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CANADA |
COUR DU QUÉBEC |
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PROVINCE DE QUÉBEC DISTRICT DE MONTRÉAL |
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NO. : 500-01-003474-993 |
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Le 20 septembre 2000 |
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L’HONORABLE JEAN-PIERRE LORTIE, J.C.Q. |
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PERRIN JEAN CHRISTOPHE,
Requérant
c.
LA REINE,
Intimée
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JUGEMENT |
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Monsieur Jean Christophe Perrin, alias Daniel Thibault
est accusé dans le dossier 500-01-003474-993
de 6 chefs d'accusation à savoir :
de fraude auprès du gouvernement du Québec, Ministère de l'Emploi et de la
Solidarité, de plus de 5 000,00 $, sous 3 noms d'emprunt, et dans
le dossier 500-01-004342-991 de 5 chefs d'accusation à savoir : d'avoir fait
de fausses déclarations en vue d'obtenir un passeport et d'utilisation de
fausses cartes d'assurance-sociale sous 3 noms d'emprunt.
Le procès a débuté le 6 juin 2000 par la présentation par la défense d'une requête pour arrêt des procédures, remède demandé suivant l'article 24(2) de la Charte canadienne des droits pour violation des droits constitutionnels de l'accusé aux termes des articles 10 a) et b) et article 11 b) de la Charte.
La requête a été prise en délibéré sur réception des autorités invoquées par le requérant, soit le 28 juillet suivant.
En common law, la juridiction inhérente du juge du procès lui permet de décréter l'arrêt des procédures lorsqu'il estime que la procédure de la poursuite est "oppressive et vexatoire" ou qu'il en vient à la conclusion que "forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence qu'a la société. Il s'agit cependant là d'un pouvoir qui ne peut être exercé que dans les cas les plus manifestes[1], c'est-à-dire qui représentent, pour reprendre les paroles de Madame l'Heureux-Dubé, "un comportement qui choque la conscience de la collectivité et porte préjudice à l'administration régulière de la justice au point qu'il justifie l'intervention des tribunaux[2]
L'arrêt des procédures peut également servir de base à l'octroi d'une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la charte en faveur d'un accusé dont les droits constitutionnels ont été violés. À tout événement comme le signale la Cour suprême[3], le test pour l'obtention de l'arrêt des procédures continue de relever des "cas les plus manifestes" tant en vertu de la Charte que de la doctrine de l'abus de procédure en common law.
L'objectif fondamental, faut-il le répéter, de l'arrêt des procédures est d'empêcher que l'accusé subisse un procès inéquitable soit en raison d'un préjudice subi en violation de ses droits constitutionnels, soit que l'intégrité du système judiciaire est en cause: dans les deux cas la violation devra être exceptionnelle[4]
L'article 11 b) de la Charte
L'individu est "inculpé" au sens de l'article 11 de la Charte au moment du dépôt de la dénonciation[5]. Cette décision de la Cour suprême a donc pour effet de donner au concept "d'inculpation"
le même sens en droit constitutionnel et en common law. C'est donc dire qu'avant le dépôt d'une dénonciation, les droits de l'accusé, eu égard au délai, sont protégés par l'article 7 de la Charte ainsi que par le pouvoir inhérent de common law de faire sanctionner, par les tribunaux, l'abus de procédures.
L'article 11 b) quant à lui ne s'applique qu'à la période de délai post-inculpatoire. Lorsqu'un accusé invoque l'article 7 de la Charte à l'étape pré-inculpatoire, il doit démontrer qu'il a subi un préjudice réel quant à l'équité de son procès, le seul écoulement du temps n'étant pas suffisant[6]
Quant à l'interprétation de l'alinéa 11 b) qui porte sur les délais de la période d'inculpation, c'est l'affaire R. c. CIP Inc.[7] de la Cour suprême qui stipule que le préjudice est un élément essentiel à l'existence d'une violation de l'alinéa 11 b) de la Charte; le préjudice peut être présumé dans le cas d'une atteinte à la liberté ou la sécurité de l'accusé, mais ne peut l'être dans le cas où il découle de l'iniquité du procès et dans cette dernière situation, le préjudice doit être
irréparable. En sus, le préjudice de l'accusé doit être apprécié en tenant compte du préjudice social qui découle d'un arrêt des procédures : une des composantes de ce préjudice social est la nature et la gravité objective de l'infraction reprochée.
Finalement, il doit s'agir d'un préjudice lié à l'accusation; le fait que le retard dans la tenue du procès ait pu porter atteinte au droit à une défense pleine et entière de l'accusé dans une autre affaire doit faire l'objet d'un examen lors de l'audition de cette autre affaire[8].
Le délai postérieur à l'inculpation doit faire l'objet d'une évaluation globale. Il n'y a pas en cette matière de normes précises. Dans l'affaire Morin[9], la Cour avait affirmé :
«L'examen, qui peut être complexe […], ne devrait être entrepris que si la période est suffisamment longue pour soulever des doutes quant à son caractère raisonnable. Si la longueur du délai n'est pas exceptionnelle, il n'est pas nécessaire de procéder à un examen et aucune explication du délai n'est demandée à moins que le requérant ne soit en mesure de soulever la question du caractère raisonnable de la période par renvoi à d'autres facteurs comme le préjudice. Si, par exemple, le requérant est sous garde, un délai plus court soulèvera le problème.»
De la lecture des décisions qui suivent, on peut suggérer qu'un délai qui excède les normes institutionnelles acceptables, sans être présumé déraisonnable, devrait a priori justifier un examen judiciaire selon les auteurs Pierre Béliveau et Martin Vauclair[10].
Les auteurs ont relevé les délais suivants jugés suffisants en eux-mêmes pour justifier un exament judiciaire :
·
14 ½ mois dans R. c. Morin [1992] 1 R.C.S. 771![]()
·
12 ½ mois dans R. c. Sharma [1992] 1 R.C.S. 814![]()
·
19 mois dans R. c. CIP Inc. [1992] 1 R.C.S. 843![]()
·
21 mois dans R. c. Gallagher [1993] 2 R.C.S. 861![]()
·
22 mois dans R. c. Frazer [1993] 2 R.C.S. 866![]()
· 22 mois dans R. c. Collins [1995] 2 R.C.S. 1104
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26 ½ mois dans R. c. Potvin [1992] 74 CCC (3d) 111
(C.A.Q.) confirmé à [1993] 2 R.C.S. 880![]()
· 22 mois dans R. c. Rogalsky [1995] 4 R.C.S. 48.
L'arrêt Morin[11] de la Cour suprême a classé les types de délais en cinq (5) catégories :
a) ceux qui sont inhérents à l'affaire
b) ceux qui découlent des actes de l'accusé
c) ceux qui découlent des actes du ministère public
d) ceux qui sont attribuables aux limites des ressources institutionnelles
e) ceux causés par d'autres facteurs.
Sont de l'ordre des délais inhérents ceux qui découlent de la complexité d'une enquête policière[12].
La question en litige
Les faits mis en preuve à l'audition de cette requête autorisent-ils le Tribunal à prononcer l'arrêt des procédures?
Autrement dit, s'agit-il ici d'un cas des plus manifestes d'un préjudice tel qu'il ne puisse être réparable autrement que par cette mesure sans compromettre l'équité du procès? S'agit-il plutôt d'une situation où la procédure adoptée par la poursuite ou encore que les faits et gestes des divers intervenants de l'État dans le dossier de l'accusé sont de nature "oppressive et vexatoire" et témoignent, pour reprendre les mots de Madame L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Power[13] "d'un comportement qui choque la conscience de la collectivité et porte préjudice à l'administration régulière de la justice au point qu'il justifie l'intervention des tribunaux" et j'ajouterais en vue d'y appliquer "la plus radicale des réparations"[14]?
Monsieur Perrin a reçu le 7 janvier 1999 à 7H00, à son domicile, la visite :
a) De représentants de Citoyenneté et Immigration Canada, en possession d'un mandat d'arrestation contre lui, suite à une ordonnance rendue par le sous-ministre de l'Emploi et de l'Immigration, pour détention du sujet pour fin d'enquête.
b) De représentants du Ministère de l'Emploi et de la Solidarité du Québec, en possession de trois (3) mandats de perquisition : l'un pour le domicile de M. Perrin, l'autre pour son local à son lieu de travail et le dernier pour son véhicule.
c) De représentants de la Gendarmerie royale du Canada venus assurer la sécurité des intervenants du ministère de l'Emploi et de la Solidarité.
Le M.E.S. a donc exécuté ses mandats de perquisition (R-1), Citoyenneté et Immigration Canada a exécuté son mandat d'arrestation.
M. Perrin a par la suite, soit à 9H33, été conduit dans les bureaux d'Immigration Canada au 1010 St-Antoine ouest, où il fut d'abord écroué puis interrogé d'abord par Marc Labelle du M.E.S. de 10H20 à 11H00, tel qu'en fait foi une déclaration qu'il a signé (R-11); par la suite il a également signé une déclaration faite à Jean-Jacques Godbout, policier de la G.R.C. de 12H20 à 12H45 (R-12).
Monsieur Richard Laflamme d'Immigration Canada a expliqué à M. Perrin qu'il savait qu'il existait des mandats d'emprisonnement que la SPCUM voulait exécuter pour des infractions aux règlements municipaux commises entre 1984 et 1997.
À 12H45 ce même jour, M. Perrin a été arrêté par la SPCUM, puis écroué au Centre opérationnel sud puis transféré le lendemain le 20 janvier 1999 au Centre de détention de Montréal (Bordeaux) pour y purger une peine d'emprisonnement d'une durée total de 231 jours pour 38 mandats, soit du 19 janvier 1999 au 6 septembre 1999 (R-5).
Selon la procédure habituelle, M. Perrin, à l'expiration de sa peine ou de sa période de détention devra être remis à un agent de l'immigration canadienne pour décision sur son statut (R-17).
Le 24 mars 1999, suite à une demande effectuée par le M.E.S. (R-14), une autorisation de porter des accusations criminelles est émise par le bureau des substituts du Procureur général (R-16) pour une fraude de près de 120 000,00 $ commise entre novembre 1984 et janvier 1999.
Le 9 avril 1999 la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ordonne l'expulsion de Jean-Christophe Perrin, alias Daniel Thibault (R-6), et un mandat d'arrestation est émis. Le même jour, une nouvelle ordonnance du même type et au même effet que la pièce R-17 est rendue par le sous-ministre de la Citoyenneté et de l'immigration.
Le 16 avril 1999, une autorisation de porter des accusations pour acte criminel pour fausses déclarations en vue d'obtenir passeport et cartes d'assurance sociale est émise par le Bureau des substituts du Procureur général (R-20).
Le 16 avril 1999, M. Perrin est libéré de Bordeaux (R-7) et détenu au Centre de prévention de l'immigration pour une révision de sa détention.
Le 19 avril 1999, M. Perrin comparaît dans les deux dossiers qui sont devant le tribunal. Suite à des enquêtes-caution, M. Perrin recouvre sa liberté le 3 mai suivant, moyennant le versement par tiers d'une somme de 2 000,00 $ dans chaque dossier.
La preuve révèle également que l'enquête entreprise par le M.E.S. a débuté à la fin du mois de juillet 1998 pour se terminer à la mi-février 1999, alors que l'enquête de la G.R.C., dans le dossier de l'immigration, aurait débuté le 27 novembre 1998 pour se terminer le 16 mars 1999.
De la preuve tant testimoniale qu'écrite, le Tribunal en
vient à la conclusion que l'accusé Jean-Christophe Perrin n'a pu être inculpé
au sens de la Loi dans les deux dossiers devant le Tribunal avant le 24 mars
1999 dans le dossier 500-01-003474-993
et le 16 avril suivant dans le dossier
500-01-004342-991, dates des autorisations émanant du Bureau des substituts du
Procureur général.
La preuve révèle également que pour cette période pré-inculpatoire, soit entre la perquisition du M.E.S. et l'arrestation par Immigration Canada le 7 janvier 1999 et sa mise en accusation le 19 avril 1999, M. Perrin était détenu conformément à la Loi à Bordeaux pour des dossiers entièrement étrangers aux dossiers présentement devant le Tribunal.
Le délai pré-inculpatoire serait donc au plus de 8 ½ mois entre le début des enquêtes dans les présents dossiers et sa libération de Bordeaux; le Tribunal est cependant d'avis qu'il n'y a pas lieu de computer le temps passé à Bordeaux, le dossier ayant donné lieu à cette incarcération étant totalement étranger à ce qui est devant le Tribunal. Le délai pré-inculpatoire serait donc de 5 mois, la preuve ayant de plus établi qu'à l'expiration de ce délai, soit le 7 janvier 1999, l'enquête dans les deux dossiers n'était pas encore complétée. À la lumière des critères énoncés par les tribunaux, la Cour en vient à la conclusion que le requérant n'a pas établi de façon prépondérante que ce délai a été déraisonnable et préjudiciable à l'accusé.
Quant au délai post-inculpatoire, l'accusé étant en liberté depuis, la question ne se soulève plus.
Le requérant n'a pas de plus établi par prépondérance que nous sommes devant un cas des plus manifestes où l'intégrité du système judiciaire serait en cause.
Rien dans le présent dossier, pour paraphraser Madame L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Power, laisse supposer "un comportement qui choque la conscience de la collectivité et porte préjudice à l'administration régulière de la justice au point qu'il justifie l'intervention des tribunaux." Il n'y a donc pas lieu de décréter l'arrêt des procédures en raison du comportement des divers intervenants de l'État dans ce dossier.
Finalement, le requérant invoque une violation de son droit constitutionnel à l'avocat, particulièrement lors de son arrestation et son interrogatoire aux bureau d'Immigration Canada le 7 janvier 1999.
Bien que la preuve ait fait état de l'intervention de quelques avocats au dossier de M" Perrin à diverses étapes entre janvier et avril 1999, il demeure que la preuve est contradictoire au chapitre du respect de son droit à l'avocat.
Néanmoins le Tribunal estime que le remède recherché est extrême et non nécessaire dans les circonstances. Premièrement, à ce stade précis des procédures, la requête est pour le moins prématurée, le Tribunal n'ayant pas entendu toute la preuve entourant cette prétendue violation du droit à l'avocat. Deuxièmement, s'il y a eu violation constitutionnelle des droits de l'accusé et qu'il y a préjudice, ce que la preuve révèlera, il y aura lieu d'envisager, dans la mesure où le préjudice est réparable, s'il y a d'autres remèdes appropriés, tel l'exclusion des déclarations de la preuve de l'accusé.
Il n'y a donc pas lieu d'accorder l'arrêt des procédures, la preuve laissant voir qu'il ne s'agit pas du remède approprié dans les circonstances.
POUR CES MOTIFS, le Tribunal rejette la requête pour arrêt des procédures.
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JEAN-PIERRE LORTIE, J.C.Q. |
Me Bourassa,
Procureur du requérant
Me Serge Authier,
Procureur de l'intimée
[1]
R. c. Jewett [1985] 2 R.C.S. 128; R. c. Keyowski [1988]
1 R.C.S. 657; R. c. Scott [1990] 3 R.C.S. 979.![]()
[2] R. c. Power [1994] 1 R.C.S. 601, 615.
[3]
R. c. O'Connor [1995] 4 R.C.S. 411.![]()
[4] Canada c. Tobiass [1997] 3 R.C.S. 391, R.c. Regan (1999) 137 CCC (3d) 449 (C.A.N.É.).
[5]
R. c. Kalanj [1989] 1 R.C.S. 1594.![]()
[6]
R. c. L (W.K.) [1991] 1 R.C.S. 1091
; R. c. MacDonnell
[1997] 1 R.C.S. 305
; R. c. Liakas (1996) 198 N.R. 97 (C.A.Q.) confirmé à
[1996] 2 R.C.S. 286.![]()
[7] [1992] 1R.C.S. 843.
[8]
R. c. Allen [1997] 3 R.C.S. 700.![]()
[10] Traité général de preuve et de procédure pénale (7è édition 2000) Éditions Thémis.
[12] R. c. Liakas [1996] 2 R.C.S. 286 note : dans le cadre de l'analyse de délais pré-inculpatoire; R. c. Schiewe [1993] 1 R.C.S. 1134; R. c. Atkinson [1992] 68 CCC (3d) 109 (C.A.O.).
[14] R. c. L (W.K.) [1991] 1 R.C.S. 206, 231.
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