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R. c. Sharma, [1992] 1 R.C.S. 814
Deepak Kumar Sharma
Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Le procureur général du Canada
Intervenant
Répertorié: R. c. Sharma
No du greffe: 21989.
1991: 1er octobre; 1992: 26 mars.
Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Gonthier,
McLachlin, Stevenson et Iacobucci.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Procès dans un délai
raisonnable -- Délai de 13 mois entre l'arrestation de l'accusé et son procès -- Y a-t-il

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eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable? -- Charte canadienne des
droits et libertés, art. 11b).
Le 17 février 1988, l'accusé a été accusé de conduite avec facultés
affaiblies causant des lésions corporelles, d'avoir conduit un véhicule à moteur alors
que son alcoolémie dépassait la limite prescrite par la loi, et d'entrave à un agent de
la paix. Une automobile présumément conduite par l'accusé a brûlé un feu rouge et
a heurté un autre véhicule, dont la conductrice a subi des blessures graves. L'accusé
a dit aux policiers qu'il était seulement un passager du véhicule, mais des témoins
oculaires l'ont identifié comme en étant le conducteur. Une enquête sur
cautionnement a été tenue le lendemain et l'accusé a été libéré après avoir souscrit
un engagement et à la condition de ne pas conduire un véhicule à moteur jusqu'à ce
qu'on ait statué sur les accusations. Le 25 février, il a comparu devant le tribunal
afin qu'une date de procès soit fixée et il a sollicité un ajournement d'un mois, sa
demande d'aide juridique datant de la veille seulement. Le 24 mars, l'accusé a
comparu devant le tribunal, muni d'une lettre de son avocat indiquant des dates de
procès acceptables, la plus rapprochée étant le 7 mars 1989. L'avocat avait
apparemment consulté le personnel de la cour qui l'avait avisé que des dates de
procès étaient fixées pour le mois de mars 1989. Le procès a été fixé au 8 mars
1989. À cette date, avant d'inscrire un plaidoyer, l'appelant a sollicité un arrêt des
procédures pour violation de son droit d'être jugé dans un délai raisonnable garanti
par l'art. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Comme le ministère
public avait été pris au dépourvu et que l'accusé n'avait pas fourni de transcriptions,
un ajournement qui devint de deux semaines a été accordé. Le 22 mars 1989, le juge

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de la Cour provinciale a ordonné la suspension de toutes les accusations. La Cour
d'appel a annulé les suspensions et a ordonné l'instruction sans délai de l'affaire.
Arrêt (Le juge en chef Lamer est dissident): Le pourvoi est rejeté.
Les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Stevenson et Iacobucci: Le
pourvoi a été entendu en même temps que R. c. Morin, et les principes et la méthode
qui y sont énoncés s'appliquent en l'espèce. Pour ce qui est de l'al. 11b), la méthode
générale consiste à soupeser les intérêts qu'il vise à protéger en fonction des facteurs
qui causent un délai. En l'espèce, le délai total était d'un peu plus de 13 mois. Sur
cette période, l'accusé a renoncé à invoquer la période de deux semaines qui suivait
la date fixée pour son procès quand il a consenti à un ajournement causé par son
défaut d'aviser et de se préparer à l'égard de la requête concernant le délai. Il n'a pas
renoncé à se prévaloir du délai écoulé entre le 24 mars 1988 et le 8 mars 1989 quand
il a fixé la date de son procès, car l'accusé n'était pas conscient à cette époque du
droit auquel on dit qu'il aurait renoncé ou n'aurait pas été disposé à le faire s'il en
avait été conscient. Vu la complexité de l'affaire, le délais inhérent était d'environ
trois mois.
Il existe un désaccord important sur la question de savoir si les dates
fournies dans une lettre par l'avocat de l'accusé étaient effectivement les dates les
plus rapprochées qui seraient disponibles pour un procès. Même si la preuve de la
disponibilité de dates antérieures est insuffisante pour établir la renonciation, une
date aussi lointaine peut ne pas être inévitable. Si l'accusé souhaitait procéder

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rapidement, on aurait pu s'attendre à ce qu'il fasse quelque chose de plus et qu'il
proteste ou s'informe des autres dates disponibles.
La partie inférieure de la ligne directrice applicable au délai
institutionnel, fixée dans l'arrêt Morin entre huit et dix mois pour une cour
provinciale, devrait être appliquée en l'espèce. La région en question connaît des
délais depuis longtemps et a eu une certaine possibilité de corriger la situation. Le
délai de neuf mois environ entre le moment où les parties étaient prêtes pour le
procès et la date du procès était un délai institutionnel. L'accusé a subi un certain
préjudice en raison des conditions de sa mise en liberté sous caution, mais ce
préjudice était minime. Si le délai avait causé un préjudice grave à l'accusé, il aurait
soit insisté pour être jugé, soit tenté jusqu'à un certain point de modifier les
conditions de sa mise en liberté sous caution. De même, vu les circonstances de
l'espèce, le préjudice causé par le simple écoulement du temps est tout au plus
infime.
Compte tenu de tous ces facteurs, notamment les actes de l'accusé,
l'insignifiance du préjudice et la ligne directrice concernant le délai institutionnel,
et compte tenu des intérêts destinés à être protégés et, particulièrement, de la gravité
relative de l'accusation, le délai en l'espèce n'était pas déraisonnable et il n'y a pas
eu de violation des droits garantis à l'accusé par l'al. 11b).
Le juge McLachlin: Il y a preuve prima facie de l'existence d'un délai
excessif mais l'intérêt qu'a la société à faire traduire l'accusé en justice l'emporte sur
le préjudice qu'il a subi.

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Le juge en chef Lamer (dissident): On a prouvé en l'espèce l'existence
d'un préjudice réel. L'interdiction absolue de conduire un véhicule à moteur pendant
toute la période de 13 mois comprise entre le dépôt de l'accusation et l'instruction de
l'affaire a porté atteinte au droit à la liberté de l'appelant. Le fait que les conditions
du cautionnement étaient justifiées ne signifie pas qu'elles n'étaient pas
préjudiciables et il n'incombe pas à l'accusé de tenter de réduire le préjudice en
essayant de faire retirer les conditions imposées. L'appelant a subi un préjudice
pendant un délai excédant celui qui est légitimement justifiable en raison de
ressources institutionnelles limitées.
Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka:
Arrêt appliqué: R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 000, conf. (1990), 76 C.R.
(3d) 37; arrêts mentionnés: R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, inf. (1987), 60 C.R.
(3d) 277; R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120; Korponay c. Procureur général du
Canada, [1982] 1 R.C.S. 41; Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383; Palmer c.
La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759; R. c. C. (M.H.), [1991] 1 R.C.S. 763.
Citée par le juge McLachlin:
Arrêt appliqué: R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 000.
Citée par le juge en chef Lamer (dissident):

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R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 000.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11b).
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 118a), 237b), 239(2).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 129a), 253b), 255(2).
POURVOI contre un jugement de la Cour d'appel de l'Ontario qui
annulait l'arrêt des procédures ordonné par le juge White de la Cour provinciale.
Pourvoi rejeté, le juge en chef Lamer est dissident.
Irwin Koziebrocki et David E. Buckman, pour l'appelant.
Murray D. Segal et Kenneth L. Campbell, pour l'intimée.
S. R. Fainstein, c.r., et R. J. Frater, pour l'intervenant.
Version française des motifs rendus par
//Le juge en chef Lamer//
LE JUGE EN CHEF LAMER (dissident) -- J'ai pris connaissance des motifs
de mes collègues les juges Sopinka et McLachlin. En toute déférence, je ne puis

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souscrire à leur façon de statuer sur cette affaire. Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi
et de rétablir l'arrêt des procédures inscrit par le juge White de la Cour provinciale.
Bien que, dans l'arrêt R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 000, j'aie estimé qu'il
incombe au ministère public de démontrer que le délai n'a causé aucun préjudice à
l'accusé, je suis maintenant lié par l'opinion majoritaire qui a rejeté ce fardeau sur les
épaules de l'accusé. Ici, toutefois, même en faisant assumer ce fardeau par l'accusé,
il est clair qu'on a prouvé l'existence d'un préjudice réel. Il est évident que les
conditions de mise en liberté sous caution auxquelles l'appelant a été soumis pendant
toute la période de 13 mois comprise entre le dépôt de l'accusation et l'instruction de
l'affaire ont porté atteinte au droit à la liberté de l'appelant. Ces conditions de mise
en liberté sous caution comprenaient une interdiction absolue de conduire un
véhicule à moteur, qui aurait fait partie intégrante de sa sentence s'il avait été
reconnu coupable à la suite d'un procès tenu promptement. Essentiellement, du fait
que l'appelant avait déjà commencé à purger sa peine, on se devait de procéder sans
délai à l'instruction de l'affaire.
Dans ses motifs de jugement, le juge Sopinka fait observer que l'appelant
a accepté cette condition de sa mise en liberté sous caution lorsqu'elle a été imposée
au départ. Je n'accorde aucune importance à ce facteur. Premièrement, on ne saurait
dire qu'une personne a vraiment le choix d'accepter une condition de mise en liberté
sous caution, lorsque, à défaut d'y souscrire, elle risque tout simplement de se voir
refuser cette mise en liberté sous caution. Deuxièmement, accorder de l'importance
à ce facteur reviendrait à laisser entendre qu'il est possible d'ignorer un préjudice si
l'accusé renonce à l'invoquer. Notre Cour n'a jamais adopté cette position.

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En tout état de cause, seulement une semaine après s'être vu imposer cette
interdiction, l'appelant s'est informé de la possibilité de la faire lever, indiquant qu'il
y allait de son emploi. Il y avait là de quoi s'inquiéter puisque son salaire constitue
apparemment la seule source de revenu d'une famille composée de lui-même, de son
épouse et de leurs deux enfants. Le juge Sopinka minimise l'importance de
l'opposition de l'appelant pour deux motifs. D'abord, il souligne que les antécédents
de l'accusé justifiaient nettement l'interdiction de conduire qui lui avait été faite.
Ensuite, il fait observer que, même si le tribunal a informé jusqu'à un certain point
l'appelant de l'endroit où il pourrait obtenir de plus amples renseignements au sujet
des conditions de sa mise en liberté sous caution, celui-ci n'a pas tenté de se servir
de cela pour les faire supprimer.
En toute déférence, je ne saurais accepter qu'on puisse se servir de l'un
ou l'autre de ces facteurs pour minimiser le préjudice subi par l'appelant. Quant au
fait que l'interdiction était justifiée, il est à espérer que les conditions d'une mise en
liberté sous caution soient toujours justifiées. Le fait qu'elles étaient justifiées ne
signifie pas qu'elles n'étaient pas préjudiciables dans le contexte d'une action fondée
sur l'al. 11b). Personne ne laisserait entendre qu'un refus justifié d'accorder la mise
en liberté sous caution permet d'ignorer le préjudice qui découle d'une longue mise
en détention dans l'attente de subir un procès. Quant au second facteur, il fait plus
que rejeter sur les épaules de l'accusé le fardeau de prouver l'existence d'un
préjudice. Il implique qu'en plus d'avoir à prouver l'existence d'un préjudice, l'accusé
doit également indiquer qu'il a tenté de le réduire au minimum, ce qui a
essentiellement pour effet de lui imposer l'obligation de limiter le préjudice subi. Je
ne puis accepter cela.

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En définitive, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir l'arrêt des
procédures inscrit en cour provinciale, pour le motif que l'appelant a subi un
préjudice pendant un délai excédant celui qui est légitimement justifiable en raison
de ressources institutionnelles limitées.
Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Gonthier,
Stevenson et Iacobucci rendu par
//Le juge Sopinka//
LE JUGE SOPINKA -- Le présent pourvoi soulève la même question que
celle soulevée dans le pourvoi connexe R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 000, no 21996,
dont les motifs sont rendus simultanément. Il s'agit de déterminer si l'accusé a été
jugé dans un délai raisonnable, comme le requiert l'al. 11b) de la Charte canadienne
des droits et libertés. La façon générale d'aborder la question du délai déraisonnable
a été analysée dans l'arrêt Morin et je n'entends pas reprendre cette analyse. Dans
les présents motifs, je ne ferai qu'appliquer la méthode analysée dans l'arrêt Morin
aux faits de l'espèce.
Les faits
Le 17 février 1988, une automobile présumément conduite par l'appelant
a brûlé un feu rouge avant d'aller heurter un autre véhicule. La conductrice de cet
autre véhicule a subi des blessures graves au cou et au dos, et a dû être hospitalisée
immédiatement. On prétend que les blessures infligées à la victime continueront de

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la gêner dans un avenir prévisible. À son arrivée sur les lieux de l'accident, la police
a constaté que M. Sharma présentait tous les symptômes physiques d'une personne
en état d'ébriété. Ce dernier a alors indiqué qu'il n'était pas le conducteur du véhicule
impliqué dans l'accident, mais seulement un passager. Toutefois, des témoins
oculaires auraient identifié M. Sharma comme étant le conducteur du véhicule.
Celui-ci a subséquemment été accusé de conduite avec facultés affaiblies causant des
lésions corporelles, contrairement au par. 239(2) du Code criminel, S.R.C. 1970,
ch. C-34 (maintenant le par. 255(2)) et d'avoir conduit un véhicule à moteur alors que
son alcoolémie dépassait la limite prescrite par la loi, contrairement à l'al. 237b)
(maintenant l'al. 253b)) du Code. Monsieur Sharma a également été accusé d'entrave
à un agent de la paix, contrairement à l'al. 118a) (maintenant l'al. 129a)) du Code,
pour avoir tenté de dénaturer sa participation dans l'accident de circulation afin
d'éviter d'être arrêté.
Monsieur Sharma a passé la nuit en prison pour ensuite comparaître le
lendemain à une enquête sur cautionnement. En raison du dossier chargé et varié de
l'accusé, le ministère public s'est opposé à sa mise en liberté et une enquête sur
cautionnement a été tenue. Monsieur Sharma a finalement été libéré après avoir
souscrit un engagement de 1 500 $ avec caution et à la condition de ne pas conduire
un véhicule à moteur jusqu'à ce qu'on ait statué sur les accusations en cause en
l'espèce. Lors de l'enquête sur cautionnement, M. Sharma a indiqué qu'il respecterait
toute ordonnance lui interdisant de conduire, allant même jusqu'à dire que cela
[TRADUCTION] "serait mieux pour mon épouse" (dossier conjoint, à la p. 34).

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Le 25 février 1988, l'appelant a comparu devant le tribunal afin de fixer
une date de procès. Sur les conseils de son avocat, il a sollicité un ajournement d'un
mois, sa demande d'aide juridique datant de la veille seulement. Monsieur Sharma
a cherché à se renseigner sur la possibilité de ravoir son permis de conduire, mais le
juge qui présidait lui a dit de consulter l'avocat de garde s'il avait des questions sur
les conditions de sa mise en liberté sous caution.
Le 24 mars 1988, M. Sharma a comparu devant le tribunal, muni d'une
lettre de son avocat indiquant des dates de procès acceptables, la plus rapprochée
étant le 7 mars 1989. Ces dates auraient été choisies après que l'avocat eut consulté
le personnel de la cour qui l'a avisé que des dates de procès étaient fixées pour le
mois de mars 1989. Monsieur Sharma a choisi d'être jugé par un juge de la Cour
provinciale et la date du procès a été fixée au 8 mars 1989.
Le 8 mars 1989, avant d'inscrire un plaidoyer, l'appelant a sollicité un
arrêt des procédures pour cause de délai déraisonnable. Comme le ministère public
n'avait pris connaissance de la requête fondée sur le délai que juste avant son dépôt,
et que l'accusé n'avait pas fourni les transcriptions de ses comparutions antérieures,
les plaidoiries sur la requête ont été ajournées au 15 mars 1989, après de brèves
observations préliminaires. Étant donné que le juge White de la Cour provinciale,
qui avait entendu les observations initiales sur la requête, ne siégeait pas ce jour-là,
l'affaire a été reportée à la semaine suivante. Les observations sur la requête ont été
complétées le 22 mars 1989 et le juge White a alors ordonné la suspension de toutes
les accusations portées contre M. Sharma pour le motif que son droit d'être jugé dans
un délai raisonnable avait été violé. Le ministère public en a appelé de cette décision

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devant la Cour d'appel de l'Ontario qui a accueilli l'appel, a annulé les suspensions
et a ordonné que l'on procède sans délai à l'instruction de l'affaire. L'appelant se
pourvoit de plein droit devant notre Cour.
Les jugements
A. Cour provinciale de l'Ontario
Dans ses motifs, le juge White a commencé par établir une distinction
entre la présente affaire et l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario R. c. Askov (1987),
60 C.R. (3d) 277. Il a indiqué que, contrairement à l'affaire Askov, l'accusé en
l'espèce avait nettement subi un préjudice en raison du délai écoulé avant d'être
traduit en justice. Parmi les conditions de sa mise en liberté, il y avait la promesse
de ne pas conduire, ce qui faisait que tout délai écoulé avant d'être traduit en justice
avait pour effet de prolonger ce qui, en réalité, constituait une suspension de permis
de conduire. Le juge des requêtes a statué qu'un délai de 13 mois était tout
simplement trop long. Après avoir soupesé tous les facteurs soumis par les avocats,
le juge White a conclu que le délai était déraisonnable. Il a donc ordonné l'arrêt des
procédures.
B. Cour d'appel
La Cour d'appel s'est appuyée sur son propre arrêt R. c. Morin (1990), 76
C.R. (3d) 37 (C.A. Ont.), et a tenu compte des quatre facteurs que j'ai énoncés dans
l'arrêt R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120, pour ensuite statuer que les droits de

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l'accusé garantis par l'al. 11b) n'avaient pas été violés. L'appel a, par conséquent, été
accueilli, l'arrêt des procédures annulé et l'affaire renvoyée pour que l'on procède
sans délai à son instruction.
La question en litige
Il s'agit uniquement, en l'espèce, de déterminer s'il y a eu violation du
droit de l'appelant d'être jugé dans un délai raisonnable, que lui garantit l'al. 11b) de
la Charte.
Analyse
Pour déterminer s'il y a eu violation du droit d'un accusé d'être jugé dans
un délai raisonnable, une cour doit soupeser les intérêts que l'al. 11b) vise à protéger,
en fonction des facteurs qui entraînent inévitablement un délai. Ces facteurs sont les
suivants:
1. la longueur du délai;
2. la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul;
3. les raisons du délai, notamment
a) les délais inhérents à la nature de l'affaire,
b) les actes de l'accusé,
c) les actes du ministère public,
d) les limites des ressources institutionnelles,
e) d'autres raisons du délai, et

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4. le préjudice subi par l'accusé.
Dans l'arrêt Morin, je traite de l'évaluation de ces facteurs et de leur
interaction avec les intérêts que l'al. 11b) vise à protéger. Je vais examiner ces
facteurs dans la mesure où ils s'appliquent au présent pourvoi.
1. La longueur du délai
L'accusé a été inculpé le 17 février 1988 et il a obtenu un arrêt des
procédures relativement aux accusations portées contre lui, le 22 mars 1989. Entre
le dépôt de l'accusation et le "règlement" des procédures engagées contre lui, il s'est
donc écoulé un peu plus de 13 mois. Pour les motifs exposés ci-après, l'accusé a
renoncé à invoquer une période de deux semaines comprise dans ce délai dont la
longueur totale est de 12 mois et demi.
2. La renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul
Le 8 mars 1989, date prévue de son procès, l'accusé a déposé une requête
en arrêt des procédures engagées contre lui, pour cause de délai déraisonnable. À
ce moment, le ministère public, qui était prêt pour le procès, a obtenu ce qui est
devenu un ajournement de deux semaines afin de préparer sa réponse à la requête et
de donner à l'accusé le temps d'obtenir les transcriptions de ses comparutions
antérieures. Étant donné que la requête a pris au dépourvu le ministère public et que
l'accusé n'avait pas fourni les transcriptions dès le dépôt de sa requête, un
ajournement était inévitable. Puisque, le 8 mars, l'accusé était disposé à débattre sa

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requête fondée sur l'al. 11b) et qu'il a consenti de bon gré à un ajournement causé par
son défaut d'aviser et de se préparer, on peut présumer qu'il connaissait parfaitement
les droits que lui garantissait l'al. 11b) et qu'en consentant à un ajournement, il a
renoncé à son droit de se plaindre du délai de deux semaines qui s'est ensuivi. Dans
ces circonstances, je suis disposé à conclure qu'on a satisfait aux conditions strictes
de la renonciation prescrites par les arrêts Korponay c. Procureur général du Canada,
[1982] 1 R.C.S. 41, et Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383. Comme je l'ai
mentionné dans l'arrêt Morin, le consentement à des ajournements peut, dans
certaines circonstances, équivaloir à une renonciation. C'est le cas en l'espèce.
L'intimée prétend que l'accusé a renoncé à se prévaloir de tout le délai
écoulé entre le 24 mars 1988 et le 7 mars 1989. Elle soutient que la lettre présentée
par M. Sharma au ministère public le 24 mars 1988, au moment de fixer la date de
son procès, dans laquelle son avocat énumérait les dates auxquelles il serait
disponible, équivaut à une renonciation puisque ce dernier n'a mentionné aucune date
antérieure au 7 mars 1989. L'avocat de l'accusé a indiqué, à l'audition de la requête,
n'avoir dressé la liste des dates de procès qu'après avoir consulté le personnel du
greffe approprié qui l'avait avisé que [TRADUCTION] "ils attribuaient des dates à
compter de mars 1989" (dossier conjoint, à la p. 71). Il eût été préférable que cet
élément de preuve soit produit sous forme d'affidavit ou autrement, plutôt que sous
forme de déclaration de l'avocat de la défense. Néanmoins, les tribunaux d'instance
inférieure paraissent l'avoir admis sous cette forme. Apparemment, cette façon de
fixer les dates de comparution n'est pas inhabituelle. La production d'une lettre
indiquant les dates qui peuvent convenir représente une économie de temps pour

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l'avocat et une économie d'argent pour l'accusé et l'aide juridique qui évitent ainsi
d'attendre en cour que des dates soient fixées.
L'intimée a tenté de contredire cette preuve au moyen d'un affidavit de
Suzanne Mactavish, coordonnatrice des rôles de la Cour de l'Ontario (Division
provinciale) à Brampton, portant sur les dates de procès disponibles lorsqu'on a fixé
la date du procès le 24 mars 1988. J'hésite à prendre en considération cet affidavit
puisqu'il n'a pas été produit en preuve lors de la requête ou devant la Cour d'appel et
parce qu'il ne paraît pas satisfaire au critère d'admission d'une nouvelle preuve
analysé dans l'arrêt Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, à la p. 775, et tout
récemment, dans l'arrêt R. c. C. (M.H.), [1991] 1 R.C.S. 763, aux pp. 776 et 777.
Toutefois, puisque l'avocat de l'appelant ne s'oppose pas à sa réception, je le tiendrai
pour admissible. La déclaration de l'avocat de l'accusé n'est pas directement mise
en doute dans l'affidavit. La déposante affirme cependant que, le 24 mars 1988, une
date antérieure à mars 1989 a été fixée dans le cas de certaines causes. Les
circonstances entourant ces affaires ne sont pas mentionnées et le fait qu'on ait
attribué une date antérieure à certaines d'entre elles n'est pas incompatible avec la
preuve produite pour le compte de l'accusé. Au mieux, l'affidavit suscite simplement
un doute sur la déclaration faite par l'avocat de la défense.
Compte tenu de la preuve analysée dans les paragraphes précédents, je
ne puis conclure que l'accusé a renoncé à invoquer le délai en question. Le critère
de la renonciation formulé dans les arrêts Korponay et Clarkson est strict. Comme
on l'a mentionné dans l'arrêt Morin, "[l]a renonciation doit être claire et non
équivoque et faite en pleine connaissance du droit auquel on renonce". Compte tenu

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des circonstances entourant la lettre de l'avocat, je ne puis conclure que l'accusé était
conscient du droit auquel, selon l'intimée, il renonçait ou qu'il aurait été disposé à y
renoncer s'il s'était rendu compte de la portée de ce geste. Par conséquent, j'estime
que l'accusé n'a pas renoncé à son droit de se plaindre du délai écoulé entre le 24
mars 1988 et le 8 mars 1989. Il n'a pas explicitement renoncé à invoquer ce délai et
je suis incapable de déduire de la lettre et des circonstances qui l'entourent que
l'accusé a implicitement renoncé à le faire.
3. Les raisons du délai
a) Les délais inhérents à la nature de l'affaire
Les accusations dont la Cour est saisie dans le présent pourvoi concernent
un accident de la circulation survenu le 17 février 1988. Bien que fondée sur un
incident unique, la présente affaire est plus complexe que l'affaire connexe Morin.
En l'espèce, un certain nombre de policiers, de citoyens ordinaires et peut-être même
de témoins experts sont en cause. Puisqu'on laisse entendre que l'accusé ne
conduisait pas le véhicule impliqué dans l'accident, des citoyens ordinaires seront
appelés à témoigner sur l'accident et à identifier les conducteurs des véhicules
impliqués. Les agents de police devront également témoigner au sujet des
déclarations que l'accusé leur a faites sur les lieux de l'accident et de son état
d'ébriété et des résultats de l'alcootest qu'il a subi. En outre, puisqu'on allègue que
la victime de l'accident a été grièvement blessée, il sera peut-être nécessaire
d'entendre des témoins experts en médecine. Bien que la présente affaire ne soit pas
excessivement complexe, elle n'est pas pour autant particulièrement simple. En

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raison de cette complexité, plus de temps sera nécessaire à la poursuite pour préparer
sa preuve et à l'accusé pour se préparer à la réfuter.
Jusqu'à sa comparution du 24 mars 1988, l'accusé paraît avoir tenté de
recourir à l'assistance d'un avocat. À sa première comparution devant le tribunal lors
de l'enquête sur cautionnement, l'accusé n'avait pas encore parlé à un avocat. Le 25
février 1988, lorsqu'il a comparu pour fixer une date de procès, M. Sharma venait à
peine de faire une demande d'aide juridique et il a sollicité un ajournement d'un
mois, apparemment en vue d'obtenir l'aide juridique et de recourir à l'assistance d'un
avocat. Ainsi, jusqu'au 24 mars 1988, l'accusé préparait manifestement sa preuve en
vue du procès. Comme il n'a en aucun temps indiqué qu'il était prêt à subir son
procès ou qu'il souhaitait le subir à la première date disponible, il est impossible de
déterminer quand il était prêt à subir son procès. Vu la complexité de l'affaire, il se
peut qu'il ne l'ait été qu'en mai 1988. En l'absence de preuve au dossier, il m'est
impossible de déterminer une date antérieure à laquelle l'accusé aurait été prêt à subir
son procès. Même en présumant que l'affaire était complexe, la poursuite aurait
vraisemblablement été prête pour le procès en mai 1988 elle aussi. Le délai inhérent
est, par conséquent, d'environ trois mois.
b) Les actes de l'accusé
L'accusé a comparu le 24 mars 1988, muni d'une lettre de son avocat
indiquant les dates auxquelles ce dernier serait disponible pour un procès. Comme
nous l'avons vu, il existe un désaccord important sur la question de savoir si les dates
fournies par l'avocat de l'accusé (toutes à compter de mars 1989) étaient

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effectivement, à ce moment-là, les dates les plus rapprochées qui seraient disponibles
pour un procès. Bien que je n'aie pas été disposé à conclure que cette lettre
constituait une renonciation, il est évident que cet acte garantissait qu'aucune date
antérieure à mars 1989 ne pouvait être fixée. On a soumis à la Cour des documents
contradictoires sur la question de savoir si la date du procès en mars 1989 était
"inévitable". Même si j'ai conclu que la preuve sur la disponibilité de dates
antérieures n'est pas suffisamment claire pour établir l'existence d'une renonciation,
je ne suis pas convaincu qu'une date aussi lointaine était nécessairement inévitable.
Si l'accusé souhaitait procéder rapidement, on aurait pu s'attendre à ce qu'il fasse
quelque chose de plus et qu'il proteste ou s'informe des autres dates disponibles.
Bien que je traiterai de cette question sous l'angle du préjudice subi, il est aussi
pertinent de l'étudier sous la présente rubrique.
c) Les actes du ministère public
À compter du moment où la date du procès a été fixée jusqu'à sa date
prévue, le ministère public n'a rien fait pour retarder ou hâter le procès. L'avocat de
la défense admet, à vrai dire, que le ministère public n'a posé aucun geste susceptible
d'engendrer les délais écoulés en l'espèce.
d) Les limites des ressources institutionnelles
La présente affaire a commencé en Cour provinciale du district de Peel.
La situation qui prévaut dans le district de Peel a été examinée minutieusement dans
l'arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199. Bien que, depuis l'arrêt Askov, la situation

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se soit améliorée, ce district connaît toujours des délais institutionnels résultant de
ressources limitées. Compte tenu du fait que Peel est aux prises avec ces délais
depuis plus longtemps et qu'on a donc eu plus de temps pour s'attaquer au problème,
j'appliquerais la partie inférieure de la ligne directrice relative au délai institutionnel.
Dans l'arrêt Morin, j'ai affirmé que cette ligne directrice devrait se situer entre huit
et dix mois pour la cour provinciale, sous réserve de dérogations résultant de la
présence ou de l'absence de préjudice. Le temps écoulé entre le moment où les
parties étaient prêtes pour le procès, en mai 1988, et mars 1989, soit
approximativement neuf mois, était un délai institutionnel.
e) D'autres raisons du délai
Il ne semble pas y avoir eu d'autres délais en l'espèce, outre ceux déjà
étudiés dans les présents motifs.
4. Le préjudice subi par l'accusé
Lors de son enquête sur cautionnement, M. Sharma a consenti à respecter
toute ordonnance lui interdisant de conduire une automobile jusqu'à ce que la cour
se prononce sur les accusations dont elle était saisie. L'avocat de la défense a
demandé:
[TRADUCTION] Q. Monsieur, avez-vous besoin d'une automobile
pour vous rendre à votre travail et en revenir, ou pouvez-vous utiliser un
autre moyen de transport?

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Monsieur Sharma a répondu:
[TRADUCTION] R. Je peux prendre l'autobus. Je n'ai plus d'auto.
L'accusé a ensuite admis spontanément qu'une interdiction de conduire
[TRADUCTION] "[e]n réalité [. . .] serait mieux pour mon épouse". Le dossier indique
également que M. Sharma a été détenu à diverses reprises au cours de la période en
question pour des affaires étrangères à l'espèce et que, par conséquent, il avait moins
eu l'occasion de conduire.
Le 25 février 1988, lorsqu'il a comparu pour fixer une date de procès,
M. Sharma a soulevé la question de sa promesse de ne pas conduire. L'appelant et
la cour ont échangé les propos suivants:
[TRADUCTION]
M. SHARMA: J'ai une demande à faire, Votre Honneur. Il y va de mon
emploi, si je puis ravoir mon permis.
LA COUR: Je crois, monsieur, qu'à votre enquête sur cautionnement, on
vous a libéré à condition que vous ne conduisiez aucun véhicule à moteur
jusqu'à ce qu'on ait statué sur l'affaire. Si vous avez des questions à ce
sujet, vous pouvez consulter le procureur chargé de communiquer la
preuve, monsieur. Il est disponible les lundi, mercredi et vendredi au
bureau là-bas. Vous pouvez vous renseigner au bureau de l'avocat de
garde et on vous aidera.
La pertinence de ce dernier échange tient à ce que, même si M. Sharma n'était
peut-être pas un participant chevronné au système de justice, la cour a fourni des
renseignements importants sur la façon dont l'accusé pouvait tenter de faire modifier

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les conditions de sa mise en liberté sous caution. Il importe de remarquer qu'à
l'origine, cette condition de mise en liberté sous caution a été imposée en raison du
dossier de l'accusé qui démontrait que ce dernier s'était révélé [TRADUCTION] "un
danger public sur la route" et qu'il était dans l'intérêt du public qu'il [TRADUCTION]
"ne [soit pas en mesure] de mettre la main sur une automobile". L'accusé n'a pas
mentionné cette condition lors de sa comparution du 24 mars 1988 et il semble qu'il
n'ait jamais tenté de la faire supprimer malgré les renseignements précis que la cour
lui a donnés sur la façon dont cela pourrait se réaliser.
Le juge du procès a statué que l'appelant avait subi un préjudice en raison
du délai découlant des conditions de sa mise en liberté sous caution. Il a dû tirer
cette conclusion des circonstances exposées précédemment. Même si, d'après les
circonstances, l'appelant a subi un préjudice, je conclus qu'il était minime. Si le délai
avait causé un préjudice grave à l'appelant, ce dernier aurait soit insisté pour être
jugé, soit tenté jusqu'à un certain point de faire modifier les conditions de sa mise en
liberté sous caution.
Quant à la possibilité de déduire qu'il y a eu préjudice, je suis disposé tout
au plus à conclure à l'existence d'un préjudice infime causé par le simple écoulement
du temps. L'inaction de M. Sharma entre sa comparution pour fixer une date de
procès et la date prévue de son procès révèle une absence évidente de préoccupation
à l'égard du rythme des procédures. On peut aussi, jusqu'à un certain point, tenir
compte du fait que l'appelant n'était pas tout à fait dépourvu de connaissance du
système de justice criminelle, ce qui peut réduire le stress et l'angoisse résultant de
procédures en cours.

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Dispositif
Compte tenu des facteurs analysés précédemment, notamment les actes
de l'accusé, l'insignifiance du préjudice et la ligne directrice concernant le délai
institutionnel, et compte tenu des intérêts destinés à être protégés et,
particulièrement, de la gravité relative de l'accusation, je conclus que le délai en
l'espèce n'était pas déraisonnable. Ainsi, il n'y a pas eu de violation des droits de
l'accusé garantis par l'al. 11b) et le pourvoi est donc rejeté. Puisqu'aucun procès n'a
encore été tenu, l'affaire doit être instruite. Vu le temps écoulé depuis l'engagement
des procédures, le procès devrait être tenu sans délai.
Version française des motifs rendus par
//Le juge McLachlin//
LE JUGE MCLACHLIN -- J'appliquerais en l'espèce la même méthode que
celle que j'ai utilisée dans l'arrêt R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 000, rendu
simultanément. Il y a preuve prima facie de l'existence d'un délai excessif. Il reste
à déterminer si le préjudice causé à l'accusé l'emporte sur l'intérêt qu'a la société à
le faire traduire en justice. L'appelant a subi un certain préjudice: la condition de
sa mise en liberté sous caution prescrivant la suspension de son permis de conduire
a eu pour effet de restreindre sa liberté jusqu'à un certain point. Mais, par ailleurs,
l'infraction commise est grave et la société a fortement intérêt à ce que cet accusé
soit traduit en justice. Ces considérations l'emportent sur le préjudice subi par
l'appelant.

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Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté, le juge en chef LAMER est dissident.
Procureur de l'appelant: Irwin Koziebrocki, Toronto.
Procureur de l'intimée: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureur de l'intervenant: John C. Tait, Ottawa.