COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-10-001662-996

(500-01-058585-982)

 

DATE :

20 JANVIER 2003

 

 

CORAM:

LES HONORABLES

THÉRÈSE ROUSSEAU-HOULE J.C.A.

JACQUES CHAMBERLAND J.C.A.

DANIELLE GRENIER J.C.A. (AD HOC)

 

 

GIOVANNI CAZZETTA

et

MARIA CAZZETTA

et

GILLES LAMBERT

et

SUZANNE POUDRIER

APPELANTS – Accusés

c.

 

SA MAJESTÉ LA REINE

INTIMÉE – Poursuivante

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           LA COUR, statuant sur le pourvoi des appelants contre un verdict de culpabilité à des accusations de complot pour possession et possession de biens criminellement obtenus prononcé le 17 juin 1999 par un jury au terme d'un procès présidé par l'honorable Lise Côté de la Cour supérieure, district de Montréal;

[2]           Après étude du dossier, audition et délibéré;

[3]           Pour les motifs énoncés par le juge Chamberland, auxquels souscrivent les juges Rousseau-Houle et Grenier;

[4]           REJETTE le pourvoi.

 

 

 

 

THÉRÈSE ROUSSEAU-HOULE J.C.A.

 

 

 

 

 

JACQUES CHAMBERLAND J.C.A.

 

 

 

 

 

DANIELLE GRENIER J.C.A. (AD HOC)

 

Me Jacques Bouchard

Me Daniel Royer

Me Julie Carignan

Avocats des appelants

 

Me Yves Paradis

Me Patrick Michel

Avocats de l'intimée

 

 

 

Date d’audience :

2 décembre 2002


 

 

MOTIFS DU JUGE CHAMBERLAND

 

 

[5]           Le 17 juin 1999, les appelants ont été déclarés coupables de nombreux chefs d'accusation de complot pour possession et de possession de biens criminellement obtenus.   Il s'agissait de crimes commis sur une période s'échelonnant du 1er janvier 1989 au 22 mai 1997, selon les chefs allégués.   Le procès a duré près de 5 mois, 80 témoins ont été entendus et près de 900 documents ont été produits par le ministère public.

[6]           Giovanni Cazzetta a été déclaré coupable de huit chefs de possession de biens criminellement obtenus et d'un chef de complot pour commettre l'une de ces infractions, soit la possession d'un immeuble situé au 2025 Huron, à Montréal; Maria Cazzetta, la sœur de Giovanni Cazzetta, a été déclarée coupable de deux chefs de possession de biens criminellement obtenus; Gilles Lambert a été déclaré coupable de cinq chefs de possession de biens criminellement obtenus et d'un chef de complot pour commettre l'une de ces infractions, soit la possession de l'immeuble situé au 2025 Huron, à Montréal; Suzanne Poudrier a été déclarée coupable de quatre chefs de possession de biens criminellement obtenus et d'un chef de complot pour commettre l'une de ces infractions, soit la possession de l'immeuble situé au 473 de Courcelles, à Saint-Luc.

[7]           Les appelants se pourvoient contre les verdicts de culpabilité et requièrent la permission de se pourvoir contre les peines qui leur ont été infligées par la juge de première instance le 12 août 1999.

A.           LES VERDICTS DE CULPABILITÉ

[8]           Les appelants font valoir plusieurs motifs d'appel couvrant toutes les phases du procès, depuis la sélection du jury jusqu'aux directives de la juge.   À l'audience, leur avocat a insisté sur trois motifs seulement (le processus de sélection du jury, la recevabilité de certaines preuves et les directives quant au fardeau de la preuve), tout en nous renvoyant à son mémoire quant aux autres motifs d'appel.

[9]           Je traiterai de chacun des motifs avancés par les appelants en prenant toutefois la liberté d'en modifier l'ordre de présentation de façon à mieux respecter la logique du déroulement du procès.

La sélection du jury

[10]        Trois jurés furent libérés avant que le sort des appelants ne soit confié au jury.   La juge a donc procédé à leur remplacement, conformément à l'article 644(1.1) du Code criminel.

[11]        Les appelants soutiennent que la procédure de sélection de ces trois nouveaux jurés a été irrégulière, la juge d'instance ayant refusé de leur attribuer des récusations péremptoires supplémentaires, au-delà des 48 (quatre accusés X 12) récusations péremptoires auxquelles ils avaient eu droit lors de la phase initiale de la sélection du jury (art. 634(2)b) et 634(4)a) C.cr.).   Ils plaident qu'ils avaient droit à ces récusations péremptoires supplémentaires pour contrer l'effet préjudiciable créé par la libération d'un nombre important de membres du jury.   La sélection du jury constituant une étape cruciale du procès, les appelants plaident que le refus de la juge de remettre les parties en état en leur attribuant des récusations péremptoires additionnelles a porté atteinte au droit relatif à la sélection du jury, entachant ainsi leur droit à une défense pleine et entière.

[12]        L'argument n'est pas sans valeur, mais il doit, dans les circonstances de l'espèce, être rejeté.

[13]        Le jury est un acteur essentiel de l'administration de la justice pénale au Canada.   L'article 11f) de la Charte canadienne des droits et libertés protège même le droit de tout inculpé de bénéficier d'un procès avec jury lorsque, comme en l'espèce, la peine maximale prévue pour l'infraction en cause est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus sévère.

[14]        La sélection du jury est donc une étape importante et fondamentale du procès avec jury (R. c. Barrow, [1987] 2 R.C.S. 694).   La constitution d'un jury impartial fait partie du droit de l'accusé à un procès équitable.   Le Code criminel consacre plusieurs dispositions à la formation du jury (articles 631 et suivants, C. cr.).   L'article 634(2) C. cr. prévoit le nombre maximal de récusations péremptoires auxquelles le poursuivant et l'accusé ont droit.   L'article 634(2.1) C. cr.[1] prévoit même une augmentation du nombre total de récusations péremptoires advenant que le juge ordonne la sélection de jurés suppléants:   le nombre total de récusations péremptoires est alors augmenté d'un nombre égal à celui des jurés suppléants, tant pour la poursuite que pour la défense.   Aucune disposition législative ne vise toutefois le cas où, comme en l'espèce, le juge procède au remplacement d'un juré libéré (articles 644(1) et 644(1.1) C. cr.).

[15]        Les appelants plaident que le juge du procès, en sa qualité de garant du droit d'un accusé à un procès juste et équitable, a le pouvoir inhérent d'obvier au silence du législateur et d'accorder, tant à la poursuite qu'à l'accusé, un nombre additionnel de récusations péremptoires égal à celui des jurés dont il faut procéder au remplacement.

[16]        L'ajout de l'article 634(2.1) C. cr. appuie, me semble-t-il, la proposition des appelants.   En l'espèce, les trois jurés ont été libérés alors que les douze membres du jury avaient été choisis mais avant que le jury n'ait entendu quoi que ce soit de la preuve.   Les trois jurés de remplacement étaient donc les treizième, quatorzième et quinzième à être choisis.   J'estime que, dans ce contexte, la juge du procès aurait dû accéder à la requête des avocats des appelants et accorder à chacun des accusés, de même qu'à la poursuite, un nombre additionnel de récusations péremptoires égal au nombre de jurés à remplacer, et ce, même si le Code criminel n'y pourvoit pas expressément.

[17]        Ici toutefois, l'argument demeure purement théorique.   D'une part, il restait aux appelants un certain nombre de récusations péremptoires (cinq en tout) lorsque le choix des trois jurés a commencé; ils en ont utilisé quatre lors du choix des jurés appelés à remplacer les jurés no 3 et no 12; il leur restait une récusation péremptoire alors que le choix du juré appelé à remplacer le juré no 8 commençait; ils l'ont utilisée pour ainsi se trouver à court de récusations péremptoires lorsque la prochaine candidate s'est présentée.   Le ministère public s'en est déclaré satisfait, mais pas les appelants.   N'ayant pas épuisé les récusations péremptoires auxquelles il avait droit, le ministère public est alors revenu sur sa décision et a demandé la récusation péremptoire de la candidate qui faisait problème.   La procédure de sélection s'est donc poursuivie et les appelants se sont déclarés satisfaits du prochain candidat, le dernier candidat choisi.

[18]        Dans ce contexte, j'estime que la décision de la juge du procès de refuser d'attribuer aux accusés (et au ministère public) un nombre additionnel de récusations péremptoires n'a pas prêté à conséquence.   Il n'y a donc pas lieu, pour cette seule raison, de pousser plus loin l'analyse de ce premier motif d'appel.

La preuve

1.            La juge a erré en permettant la preuve du plaidoyer de culpabilité de Giovanni Cazzetta à des infractions non mentionnées dans l'acte d'accusation

[19]        La décision attaquée a été rendue le 1er mars 1999.

[20]        La juge a permis au ministère public de rapporter la preuve des plaidoyers de culpabilité de Giovanni Cazzetta relativement à des infractions antérieures en matière de stupéfiants: la première, une condamnation prononcée le 11 janvier 1994 pour un trafic de 3 kilos de cocaïne (peine de 4 ½ ans de prison, libéré le 9 janvier 1997); la seconde, une condamnation prononcée le 14 avril 1998 pour des accusations de trafic et complot en vue de trafic de cocaïne entre janvier et mai 1997 (peine de 9 ans de prison).

[21]        Les appelants invoquent trois raisons pour lesquelles cette preuve n'aurait pas dû être permise:   1) son effet préjudiciable plus grand que sa valeur probante; 2) son effet préjudiciable pour les coaccusés de Giovanni Cazzetta et; 3) la règle prohibant les condamnations multiples.

[22]        Quant au premier motif, les appelants plaident que le dévoilement des condamnations antérieures de Giovanni Cazzetta était hautement préjudiciable en ce qu'il ne pouvait faire autrement que de détourner l'attention du jury vers sa réputation criminelle, d'autant qu'il n'a pas témoigné au soutien de sa défense.

[23]        À mon avis, l'argument ne tient pas.

[24]        En principe, la preuve de la conduite antérieure répréhensible d'un accusé, que cette conduite ait fait ou non l'objet d'une condamnation, est irrecevable malgré sa pertinence.   Il existe trois exceptions à cette règle:   lorsque la preuve se rapporte à une question en litige, lorsque l'accusé met lui-même sa moralité en cause et enfin, lorsque la preuve est rapportée dans le cours du contre-interrogatoire de l'accusé sur sa crédibilité (R. c. G.(S.G.), [1997] 2 R.C.S. 716, par. 63).

[25]        La preuve de mauvaise moralité qui ne serait rapportée qu'à la seule fin d'établir la propension de l'accusé à commettre l'infraction en cause est carrément inadmissible (Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190).   En revanche, et c'est la première des trois exceptions mentionnées précédemment, la preuve de la conduite antérieure répréhensible de l'accusé peut être admise quand elle n'a pas pour seul objectif d'établir la propension de ce dernier à commettre le crime qui lui est reproché, quand elle est pertinente à une question en litige et quand sa valeur probante l'emporte sur son effet préjudiciable.   La preuve a trait à une question en litige quand elle vise à établir un élément constitutif de l'infraction reprochée et, le cas échéant, un fait sous-jacent aux moyens de défense invoqués par l'accusé (R. c. Arp, [1998] 3 R.C.S. 339, par. 38).

[26]        En l'espèce, les accusés subissaient leur procès sur 28 chefs d'accusation de complot de possession et de possession de biens criminellement obtenus.   La juge a conclu que la preuve des deux antécédents judiciaires était pertinente pour établir l'origine criminelle des biens possédés par Giovanni Cazzetta et visés par les accusations de recel.   La preuve de ces deux antécédents judiciaires en matière de trafic, et celle des circonstances relatives à ces infractions qui révélaient l'ampleur des activités de l'accusé dans le commerce de la drogue, étaient sans aucun doute pertinentes à titre d'éléments de preuve circonstancielle.   Elles tendaient certainement à prouver que les biens possédés par Giovanni Cazzetta et visés par l'acte d'accusation provenaient du trafic de la drogue.

[27]        La preuve du ministère public visait à démontrer qu'entre 1989 et 1997 Giovanni Cazzetta avait acquis et possédé, seul ou avec d'autres, des immeubles, des bijoux, des voitures de luxe et des sommes d'argent considérables.   Au cours de cette même période, les revenus qu'il déclarait aux autorités fiscales étaient sans commune mesure avec le coût de ses achats sans compter que, de 1994 à 1997, il était en prison et n'avait donc pas de revenus d'emploi.   De plus, cette preuve tendait à démontrer l'importance de l'implication de l'accusé dans le trafic de la drogue pendant toute la période visée par les chefs d'accusation.

[28]        La preuve des condamnations et des circonstances relatives à ces deux infractions constituait donc, à mon avis, autant d'éléments de preuve circonstancielle tendant à convaincre les jurés hors de tout doute raisonnable que les biens acquis et possédés par Giovanni Cazzetta provenaient directement ou indirectement de son implication dans le trafic de la drogue.

[29]        Il n'y a pas de doute cependant que cette preuve risquait d'avoir un effet préjudiciable.   La juge d'instance en était fort consciente:

Le danger d'admettre en preuve principale les condamnations antérieures ou l'inconduite criminelle d'une personne accusée est de dévier le débat vers la réputation criminelle de l'individu et d'en arriver au raisonnement suivant:   comme les accusés sont des trafiquants et qu'un d'entre eux a plaidé coupable à deux reprises à des infractions reliées au trafic des stupéfiants, ils sont donc susceptibles d'avoir commis les infractions reprochées soit la possession de biens criminellement obtenus.

[30]        La juge a soupesé ce risque par rapport à la valeur probante de la preuve avant de conclure, à bon droit à mon avis, que la seconde l'emportait sur le premier.   Le risque d'effet préjudiciable justifiant la règle d'exclusion n'est pas, faut-il le rappeler, la probabilité d'une condamnation mais plutôt le risque que cette condamnation puisse reposer sur la simple propension de l'accusé à commettre le crime qu'on lui reproche.   En l'espèce, la juge a conclu que la très grande valeur probante de la preuve l'emportait d'emblée sur le risque d'effet préjudiciable associé à une telle preuve, d'autant qu'elle envisageait dès cet instant la nécessité de donner aux jurés des directives appropriées sur l'utilisation qu'ils pourraient faire de cette preuve.   Ce qu'elle fit d'ailleurs dans la dernière phase du procès.

[31]        La décision de recevoir ou non une telle preuve relève essentiellement de la discrétion du juge du procès.   Il faut accorder un respect considérable à sa décision et à son évaluation de la valeur probante d'une preuve par rapport à son effet préjudiciable ( R. c. Arp, précité, par. 42).

[32]        Quant au second motif, les appelants s'inquiètent de la décision rendue par la juge dans le contexte d'un procès conjoint; ils plaident que le danger d'une mauvaise utilisation de la preuve par le jury est d'autant plus présent que les condamnations antérieures d'un accusé ne peuvent pas être opposées aux coaccusés.

[33]        En l'espèce, dès qu'elle a rendu sa décision concernant la recevabilité de la preuve, la juge a rappelé que son devoir était «de préciser aux jurés la preuve qui vaut contre l'un ou l'autre des accusés».   Et, c'est ce qu'elle fit au moment de ses directives.   D'ailleurs, à ce sujet, je note que la juge a donné des directives en définitive plus favorables aux coaccusés que ce qu'elles auraient pu être.   En effet, la preuve des condamnations antérieures ne pouvait être opposée qu'à Giovanni Cazzetta alors que la preuve des circonstances dans lesquelles les infractions avaient été commises pouvait être opposable à d'autres qu'à lui selon leur degré d'implication dans le déroulement des événements; ainsi, la preuve des circonstances relatives aux infractions commises entre janvier et mai 1997 pouvait être opposable, du moins en partie, à Maria Cazzetta puisqu'elle avait assisté à une rencontre entre Giovanni Cazzetta et Francis Walters portant notamment sur la façon de fixer le prix de vente de la cocaïne.   La juge n'a pas fait cette distinction, indiquant au jury que la preuve des condamnations antérieures de Giovanni Cazzetta ne valait que contre lui.

[34]        Quant au troisième motif, les appelants plaident que, si les condamnations antérieures de Giovanni Cazzetta expliquaient la provenance criminelle des biens en sa possession, elles auraient dû entraîner l'arrêt des procédures; en effet, selon cet argument, Giovanni Cazzetta ne pouvait pas s'être vu infliger une lourde peine d'emprisonnement relativement à ces crimes pour ensuite être condamné pour possession de biens provenant des mêmes trafics.   Il s'agirait d'une application de la règle prohibant les déclarations de culpabilité multiples énoncée dans l'arrêt Kienapple c. La Reine, [1975] 1 R.C.S. 729.[2]

[35]        Je ne suis pas d'accord.

[36]        Dans l'arrêt Kienapple, et un peu plus tard dans les arrêts R. c. Prince, [1986] 2 R.C.S. 480 et R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246, la Cour suprême énonce le principe voulant qu'il ne puisse y avoir de déclarations de culpabilité multiples à l'égard d'un seul délit criminel.   La Cour y reconnaît que le principe permettant de déterminer l'applicabilité de la règle doit être formulé non pas en fonction de savoir si les infractions reprochées sont les mêmes infractions ou des infractions incluses, mais plutôt en fonction de savoir si les deux accusations ont pour fondement la même cause, la même chose ou le même délit (R. c. Prince, précité, p. 490).   Pour que la règle s'applique, il faut un lien factuel entre les infractions reprochées (elles doivent tirer leur origine de la même opération) et un lien juridique suffisant (par exemple, l'accusation d'avoir chassé hors saison et celle d'avoir chassé au moyen de projecteurs n'ont pas un lien juridique suffisant entre elles pour donner lieu à l'application de la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples même si elles ont été portées à l'occasion d'une seule et même expédition de chasse) (R. c. Prince, précité, pp. 491-494; McKinney c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 401).

[37]        Ici, Giovanni Cazzetta est accusé de possession de biens criminellement obtenus et de complot en vue de posséder des biens criminellement obtenus sur une période s'étendant du 1er janvier 1989 au 22 mai 1997 alors que les deux dossiers dans lesquels il avait reconnu sa culpabilité concernaient, pour l'un, un événement survenu en avril 1992 et pour l'autre, des événements survenus entre janvier et mai 1997.   Dans ce contexte, il me semble difficile de prétendre que les infractions reprochées aujourd'hui tirent leur origine de la même opération qui a mené aux accusations de 1992 et 1997.   Le lien factuel liant les accusations d'aujourd'hui à celles qui ont fait l'objet des plaidoyers de culpabilité de 1993 (le 13 avril 1993) et 1998 (le 14 avril 1998) me semble bien ténu, voire inexistant.

[38]        Dans R. c. Khouri (1995), 97 C.C.C. (3d) 223, la Cour d'appel de la Saskatchewan concluait à l'absence de lien juridique suffisant entre l'infraction de possession des produits du trafic et l'infraction de trafic en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, la seconde ne comportant pas la réception d'un paiement ou d'une autre contrepartie comme élément essentiel (voir également, au même effet, R. c. Falahatchian (1995), 99 C.C.C. (3d) 420, pp. 433-434 (C.A. Ontario) et R. c. Garoufalis (1998), 131 C.C.C. (3d) 242, p. 247 (C.A. Manitoba).

[39]        Je suis d'accord et je crois que le même raisonnement vaut entre l'infraction de trafic de cocaïne et celle de possession de biens criminellement obtenus visée à l'article 354 C. cr.

2.            La juge a erré en permettant la preuve des faits relatifs aux chefs d'accusation 1, 2 et 3 bien qu'elle ait ordonné la tenue d'un procès distinct sur ces trois chefs d'accusation

[40]        Les chefs d'accusation 1, 2 et 3 concernaient trois accusations de trafic de stupéfiants, complot en vue de faire le trafic de stupéfiants et complot en vue d'importer des stupéfiants.   Le 21 janvier 1999, la juge ordonnait la tenue d'un procès séparé en regard de ces trois chefs d'accusation.    Quelques semaines plus tard, le 1er mars 1999, elle permettait la preuve des faits relatifs à l'accusation de complot pour importation de stupéfiants intervenu entre le 1er septembre 1992 et le 22 mars 1993.

[41]        Les appelants plaident que, ce faisant, elle annulait sa décision antérieure et permettait un préjudice qu'elle avait pourtant voulu éviter en ordonnant la tenue d'un procès séparé.

[42]        Je ne suis pas d'accord.

[43]        En divisant l'acte d'accusation, la juge voulait éviter que l'ensemble de la preuve relative aux accusations de possession et de complot pour possession des produits de la criminalité ne puisse influer sur le sort des accusés relativement aux chefs 1 à 3.   En effet, la preuve pertinente aux chefs d'accusation 4 à 31 impliquait la démonstration des activités criminelles antérieures de l'organisation Cazzetta-Lambert-Jomphe, ainsi qu'une comparaison de la valeur du patrimoine des accusés par rapport à leurs revenus déclarés, de façon à établir que les biens qu'ils possédaient ne pouvaient pas provenir d'activités légitimes de leur part.   C'était là le risque de préjudice que la juge avait en tête, et non l'inverse.

[44]        La preuve relative aux chefs d'accusation 1 à 3 était pertinente à titre de preuve circonstancielle pour établir la provenance criminelle des biens visés dans les chefs d'accusation 4 à 31.   Cette preuve tendait à établir le niveau d'implication et l'importance de l'organisation Cazzetta-Lambert-Jomphe dans le commerce de stupéfiants depuis plusieurs années:  par exemple, la fréquence des livraisons et la quantité de colis de cocaïne entreposés au garage de Francis Walters, les importantes sommes d'argent échangées contre la remise de ces colis, les investissements substantiels de l'organisation pour la mise sur pied d'un autre garage qui devait servir de second point de chute pour les stupéfiants, la location de nombreux téléavertisseurs, le fait que l'organisation ait pu disposer de 600 000 $ pour financer une opération visant à importer 10 000 kilos de cocaïne des États-Unis et enfin, le témoignage d'un expert suivant lequel il fallait être déjà très impliqué dans le commerce de la drogue et avoir développé un solide réseau de distribution avant même de penser à entreprendre une importation d'une telle envergure.

[45]        Le chef d'accusation numéro 3 concernait un complot d'importation de cocaïne ourdi par Giovanni Cazzetta, Gilles Lambert, Renaud Jomphe (décédé depuis, le 18 décembre 1996), Salvatore Cazzetta et d'autres individus, incluant des agents d'infiltration de la Drug Enforcement Agency (DEA) américaine.   La fin illégale visée par ce complot ne s'est pas réalisée, et la somme de 600 000 $ qui devait servir de paiement initial a été saisie et certains participants arrêtés aux États-Unis, dont Paul Larue (qui devait par la suite témoigner pour le ministère public).

[46]        Les appelants reprochent à la juge d'avoir indiqué au jury que la transaction de 600 000 $ avec les agents de la DEA (Salvatore Cazzetta avait apporté l'argent en Floride pour servir de paiement initial) constituait un élément de preuve indirecte dont ils pouvaient se servir, avec d'autres, pour établir la provenance illégale des biens visés par les actes d'accusation.   Selon  les appelants, la directive est erronée puisque la transaction en question s'est soldée par une perte, et non par un profit.

[47]        En somme, même si les appelants concèdent maintenant que le ministère public n'avait pas à faire la preuve du lien entre les biens décrits dans les chefs d'accusation et une infraction criminelle sous-jacente précise, ils soutiennent que la preuve d'activités criminelles doit nécessairement être limitée à celles qui sont lucratives.   Suivant ce raisonnement, la preuve d'une activité criminelle qui a avorté – comme celle visée par le chef d'accusation no 3 – ne devrait pas être permise parce que n'ayant aucune valeur probante; cette preuve ne viserait qu'à prouver la mauvaise moralité des accusés.

[48]        Je ne suis pas d'accord.

[49]        Pour faire la preuve du crime visé à l'article 354(1) C. cr., le ministère public doit prouver, hors de tout doute raisonnable, 1) la possession  du bien, 2) le fait que ce bien provient de la perpétration d'un crime et 3) la connaissance qu'a l'accusé de la provenance illégale du bien (Hayes c. La Reine, [1996] R.J.Q. 1 (C.A.); Vachon c. La Reine, [2002] A.Q. (Quicklaw) No 5053 (C.A.Q.)).[3]

[50]        Les divers éléments essentiels du crime peuvent être établis, comme en l'espèce, par une preuve circonstancielle.

[51]        Dans ce contexte, la preuve relative à la transaction visée par le chef d'accusation no 3, même si la transaction a avorté, était pertinente à titre de preuve circonstancielle pour établir la provenance criminelle des biens.   À mon avis, dans le contexte d'une preuve circonstancielle, le fait qu'une opération criminelle se soit soldée par un échec, un demi-succès ou un triomphe importe peu; le fait de l'existence même de l'opération criminelle suffit à en établir la pertinence.   Il appartiendra ensuite au juge des faits, ici le jury, d'en soupeser la valeur probante et, procédant à un examen d'ensemble de tous les éléments de la preuve, d'en tirer une conclusion (R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345).

[52]        Dans sa décision du 1er mars 1999 portant sur la recevabilité en preuve des condamnations antérieures de Giovanni Cazzetta et de la preuve relative aux chefs d'accusation 1 à 3, la juge de première instance écrivait:

De la même façon, la poursuite n'a pas à prouver que l'argent ayant servi à l'acquisition provient de la réalisation d'un profit pour un trafic spécifique.   À ce titre, je ne retiens pas la proposition de la défense de la nécessité pour la poursuite d'établir le caractère rentable d'une transaction pour qu'elle soit pertinente au litige.

En l'espèce, les transactions de complot pour importation de cocaïne sont pertinentes pour établir la provenance illégale des biens en possession des accusés et l'origine criminelle des fonds ayant servi à l'acquisition desdits biens.

L'implication des accusés dans le trafic de stupéfiants devient pertinente à une question en litige et à ce titre, les antécédents judiciaires reliés au trafic de stupéfiants de Giovanni Cazzetta sont également pertinents et admissibles pour les mêmes raisons.

[53]        Je partage cet avis.


3.            La juge a erré en permettant le dépôt en preuve d'une quantité considérable de documents saisis chez des tiers non accusés, sans preuve de leur authenticité

[54]        Les appelants plaident que ces documents leur étaient inopposables parce que constituant du ouï-dire et ne faisant pas l'objet des exceptions prévues à la Loi sur la preuve au Canada.   Cette preuve étant inadmissible, elle ne pouvait pas servir de fondement au témoignage de l'expert-comptable Guy Ferland de telle sorte que ce dernier, selon les appelants, n'aurait pas dû pouvoir faire part au jury des conclusions tirées à partir de ces documents.   À titre subsidiaire, les appelants plaident que la juge aurait dû mettre le jury en garde contre l'utilisation qui pourrait être faite des documents qui constituent du ouï-dire ou contre le peu de fiabilité d'une opinion découlant de tels documents.

[55]        L'argument est, à mon avis, mal fondé.

[56]        Il y a eu près de 900 documents, certains fort volumineux, déposés durant le procès.   Or, les appelants ne précisent pas quels documents sont visés par ce motif d'appel!

[57]        Tous les documents produits ont fait l'objet d'un avis préalable au procès, conformément à l'article 28 de la Loi sur la preuve au Canada.

[58]        Plusieurs documents ont été déposés conformément aux règles d'admissibilité expressément prévues à la Loi sur la preuve au Canada; il en est ainsi des documents provenant des institutions financières (article 29), des actes notariés (article 27) et des documents commerciaux saisis dans les lieux dont les appelants avaient le contrôle (article 30).   De plus, plusieurs des documents déposés ont fait l'objet d'une admission; il en est ainsi des actes notariés et des déclarations d'impôt.

[59]        Tous ces documents, déposés conformément à des dispositions précises de la Loi sur la preuve au Canada ou à la suite d'admissions formelles, étaient recevables sans qu'il soit nécessaire d'en prouver autrement l'authenticité.

[60]        Quant aux directives concernant les documents mis en preuve, celles-ci sont impeccables, conformes au droit et fidèles à la preuve.   La juge d'instance a bien expliqué la différence entre un document déposé à titre de preuve matérielle et un document déposé à titre de preuve documentaire.   Les documents déposés à titre de preuve matérielle ne visent pas à faire la preuve de leur contenu mais simplement à prouver leur existence, souvent de façon à confirmer un témoignage; les documents déposés à titre de preuve documentaire visent à établir leur contenu et la véracité des mentions qu'ils comportent.

[61]        Je ne vois pas non plus d'erreur dans les directives concernant le témoignage de l'expert-comptable Ferland.   La juge a tout d'abord donné aux jurés des notions générales quant au témoignage des experts, fussent-ils expert en gemmologie, en graphologie, en évaluation ou en comptabilité, notamment sur le fait que, contrairement aux autres témoins, ils sont autorisés à donner leur opinion sur les sujets qui relèvent de leur champ d'expertise.   Elle a aussi expliqué aux jurés qu'il leur appartenait de décider de la valeur probante de ces témoignages, et des éléments dont ils pouvaient tenir compte dans la détermination de la valeur probante (notamment, si la preuve appuie les hypothèses utilisées par l'expert).

[62]        Un peu plus loin dans ses directives, la juge de première instance revient sur le témoignage de l'expert-comptable Ferland.   Elle le résume en reprenant les éléments pertinents pour évaluer sa valeur probante et en faisant ressortir plusieurs éléments du contre-interrogatoire, notamment quant au manque de fiabilité de certains documents sur lesquels l'expert-comptable avait fondé son analyse (par exemple, les états financiers n'étaient pas vérifiés).

LES DIRECTIVES

1.            La juge a erré en n'indiquant pas au jury que l'infraction de recel exige la preuve d'un lien entre une infraction donnée et le bien possédé et qu'en conséquence, le ministère public a le fardeau d'établir hors de tout doute raisonnable le lien entre la perpétration d'un acte criminel précis et le bien possédé

[63]        Dans leur avis d'appel et dans leur mémoire, les appelants reprochaient à la juge de première instance d'avoir erronément considéré que le crime visé à l'article 354 C. cr. pouvait être prouvé sans que la provenance du bien possédé soit reliée à une infraction précise; selon eux, l'accusation de recel exige la preuve que la possession du bien est reliée à la commission d'une infraction précise et au profit réalisé à cette occasion.

[64]        Selon cette conception de l'article 354(1) C.cr, le ministère public aurait le fardeau de prouver l'infraction d'origine (ou sous-jacente) ayant généré un profit ainsi que le lien entre cette infraction précise et le bien possédé.

[65]        Je n'étais pas d'accord.

[66]        À l'audience toutefois, les appelants ont abandonné ce moyen d'appel, soutenant plutôt que la preuve des activités criminelles expliquant la provenance des biens doit être limitée à celles qui ont rapporté un profit à l'accusé.   Je ne suis pas d'accord.   J'ai déjà eu l'occasion de traiter cet argument.   Je n'y reviens pas.


2.            La juge a-t-elle erré en fournissant des exemples qui ont eu pour effet de banaliser la règle de droit, de confondre le jury et de réduire le fardeau de preuve qui incombait au ministère public en rapport avec le doute raisonnable, la preuve circonstancielle et l'aveuglement volontaire?

[67]        Les appelants plaident que la preuve contenait suffisamment de faits pour permettre la démonstration des concepts juridiques abordés tout au long des directives sans que la juge de première instance ait à recourir à des exemples qui, selon eux, ont eu pour effet de banaliser les règles de preuve, diminuer le fardeau de preuve du ministère public et créer de la confusion dans l'esprit des jurés.

[68]        Le reproche est, à mon avis, sans fondement.

[69]        Dans Bisson c. R., [1998] 1 R.C.S. 306, la Cour suprême du Canada souligne le risque de recourir à des exemples de la vie courante pour définir la norme du doute raisonnable, une norme propre au droit criminel; impressionnés par ces exemples tirés de la vie courante, les jurés pourraient être amenés, peut-être même sans s'en rendre tout à fait compte, à utiliser pour les fins du procès la norme qu'ils appliquent dans leurs décisions quotidiennes.

[70]        En l'espèce, aucun des exemples utilisés par la juge de première instance ne portait sur la norme du doute raisonnable.

[71]        Tout au long de ses directives, la juge a abordé une multitude de concepts juridiques.   À chaque fois, elle a donné au jury des exemples pour les aider à comprendre.   Je ne vois rien de mal à cela.   Au contraire, il s'agit d'un outil pédagogique valable pour aider les jurés à comprendre des concepts fort arides pour des non-initiés.   Je peux comprendre le risque inhérent à l'utilisation d'exemples tirés de la vie courante pour illustrer une règle de droit aussi fondamentale au système de justice criminelle que la preuve hors de tout doute raisonnable et la présomption d'innocence, mais j'ai plus de difficulté à voir le risque réel qu'il y a à utiliser des exemples pour faire comprendre des notions juridiques, souvent fort abstraites, comme celles de la preuve directe, de la preuve circonstancielle, du ouï-dire, de la possession, d'aveuglement volontaire, etc.

[72]        De plus, à chaque fois qu'elle a donné un exemple, la juge a pris soin de dire aux jurés qu'ils ne devaient pas se limiter à cet exemple et qu'il leur incombait de se concentrer sur la preuve produite.

[73]        Tous les exemples donnés n'étaient pas parfaits.   Les avocats de la défense ont souligné à la juge le caractère inapproprié, selon eux, des exemples du puzzle (pour la preuve circonstancielle), du bateau (pour la poursuite d'un but commun en matière de complot) et du sachet de sucre (pour la connaissance requise en matière de possession).   Sensible à leurs préoccupations, la juge a demandé au jury de ne pas tenir compte de l'exemple du puzzle; elle a aussi apporté certaines précisions relatives au fardeau de la preuve eu égard à la connaissance requise en matière de possession (le sachet de sucre); toutefois, elle n'a pas retiré l'exemple du bateau pour illustrer la notion de complot mais, en réponse à une question du jury, elle a fourni de nouvelles explications qui ont semblé satisfaire les avocats des accusés.

[74]        Les craintes exprimées par les appelants en regard des exemples fournis par la juge de première instance sont, à mon avis, sans fondement.

[75]        Les appelants prétendent enfin que les efforts de la juge pour expliquer les notions d'inférence et de preuve circonstancielle à l'aide d'exemples ont eu pour effet de confondre le jury et de diminuer grandement le fardeau de la poursuite.

[76]        À mon avis, ils ont tort.

[77]        La juge d'instance a dit ceci:

Alors, lorsqu'on vous présente ou qu'on vous propose une preuve circonstancielle, il faut que l'inférence qu'on vous invite à faire provienne des faits prouvés.   On n'infère pas à partir de spéculations ou dans l'à peu près, il faut que ça provienne des faits mis en preuve.   Il faut également que l'inférence ou la déduction vous convainquent hors de tout doute raisonnable de l'existence de l'ingrédient de l'offense pour lequel on vous invite à faire cette déduction-là.

[78]        Cette directive est appropriée, conforme aux enseignements de l'arrêt R. c. Charemski, [1998] 1 R.C.S. 679, et elle n'a certainement pas eu pour effet de banaliser le fardeau de preuve du ministère public.   De plus, la juge a mis en garde le jury au sujet des inférences:   «S'il n'existe pas de fait prouvé d'où on peut tirer une inférence logique, il est impossible de tirer une inférence».

3.            La juge a erré dans son exposé de la notion de preuve hors de tout doute raisonnable

[79]        Les directives sur la notion de doute raisonnable sont relativement brèves:

(…)  Et je vous l'ai mentionné au début du procès, votre rôle est de déterminer si les actes criminels reprochés aux accusés ont été commis par ces derniers et je vous rappelle la règle d'or du droit pénal à savoir que la preuve de la culpabilité doit être faite hors de tout doute raisonnable.

Alors cette règle première doit vous accompagner tout au long de vos délibérations.   C'est à la base même de notre droit pénal, c'est une preuve hors de tout doute raisonnable.

et

Alors, je vous le répète, l'accusé est présumé innocent, il revient à la couronne de prouver la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable et de vous convaincre hors de tout doute raisonnable de la culpabilité   Et ce fardeau, je vous l'avais dit au début du procès, ne se déplace jamais sur les épaules de l'accusé.   C'est pour ça que les accusés ne sont pas obligés de présenter une défense.

Maintenant, vous allez me dire qu'est-ce que ça veut dire l'expression être convaincu hors de tout doute raisonnable.   Ce n'est pas rechercher la certitude absolue ou mathématique, c'est d'être sûr et satisfait que l'accusé est coupable, c'est d'en avoir la ferme conviction.   Si vous pouvez uniquement conclure que les accusés sont probablement ou vraisemblablement coupables, c'est que vous n'êtes pas fermement convaincus de leur culpabilité et vous avez un doute raisonnable.   Car probablement et vraisemblablement, ce n'est pas suffisant pour établir la culpabilité hors de tout doute raisonnable.

Être convaincu hors de tout doute raisonnable, ce n'est pas au-delà du moindre doute, de tout doute, le doute raisonnable n'est pas un doute capricieux, irréfléchi ou imaginaire, c'est pour ça qu 'on l'appelle raisonnable.   Un doute raisonnable, c'est un doute fondé sur la raison et le bon sens.   Il peut découler de la preuve, d'un conflit dans la preuve ou encore de l'absence de preuve sur un point particulier.   Alors, c'est un doute au sujet duquel vous pouvez donner une explication logique et raisonnable.   Un doute raisonnable ne peut être fondé, encore une fois, sur la sympathie ou sur un préjugé, ni être imaginaire ou frivole.   Alors, on ne dit pas j'ai un doute raisonnable, là, à partir de rien.   C'est pour ça qu'on le qualifie de doute raisonnable.

En conclusion, si après avoir examiné soigneusement l'ensemble de la preuve, vous avez un doute raisonnable, c'est que la couronne ne vous a pas vraiment convaincus de la culpabilité et vous devrez, à ce moment-là, acquitter l'accusé ou les accusés.

Par contre, si vous êtes fermement convaincus de la culpabilité en vous fondant sur l'ensemble de la preuve, à ce moment-là, vous n'aurez pas de doute raisonnable et vous devrez revenir avec un verdict de culpabilité ou des verdicts de culpabilité selon les chefs d'accusation que vous aurez étudiés.   Si vous en avez un doute raisonnable, naturellement, c'est votre devoir d'en faire bénéficier l'accusé.

Alors, cette règle, elle s'applique à chacun des verdicts possibles.   Dans le cas, vous avez vingt-huit (28) chefs, vous devrez les analyser un à un en fonction de chaque accusé et en arriver, décider quel est le verdict qui est applicable.   Alors, ça s'applique pour chacun des verdicts, pour chacun des éléments essentiels de chaque accusation qui doivent être prouvés hors de tout doute raisonnable et dont je vous donnerai le détail tout à l'heure.

[80]        Le reproche formulé par les appelants à l'endroit de la juge à cet égard est triple:   premièrement, la directive concernant le doute raisonnable serait erronée en ce qu'elle exigerait la présence d'une explication logique et raisonnable pour susciter un doute («alors, c'est un doute au sujet duquel vous pouvez donner une explication logique et raisonnable») et qu'elle utilisait une formule similaire à la «certitude morale» dont l'utilisation est prohibée («en avoir la ferme conviction», «si vous êtes fermement convaincus»); deuxièmement, la juge aurait indiqué aux jurés qu'ils pouvaient conclure à l'acquittement s'ils ne croyaient pas tel ou tel témoin sans toutefois préciser qu'il suffisait qu'un témoignage suscite un doute raisonnable dans leur esprit pour mener à l'acquittement; troisièmement, la juge du procès aurait donné des directives qui auraient eu pour effet de renverser le fardeau de la preuve.

[81]        Tous ces reproches sont, à mon avis, mal fondés.

[82]        La norme de la preuve hors de tout doute raisonnable est au cœur de la procédure pénale puisqu'elle est inextricablement liée au principe fondamental de la présomption d'innocence.   Depuis quelques années, la Cour suprême du Canada a rendu plusieurs arrêts visant à cerner la manière correcte d'expliquer le doute raisonnable.   Certains principes doivent nécessairement être communiqués au jury même si aucun ensemble précis de mots ne s'impose; par ailleurs, certaines mentions concernant la norme de preuve requise doivent être évitées (R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320; R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144; R. c. Russell, [2000] 2 R.C.S. 731; R. c. Beauchamp, [2000] 2 R.C.S. 720; R. c. Avetysan, [2000] 2 R.C.S. 745; et, tout récemment encore, R. c. Rhee, [2001] 3 R.C.S. 364).

[83]        Dans l'arrêt Lifchus, le juge Cory indique «qu'il n'est certainement pas essentiel de dire aux jurés qu'un doute raisonnable est un doute qu'il est possible de motiver», au risque de compliquer inutilement la tâche du jury.   Il suffit, ajoute le juge Cory, «de lui dire qu'un doute raisonnable est un doute fondé sur la raison et le bon sens, et qu'il doit reposer logiquement sur la preuve ou l'absence de preuve.   En l'espèce, la juge a dit au jury qu'un doute raisonnable était un doute qu'il leur était possible de motiver; cela n'était pas essentiel, comme l'enseigne le juge Cory, mais la juge a également ajouté que le doute raisonnable était un doute reposant plutôt sur la raison et le bon sens et ayant un lien logique avec la preuve ou l'absence de preuve, deux explications qui, selon les enseignements de la Cour suprême dans Lifchus, devaient être données au jury.

[84]        Quant à l'expression «fermement convaincus», je ne suis pas certain, comme le soutiennent les appelants, qu'elle soit l'équivalent de la «certitude morale»; elle me semble se rapprocher davantage d'expressions comme «sûrs» ou «certains».   Or, le juge Cory, toujours dans l'arrêt Lifchus [par. 33-34], indique que ces mots peuvent constituer une directive à la fois insuffisante et trompeuse, à moins d'être utilisés après avoir donné aux jurés des directives appropriées sur le sens de l'expression «hors de tout doute raisonnable».   En l'espèce, j'estime que la juge a donné au jury des directives appropriées sur la notion du doute raisonnable et que l'utilisation des expressions «ferme conviction» et «fermement convaincus» - bien qu'il eût été préférable de ne pas les utiliser – n'a pas pu distraire le jury de sa tâche.

[85]        Dans l'arrêt Rhee, madame la juge Arbour énonce, au paragraphe 21, les principes qui devraient guider une cour d'appel dans l'analyse de la justesse des directives sur le doute raisonnable:

L'examen en appel d'un exposé au jury n'est pas une tâche machinale, mais bien une évaluation consistant à déterminer si, d'après la norme établie dans Lifchus, les défectuosités de l'exposé soulèvent des craintes sérieuses quant à la validité du verdict du jury.   Cependant, le fait que de tels exposés ne reflètent pas les principes de Lifchus «ne peut pas donner naissance à lui seul au spectre du procès inéquitable ou de l'erreur judiciaire» (Russell, précité, par. 24).   Au contraire, il s'agit principalement de savoir si l'exposé en question est conforme pour l'essentiel aux principes énoncés dans Lifchus, de sorte que, considéré dans son ensemble, il ne donne pas lieu à une probabilité raisonnable que le jury ait mal compris la norme de preuve applicable.

[86]        En l'espèce, l'exposé est, à mon avis, conforme pour l'essentiel aux enseignements de la Cour suprême et, considéré dans son ensemble, il ne permet pas raisonnablement de craindre que le jury ait mal compris la norme de preuve applicable.

[87]        Quant au grief voulant que la juge ait omis d'indiquer aux jurés qu'ils pourraient conclure à l'acquittement non seulement s'ils ne croyaient pas un témoin mais aussi si un témoignage suscitait un doute raisonnable dans leur esprit, deux remarques s'imposent.   Premièrement la juge du procès a indiqué aux jurés et ce, à plus d'une occasion, que le doute raisonnable pouvait provenir de l'ensemble de la preuve ou, encore, de l'absence de preuve sur un point particulier.   Or, les témoignages font partie de cette preuve.   Les jurés ont dû n'avoir aucun mal à comprendre que le doute raisonnable pouvait provenir des témoignages qu'ils avaient entendus.   Deuxièmement, la juge n'avait pas à dire au jury de considérer si chacun des témoignages, pris isolément, pouvait susciter un doute raisonnable dans leur esprit.   Dans Morin, précité, la Cour suprême explique qu'il serait erroné d'inviter les jurés à appliquer la norme du doute raisonnable à chacun des éléments de preuve pris isolément plutôt qu'à l'ensemble de la preuve.

[88]        Quant au grief voulant que l'exposé de la juge ait eu pour effet de renverser le fardeau de la preuve, il s'agit de la partie de l'exposé traitant du chef d'accusation no 21 reproché à l'appelante Maria Cazzetta.   Le reproche concerne l'emploi des mots «si vous pensez qu'il n'y pas eu de crime à l'égard de la maison de l'Épiphanie».   Quand l'avocat de Maria Cazzetta a voulu reprocher à la juge l'imprécision de ces mots, celle-ci a refusé de faire revenir le jury dans la salle d'audience, estimant avoir été très claire quant au fardeau de la preuve reposant sur les épaules du ministère public.   Je partage cet avis et, après avoir lu la directive en entier, je ne vois rien qui puisse de quelque façon que ce soit avoir induit le jury en erreur quant au fardeau de la preuve.

4.            La juge a erré en disant au jury que la preuve comptable était pertinente à la preuve de la provenance criminelle des biens

[89]        La preuve du ministère public était, je l'ai déjà dit, circonstancielle.   Près de 80 témoins ont été entendus; plusieurs centaines de documents ont été produits.   Outre la preuve relative à la participation des accusés à diverses activités criminelles reliées au trafic des stupéfiants, une volumineuse preuve documentaire a été produite pour établir leurs revenus et dépenses.

[90]        Ces documents ont servi de base à l'expertise du comptable Ferland pour établir que les revenus connus des accusés ne pouvaient justifier l'acquisition des biens visés par les chefs d'accusation, pour la même période.   L'expert a conclu que les accusés avaient une insuffisance de fonds marquée par rapport à leurs avoirs respectifs.

[91]        Dans ses directives, la juge dit ceci:

Au titre de la provenance criminelle, vous pouvez tenir compte également du témoignage de l'expert-comptable, monsieur Ferland.  Monsieur Ferland vous a dit … C'est un élément de preuve que vous allez pouvoir considérer pour déterminer la provenance des fonds.

et un peu plus loin, après avoir passé en revue le travail fait par l'expert:

Alors, c'était une série d'éléments de preuve qui pourront … que vous pourrez analyser, selon que vous les acceptez ou non, pour déterminer la provenance criminelle.

Dans l'hypothèse que vous acceptiez que les individus… que Giovanni Cazzetta, Gilles Lambert, Salvator Cazzetta et Renaud Jomphe faisaient des transactions de stupéfiants à haute échelle, bien, c'est sûr que vous pourrez peut-être inférer qu'ils en retiraient des profits et que ces argents-là ont servi à acquérir certains biens.

C'est à vous de déterminer la provenance criminelle.   Vous devez vous demander:  Est-ce que cette preuve-là, qui vient des délateurs, de l'expert-comptable, qui … des exemples que je vous ai donnés – vous pouvez en trouver d'autres à l'intérieur de la preuve – est-ce que ça établit hors de tout doute raisonnable que tout ou partie des biens ont été obtenus ou proviennent directement ou indirectement de la perpétration d'une infraction?   Alors, c'est à vous de déterminer ça.

[92]        Les appelants soutiennent qu'il était erroné de dire aux jurés que la preuve comptable était pertinente à la preuve de la provenance criminelle des biens.   Cette preuve ne ferait qu'établir qu'ils ne déclaraient pas tous leurs revenus aux autorités fiscales mais elle ne prouverait pas la provenance criminelle des biens.

[93]        Je ne suis pas d'accord.

[94]        L'argument des appelants fait abstraction du fait, me semble-t-il, que la preuve du ministère public était circonstancielle.   Il est vrai que la seule preuve qu'un individu ne déclare pas aux autorités fiscales des revenus suffisants pour justifier l'achat des biens qu'il possède ne prouve pas la provenance criminelle de ces biens.   Peut-être ne déclare-t-il pas tous ses revenus?   Peut-être fait-il du travail au noir?   Peut-être a-t-il hérité d'une vieille tante?   Mais cela ne veut pas dire pour autant que la preuve comptable n'est pas pertinente lorsqu'on la situe dans le contexte, comme en l'espèce, d'une vaste preuve circonstancielle.

[95]        Cette preuve comptable était donc, à mon avis, pertinente[4] et il appartenait au jury d'en apprécier la force probante.

5.            La juge a erré en imputant à l'appelante Suzanne Poudrier la mens rea de Renaud Jomphe et en utilisant la théorie de l'aveuglement volontaire pour lui imputer la mens rea de Renaud Jomphe

[96]        Les appelants faisaient face à 24 chefs d'accusation de possession de biens provenant de la perpétration d'un crime (articles 354(1)(a) et 355(a) C. cr.).   Traitant des éléments essentiels propres au crime de possession, la juge explique tout d'abord la notion de «possession» (et les notions sous-jacentes de «connaissance» et de «contrôle») pour ensuite passer à l'élément intentionnel du crime, soit la «connaissance de la provenance criminelle» de ces biens.   C'est au moment d'expliquer cet élément de «connaissance de la provenance» que la juge aborde la question de l'aveuglement volontaire:

(…) ma responsabilité criminelle en matière de possession n'est engagée que si j'ai la connaissance de la provenance criminelle du bien qu'on m'offre.   Alors, pour le crime de possession, la connaissance, c'est comme l'intention qui accompagne le geste en un état d'esprit de connaissance réelle de la provenance criminelle.

Il existe aussi l'aveuglement volontaire.   Puis-je vous en parler tout de suite, puisque je viens de vous donner l'exemple de la montre Rolex.   Il existe, en droit criminel, un concept qu'on appelle l'aveuglement volontaire, qui équivaut à connaissance.

Et je vous en parle principalement parce que ça pourrait viser, dans le cas présent, les accusés, par exemple, Suzanne Poudrier ou encore Maria Cazzetta.   Je ne pense pas que ça vise les accusés Gilles Lambert ou encore monsieur Giovanni Cazzetta.

Vous allez me dire:   Qu'est-ce que c'est, l'aveuglement volontaire?   Je pense que c'est un … encore une fois, c'est du gros bon sens, c'est quelque chose que vous connaissez malgré vous, même si vous ne connaissez pas le concept d'aveuglement volontaire.

L'aveuglement volontaire, c'est le fait, pour une personne qui est confrontée à une situation ou à des circonstances particulières, que cette personne devrait être alertée par certaines choses, qu'elle devrait s'ouvrir les yeux, qu'elle devrait se poser des questions, et refuse de le faire pour ne pas voir.

Alors, prenez l'exemple de mon voisin qui vient m'offrir une Rolex.   Je sais que mon voisin est un illustre voleur et il vient m'offrir une Rolex parce qu'il trouve qu'on a finalement une bonne relation de voisinage.

Bien, si je prends la Rolex et que la mets dans mes poches et que je décide de la garder, peut-être je pourrai être accusée de possession de ce bien-là, criminellement obtenu, parce que j'aurais peut-être dû me poser des questions qu'on m'offre une Rolex pour simplement avoir des relations de bon voisinage, surtout lorsque je sais que mon voisin est un illustre voleur.

Alors, dans le langage courant, on dit que c'est quelqu'un qui, en quelque sorte, refuse de se rendre à l'évidence, c'est quelqu'un qui préfère fermer les yeux pour ne pas voir ce qui devrait normalement le frapper.

Donc, l'aveuglement volontaire, c'est le fait pour une personne d'être dans une situation donnée qui, normalement, devrait l'inciter à s'interroger, à se poser des questions, à vouloir savoir ce qui se passe, et qui omet de poursuivre son enquête ou de poser des questions pour rester dans le noir.

En quelque sorte, je m'installe des œillères pour ne pas voir, je préfère ne pas me poser de questions.   C'est ça, l'aveuglement volontaire.   Ce n'est pas s'ouvrir les yeux quand, normalement, on devrait se poser une ou des questions.

Alors, l'aveuglement volontaire, en droit, ça équivaut à connaissance.   Ça, là, c'est un principe de droit.   L'aveuglement volontaire équivaut à connaissance réelle.   Il s'agit d'un état d'esprit qui se traduit par une abstention délibérée de s'enquérir d'un soupçon évident que l'on a.   C'est de l'aveuglement volontaire.

[97]        Les directives sont claires et en tout point conformes aux enseignements de la Cour suprême dans l'arrêt R. c. Sansregret, [1985] 1 R.C.S. 570.

[98]        L'appelante Suzanne Poudrier était l'épouse de Renaud Jomphe, décédé le 18 décembre 1996; elle a hérité de l'ensemble de ses biens.   Concernant la preuve de la «connaissance de la provenance criminelle» des biens que celle-ci possédait, la juge dira ceci au jury:

Maintenant, sur l'élément connaissance, moi, je pense qu'il y a lieu de faire une distinction pour les accusées Maria Cazzetta et Suzanne Poudrier.   Parce que, à même selon la théorie de la Couronne, c'était une équipe que formaient Salvator Cazzetta, Giovanni Cazzetta, Renaud Jomphe, Gilles Lambert, et que ces gens-là transigeaient dans les stupéfiants.

Mais on n'a pas vu mesdames Maria Cazzetta et Suzanne Poudrier faisant partie, par exemple, des transactions pour les ventes de kilos de cocaïne ou encore de … de quoi que ce soit.   Alors, je pense qu'il faut les traiter sous un angle différent.

Les mêmes éléments sont requis pour ces deux (2) personnes-là.

et

Maintenant, pour l'élément connaissance quant à Suzanne Poudrier, c'est un peu la même chose.   Si vous concluez qu'elle possède les biens décrits aux chefs 25 à 30, sauf le chef 26 qui est un chef de complot, alors, si vous concluez qu'elle est en possession de ces biens sachant ou connaissant la provenance illégale de ceux-ci, si vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable, vous allez revenir avec un verdict de culpabilité sur les chefs de possession pour madame Poudrier.

Si, au contraire, vous avez un doute raisonnable, soit à cause du manque de preuve, ou encore d'un conflit dans la preuve, ou encore tout simplement parce qu'il n'y en a pas de preuve, à cause d'absence de preuve, bien, là, vous devrez l'acquitter des accusations.

[99]        L'appelante Poudrier reproche à la juge de lui avoir imputé l'élément intentionnel (la mens rea) de Renaud Jomphe, en utilisant la théorie de l'aveuglement volontaire.   Le reproche n'a aucun fondement.   La juge n'a fait aucune erreur de droit en expliquant la théorie de l'aveuglement volontaire et en suggérant au jury de l'appliquer aux cas de Suzanne Poudrier et de Maria Cazzetta.   La juge n'a jamais laissé entendre qu'il pouvait y avoir un transfert de mens rea de Renaud Jomphe à Suzanne Poudrier.

[100]     Quant au reste, il appartenait au jury de décider de l'étendue de la connaissance que Suzanne Poudrier pouvait avoir des activités illicites de son défunt conjoint.

6.         La juge a erré en permettant qu'un verdict de culpabilité soit prononcé contre l'appelante Suzanne Poudrier en regard du chef d'accusation no 25 alors que la seule preuve directe révélait une absence de contrôle de sa part sur le bien décrit dans l'acte d'accusation

[101]     Le chef d'accusation no 25 concerne des cartes de collection et il est porté contre Suzanne Poudrier et Gilles Lambert.   Les cartes ont été saisies chez Suzanne Poudrier le 21 mai 1997, dans le sous-sol de sa résidence au 473 de Courcelles, à Saint-Luc.

[102]     L'appelante plaide que l'écoute électronique révèle qu'elle n'avait aucun contrôle réel sur ces biens et qu'en conséquence, la juge aurait dû diriger le jury vers un verdict d'acquittement.

[103]     Le ministère public plaide au contraire que deux extraits d'une conversation téléphonique interceptée le 23 mai 1997 entre l'appelante Poudrier et sa mère, puis son frère Luc, constituaient des éléments de preuve du contrôle que celle-ci exerçait sur les cartes de collection.

[104]     Je suis d'accord avec le ministère public.   Il appartenait au jury d'évaluer la force probante de ces éléments de preuve sous l'éclairage des directives de la juge relativement à la notion de «possession».   Il est erroné de soutenir que la juge devait diriger le jury vers un verdict d'acquittement puisqu'il n'y avait pas absence totale de preuve sur l'un ou l'autre des éléments essentiels du crime de possession (Etats-Unis d'Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067 et R. c. Charemski, précité).

[105]     D'ailleurs, l'appelante Poudrier n'a pas fait de demande en ce sens à la juge.

LA PARTIALITÉ DU JUGE

[106]     Dans leur mémoire, les appelants plaidaient que la juge avait violé leur droit à un procès équitable d'une part, en prodiguant des conseils aux avocats du ministère public lors des débats portant sur la recevabilité de la preuve et d'autre part, en donnant des directives qui ont eu pour conséquence d'affaiblir le fardeau de la preuve exigé du ministère public.   Ils n'ont pas abordé cette question du tout à l'audience.

[107]     Le reproche est mal fondé, pour ne pas dire, à mon avis, farfelu.

[108]     J'ai expliqué tantôt que les directives de la juge étaient conformes au droit et équitables pour toutes les parties au procès.   Ces directives n'ont certainement pas eu pour conséquence d'affaiblir le fardeau de la preuve exigé du ministère public en matière criminelle.

[109]     Quant aux «conseils» que la juge aurait donnés aux avocats du ministère public, les appelants n'appuient leur affirmation d'aucune référence précise dans les transcriptions.

[110]     En conclusion, et puisque je ne retiens aucun des motifs d'appel soulevés par les appelants, je propose donc que le pourvoi formé contre les verdicts de culpabilité soit rejeté.

B.        LES PEINES

[111]     Il s'agit d'un déféré sommaire (jugement J. R. Nuss, le 27 septembre 1999).

[112]     La sentence date du 12 août 1999.

[113]     À cette date, Giovanni Cazzetta purgeait déjà une autre peine d'emprisonnement de neuf ans depuis le 14 avril 1998.   La juge d'instance le condamne à 5 ans de prison, une peine à être purgée consécutivement à celle qu'il purgeait déjà.

[114]     La juge condamne Gilles Lambert à 3 ans de prison, tenant compte d'une période de détention préventive de 14 mois reliée à la présente affaire.

[115]     Elle condamne Maria Cazzetta et Suzanne Poudrier à une peine d'emprisonnement de 1 an, avec sursis.

[116]     Elle ordonne aussi la confiscation des biens visés par les chefs d'accusation, s'agissant de produits de la criminalité, selon la partie XII.2 du Code criminel.   Il s'agit des biens suivants:

§  un immeuble situé au 2025 Huron, à Montréal;

§  un immeuble situé au 105 Bach, à Châteauguay;

§  un immeuble situé au 1761-1767 Centre, à Montréal;

§  un immeuble situé au 115 des Hêtres, à Saint-Damien-de-Brandon;

§  un immeuble situé au 37 Allard, à l'Épiphanie;

§  un immeuble situé au 3400 Beauchemin, à Laplaine;

§  un immeuble situé au 473 De Courcelles, à Saint-Luc;

§  les meubles qui se trouvaient sur les lieux lors des perquisitions effectuées le 21 mai 1997;

§  des sommes d'argent;

§  des bijoux et plaquettes d'or;

§  des cartes de collection;

§  des automobiles.

[117]     Quant aux biens pour lesquels aucune accusation n'avait été portée (une bague d'homme saisie dans un coffret de sûreté au nom de la conjointe de Giovanni Cazzetta, un véhicule saisi chez Gilles Lambert, 8 000 $ saisis sur la personne de Suzanne Poudrier lors de son arrestation, des armes et des drogues saisies lors de perquisitions effectuées au 1765 Centre et au 105 Bach), mais dont le ministère public demandait également la confiscation en vertu de l'al. 462.37(3) C. cr., la juge fait une distinction selon les biens dont il s'agit.   Elle ordonne la confiscation de la bague, des armes, des munitions et de la drogue saisie; en revanche, elle ordonne la restitution du véhicule saisi chez Gilles Lambert et des 8 000 $ saisis sur la personne de Suzanne Poudrier.

[118]     Dernier point.   Le Procureur général du Québec demandait d'être subrogé dans les droits et intérêts de Suzanne Poudrier relativement à une police d'assurance visant la propriété du 473 De Courcelles et ce, par suite de dommages causés par le verglas après l'ordonnance de blocage rendue le 14 mai 1997.   Interprétant l'article 462.37 C. cr., la juge estime qu'il ne lui appartient pas de déterminer les droits et les obligations de chacun en regard de la confiscation.   Elle conclut donc ne pas avoir la compétence voulue pour trancher la question soumise par le Procureur général du Québec.

[119]     La requête pour permission d'interjeter appel des sentences résume les peines infligées de la façon suivante:

§  à Giovanni Cazzetta, 5 ans et confiscation de biens évalués à 595 865,55 $;

§  à Maria Cazzetta, 1 an avec sursis et confiscation de biens évalués à 655 093,00 $;

§  à Gilles Lambert, 3 ans et confiscation de biens évalués à 220 465,00 $;

§  à Suzanne Poudrier, 1 an avec sursis et confiscation de biens évalués à 345 387,00 $.

[120]     Dans leur requête, les appelants invoquaient un motif qui leur était commun à tous:   la juge se serait méprise en traitant la confiscation de leurs biens comme un incident distinct de la détermination de la peine et en ne tenant aucunement compte de la valeur des biens confisqués dans l'appréciation de la justesse de la peine.   À l'audience, les appelants ont abandonné ce motif d'appel.

[121]     L'appelant Gilles Lambert invoquait un autre motif qui lui était propre:   la juge  se serait méprise en lui infligeant, compte tenu du poids relatif généralement accordé à la détention préventive (dans son cas, 14 mois), une peine qui, au total, est supérieure à celle qui fut infligée à Giovanni Cazzetta et ce, malgré un degré moindre d'implication et un casier judiciaire non significatif.   Au moment où le pourvoi a été entendu, il avait toutefois fini de purger sa peine.

[122]     Il ne reste donc qu'un motif à examiner, celui invoqué par Giovanni Cazzetta.

[123]     Ce dernier soutient que la juge a erré en ordonnant que la peine d'emprisonnement de cinq ans soit purgée de façon consécutive à la peine qu'il purgeait déjà pour une infraction qui est intimement liée aux faits du présent dossier et en sus de la peine d'emprisonnement de 4½ ans infligée le 11 janvier 1994 pour une infraction également liée aux faits du présent dossier.

[124]     En somme, l'appelant plaide qu'il serait déraisonnable que la peine soit purgée consécutivement à celle qu'il purge déjà depuis le 14 avril 1998 puisque cela signifierait qu'il aurait écopé d'une peine totale de 18½ ans (4½ ans, 9 ans et 5 ans) pour des infractions intimement liées les unes aux autres.

[125]     Il est un principe reconnu de notre droit criminel que nul ne doit être puni deux fois pour le même crime.   Il s'ensuit qu'il ne doit pas y avoir de déclarations de culpabilité multiples pour le même délit, pour la même chose, affaire ou fait délictueux à moins que le Parlement n'ait créé deux infractions distinctes à propos de la même chose et clairement indiqué avoir en vue des poursuites multiples et des condamnations multiples (l'arrêt Kienapple c. La Reine, précité; R. c. Prince, précité).

[126]     Dans R. c. Khouri, précité, la Cour d'appel de la Saskatchewan, à la majorité, conclut à une erreur du juge qui avait ordonné un arrêt des procédures sur le chef d'accusation de possession des produits du trafic (article 19.1, Loi sur les stupéfiants) après avoir déclaré l'accusé coupable de trafic (article 4(1)).   Selon les juges de la majorité, les deux infractions n'étaient pas suffisamment reliées, sur le plan juridique, pour justifier l'application de la règle prohibant les condamnations multiples.   Ils ont également conclu à une intention claire du Parlement de faire du crime de possession des produits du trafic une infraction distincte du trafic, punissable en sus de cette infraction.   Les juges de la majorité notaient toutefois que les juges saisis de telles affaires infligeaient souvent des peines concurrentes après avoir conclu à la culpabilité de l'accusé à l'un et l'autre des deux crimes reprochés.

[127]     L'arrêt de la Cour d'appel d'Ontario dans R. c. Falahatchian, précité, va dans le même sens.   Dans cette affaire, Falahatchian s'était également vu infliger une peine d'emprisonnement de trois ans à être purgée de façon concurrente avec les peines infligées en regard des autres accusations de complot pour trafic, possession pour fins de trafic et trafic.

[128]     Quand il s'agit de décider si la peine doit être purgée de façon concurrente ou consécutive à une ou plusieurs autres peines d'emprisonnement, il faut examiner les circonstances propres à chaque dossier.   Ainsi, il sera tout à fait à propos d'ordonner que les peines soient purgées de façon concurrente quand la possession d'un bien criminellement obtenu est intimement liée, dans le temps et dans les faits, à l'infraction criminelle qui explique la provenance du bien.   Il y a alors continuité et connexité entre les deux infractions et, bien qu'il puisse ne pas y avoir lieu à l'application de la règle contre les condamnations multiples, il est juste que les peines soient purgées de façon concurrente.

[129]     En l'espèce, il me semble toutefois juste que les peines soient purgées de façon consécutive l'une à l'autre.   La peine de 4½ ans infligée à l'appelant le 11 janvier 1994 concernait un trafic de trois kilos de cocaïne en 1992; la peine de 9 ans d'emprisonnement infligée le 14 avril 1998 concernait des événements survenus entre janvier et mai 1997.   En revanche, les accusations de possession de biens criminellement obtenus et de complot en vue de posséder de tels biens à l'origine du présent dossier couvraient une période allant du 1er janvier 1989 au 22 mai 1997.   En somme, les biens que le ministère public reprochait à l'appelant de posséder provenaient d'activités criminelles plus nombreuses et plus étendues dans le temps, que les seuls crimes ayant mené aux plaidoyers de culpabilité et aux peines infligées en 1994 et 1998.   La preuve tendait même à établir qu'en dépit de son incarcération de janvier 1994 à janvier 1997, Giovanni Cazzetta continuait à gérer ses activités criminelles.

[130]     À mon avis, les infractions n'étaient donc pas à ce point intimement liées dans le temps et dans les faits pour justifier que les peines d'emprisonnement soient concurrentes.

[131]     Le devoir de retenue des cours d'appel à l'égard des juges d'instance qui ont prononcé une peine trouve également application à l'égard de la question de savoir si la peine infligée doit être purgée de façon concurrente ou consécutive à une autre peine (R. c. Gravelle, [2000] R.J.Q. 2467; R. c. McDonnell, (1997) 1 R.C.S. 948).

[132]     Parmi les objectifs pénologiques énoncés au Code criminel (article 718 C. cr.), il y a celui de «dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions».   Il me semble que, dans le contexte de la présente affaire, cet objectif n'aurait pas été atteint si la peine infligée à l'appelant pour possession de biens provenant du crime devait être purgée concurremment à celle qu'il purgeait au moment où se déroulait le procès.

[133]     Dans ce contexte, la décision de la juge que la peine soit purgée de façon consécutive ne peut pas, à mon avis, être qualifiée de manifestement non indiquée.


[134]     Pour ces raisons, je propose d'une part de rejeter le pourvoi (dossier 500-10-001662-996) et d'autre part, d'accueillir la requête des appelants pour permission de se pourvoir contre la peine mais de rejeter le pourvoi (dossier 500-10-001695-996).

 

 

 

JACQUES CHAMBERLAND J.C.A.

 



[1]     Récemment ajouté au Code criminel, L.C. 2002, c. 13, art. 54.

[2]     Il s'agit d'un argument que l'appelant Giovanni Cazzetta reprendra, sous un autre angle, relativement au caractère consécutif de la peine d'emprisonnement qui lui a été infligée.

[3]     Au sujet des textes d'incrimination sanctionnant spécifiquement la possession de biens d'origine criminelle, voir le chapitre que l'auteur Jean-Claude HÉBERT y consacre dans un ouvrage récent Droit pénal des affaires, Les Éditions Yvon Blais Inc., Cowansville, 2002, pp. 158-166.

[4]     À ce sujet, référant aux motifs du juge Daigle de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick dans R. c. Lanteigne, 1999 Carwell N.B. 276, par. 29, l'auteur Jean-Claude HÉBERT, précité, écrit, à la page 162:   «À cet égard, la poursuite peut toujours établir la valeur nette du patrimoine de l'accusé, ses revenus légitimes et arguer– par un jeu de soustractions – qu'une partie de ses actifs provient inéluctablement d'activités criminelles».