d'engagements antérieurs et du temps de préparation nécessaire pour une affaire de ce genre.
L'un des six a également déclaré avoir été contacté par l'appelant le 8 août 1986 au sujet du
procès qui était alors prévu pour le 22 septembre. Le septième avocat avait été contacté vers "la
mi-septembre 1986" par l'appelant lui-même qui lui a demandé s'il serait disponible pour le
représenter [TRADUCTION] "à un procès pour meurtre au deuxième degré devant avoir lieu dans
les six ou huit prochaines semaines". Il a refusé pour les mêmes raisons. Certains de ces avocats
ont été contactés trois semaines ou moins avant la date fixée pour le procès. Ces affidavits
démontrent que l'appelant n'a commencé à se chercher un autre avocat qu'après le rejet de la
demande de changement de lieu, à la mi-août 1986, soit quatre mois après avoir été convoqué
pour fixer la date de son troisième procès. Les affidavits établissent aussi qu'une tentative plus
sérieuse de trouver un avocat a été faite en octobre, bien qu'à ce moment-là, les chances de
succès fussent encore plus minces, vu le temps requis pour préparer la cause. Cette preuve
démontre encore que l'appelant a attendu jusqu'à la dernière minute pour essayer de trouver un
avocat qui le représente et qu'il s'est trouvé pris dans un cercle vicieux. Comme résultat net, le
troisième procès a finalement été remis au 21 avril 1987 afin d'accommoder le besoin de
l'appelant de se faire représenter par un avocat.

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Le 21 avril 1987, au début du troisième procès qui devait avoir lieu devant le juge Callon,
l'appelant a informé le tribunal de son intention de présenter une requête pour arrêt de procédures
fondé sur un abus du processus judiciaire. Il a signalé ensuite que notre Cour avait été saisie de
la question de l'abus de procédure dans l'affaire Keyowski. Me Bayne a en outre informé ce
tribunal qu'il allait faire une demande pour que l'appelant puisse faire un nouveau choix afin
d'être jugé par un juge siégeant sans jury. Il a indiqué au juge Callon que la question de savoir
si une personne inculpée de meurtre avait le droit constitutionnel d'être jugée sans jury devait être
entendue par la Cour d'appel de l'Ontario à la mi-mai dans l'affaire Turpin et que lui-même
occupait dans cette dernière affaire. Me Bayne, l'avocat de la poursuite et la cour ont alors
discuté de la possibilité que, étant donné l'importance de cette question, la Cour d'appel prenne
l'affaire en délibéré pendant plusieurs mois. Finalement, afin de pouvoir bénéficier des opinions
des instances supérieures sur les deux questions soumises, le juge Callon a, [TRADUCTION] "par
nécessité", ajourné l'affaire au 1er juin 1987, date d'une autre audience de fixation du rôle. Le
juge Callon a dit:
[TRADUCTION] Pour l'exprimer positivement, il y a lieu de préciser que le
procès a été remis par nécessité et, bien entendu, avec une certaine hésitation de ma part, en
raison d'une question de droit très importante qui doit être tranchée par les tribunaux d'instance
supérieure, c'est-à-dire la Cour d'appel de l'Ontario et la Cour suprême du Canada, et si nous
devions rendre sur ces questions une décision différente des leurs, l'accusé courrait alors le
risque d'avoir à subir un quatrième procès . . .
Le 1er juin, le début du troisième procès a été fixé au 26 octobre 1987. À ce moment-là,
l'appelant a offert un plaidoyer de culpabilité sur l'infraction moindre d'homicide involontaire
coupable. Ce plaidoyer a été refusé par le ministère public qui tenait à ce que le procès porte sur
l'accusation de meurtre. Me Bayne a alors présenté la requête pour arrêt des procédures qui est
à l'origine du présent pourvoi.

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Lors de sa comparution le 21 avril 1987, c'est-à-dire la date antérieurement fixée pour le
troisième procès, Me Bayne avait en fait prévu que la présentation avant le procès d'une requête
qui entraînerait les procédures dans un débat animé sur la question du droit, en vertu de la Charte,
de ne pas être jugé par un jury, retarderait probablement de façon considérable la tenue du
procès. Comme question de fait, l'arrêt rendu par la Cour d'appel dans l'affaire Turpin a été porté
en appel devant notre Cour qui a seulement récemment rendu jugement. La requête préalable
au procès visait à écarter tout risque que, pour une seconde fois, les jurés soient incapables de
s'entendre sur un verdict. Ce but peut être légitime mais, réflexion faite, la possibilité que le jury
se trouve encore une fois dans une impasse doit-elle peser davantage que la perspective de deux
autres années en attente de procès? C'est pourtant la voie qu'a choisie l'appelant et cela concorde
mal avec son assertion actuelle que les délais en question sont excessifs. Pour les fins de la
détermination du caractère raisonnable en vertu de l'al. 11b) de la Charte, l'accusé, comme
d'ailleurs le ministère public, doivent supporter les conséquences des décisions de nature tactique
qu'ils adoptent dans la conduite du procès.
Dans l'arrêt Rahey, le juge Lamer dit (à la p. 612):
Le délai demandé, causé ou accepté par un accusé doit normalement être exclu de l'évaluation
du caractère raisonnable, mais cette renonciation doit être claire, sans équivoque et éclairée.
Quoique les décisions et la conduite de l'appelant puissent, à strictement parler, ne pas
constituer une renonciation, j'estime qu'en réalité l'appelant a d'une manière non équivoque
demandé, causé et accepté les délais intervenus entre la date initialement fixée pour le deuxième
procès et le début du troisième. Dans l'examen de la question de la "renonciation", dans le
contexte de l'al. 11b), il ne faut pas perdre de vue que la renonciation ne vise pas le droit
lui-même, mais simplement l'inclusion de certaines périodes dans l'appréciation générale du

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caractère raisonnable. Est cruciale quant à l'exclusion d'une période donnée "la connaissance par
l'accusé des conséquences" (Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383, à la p. 394) de ses
décisions qui causent des délais. Pour qu'une renonciation soit valide, "il faut qu'il soit bien clair
que la personne renonce au moyen de procédure conçu pour sa protection" (pp. 394 et 395). Je
n'entretiens aucun doute qu'en l'espèce les propos des juges Osborne et Watt étaient suffisants
pour faire comprendre à l'appelant jusqu'où le processus judiciaire pouvait aller pour répondre
à son désir d'être représenté par l'avocat de son choix. L'appelant n'était pas sans se rendre
compte qu'il risquait d'avoir à subir son procès sans avocat, pourtant, le 7 janvier, le 22 septembre
et le 10 novembre 1986, il a comparu sans avocat à cause de son peu de diligence à exercer son
droit à l'assistance d'un avocat. Cette conduite équivaut, selon moi, à une renonciation à
l'inclusion des périodes susmentionnées dans l'appréciation du caractère raisonnable du temps
global. À tout le moins, l'appelant ne devrait pas pouvoir invoquer ces laps de temps à l'appui
de son allégation que les accusations ont pesé contre lui pendant une période déraisonnablement
longue. Les délais ont été occasionnés par l'accusé, qui a manqué de diligence dans l'exercice
de son droit à un avocat et qui était pleinement conscient des risques auxquels il s'exposait s'il
n'était pas représenté. Ces remarques visent la période du 7 janvier au 21 avril 1986 et la période
allant de la fin du deuxième procès (le 1er mai 1986) à la date prévue pour le début du troisième
procès (le 26 octobre 1987), ainsi que l'importance qu'il y a lieu de leur attribuer dans
l'appréciation du caractère raisonnable de la totalité du délai.
La plupart des autres délais sont, à mon avis, largement imputables au temps requis pour
arriver à un verdict sur une accusation de meurtre et aux risques inhérents à ce processus. À
partir du début de ces procédures, une période de près de seize mois s'est écoulée entre le
moment où l'accusation a été portée et celui de la déclaration de culpabilité et du prononcé de la
peine à l'issue du premier procès. L'enquête préliminaire a débuté en janvier 1983, soit environ
cinq mois après l'inculpation. Pour reprendre les mots de l'appelant, les deux jours d'audience

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initialement prévus [TRADUCTION] "étaient insuffisants". L'audition a donc été ajournée et s'est
terminée au mois de mai de la même année. Le dossier ne révèle pas si cette situation est
attribuable à la non-disponibilité de salles d'audience, à la non-disponibilité de témoins clés, ou
à quelque autre raison. Quoique ni l'appelant ni le ministère public n'aient expliqué ce délai lors
de l'audition devant nous, il ne faut pas oublier que le juge siégeant à l'enquête préliminaire n'est
pas autorisé à ordonner un ajournement de plus de huit jours francs, à moins que "le prévenu sous
garde ou non, et le poursuivant ne consentent à l'ajournement projeté" (al. 465(1)b) du Code
criminel). À la fin de l'audience, l'appelant a été renvoyé à procès. Il a alors présenté une requête
en annulation du renvoi à procès. Au cours de la période du 21 juin au 2 décembre 1983, date
à laquelle la requête a été rejetée, l'appelant a demandé et obtenu des ajournements de son procès
afin que sa demande en annulation puisse être entendue. Je ne tiendrais donc pas compte de cette
période aux fins de l'appréciation du caractère raisonnable en général. Le procès a débuté le 6
décembre 1983 et, peu de temps après, soit le 15 décembre 1983, le jury a rendu un verdict de
culpabilité de meurtre au deuxième degré.
L'appel qui a suivi a occupé les treize mois suivants. Il a été accueilli et la tenue d'un nouveau
procès a été ordonnée. Certes, un tel délai n'intervient pas dans tous les cas, mais il n'est pas rare
qu'une personne déclarée coupable de meurtre se prévale du droit d'appel conféré par le Code
criminel. Le droit d'en appeler d'une déclaration de culpabilité est l'une des mesures de protection
que comporte le système de justice criminelle, destiné à assurer qu'une personne ne soit déclarée
coupable d'une infraction, que si la poursuite n'en apporte la preuve hors de tout doute
raisonnable en totale conformité avec la loi. L'efficacité de cette mesure de protection est à son
maximum lorsque la Cour d'appel exerce son pouvoir discrétionnaire pour ordonner l'inscription
d'un verdict d'acquittement au dossier. En pareil cas, il est certain qu'aucune autre procédure ne
pourra être engagée par la suite relativement à la même accusation. Mais l'appel présente
également la possibilité d'un nouveau procès. Cette possibilité tient compte de l'intérêt de la

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société à ce que les personnes accusées d'un crime soient poursuivies. Si une erreur de droit
commise au procès devait entraîner une immunité totale, les tribunaux pourraient hésiter à
exercer leur pouvoir de révision. En ce sens, la possibilité d'ordonner la tenue d'un nouveau
procès [TRADUCTION] "crée une plus grande probabilité que les cours d'appel veilleront à
annuler les déclarations de culpabilité entachées d'une erreur donnant lieu à révision" (United
States v. Tateo, 377 U.S. 463 (1964), à la p. 466). Ce sont là quelques-unes des considérations
qui entrent en ligne de compte lorsqu'il s'agit d'évaluer le délai qu'occasionne un appel,
présumant, comme je le fais aux fins de l'espèce, que l'al. 11b) de la Charte s'applique même dans
le cas où l'inculpé a été jugé une première fois dans un délai raisonnable.
La Cour d'appel a pris note de l'acceptation par l'appelant du caractère raisonnable des délais
entraînés par son appel (à la p. 391):
[TRADUCTION] Il faut noter que l'intimé a reconnu que l'appel s'est déroulé
de façon expéditive et que ni l'une ni l'autre partie n'a retardé indûment les procédures d'appel.
De même, aucune objection sérieuse ne pouvait être soulevée à l'égard de la période de moins
d'un mois qu'a occupé le deuxième procès.
Finalement, il y a lieu de considérer le préjudice qu'a subi l'appelant. Il est demeuré environ
treize mois en prison en attendant que l'appel soit entendu. Avant et après l'appel, qui a été
accueilli, il a obtenu une mise en liberté provisoire sur cautionnement assortie de certaines
conditions.
Deux brèves observations s'imposent relativement à l'appréciation du préjudice subi en
l'espèce. En premier lieu, le juge du procès a souligné la détérioration de la situation familiale

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de l'appelant, signalant que sa famille a [TRADUCTION] "dépensé plus de 130 000 $ en frais de
justice" et que la "maison familiale a dû être vendue". De plus, il s'est livré à une description
détaillée de l'effet néfaste que les événements survenus depuis août 1982 ont eu sur la santé
psychique et physique de tous les membres de la famille de l'appelant. Le juge Smith a en outre
examiné l'effet de ces événements sur la famille de la victime pour conclure:
[TRADUCTION] Les effets ont été dévastateurs pour l'accusé et sa famille, comme ils
l'auraient été dans le cas de tout autre famille unie. En disant cela, je ne minimise pas la
souffrance infligée à la famille de la victime, M. Warren Leach, du fait qu'il est mort ainsi
prématurément . . .
Sur ce point, l'appelant a soumis plusieurs arguments et a mis en preuve [TRADUCTION]
"l'impact produit par les procédures sur les membres individuels de la famille de l'appelant."
Bien que les problèmes vécus par sa famille aient pu affecter l'appelant, l'infortune de la
famille Conway n'est en soi d'aucun secours dans la résolution de la question en litige. Il en va
de même d'ailleurs de la situation de la famille de la victime. Les événements tragiques de cette
affaire ont sûrement été la cause de beaucoup de chagrin et de douleur pour nombre d'amis, de
membres de la famille et d'autres personnes, et cela se comprend. Toutefois, l'intégrité du
processus judiciaire serait certainement compromise si, dans le cadre d'une décision fondée sur
l'al. 11b) de la Charte, les tribunaux se mettaient à soupeser le préjudice financier et émotif qu'ont
subi respectivement les familles de l'inculpé et de la victime. Le droit à un procès dans un délai
raisonnable vise à éviter que l'inculpé soit indûment soumis aux contraintes qu'engendre une
accusation criminelle. Seul le préjudice subi par l'inculpé est pertinent dans ce contexte.
En deuxième lieu, présumant pour les fins du présent débat que ce préjudice soit pertinent dans
le cadre de la revendication du droit énoncé à l'al. 11b) de la Charte, aucune preuve n'indique,

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selon moi, que l'appelant ne peut plus obtenir un procès équitable devant ses pairs. La Cour
d'appel a été unanime à affirmer (à la p. 394): [TRADUCTION] "À notre avis, l'accusé n'a pas
subi de préjudice particulier (en ce sens qu'un procès équitable serait devenu impossible)". Rien
dans la preuve n'établit qu'un témoin de la défense n'est plus disponible ou ne peut plus
témoigner, ni qu'il serait impossible de trouver un jury impartial si tel était la voie choisie pour
le troisième procès. Quoique le passage du temps ait pu estomper les souvenirs des témoins, je
ne vois aucune raison de supposer, ainsi que le fait mon collègue le juge Sopinka, que "les
témoins auront [. . .] peu de souvenirs personnels des événements" (p. 000). La transcription des
deux premiers procès est de nature à contribuer, selon moi, à assurer l'équité du procès, car tous
les éléments de preuve qui pourraient être utiles à la défense ont été conservés.
Sur le tout, compte tenu des faits devant nous, il ne m'est pas possible de conclure que les
délais intervenus au cours des procédures engagées contre l'appelant sont déraisonnables au sens
de l'al. 11b) de la Charte. J'estime que les délais inhérents à un procès pour meurtre, à l'appel et
au nouveau procès sur cette accusation, ainsi que les délais dus aux nombreuses tentatives de
l'appelant, échelonnés dans le temps, pour retenir les services d'un avocat de son choix, comme
je l'ai souligné, fournissent une explication suffisante quant à la période globale de cinq ans qui
s'est écoulée depuis le début des procédures. Ayant soupesé les délais intervenus en l'espèce, le
préjudice occasionné à l'appelant par le passage du temps, particulièrement celui qui ne lui est
pas imputable, la nature et les motifs des délais, la nature de l'accusation ainsi que les autres
circonstances de l'espèce, je ne puis conclure que le délai, pris dans son ensemble, suffit pour
amener l'appelant dans le champ d'application de l'al. 11b).
Commentant la conduite de l'appelant dans l'exercice de son droit à l'assistance d'un avocat,
la Cour d'appel dit (aux pp. 392 et 393):

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[TRADUCTION] Il semble évident qu'en aucun moment entre le 1er mai 1986 et le 21 avril
1987 l'intimé n'a manifesté le désir d'être jugé promptement et expéditivement. Il est
parfaitement raisonnable et compréhensible qu'il souhaite retenir les services d'un avocat
compétent et expérimenté. Il n'est cependant guère raisonnable d'imputer au système les délais
résultant des tentatives de l'intimé d'engager un avocat et de donner à cet avocat le temps qu'il
lui fallait pour se préparer et pour se libérer en vue du procès. Ces délais ne devraient pas être
attribués au ministère public ni considérés comme "systémiques", d'autant plus que l'intimé,
aux époques en question, était représenté par un avocat qui ne s'est jamais opposé aux
différents ajournements et qui, en fait, s'est appliqué à les obtenir.
Il serait vraiment ironique, me semble-t-il, que l'on reproche à la poursuite sa persistance à
vouloir faire juger un accusé "dans un délai raisonnable" alors qu'un accusé qui choisit d'encourir
des délais contre un avantage sur le plan de la tactique pourrait, pour cette raison, invoquer avec
succès le bénéfice d'un droit garanti par l'al. 11b) de la Charte. En dernière analyse, l'appelant
en l'espèce a cru plus important de retenir les services d'un avocat de son choix ainsi que de faire
un nouveau choix afin de pouvoir subir son procès sans jury que de se faire juger dans de plus
brefs délais. Une telle conduite empêche le temps écoulé de jouer en faveur de l'inculpé qui veut
se prévaloir de l'al. 11b).
Toute autre conclusion ouvrirait la porte non seulement à des abus mais aurait des
conséquences déplorables, telles la possibilité que les juges du procès refusent systématiquement
d'accorder des ajournements, déniant, ce faisant, des demandes légitimes d'ajournement
présentées par un accusé. Une politique aussi inflexible ne peut servir les intérêts de
l'administration de la justice, tout comme un tel résultat ne peut être visé par le droit d'être jugé
dans un délai raisonnable.
Dispositif
En conséquence, d'accord avec la conclusion unanime de la Cour d'appel, je suis d'avis de
rejeter le pourvoi. Cela ne clôt cependant pas l'affaire puisque l'appelant prétend qu'au cas où

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il serait débouté de son pourvoi, notre Cour devrait inscrire un verdict d'homicide involontaire
coupable et renvoyer l'affaire pour la détermination de la peine. Tenant pour acquis, sans pour
autant en décider que notre Cour a le pouvoir discrétionnaire de rendre une telle ordonnance, je
refuserais néanmoins de le faire. Accorder cette conclusion subsidiaire reviendrait à autoriser
l'appelant à contourner l'exigence du consentement du poursuivant, prescrite au par. 534(4) du
Code. Comme le ministère public n'a pas changé sa position à l'égard du plaidoyer de culpabilité
d'homicide involontaire coupable, ce plaidoyer serait toujours considéré comme nul et ne pourrait
pas être inscrit au dossier si l'appelant l'offrait lors du procès.
//Le juge Lamer//
Version française des motifs rendus par
LE JUGE LAMER -- Tous les faits de la présente affaire sont exposés dans les motifs de mon
collègue le juge Sopinka et je ne les répéterai pas ici.
La question soulevée par ce pourvoi est identique à celle qui se posait dans les affaires Mills
c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, et R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588: y a-t-il eu violation des
droits garantis à l'accusé par l'al. 11b)?
Dans les motifs que j'ai rédigés dans l'affaire Mills, j'ai donné mon opinion sur la nature du
droit protégé par cette disposition ainsi que sur le critère à appliquer par le tribunal compétent
dans un cas où l'on prétend avoir subi une atteinte au droit d'être jugé dans un délai raisonnable.
L'alinéa 11b) énonce un droit individuel de tous les inculpés à être jugés dans un délai
raisonnable. Je souligne encore une fois que ce droit est, de par sa nature, un droit individuel et

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n'a aucune dimension collective, quoique la société ait certainement intérêt à ce que les
infractions criminelles soient poursuivies promptement et efficacement. Cet alinéa vise à assurer
le respect des intérêts de l'individu et ne fait aucune mention de l'intérêt collectif quoique,
évidemment, il y satisfasse incidemment (voir R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la p. 1311,
jugement rendu le 4 mai 1989). À mon avis, l'objet fondamental de l'al. 11b) est d'assurer, dans
une structure précise, le droit plus étendu à la liberté et à la sécurité de la personne dont nul ne
peut être privé si ce n'est en conformité avec les principes de justice fondamentale. Le but de
l'al. 11b) peut, en d'autres termes, être découvert en se référant à l'art. 7 de la Charte.
L'alinéa 11b) est conçu pour protéger, d'une manière et dans un cadre précis, les droits énoncés
à l'art. 7, quoique la portée de cet article soit plus large que ces manifestations des droits à la
liberté et à la sécurité de la personne que l'on trouve à l'art. 11. Ainsi l'analyse et la bonne
compréhension de l'al. 11b) doivent avoir comme point focal l'individu, ses intérêts et leur
limitation ou les atteintes dont ils font l'objet.
Historiquement, la notion de procès dans un délai raisonnable a été étroitement associée à
l'habeas corpus et au cautionnement et a donc été centrée sur l'intérêt de l'accusé à jouir de sa
liberté et, plus précisément, sur la prévention d'une détention prolongée indûment avant le
procès. En vertu de l'al. 11b), toutefois, la sécurité de la personne doit être assurée aussi
jalousement que la liberté de l'individu. Dans ce contexte, la notion de sécurité de la personne
ne se limite pas à l'intégrité physique, mais englobe aussi l'idée de protection contre un
assujettissement trop long aux vexations et aux vicissitudes d'une accusation criminelle pendante,
y compris la stigmatisation de l'accusé, l'atteinte à la vie privée ainsi que la tension et l'angoisse
résultant d'une multitude de facteurs. Si ces conséquences pénibles sont dans une certaine
mesure inévitables, l'un des objets de l'al. 11b) est de limiter l'effet de ces différentes formes de
préjudice envers l'accusé, en circonscrivant le laps de temps au cours duquel elles peuvent se
produire.

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De là on peut conclure que la tâche des tribunaux consistera à examiner s'il s'agit ou non d'un
délai raisonnable. Malheureusement, la notion de ce qui est raisonnable est difficile à cerner et
à définir juridiquement avec précision et certitude. Il y a toutefois un avantage dans le cas du
délai, puisque le caractère raisonnable est déterminable grâce à la précision qui entoure la
survenance de certains événements, par exemple, l'interpellation, l'enquête préliminaire, le procès
et l'intervalle de temps les séparant.
Dans les affaires Mills et Rahey, j'ai esquissé ce que je crois devrait être le critère à appliquer
pour déterminer si un délai est raisonnable ou non. Il est évident que la liberté de l'accusé est
restreinte dès le jour de son inculpation mais, pour ce qui est de la sécurité de la personne, nous
avons largement affaire à un préjudice moral, ce qui ne peut être établi qu'au prix de difficultés
et de frais considérables. La démarche appropriée, à mon avis, consiste à reconnaître qu'un
préjudice est sous-jacent à ce droit. Puisqu'il n'incombe pas à l'accusé de prouver qu'il y a eu
effectivement préjudice pour que l'article soit applicable, une norme objective s'avère être le seul
moyen réaliste de protéger, en vertu de l'article, l'intérêt du prévenu en matière de sécurité. Dans
cette optique, la question de savoir si la capacité de l'accusé de présenter une défense complète
et équitable a été compromise n'a aucune pertinence lorsqu'il s'agit de décider si le temps écoulé
est déraisonnable, car cela relève de l'équité du procès et se rapporte davantage au droit à un
procès équitable qu'au droit d'être jugé dans un délai raisonnable. De fait, un procès hâtif
pourrait dans certaines situations constituer une atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable,
ce qui est notamment le cas quand on lui alloue peu ou point de temps pour se préparer. À mon
avis, notre critère du caractère raisonnable implique une équilibration de l'atteinte aux droits de
l'accusé à partir du moment de son inculpation, atteinte qui procède du fait même des poursuites
engagées contre lui et qui augmente radicalement avec le passage du temps, et de trois autres
facteurs pouvant justifier le retard: (1) la renonciation à invoquer certaines périodes dans le
calcul; (2) les délais inhérents à la nature de l'affaire et (3) les limitations des ressources

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institutionnelles. Par conséquent, la conduite des parties ne revêt pour nous aucun intérêt; si le
délai peut s'expliquer, il ne devrait pas y avoir de violation de l'al. 11b) donnant lieu à l'arrêt des
procédures, ce qui est la réparation minimale qu'il convient d'accorder en pareil cas.
De plus, dans l'affaire Mills, j'ai traité d'une question connexe, mais néanmoins fondamentale,
découlant de la possibilité d'une violation de l'al. 11b): celle de savoir si on peut à bon droit tenir
compte ou non du délai couru avant l'entrée en vigueur de la Charte dans l'évaluation du caractère
raisonnable du délai et, dans l'affirmative, s'il faut accorder autant de poids à ce délai qu'à celui
qui est postérieur à l'entrée en vigueur de la Charte. Comme l'affaire Mills était la première qui
avait offert à la Cour l'occasion de donner des directives appropriées sur l'application de
l'al. 11b), la portée de cet alinéa et la nature de l'obligation qu'il impose au gouvernement et aux
tribunaux demeuraient incertaines avant le jugement rendu dans cette affaire-là.
Pour ma part, j'estimais que, vu cette incertitude et la nature décisive de la réparation en cas
d'infraction à l'alinéa, c.-à-d. l'arrêt des procédures, une période transitoire était utile et même
s'imposait pour permettre aux tribunaux et au gouvernement de s'acquitter correctement de leurs
obligations en vertu de l'al. 11b).
Cela ne veut toutefois pas dire que des critères différents devraient s'appliquer pendant la
période de transition, c'est-à-dire la période antérieure à ce jugement-là, mais plutôt que le
comportement de l'inculpé et des autorités doit être évalué dans son contexte particulier. En
d'autres termes, il ne serait pas approprié d'accorder le même sens ou la même valeur probante
à des comportements ou à des dossiers de cour datant d'avant ce jugement-là et de le faire en
fonction d'une norme dont les éléments étaient inconnus de tous. Par conséquent, les faits
pertinents relativement à deux des critères du caractère raisonnable élaborés dans ce jugement-là,
soit la renonciation à invoquer le délai et les limitations des ressources institutionnelles, doivent

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être évalués, pendant la période de transition, eu égard aux pratiques suivies par les avocats et
par les fonctionnaires de la cour dans le cadre d'un procès. En fait, j'ai dit au sujet de la
renonciation (à la p. 929):
Une renonciation ne peut donc être déduite du silence, que le prévenu soit
représenté ou non, sauf dans les cas où le délai est causé par le prévenu. Elle doit être expresse
et éclairée.
Mais j'ai ajouté:
Il faut aussi noter que la question de la renonciation, ou de l'acceptation du
délai, va exiger des changements dans les pratiques judiciaires actuelles. Des dispositions
devront être adoptées pour la consignation appropriée des motifs d'ajournement, des
renonciations ou des acceptations du délai par le prévenu, avec une énonciation de la période
de délai qui est acceptée et l'assurance que cette acceptation est éclairée.
J'ai poursuivi en signalant qu'au cours de la période de transition, le silence de l'inculpé ou de
l'avocat de la défense devant les demandes de délai de la poursuite n'entraîne pas nécessairement
les mêmes conséquences qu'après cette période. Quand rien n'indique au dossier que l'inculpé
ou l'avocat de la défense s'y sont opposés, on doit généralement interpréter ce silence comme une
acceptation du délai. Conclure autrement attribuerait rétroactivement un sens à un comportement
et à des dossiers de cour alors que tel n'était pas le but à ce moment-là. Je n'entends pas par là
que le droit en matière de renonciation était incertain avant cet arrêt-là. Néanmoins, les
déclarations faites et enregistrées devant nos tribunaux au moment d'ajournements ou de reports
ne l'ont pas été dans l'optique de demandes en vertu de l'art. 24 qui seraient fondées sur des
allégations de violation de l'al. 11b). Pour des raisons semblables, bien que le délai imputable
aux ressources institutionnelles limitées soit encore un facteur dont il faut tenir compte, il
appartiendra aux tribunaux, au cours de la période de transition, d'excuser tout laps de temps du
moment qu'il découle de limitations institutionnelles réelles. Finalement, j'ai dit que ces mesures

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transitoires ne devront en aucune façon s'appliquer aux personnes qui seront inculpées après le
prononcé de cet arrêt-là.
Ce n'est toutefois que dans l'affaire Rahey que cette Cour à la majorité a statué sur la question
de la renonciation à invoquer le délai dans des circonstances comme celles qui existent en
l'espèce. Appliquant à la présente instance les principes énoncés ci-dessus, je suis d'avis que la
période de transition ne peut être considérée comme ayant pris fin avant le 14 mai 1987, soit la
date à laquelle a été rendu l'arrêt Rahey. À partir du jour où l'appelant a été inculpé jusqu'au
14 mai 1987, on ne saurait attribuer aux délais les mêmes conséquences qu'après cette période,
c'est-à-dire du 14 mai au 26 octobre 1987.
Avant d'en venir à la présente espèce, je veux simplement répéter qu'il n'existe pas de moment
magique passé lequel une violation sera réputée s'être produite et que cette Cour devrait s'abstenir
d'en fixer un. En réalité toutefois, les juges, en examinant chaque situation, évalueront les délais
selon une norme qu'ils estiment constituer à première vue la limite de ce qui est tolérable dans
un cas ordinaire ou moyen. Je m'empresse d'ajouter qu'une conclusion que le délai en question
est à première vue excessif n'est pas une condition préalable à l'examen du caractère raisonnable
du délai, c.-à-d. l'évaluation et l'équilibration des critères énoncés plus haut. C'est simplement
un point approximatif à partir duquel les tribunaux peuvent à bon droit demander à la poursuite
de justifier un délai additionnel. Cette période n'est évidemment qu'un simple point de
référence. Il se peut qu'une équilibration des critères du caractère raisonnable amène à conclure
qu'il y a eu violation pour des délais inférieurs. À l'inverse, des délais plus longs pourront bien
être jugés raisonnables selon, encore une fois, une évaluation et une appréciation des critères.
C'est la demande fondée sur le par. 24(1) qui déclenche l'examen, et non le passage d'un certain
laps de temps. Le laps de temps détermine à qui, de la poursuite ou de l'accusé, le juge
demandera de justifier en quoi l'affaire est inhabituelle.

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Gardant cela présent à l'esprit, nous pouvons maintenant appliquer les critères aux faits de la
présente instance. L'appelant a été inculpé le 29 août 1982 et c'est seulement le 26 octobre 1987
que le troisième procès a repris. Entre-temps, les procédures ont été ralenties par plusieurs
événements et le délai intervenu, s'il reste inexpliqué, est assurément déraisonnable à première
vue. Le ministère public le reconnaît d'ailleurs. Un examen attentif de l'ensemble des procédures
nous confirme que la majeure partie de ce délai s'explique facilement par le fait que l'appelant
ne s'est opposé à aucun des ajournements et qu'un grand nombre de ceux-ci ont été en réalité
demandés par lui. Comme je l'ai déjà mentionné, on ne saurait, au cours de la période de
transition, attribuer au silence de l'accusé ou de l'avocat de la défense devant des ajournements
et des reports, les mêmes conséquences qu'après cette période. Quand rien au dossier n'indique
que l'accusé ou l'avocat de la défense s'y soient opposés, on doit généralement interpréter ce
silence comme une acceptation du délai. Il y a donc eu renonciation à l'égard des périodes allant
jusqu'au 14 mai 1987, c'est-à-dire celles antérieures à l'arrêt Rahey. Pour ce qui est des
ajournements demandés par l'accusé, je tiens pour incontestable que l'accusé, qu'il fût ou non
représenté par un avocat, a, d'une manière claire et non équivoque et en pleine connaissance de
ses droits, renoncé à les invoquer et que les tribunaux se sont acquittés de leur devoir de s'assurer
que cette renonciation par l'accusé à invoquer le temps écoulé a été claire, non équivoque et
éclairée en ce qui concerne le droit en question et l'effet d'une renonciation sur ce droit. Pour ce
qui est de la période du 14 mai 1987 au 26 octobre 1987, je me contente de rappeler que le
troisième procès a débuté devant le juge Callon le 21 avril 1987 et qu'à cette occasion l'accusé
a demandé au juge d'être autorisé à faire un nouveau choix afin d'être jugé par un juge siégeant
sans jury. Puisque la question du droit de l'accusé à un tel choix devait être débattue devant la
Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire R. v. Turpin en mai 1987 et comme le juge Callon ne
voulait pas courir le risque de rendre une décision incompatible avec l'opinion de la Cour d'appel,
l'affaire a été ajournée au 1er juin 1987, date prévue pour la tenue d'une audience de fixation du
rôle, et le procès pour meurtre a alors été fixé au 26 octobre 1987. La cour a accordé en toute

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objectivité un temps réaliste pour la préparation d'une cause du genre dont il s'agit en l'espèce,
tenant compte à cette fin de la nature de l'accusation, du nombre de témoins, de la complexité de
l'affaire et de son déroulement. J'estime que le délai en question est justifié.
À mon avis, l'appelant n'a pas établi une violation du droit garanti par l'al. 11b). Je devrais
ajouter que, si les événements en question étaient survenus postérieurement à l'arrêt rendu par
notre Cour dans l'affaire Rahey, je n'aurais pas considéré le très long laps de temps entre la fin
du deuxième procès et la date prévue pour le début du troisième, soit environ dix-huit mois,
comme ayant été accepté du fait de l'absence d'opposition et j'aurais conclu à une violation de
l'al. 11b) de la Charte, ainsi que le fait mon collègue le juge Sopinka. Appliquant toutefois la
méthode qui tient compte de la période de transition, je suis d'avis que le silence de l'appelant au
cours de la majeure partie de cette période doit s'interpréter comme une acceptation du délai,
puisque le dossier ne fait mention d'aucune opposition de la part de l'accusé ou de l'avocat de la
défense. Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
//Le juge Sopinka//
Version française des motifs rendus par
LE JUGE SOPINKA (dissident) -- Il s'agit d'un pourvoi contre un arrêt de la Cour d'appel de
l'Ontario (1988), 26 O.A.C. 389, qui a accueilli l'appel de la décision du juge Smith de la Haute
Cour de l'Ontario. En application de l'al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés, le
juge Smith avait ordonné la suspension des procédures en raison du délai déraisonnable à juger
l'accusation de meurtre portée contre l'appelant.

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Le troisième procès devait débuter en octobre 1987, plus de cinq ans après l'inculpation de
l'appelant pour meurtre. À cette date, l'appelant a présenté une motion en suspension des
procédures, en invoquant la violation de l'al. 11b) de la Charte et l'abus de procédure. Les faits
et le déroulement des procédures sont au c{oe}ur de la décision à rendre sur le présent pourvoi
et doivent donc être examinés en détail.
Les faits
Le 29 août 1982, au cours d'un fête autour d'un feu de joie, l'appelant et un nommé Warren
Leach se sont battus. L'appelant avait alors 21 ans. Il y avait depuis longtemps de l'animosité
entre l'appelant et Leach. Leach a été poignardé seize fois et est mort de ses blessures. Plus tard,
le même jour, l'appelant a été arrêté et accusé du meurtre au premier degré de Leach.
L'appelant a été incarcéré jusqu'au 13 septembre 1982, puis remis en liberté provisoire en
attendant son procès. L'enquête préliminaire s'est tenue en partie les 12 et 13 janvier 1983 et s'est
poursuivie quatre mois plus tard, le 9 et le 19 mai 1983, parce que les deux jours retenus en
janvier ne suffisaient pas pour terminer l'enquête. L'appelant a été renvoyé à son procès sur
l'accusation de meurtre au premier degré.
Le 24 juin 1983, le procès a été reporté au 5 décembre 1983, du consentement des parties, pour
permettre l'audition de la demande de l'appelant d'annuler le renvoi à son procès sur l'accusation
de meurtre au premier degré. La demande a été rejetée et, le 13 septembre 1983, la date du
procès fixée au 6 décembre 1983 a été confirmée. Peu après, le 15 décembre 1983, soit presque
16 mois après le dépôt de l'accusation, le jury a rendu un verdict d'acquittement relativement à
l'accusation de meurtre au premier degré, mais un verdict de culpabilité de l'infraction moindre
et comprise de meurtre au deuxième degré. L'appelant a été condamné à l'emprisonnement à

- 47 -
perpétuité, sans admissibilité à la libération conditionnelle avant dix ans. À ce procès, l'appelant
était représenté par Me Leonard Shore.
L'appelant a interjeté appel de sa déclaration de culpabilité; cet appel a été entendu en
décembre 1984 et l'appelant y était représenté par Me Brian Greenspan. Le 24 janvier 1985, la
Cour d'appel de l'Ontario a accueilli l'appel en partie parce que le juge du procès avait commis
une erreur dans les directives qu'il avait données au jury sur la provocation. La Cour d'appel a
ordonné un nouveau procès. L'appelant a été incarcéré pendant plus de treize mois, du 14
décembre 1983 au 1er février 1985, puis a été libéré sous cautionnement.
L'appelant a comparu lors d'une audience de fixation du rôle, le 4 mars 1985, puis après
ajournement, une autre fois le 25 juin 1985; la date de son deuxième procès a alors été fixée au
7 janvier 1986. Le 15 novembre 1985, Me Shore, l'avocat qui avait représenté l'appelant à son
premier procès a demandé l'autorisation de se retirer du dossier. L'appelant cherchait à obtenir
les services de Me Greenspan pour le représenter au deuxième procès. Le juge Osborne a rejeté
la demande de Me Shore parce qu'il craignait que le nouvel avocat ne puisse être prêt pour le 7
janvier 1986.
Cependant, le 5 décembre 1985, Me Shore a renouvelé sa demande et cette fois, le juge
Osborne lui a accordé l'autorisation de se retirer du dossier. Le 10 décembre 1985, le juge
Osborne a aussi statué que le procès débuterait le 7 janvier 1986. Il restait un mois à l'appelant
pour se trouver un autre avocat pour le deuxième procès. Conway n'a pas trouvé de nouvel
avocat et a comparu sans avocat à la date prévue pour le début du procès, le 7 janvier 1986.
L'appelant a alors présenté au juge Osborne une liste de onze avocats criminalistes, dont Me
Greenspan, qui avaient déclaré ne pouvoir accepter de représenter l'appelant en raison de la très
grande proximité de la date du procès. Bien que la poursuite et le juge se soient dits inquiets des

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délais, l'affaire a été reportée au 21 avril 1986 pour permettre à l'appelant de trouver un autre
avocat.
Le deuxième procès a commencé le 21 avril 1986; Me Greenspan représentait l'appelant. Le
1er mai 1986, après deux jours de délibérations, le jury n'a pu s'entendre sur un verdict et ce
procès a avorté.
À une nouvelle audience de fixation du rôle tenue le 26 mai 1986, l'appelant n'était pas
représenté, mais un avocat du cabinet de Me Shore agissait en son nom. Me Greenspan avait
avisé l'accusé qu'il ne lui serait plus possible de le représenter dans des procédures qui se
dérouleraient à Ottawa. La cause a été remise au 16 juin 1986 afin de permettre à l'appelant de
se présenter avec un avocat à l'audience de fixation de la date de son troisième procès. À cette
date, bien que Me Shore ait parlé au nom de l'appelant, celui-ci n'avait pas encore retenu les
services d'un avocat. La date du procès a néanmoins été fixée au 22 septembre 1986. La
demande de changement du lieu du procès présentée par Me Greenspan pour faire tenir le procès
à Toronto a été rejetée le 8 août 1986.
Après le deuxième procès, l'appelant a présenté une demande au Régime d'aide juridique de
l'Ontario. Il avait fait cette demande avant de comparaître à l'audience de fixation de la date du
procès du 16 juin 1986. Lors de cette comparution, la demande présentée à l'aide juridique par
Conway n'avait pas encore été acceptée. Après deux refus, l'appelant a finalement été admis à
l'aide juridique en juillet 1986, sous certaines conditions financières.
À la date fixée pour le troisième procès, le 22 septembre 1986, l'appelant a demandé un
ajournement parce qu'il n'avait pas réussi a retenir les services d'un nouvel avocat.
L'ajournement a été accordé malgré l'opposition de la poursuite et le procès a été fixé au 10

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novembre 1986. Le 2 octobre 1986, l'accusé a présenté une demande de report de la date du
procès parce que Me Donald Bayne, le nouvel avocat, ne pouvait agir pour l'appelant que s'il y
avait remise du procès. Cette demande a été rejetée. Une nouvelle demande présentée le 4
novembre 1986 a aussi été rejetée. De la mi-septembre jusqu'à la fin d'octobre 1986, sept avocats
au moins ont été contactés pour assurer la défense de l'accusé au procès fixé au 10 novembre
1986. Les affidavits de ces avocats ont été produits pour établir l'impossibilité pour eux de
représenter l'appelant à aussi brève échéance.
À l'occasion d'une nouvelle demande, le juge O'Brien a ordonné de ne pas tenir le procès avant
la conclusion d'un autre procès pour meurtre, sans lien avec l'espèce, qui devait débuter le 17
novembre 1986. Le 4 décembre 1986, l'appelant a présenté au juge Watt une autre demande
d'ajournement. Cette fois, la demande de Me Bayne a été accueillie et le procès fixé au 21 avril
1987.
Le 21 avril 1987, l'appelant a comparu devant le juge Callon et a indiqué qu'il voulait changer
son choix et être jugé par un juge sans jury. La question de savoir si le Code criminel accorde ce
droit à un accusé devait être débattue devant la Cour d'appel de l'Ontario en mai 1987 (décision
publiée R. v. Turpin (1987), 36 C.C.C. (3d) 289, pourvoi rejeté, [1989] 1 R.C.S 1296). Le juge
Callon a ajourné l'affaire à l'audience de fixation du rôle du 1er juin 1987. Le juge Callon estimait
préférable d'attendre l'arrêt de la Cour d'appel. Le 1er juin 1987, à l'audience d'appel du rôle, la
date du troisième procès a été fixée au 26 octobre 1987.
Au début du troisième procès, le 26 octobre 1987, l'appelant a comparu devant le juge Smith
et a inscrit un plaidoyer de non-culpabilité relativement à l'accusation de meurtre et un plaidoyer
de culpabilité relativement à l'accusation comprise d'homicide involontaire coupable. La
poursuite a refusé le plaidoyer de culpabilité parce que l'appelant n'a pas voulu acquiescer à une

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proposition commune de peine de 15 ans d'emprisonnement. L'appelant a ensuite présenté une
demande de suspension des procédures pour le motif que la tenue d'un troisième procès dans ces
circonstances constituerait un abus de procédure et pour celui qu'en raison du temps écoulé
depuis le début des procédures son droit d'être jugé dans un délai raisonnable garanti par
l'al. 11b) de la Charte avait été violé.
L'appelant a été incarcéré pendant treize mois et demi, si l'on ajoute la période d'incarcération
qui a suivi son arrestation à celle qui va de la fin du premier procès jusqu'à l'arrêt de la Cour
d'appel. Pendant qu'il était en liberté sous cautionnement, l'appelant était assujetti à un certain
nombre de restrictions, notamment celle de ne pas résider chez ses parents, à Barrhaven. Il
devait aussi se présenter toutes les semaines au poste de la police provinciale de l'Ontario à
Manotick. De plus, la durée et le nombre des procédures au cours des cinq années ont exigé que
l'appelant comparaisse au tribunal pour deux procès, pour un appel et à de nombreuses autres
occasions pour la fixation des dates des procès ou leurs ajournements.
L'appelant a soumis des éléments de preuve pour établir qu'il souffrait de stress et d'angoisse
et avait été marqué par tous ces retards. L'incertitude dans laquelle il vivait était encore aggravée
par la durée des délais qui, en outre, bouleversaient constamment sa vie familiale et sociale. Ses
études avaient été perturbées et sa santé en était affectée. La défense de l'appelant consiste à
invoquer la légitime défense et la provocation. Le sort de ces moyens de défense dépend d'une
preuve par témoins. L'appelant soutient que son droit à un procès équitable est compromis.
Les jugements d'instance inférieure
La Haute Cour

- 51 -
Le 6 novembre 1987, le juge Smith a contresigné une ordonnance d'arrêt des procédures
engagées contre l'appelant. Dans ses motifs oraux, le juge Smith a déclaré que les faits et les
circonstances de la poursuite de l'appelant ne justifiaient pas l'arrêt des procédures pour le motif
d'abus de procédure. Le juge Smith a affirmé que la cour devait exercer avec retenue le pouvoir
discrétionnaire qu'elle possède d'arrêter les procédures pour abus de procédure. L'abus de
procédure exige que la poursuite se comporte de manière oppressive ou vexatoire ou qu'elle
adopte une conduite blamâble qui porte atteinte aux principes de justice fondamentale. Bien que
le juge Smith ait estimé qu'il aurait pu voir un abus de procédure dans le refus de la poursuite
d'accepter le plaidoyer de culpabilité sur l'accusation d'homicide involontaire coupable parce que
l'accusé n'acquiesçait pas à la recommandation conjointe relative à la peine, il a conclu que le
ministère public avait agi avec équité et compétence.
Cependant, après avoir examiné la nature des procédures et le délai de plus de cinq ans écoulé
entre le dépôt de l'accusation et la date fixée pour le troisième procès, le juge Smith a conclu que
le droit de l'appelant d'être jugé dans un délai raisonnable, garanti par l'al. 11b), avait été violé.
Il a donc ordonné l'arrêt des procédures relatives à l'accusation de meurtre au deuxième degré
parce que le temps pris pour résoudre l'affaire résultait largement de délais inhérents au système.
Le juge Smith a rejeté l'affirmation de la poursuite selon laquelle l'appelant avait implicitement
renoncé au droit d'invoquer le retard injustifié à cause des ajournements rendus nécessaires par
ses difficultés à se trouver un avocat. Le délai de cinq ans a été attribué largement à des délais
inhérents au système, mais inutiles.
La Cour d'appel
La Cour d'appel de l'Ontario, à l'unanimité, a infirmé l'ordonnance d'arrêt des procédures et
ordonné un nouveau procès. La Cour d'appel a confirmé l'avis du tribunal de première instance

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que le comportement du ministère public ne constituait pas un abus de procédure. Ni le refus de
la poursuite d'accepter le plaidoyer de culpabilité sur l'accusation d'homicide involontaire
coupable, ni le refus de consentir à un procès devant un juge seul ne constituaient, aux yeux de
la cour, un abus de procédure.
La Cour d'appel a affirmé que, même si le temps écoulé depuis le dépôt de l'accusation et la
suspension des procédures est à première vue excessif, il n'y a pas eu violation du droit de
l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable. Les délais n'étaient pas imputables à la poursuite,
mais étaient soit neutres soit nécessaires pour assurer un procès équitable à l'accusé. La Cour
d'appel fait observer que la société a un intérêt à ce que les affaires criminelles soient tranchées
au fond à la suite d'un procès équitable. En statuant qu'il n'y avait pas eu violation de l'al. 11b),
la cour a affirmé que, pour autant que les délais ne sont pas déraisonnables, les délais inhérents
au fonctionnement du système même qui vise à juger équitablement les accusations criminelles
par un procès ne devraient pas eux-mêmes servir de fondement à l'octroi d'une ordonnance d'arrêt
des procédures.
L'abus de procédure
L'appelant soutient qu'exiger un troisième procès dans les circonstances de l'espèce
équivaudrait à un abus de procédure. L'appelant soutient encore que l'insistance que la poursuite
met à lier son consentement à un plaidoyer de culpabilité d'homicide involontaire coupable à une
recommandation conjointe de peine constitue un abus de procédure. Je partage la conclusion des
tribunaux d'instance inférieure selon laquelle la conduite de la poursuite en l'espèce ne peut
justifier l'arrêt des procédures pour abus de procédure.
Le droit d'être jugé dans un délai raisonnable

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L'appelant soutient qu'exiger un troisième procès plus de cinq ans après le dépôt de
l'accusation porte atteinte à son droit d'être jugé dans un délai raisonnable garanti par l'al. 11b)
de la Charte. L'alinéa 11b) dit:
11. Tout inculpé a le droit:
. . .
b) d'être jugé dans un délai raisonnable;
En toute déférence, je ne peux souscrire à l'opinion de la majorité sur ce point.
Application aux procédures d'appel
L'espèce pose carrément la question de savoir si le droit garanti par l'al. 11b) de la Charte
s'applique aux procédures d'appel. Pris à la lettre, l'al. 11b) peut sembler comporter uniquement
le droit pour une personne de subir son procès assez promptement, de sorte qu'il n'existerait pas
de droit garanti par la Constitution à une décision ou au prononcé d'une peine dans un délai
raisonnable. Cependant, la disposition n'a pas été interprétée de façon aussi restrictive, ce qui
est compréhensible.
Dans l'arrêt R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, cette Cour a été appelée à déterminer la portée
de l'al. 11b). Dans cette affaire, la poursuite avait terminé sa preuve quatorze mois après le dépôt
des accusations d'avoir fait de fausses déclarations et d'avoir volontairement éludé le paiement
d'impôts, portées en vertu du par. 239(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu. Une requête en verdict
imposé avait été présentée et le juge avait pris onze mois pour la rejeter. L'accusé soutenait que
ce dernier délai était aussi une violation de l'al. 11b) même si le procès lui-même avait été tenu
dans des délais raisonnables.

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Le juge Lamer (avec l'appui du juge en chef Dickson) a conclu que, pour les fins de l'al. 11b),
la période ne se terminait pas arbitrairement à la fin du procès. Aux pages 610 et 611 de l'arrêt
Rahey, précité, le juge Lamer dit:
Comme je l'ai déjà affirmé dans les présents motifs et dans l'arrêt Mills [R. c.
Mills, [1986] 1 R.C.S. 863], l'al. 11b) protège contre un assujettissement trop long à une
accusation criminelle pendante et vise à soulager de la tension et de l'angoisse qui persistent
jusqu'à ce que l'affaire soit finalement tranchée. En l'espèce, le délai est survenu avant la
détermination de la culpabilité ou de l'innocence et ainsi, tant que l'instance est demeurée
pendante, l'appelant a continué d'éprouver de la tension et de l'angoisse [. . .] Mettre fin à la
protection offerte par l'al. 11b) dès l'ouverture du procès, sans en outre considérer comme
pertinent tout délai qui peut survenir par la suite, reviendrait à faire abstraction de l'objet de
cette disposition et à diminuer indûment la protection souhaitée. Les stigmates résultant d'une
inculpation disparaissent non pas lorsque l'inculpé est traduit devant les tribunaux pour subir
son procès, mais lorsque le procès prend fin et que la décision est rendue. Le calcul du délai
ne cesse pas au moment de l'ouverture du procès, mais se poursuit plutôt jusqu'à la toute fin
de l'histoire, et le tout doit se dérouler dans un délai raisonnable.
Le juge La Forest (avec l'appui du juge McIntyre) a aussi conclu dans Rahey, précité, aux pp.
632 et 633, que le droit garanti par l'al. 11b) s'étend au-delà du procès et vise à ce que la décision
elle-même soit rendue promptement. Je reconnais que le texte français lève toute ambiguïté que
peut laisser la version anglaise et indique que le droit d'une personne d'être jugée promptement
va au-delà du procès. La version française dit:
11. Tout inculpé a le droit:
. . .
b) d'être jugé dans un délai raisonnable;
"Jugé" signifie "ayant fait l'objet d'un jugement" ou "d'une condamnation" et comporte le sens
de décision allant au-delà du procès lui-même. Si l'on avait voulu que l'article s'applique à
l'ouverture du procès seulement, on aurait dit "mis en jugement". À tout le moins, le prononcé
de la décision ou de la peine doit faire partie de l'activité visée par l'al. 11b). Les principes

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d'interprétation des lois veulent qu'une personne accusée d'une infraction criminelle puisse se
prévaloir de la plus favorable des deux versions officielles, qui en l'espèce se trouve être la
version française.
Dans Rahey, précité, le juge La Forest dit à la p. 633:
Le fait d'être cité rapidement à son procès constituerait une maigre consolation pour un accusé
si le procès lui-même pouvait être prolongé indéfiniment par le juge. La question du délai doit
pouvoir être évaluée à tous les stades d'une instance criminelle, depuis le dépôt de l'accusation
jusqu'au prononcé du jugement au procès.
Les droits d'un accusé seraient, certes, gravement restreints si l'al. 11b) ne s'appliquait que
jusqu'au début du procès. Cependant la question de savoir si l'al. 11b) s'applique aux délais
relatifs à l'appel n'a pas été tranchée dans l'arrêt Rahey. Ce pourvoi soulève directement cette
question.
Dans United States v. Loud Hawk, 474 U.S. 302 (1986), la Cour suprême des États-Unis a
examiné le rôle des délais occasionnés par les appels dans le cadre d'une demande du défendeur
qui alléguait la violation de son droit à un procès expéditif que lui garantit le Sixième
amendement. Après le dépôt d'un nouvel acte d'accusation, il s'était écoulé 44 mois en raison
principalement d'appels interlocutoires formés par les défendeurs et le gouvernement contre des
décisions relatives à des procédures antérieures au procès. Le juge Powell, pour la majorité (5
contre 4) a reconnu que les intérêts protégés par la procédure d'appel peuvent parfois s'opposer
aux intérêts d'un procès expéditif. Les délais occasionnés par une procédure d'appel peuvent être
un des facteurs à considérer pour déterminer si le défendeur a été privé du droit à un procès
expéditif. Cependant, dans les circonstances précises de l'affaire, la majorité a conclu que les
retards invoqués par les défendeurs n'étaient pas suffisants pour entraîner une violation du droit

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que le Sixième amendement leur garantissait. Plutôt que d'écarter l'idée que des retards dans la
procédure d'appel puissent comporter une violation du droit à un procès expéditif, la majorité a
simplement affirmé qu'il faut tenir compte du motif de tous les retards. Dans des motifs de
dissidence, le juge Marshall a conclu qu'il y avait eu violation du droit des défendeurs à un procès
expéditif en conséquence directe des délais intervenus devant la cour d'appel.
La Cour européenne des droits de l'homme a examiné des dispositions similaires dans l'affaire
Wemhoff, arrêt du 27 juin 1968, Série A no 7. Les paragraphes 5(3) et 6(1) de la Convention
européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 223,
édictent ceci:
5(3) Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au
paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre
magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d'être jugée dans un
délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée
à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience.
6(1) Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement,
publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par
la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit
du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
Bien que, selon la cour, le droit prévu au par. 5(3) s'étende seulement au procès en première
instance, la cour a statué que le droit à une audition publique dans un délai raisonnable accordé
par le par. 6(1) ne se limite pas à exiger que le premier procès soit entrepris avec diligence. On
a statué que ce droit s'applique à la période qui suit le procès, jusqu'au prononcé d'une décision.
De même, le droit s'étend à l'égard des délais relatifs aux décisions en appel. La cour dit
expressément, à la p. 26:

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La Cour estime que cette disposition a plus précisément pour objet, en matière
pénale, d'obtenir que les accusés ne demeurent pas pendant un temps trop long sous le coup
d'une accusation et qu'il soit décidé sur son bien-fondé.
Il n'est donc pas douteux que la période à prendre en considération dans
l'application de cette disposition s'étend pour le moins jusqu'à la décision d'acquittement ou
de condamnation, fût-elle rendue en degré d'appel.
Cette interprétation de la Convention, selon laquelle le droit vaut jusqu'à la détermination de
l'affaire au dernier niveau d'appel, reconnaît apparemment que le tort causé à l'appelant ne se
limite pas à la période précédant le premier procès, mais qu'il continue jusqu'à ce que tous les
recours possibles d'appel aient été épuisés.
Je suis d'avis que l'al. 11b) étend le droit procédural d'être jugé dans un délai raisonnable
jusqu'aux procédures d'appel. Il faut interpréter le mot "jugé" en fonction de l'objet de la
disposition. L'alinéa 11b) a pour objet de réduire le plus possible, par la tenue des procédures
dans un délai raisonnable, le préjudice causé à un accusé par le fait d'un accusation criminelle.
Il n'y a pas de doute que la plupart des personnes inculpées d'une infraction subissent un certain
tort, que ce soit le stress, l'angoisse ou l'atteinte à leur réputation. De plus, le tort augmente
vraisemblablement avec le temps et dure jusqu'à l'issue de l'affaire. L'alinéa 11b) de la Charte
assure aux personnes une certaine protection contre les procédures excessivement longues.
Puisque le problème que l'al. 11b) vise à corriger (le préjudice causé à l'accusé) dure jusqu'à ce
que les procédures d'appel soient terminées, ce serait une protection mince et illusoire si, par
interprétation, on arrivait à conclure qu'il ne s'applique qu'au premier procès. L'objet de l'al. 11b)
est de conception plus générale; il tend à garantir à l'accusé le droit d'obtenir une décision
définitive sur l'accusation, sans délai abusif.
Tout notre système de justice a été assujetti à l'examen en vertu de la Charte, notamment de
l'al. 11b). Dans l'exécution de leurs fonctions, les tribunaux judiciaires, y compris les cours

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d'appel de tous les niveaux, doivent reconnaître la nécessité de disposer des accusations portées
contre les justiciables avec une célérité raisonnable. Le préjudice causé à un accusé en raison
des délais ne cesse qu'au moment du jugement définitif. Je suis donc d'avis que tous les délais
antérieurs au prononcé du jugement définitif sont assujettis à l'examen fondé sur l'al. 11b), même
si des cours d'appel sont en cause. Le système judiciaire doit manifester une efficacité
raisonnable à tous les niveaux si l'al. 11b) doit avoir un sens. Le gouvernement, qui est
responsable de l'administration des tribunaux, et la magistrature doivent l'un et l'autre voir à ce
que les procès et les appels se déroulent et arrivent à une conclusion dans des délais raisonnables.
En vertu de l'al. 11b), il faut tenir compte du laps de temps correspondant aux procédures
d'appel engagées tant par la poursuite que par l'accusé. Cependant, on doit évaluer le temps en
tenant compte des délais inhérents à la cour d'appel dont il s'agit. Le recours aux procédures
d'appel ajoute naturellement des délais au temps total nécessaire pour arriver à la solution
définitive d'un litige. L'évaluation du caractère raisonnable des délais doit tenir compte de la
quantité de procédures et de leur nature.
En quoi consiste un délai déraisonnable?
Il est bien établi que l'interprétation des droits garantis par la Charte doit être envisagée en
fonction de leur objet sous-jacent. (Voir Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big
M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295). Le but de l'al. 11b) est d'empêcher qu'un accusé subisse
un préjudice quelconque à cause du retard abusif à lui faire subir son procès ou à arriver à la
solution définitive du litige.
Cette Cour a eu l'occasion d'examiner l'objectif global de l'al. 11b) dans les arrêts Mills et
Rahey, précités. Les juges qui ont participé au jugement dans ces arrêts ont, dans l'ensemble, été

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d'avis que l'al. 11b) avait pour but général de protéger davantage les droits plus étendus à la
liberté et à la sécurité de la personne que l'art. 7 de la Charte a constitutionnalisés. Je reconnais
que l'al. 11b) se fonde en partie sur l'idée d'assurer qu'il ne sera pas porté atteinte indûment à la
liberté et à la sécurité de la personne de l'accusé par le défaut de terminer les procédures
criminelles dans un délai raisonnable.
Les juges qui ont participé aux arrêts Mills et Rahey ont reconnu la nécessité de tenir compte
des droits de l'accusé à la liberté et à la sécurité de sa personne. Cependant, les juges de cette
Cour qui ont participé à l'arrêt Mills et, plus spécialement à l'arrêt Rahey, ont fait des analyses
légèrement différentes de l'al. 11b). Il ressort des opinions des quatre juges qui ont rédigé des
motifs dans l'arrêt Rahey qu'il n'y a pas eu d'unanimité sur les points suivants: (1) existe-t-il une
présomption irréfragable de préjudice causé au droit à la sécurité de l'accusé ou s'agit-il d'une
conclusion que la Cour peut tirer? (2) la violation du droit de l'accusé d'obtenir un procès
équitable est-elle une forme de préjudice que l'al. 11b) vise à limiter? (3) le préjudice
s'évalue-t-il à partir du dépôt de l'accusation ou seulement à partir du moment où le délai est
devenu excessif? Ces divergences n'ont cependant pas modifié l'issue du pourvoi dans l'arrêt
Rahey. Je crois qu'il est possible de trancher le présent pourvoi sans essayer de concilier tous les
avis différents qui ont été exprimés dans ces deux arrêts. Il vaudrait mieux le faire à l'occasion
d'une affaire dans laquelle ces questions auraient une influence sur l'issue du litige et à laquelle
tous les juges de la Cour pourraient prendre part. On a de plus en plus souvent recours à
l'al. 11b) et il est probable que cette tendance se maintiendra et même qu'elle s'accentuera. Il
importe donc que cette Cour adopte une approche pragmatique qui ne compliquera pas indûment
l'application de l'al. 11b). Je m'exprimerai donc en gardant cette nécessité à l'esprit et en toute
déférence pour les avis exprimés par mes collègues.

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La partie qui invoque la violation de l'al. 11b) ne peut, par cette seule allégation, obliger la
poursuite à justifier le temps écoulé depuis le dépôt de l'accusation. Au contraire, il incombe à
l'accusé d'établir, à la satisfaction de la cour, que le délai est à première vue déraisonnable. Dans
l'arrêt Barker v. Wingo, 407 U.S. 514 (1972), à la p. 530, le juge Powell dit au nom de la Cour
suprême des États-Unis que ce n'est que si le délai pouvait être présumé préjudiciable que la cour
s'engagerait dans l'analyse des différents facteurs à considérer. Le juge Le Dain dans l'arrêt
Rahey, précité, à la p. 616, et la Cour d'appel de l'Ontario dans les arrêts R. v. Antoine (1983), 5
C.C.C. (3d) 97 et dans R. v. Askov (1987), 37 C.C.C. (3d) 289 ont adopté cette analyse qui
consiste à examiner d'abord si les délais qui sont à première vue déraisonnables.
L'alinéa 11b) suppose qu'il faut un temps raisonnable pour faire aboutir une affaire au procès.
C'est le délai inhérent aux exigences du procès et de l'appel. Il faut le temps de préparer et de
tenir l'enquête préliminaire, s'il y a lieu, et de prévoir la comparution des témoins. De plus, il y
a des délais systémiques normaux: les ajournements destinés à permettre aux avocats d'organiser
leur emploi du temps, ceux qu'exige la comparution des témoins et la disponibilité des salles
d'audience. Cette liste n'est pas exhaustive. Nous en sommes venus à accepter comme normaux
des délais raisonnables pour ces questions, tenant compte que le système n'est pas parfait et que
les ressources ne sont pas illimitées. Il ne faut pas établir une distinction trop nette entre ce qui
est raisonnable et ce qui est abusif, mais c'est une distinction que les juges et les avocats
connaissent très bien et qu'ils sont en mesure de faire.
L'accusé doit convaincre le tribunal que le délai dont il se plaint dépasse ce qui est raisonnable.
La norme de persuasion applicable exige que l'accusé démontre que le délai est, à première vue,
déraisonnable ou qu'il dépasse suffisamment les délais inhérents aux procédures pour obliger la
poursuite à se justifier. Il n'est ni possible ni souhaitable de préciser exactement le délai au-delà
duquel un procès en particulier est tenu pour si tardif qu'il entraîne l'application de l'al. 11b). Les

- 61 -
tribunaux et plus spécialement les juges de première instance doivent évaluer chaque cas en
fonction de ses circonstances précises afin de déterminer si le délai est, à première vue,
déraisonnable.
Dans le présent pourvoi, cette preuve découle du délai de cinq ans et la poursuite reconnaît
volontiers que ce délai est, à première vue, déraisonnable.
La poursuite peut justifier le délai en se fondant sur des circonstances ou caractéristiques
spéciales de l'affaire qui ont nécessité plus de temps; par exemple, le fait que certains aspects de
l'affaire ont exigé un supplément d'enquête par rapport à ce que cette accusation requiert
normalement, ou qu'il a fallu plus de temps pour assurer la présence des témoins à cause de
circonstances dont on ne peut raisonnablement tenir la poursuite responsable. La poursuite peut
aussi invoquer les retards occasionnés par les actes de l'accusé ou de son avocat, ce qui inclut la
renonciation à se prévaloir des délais qu'il prétend maintenant excessifs. La poursuite ne peut
cependant pas justifier de longs délais inhérents au système, même si elle n'a pas de contrôle sur
ceux-ci. L'alinéa 11b) n'aurait aucun sens si l'on pouvait excuser des délais excessifs à faire subir
un procès pour des motifs tels que le manque de disponibilité de juges, d'avocats ou de salles
d'audience. De plus, le fait qu'on ait toléré de longs délais systémiques dans le passé ne les met
pas à l'abri d'un examen en vertu de l'al. 11b).
Quoiqu'un certain délai soit inhérent au processus lui-même, il faut limiter la possibilité pour
la poursuite d'invoquer la charge de travail exceptionnellement lourde qui est imposée à un
tribunal en particulier afin de justifier un délai excessivement long. L'encombrement du rôle de
la cour n'est pas imputable à l'accusé et ne devrait pas jouer contre ses droits constitutionnels.
De la même manière, l'al. 11b) exige que la magistrature rende ses décisions dans des délais
raisonnables. Les juges eux aussi doivent assumer une part de la responsabilité de prévenir une
atteinte aux intérêts de l'accusé qui résulterait d'un délai déraisonnable.

- 62 -
Le droit de l'accusé à un avocat fait partie du système au même titre que le rôle du substitut.
L'impossibilité pour l'accusé de retenir les services d'un avocat ou l'échec de ses démarches en
ce sens ne peuvent justifier des retards déraisonnables à moins que l'accusé ne soit lui-même
responsable de cet échec ou de cette impossibilité. Comme dans le cas d'autres délais
systémiques, certains des délais liés à cette raison doivent être tolérés, mais la question demeure
de savoir si un retard précis peut être justifié sur la base des délais inhérents à l'affaire.
Il arrive fréquemment, comme en l'espèce, que la poursuite invoque la renonciation de
l'accusé. Celui-ci peut avoir causé des retards ou acquiescé à des délais de sorte qu'il ne lui est
plus possible de les inclure dans le délai total dont il se plaint. Cette Cour a déjà statué dans
l'arrêt Korponay c. Procureur général du Canada, [1982] 1 R.C.S. 41, à la p. 49, que pour que la
renonciation soit valide "il faut qu'il soit bien clair que la personne renonce au moyen de
procédure conçu pour sa protection et qu'elle le fait en pleine connaissance des droits que cette
procédure vise à protéger et de l'effet de la renonciation sur ces droits au cours de la procédure".
(Souligné dans l'original.)
Dans le cadre de la renonciation aux services d'un avocat, cette Cour a statué, dans l'arrêt
Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383, que la renonciation exige une certaine connaissance
de ses conséquences. Manifestement, la personne doit se rendre compte de la conséquence de
la renonciation sur la possibilité d'invoquer le même droit plus tard.
Je partage entièrement l'avis exprimé par le juge Lamer dans l'arrêt Mills, précité, à la p. 929:
Le tribunal a donc le devoir de s'assurer pleinement que la renonciation à invoquer le délai est
claire, sans équivoque et éclairée quant au droit auquel on renonce et à l'effet de la
renonciation à cet égard.

- 63 -
Une renonciation ne peut donc être déduite du silence, que le prévenu soit
représenté ou non, sauf dans le cas où le délai est causé par le prévenu. Elle doit être expresse
et éclairée. En outre, cette renonciation n'anéantit pas le droit, mais exclut simplement la
période en question du calcul de la durée du délai raisonnable.
Le défaut de la poursuite de repousser la preuve prima facie ne règle pas nécessairement la
question. Un retard en lui-même peut ne pas constituer une violation du droit garanti par
l'al. 11b). L'objectif de l'al. 11b) n'est pas uniquement de prévenir les retards déraisonnables,
mais de protéger des droits précis de l'accusé, notamment son droit à la liberté et à la sécurité de
sa personne. L'alinéa 11b) suppose que tout délai constitue une atteinte à ce droit. Bien que les
différents motifs de jugement dans les arrêts Mills et Rahey, précités, procèdent selon une analyse
semblable du préjudice causé au droit à la liberté dont jouit un accusé, les opinions divergent
quant à savoir si le préjudice causé au droit à la sécurité est une présomption irréfragable ou une
simple inférence que peut faire le tribunal. (Voir Rahey, précité, le juge Lamer à la p. 609, le
juge Wilson à la p. 622 et le juge La Forest à la p. 643.)
Si la présomption est réfutable, elle est de celles qui sont extrêmement difficiles à repousser.
Ce n'est pas parce qu'il s'agit d'un type différent de présomption de droit mais parce que, sur le
plan des faits, dès lors que l'accusé a établi l'existence à première vue d'un délai déraisonnable
qui n'a pas été justifié, il est difficile de concevoir quel genre de preuve la poursuite peut
présenter pour démontrer qu'il n'a pas été porté atteinte aux intérêts de l'accusé. Cela est dû sans
conteste au fait qu'un délai déraisonnable dans des poursuites criminelles est virtuellement
synonyme d'atteinte à la sécurité. D'un point de vue pratique donc il y a peu de différence entre
les deux opinions exprimées sur ce point dans Rahey. Il est préférable de ne pas empêcher
complètement le ministère public d'essayer de démontrer qu'il n'y a pas eu atteinte aux intérêts
de l'accusé quant à la sécurité de la personne, même si ses tentatives sont presque inévitablement

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vouées à l'échec. Il convient, en règle générale, d'éviter d'exclure en termes absolus certains
types de preuve.
Dans cette optique, l'accusé est autorisé lui aussi à produire la preuve du préjudice causé à ses
intérêts. Il n'est pas nécessaire dans ce pourvoi de résoudre toutes les questions relatives à sa
pertinence. Elle serait pertinente, au moins, si elle tendait à réfuter la preuve du ministère public.
De plus, elle serait vraisemblablement pertinente à l'égard de la question de la justification de
divers retards et peut-être de la question de savoir ce qui constitue un retard prima facie.
En l'espèce, le ministère public n'a pas réussi à repousser la présomption de préjudice causé
à l'accusé. Les éléments de preuve à ce sujet, dont il a déjà été fait mention, établissent même
qu'il y a eu préjudice réel aux droits à la liberté et à la sécurité de l'appelant.
Le troisième intérêt à prendre en compte est le droit à un procès équitable qui touche à la
possibilité pour l'accusé de se constituer une défense pleine et entière aux accusations portées
contre lui. À l'égard de cette question aussi, on a adopté différents points de vue dans les arrêts
Mills et Rahey. Dans l'arrêt Rahey, la majorité (le juge Le Dain (avec l'appui du juge Beetz), le
juge Wilson (avec l'appui du juge Estey) et le juge La Forest (avec l'appui du juge McIntyre)) a
conclu que le préjudice causé par le délai au droit de l'accusé à un procès équitable, et plus
spécialement à son droit d'opposer une défense pleine et entière est pertinent en regard de
l'al. 11b). Le juge Lamer (avec l'appui du juge en chef Dickson) a conclu que la capacité de
l'accusé de se constituer une défense complète et équitable ne compte qu'à l'égard du droit à un
procès équitable garanti par l'al. 11d) et non à l'égard de l'al. 11b). Là non plus, il n'est pas
nécessaire de trancher cette question. L'atteinte au droit à un procès équitable n'est pas une
condition nécessaire à la constatation d'un préjudice; de toute façon, si elle l'était, l'atteinte a été
prouvée en l'espèce. J'ai déjà indiqué que la preuve de la poursuite et celle de la défense reposent

- 65 -
l'une et l'autre sur des témoignages contradictoires. L'appelant soutient que la situation porte
atteinte à la possibilité d'avoir un procès équitable. On peut rarement déterminer à coup sûr si
tel est ou non le cas. Les témoins auront certainement peu de souvenirs personnels des
événements et leur déposition sera davantage une redite que le fruit de la mémoire. Cette
situation diminue la valeur des interrogatoires et augmente le risque de déni de justice.
Conclusion et dispositif
En l'espèce, je suis d'avis que la poursuite n'a pas suffisamment justifié les délais qu'elle
reconnaît elle-même déraisonnables à première vue. De plus, l'appelant a fait la preuve d'au
moins une atteinte à son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. J'examinerai maintenant
les motifs des délais et la justification que la poursuite leur donne. Je diviserai la période de
cinq ans en quatre phases:
(1)
Du dépôt des accusations à la fin du premier procès: 29 août 1982 -- 15
décembre 1983. Près de 16 mois.
(2)
De la fin du premier procès à l'arrêt de la Cour d'appel: 15 décembre 1983 --
24 janvier 1985. Plus de 13 mois.
(3)
De l'arrêt de la Cour d'appel au second procès: 24 janvier 1985 -- 1er mai 1986.
Plus de 15 mois.
(4)
De la fin du second procès à la date fixée pour le troisième procès: 1er mai
1986 -- 26 octobre 1987. Près de 18 mois.

- 66 -
Pour ce qui est de la première période, j'estime que tous les délais peuvent être justifiés comme
délais inhérents aux exigences de la cause sauf peut-être pour la période du 12 janvier au 9 mai
1983. L'enquête préliminaire a commencé le 12 janvier, mais elle n'a pas été terminée à cette
date, mais seulement le 19 mai, après un premier ajournement au 9 mai. Aucune explication de
ce retard de quatre mois n'a été fournie.
La seconde période, qui s'étend sur treize mois, va de la fin du premier procès à l'arrêt de la
Cour d'appel. Par elle-même, cette période n'est ni inusitée, ni déraisonnable. La décision
elle-même a été rendue promptement. Presque tout le délai est attribuable à l'attente de l'audition
devant la Cour d'appel. Ce retard a été suffisamment justifié.
La troisième période a duré quinze mois jusqu'au début du second procès. La poursuite a
soutenu que la conduite de l'accusé pendant cette période constitue une renonciation à se
prévaloir du droit d'invoquer un délai déraisonnable. La poursuite soutient que le délai est dû au
retard de l'accusé à retenir les services d'un avocat. L'appelant a comparu à l'audience de fixation
du rôle le 4 mars 1985. Pour des motifs qu'on n'a pas expliqués clairement à cette Cour, l'affaire
a été ajournée de plus de trois mois et demi, au 25 juin 1985. La poursuite n'a pu justifier ce
délai. Le 25 juin, le procès a été fixé au 7 janvier 1986. Cette période de six mois relève des
délais systémiques; elle correspond probablement aux délais inhérents. Par contre, le procès n'a
effectivement débuté que le 21 avril 1986.
Le 15 novembre 1985, l'avocat inscrit au dossier (qui avait agi en défense au premier procès)
Me Shore, a demandé à se retirer du dossier. L'appelant préférait apparemment être défendu par
Me Greenspan qui avait gagné la cause en appel. La cour a rejeté la requête parce qu'elle
craignait que le nouvel avocat ne soit pas disponible ou ne puisse se préparer pour le nouveau
procès prévu pour janvier. Par contre, à l'occasion d'une nouvelle requête présentée le 5

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décembre 1985, la cour a accepté que Me Shore se retire du dossier. Comme on pouvait s'y
attendre, le 7 janvier 1986, l'appelant a comparu, sans avocat, devant le juge Osborne qui a
naturellement refusé de tenir le procès. L'appelant a présenté à la cour une liste de onze avocats
qui avaient déclaré ne pouvoir se charger de l'affaire.
Cette Cour doit veiller attentivement à faire respecter le droit aux services d'un avocat de son
choix, mais ce droit doit être exercé avec une diligence raisonnable (voir R. c. Ross, [1989] 1
R.C.S. 3). Normalement, une demande de services présentée à onze avocats différents aurait
suffi pour démontrer que l'appelant avait fait un effort raisonnable pour se trouver un avocat.
Cependant, en l'espèce, j'estime que l'appelant est responsable du retard causé par l'absence d'un
avocat pour assurer sa défense. J'en arrive à cette conclusion parce que la première demande de
retrait de Me Shore du dossier n'a été présentée qu'un mois et demi avant la date du procès.
L'appelant connaissait cette date depuis juin. L'alinéa 11b) doit servir à protéger uniquement
ceux qui font preuve de diligence raisonnable dans le choix d'un avocat quand ce choix a des
conséquences sur les dates des procédures. Tous les délais et les ajournements demandés par un
accusé ne comportent pas forcément une renonciation à invoquer les délais parce qu'ils peuvent
dépendre de circonstances qui échappent à son contrôle. Ici, par contre, l'appelant doit être tenu
responsable du délai. Le procès a été à nouveau fixé au 21 avril 1986. Parce que je tiens l'accusé
responsable de ce retard, la poursuite a justifié ce délai de trois mois et demi.
La quatrième période, la plus longue, va de la fin du second procès jusqu'au début du
troisième, soit près de dix-huit mois. La poursuite soutient encore ici que la conduite de
l'appelant explique une grande partie de ce retard de sorte qu'il faut conclure qu'il a renoncé à
l'invoquer à l'appui des droits garantis par l'al. 11b). J'estime cependant que la poursuite n'a pas
réussi à expliquer valablement que la plus grande part de ce délai est attribuable aux délais
inhérents aux exigences de la cause ou imputable à l'accusé. Il faut donc examiner attentivement

- 68 -
la conduite de la poursuite en tenant compte du fait que, sans faute de sa part, l'appelant avait
subi deux procès et n'était pas encore jugé.
Un mois après la fin du second procès, l'appelant a comparu sans avocat à l'audience de
fixation du rôle. L'affaire a été ajournée de deux semaines au 16 juin pour permettre à l'accusé
de comparaître avec un avocat. Me Greenspan, qui le représentait au second procès, avait
informé l'appelant qu'il ne pourrait pas le représenter au troisième procès si celui-ci se tenait aussi
à Ottawa. L'appelant avait de plus des difficultés financières et il a demandé l'aide juridique un
peu avant la comparution du 16 juin. Cependant, l'appelant n'avait pas encore obtenu de
promesse d'aide juridique au moment de sa comparution sans avocat à l'audience au cours de
laquelle son procès a été fixé au 22 septembre 1986. Il a obtenu l'aide juridique en juillet
seulement, après avoir interjeté appel du premier refus. Cette difficulté à obtenir l'aide juridique
n'est pas imputable à l'appelant et il ne saurait être tenu responsable des retards qui en ont résulté.
Il s'agit d'une catégorie différente de délais systémiques que la poursuite ne peut invoquer à titre
de justification. Je partage l'avis de l'avocat de l'appelant qu'étant donné ce qui s'est produit, la
poursuite avait un certain devoir d'aider l'accusé à obtenir de l'aide juridique ou encore à pourvoir
aux frais d'un défenseur. Selon les avocats, la chose arrive assez fréquemment. Bien que la
poursuite soutienne qu'il s'agit d'une pratique courante pour les procédures d'appel seulement,
il n'y a pas de raison de ne pas l'adopter dans des circonstances particulières pour les procédures
de première instance qui sont prolongées par des appels.
Me Greenspan a demandé, pour le compte de l'appelant, le changement du lieu du procès à
Toronto. La poursuite s'est opposée à cette demande qui a été rejetée le 8 août 1986, moins de
deux mois avant la date fixée pour le procès. Cette requête était raisonnable de la part de
l'appelant qui voulait naturellement être défendu par un avocat qui connaissait parfaitement le
dossier. L'opposition à cette demande, compte tenu des difficultés que l'appelant avait à se

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trouver un avocat, difficultés que la poursuite connaissait, a contribué à le mettre dans la situation
où il s'est retrouvé le 22 septembre 1986. Il n'avait pas d'avocat. Là encore, même si la poursuite
avait le droit de s'opposer à de telles demandes, sa conduite a directement contribué à allonger
les délais.
Le nouveau procès a été fixé au 10 novembre 1986. Bien que les efforts déployés pour
accélérer la procédure paraissent louables d'une certaine façon, ils ont aussi créé pour l'appelant
la nouvelle difficulté de se trouver un avocat qui serait disponible à brève échéance. L'appelant
a fait preuve de diligence raisonnable dans la recherche d'un avocat. Les affidavits de sept
avocats criminalistes à qui il avait demandé, entre la mi-septembre et la fin d'octobre, d'assurer
sa défense ont été produits. Aucun d'eux n'était en mesure d'assurer sa défense au procès fixé au
10 novembre. Me Donald Bayne a demandé au nom de l'appelant, le 2 octobre, un ajournement
pour pouvoir assurer la défense de l'appelant. Cette demande et une autre demande présentée le
4 novembre 1986 ont été rejetées. Après plusieurs semaines d'ajournement, le procès a
finalement été fixé au 21 avril 1987. Je suis d'avis que ces délais ne sont pas imputables à
l'appelant et qu'il n'a pas manifestement renoncé à son droit d'être jugé avec célérité. Au
contraire, ses actes démontrent qu'il a tenté de s'accommoder des très courts délais résultant des
dates fixées pour le procès. Je suis de l'avis de l'avocat de l'appelant que l'insistance de la
poursuite à obtenir des ajournements courts dans les circonstances difficiles où se trouvait
l'appelant a été la cause principale de l'impossibilité pour celui-ci de se trouver un avocat et, en
conséquence, la cause des retards. Voilà un malheureux exemple de réalisation de l'adage "le
mieux est parfois l'ennemi du bien".
Le 21 avril 1987, l'appelant a demandé à être jugé par un juge seul. Comme la Cour d'appel
de l'Ontario était déjà saisie de la question de savoir s'il était possible à l'accusé de faire ce choix,
le procès a une fois de plus été reporté au 26 octobre 1987. La poursuite aurait pu acquiescer à

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cette demande en application du par. 430(1) du Code criminel, S.R.C. 1970, c. C-34 (maintenant
le par. 473(1)), mais elle s'y est opposée et a soutenu que le délai était entièrement imputable à
l'appelant. Il faut reconnaître qu'après avoir refusé le procès devant un juge seul, la poursuite
avait peu de contrôle sur les délais. En raison des circonstances et tout en reconnaissant que la
poursuite a le pouvoir discrétionnaire de refuser, je ne puis accepter les explications fournies par
la poursuite pour ce délai. Il y avait déjà eu délais sur délais. Il était trop tard pour insister sur
un avantage aléatoire en matière de procédure. Cette demande de l'appelant d'être jugé par un
juge seul était particulièrement raisonnable vu son expérience antérieure des procès par jury.
L'appelant a aussi fait preuve de bonne foi en voulant mettre fin aux procédures en offrant
d'inscrire un plaidoyer de culpabilité pour homicide involontaire coupable.
En conséquence, je suis d'avis qu'une partie importante du délai de cinq ans n'a pas été justifiée
ni expliquée de façon satisfaisante par des circonstances exceptionnelles ou par une renonciation
de l'appelant. De même, l'appelant a fait la preuve que le délai a porté atteinte à son droit à la
liberté et à la sécurité de sa personne. De plus, il est improbable que l'accusé puisse avoir un
procès équitable maintenant. D'après les principes énoncés dans les arrêts Mills et Rahey,
précités, quelle que soit la manière d'aborder la question, il y a eu violation de l'al. 11b). Comme
la majorité de notre Cour dans Rahey, j'estime que le redressement minimal en cas de violation
de l'al. 11b) est l'arrêt des procédures. En conséquence, j'accueillerais le pourvoi, j'infirmerais
l'arrêt de la Cour d'appel et je rétablirais la décision du juge Smith au procès.

Pourvoi rejeté, le juge SOPINKA est dissident.
Procureurs de l'appelant: Gold & Fuerst, Toronto.
Procureur de l'intimée: Le ministère du Procureur général, Toronto.

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