R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320
Sa Majesté la Reine
Appelante
c.
William Lifchus
Intimé
Répertorié: R. c. Lifchus
No du greffe: 25404.
1997: 29 mai; 1997: 18 septembre*.
Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Sopinka,
Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.
en appel de la cour d'appel du manitoba
Droit criminel -- Exposé au jury -- Doute raisonnable -- Le juge du procès
doit-il donner au jury une explication de ce qu'est le «doute raisonnable»? -- Dans
l'affirmative, comment expliquer ce concept au jury? -- Exposé proposé sur le «doute
raisonnable».
* À la suite d'une nouvelle audition, le dernier paragraphe de l'exposé proposé sur le
"doute raisonnable" au par. 39 ainsi que le par. 40 ont été modifiés. Les modifications apportées
au jugement, déposées le 30 janvier 1998, ont été insérées dans les présents motifs. Les juges La
Forest et Sopinka n'ont pas pris part à la nouvelle audition.
- 2 -
Droit criminel -- Exposé au jury -- Doute raisonnable -- Le juge du procès
a-t-il donné une directive erronée sur le sens du doute raisonnable? -- Dans
l'affirmative, la disposition réparatrice est-elle applicable? -- Code criminel, L.R.C.
(1985), ch. C-46, art. 686(1)b)(iii).
L'accusé, courtier en valeurs mobilières, a été accusé de fraude. Le juge du
procès a dit au jury, dans son exposé sur le fardeau de la preuve, qu'elle utilisait les mots
«`preuve hors de tout doute raisonnable' [. . .] dans leur sens ordinaire, dans leur sens
naturel, celui de tous les jours», et que les mots «doute» et «raisonnable» sont «des mots
ordinaires, de tous les jours, que vous comprenez». L'accusé a été déclaré coupable de
fraude. En appel, il a allégué que le juge du procès avait fait erreur dans ses directives
au jury sur le sens de l'expression «preuve hors de tout doute raisonnable». La Cour
d'appel a accueilli l'appel et ordonné la tenue d'un nouveau procès.
Arrêt: Le pourvoi est rejeté.
Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, Cory, McLachlin, Iacobucci et
Major: Il faut expliquer au jury l'expression «doute raisonnable». Cette expression,
composée de mots qui sont utilisés couramment dans la langue de tous les jours, a un
sens précis dans le contexte juridique. Le juge du procès doit expliquer au jury que la
norme de la preuve hors de tout doute raisonnable est inextricablement liée à la
présomption d'innocence, principe fondamental de tous les procès pénaux, et que le
fardeau de la preuve incombe à la poursuite tout au long du procès et ne se déplace
jamais sur les épaules de l'accusé. Le jury devrait recevoir comme directive qu'un doute
raisonnable n'est pas un doute imaginaire ou frivole et qu'il ne doit pas non plus reposer
sur la sympathie ou sur un préjugé. Il doit reposer plutôt sur la raison et le bon sens et
il doit logiquement découler de la preuve ou de l'absence de preuve. Même s'il faut
- 3 -
davantage que la preuve que l'accusé est probablement coupable, le doute raisonnable
ne nécessite pas de prouver avec une certitude absolue. Une telle norme de preuve est
impossiblement élevée. Certaines mentions concernant la norme de preuve requise
doivent être évitées. Il ne faut pas définir le doute raisonnable comme étant une
expression ordinaire qui n'a pas de sens spécial dans le contexte du droit pénal ni inviter
les jurés à appliquer à la détermination de la culpabilité dans le cadre d'un procès pénal
la même norme de preuve que celle qu'ils utilisent, dans leur propre vie, pour prendre
des décisions, même les décisions les plus importantes. Il n'est pas utile non plus de
décrire la preuve hors de tout doute raisonnable simplement comme étant la preuve
correspondant à la «certitude morale». De même, il faudrait éviter de qualifier le mot
«doute» autrement que par l'adjectif «raisonnable». Dire au jury qu'un «doute
raisonnable» est un doute «obsédant», un doute «substantiel» ou un doute «sérieux»
pourrait l'induire en erreur. Finalement, ce n'est qu'après avoir donné aux jurés des
directives appropriées sur le sens de l'expression «hors de tout doute raisonnable» qu'il
est possible de leur dire qu'ils peuvent déclarer l'accusé coupable s'ils sont «certains»
ou «sûrs» de sa culpabilité. Le modèle de directives donné dans les motifs peut être
utile, mais un exposé conforme aux principes qui y sont énoncés suffira, quels que soient
les mots utilisés par le juge du procès.
En l'espèce, le juge du procès n'a pas expliqué correctement et
complètement la norme de preuve au jury. Elle n'a pas donné de définition du «doute
raisonnable» et a dit aux jurés d'apprécier le concept du doute raisonnable comme si ces
mots étaient «des mots ordinaires, de tous les jours». Cette directive est inacceptable.
Dans le contexte d'un procès pénal, les mots «doute» et «raisonnable» ont un sens
précis. Puisque le juge du procès n'a donné aucune autre indication au jury sur le sens
de l'expression preuve hors de tout doute raisonnable, cette grave erreur n'a pas été
corrigée par d'autres directives et soulève une probabilité raisonnable que le jury ait mal
- 4 -
compris le fardeau de preuve qu'il devait appliquer. Le sous-alinéa 686(1)b)(iii) du
Code criminel ne s'applique pas. Il est essentiel, pour garantir l'équité d'un procès
pénal, d'expliquer correctement le fardeau de preuve applicable et une grave erreur a été
commise relativement à ce principe fondamental du droit pénal. Il est impossible
d'affirmer que le verdict aurait nécessairement été le même si le juge du procès n'avait
pas commis d'erreur.
Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Gonthier: Il y a accord quant à
l'approche du juge Cory à l'égard de la question du doute raisonnable et quant au résultat
auquel il arrive. Le sous-alinéa 686(1)b)(iii) du Code criminel n'est pas une réparation
convenable en l'espèce. Puisque la Cour ne disposait pas de tout le dossier du procès et
que les observations présentées relativement à la notion d'«erreur judiciaire grave»
prévue par cette disposition étaient insuffisantes, le ministère public ne s'est pas acquitté
du fardeau qui lui incombait de convaincre la Cour «que le verdict aurait nécessairement
été le même si l'erreur n'avait pas été commise».
- 5 -
Jurisprudence
Citée par le juge Cory
Arrêts mentionnés: R. c. Brydon, [1995] 4 R.C.S. 253
, inf. (1995), 95
C.C.C. (3d) 509; Victor c. Nebraska, 127 L Ed 2d 583 (1994); R. c. Tyhurst (1992), 79
C.C.C. (3d) 238; R. c. Jenkins (1996), 107 C.C.C. (3d) 440; R. c. Hrynyk (1948), 93
C.C.C. 100; R. c. Girard, [1996] R.J.Q.1585; Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16;
R. c. Bergeron (1996), 109 C.C.C. (3d) 571; R. c. Ford (1991), 12 W.C.B. (2d) 576; R.
c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742.
Citée par le juge L'Heureux-Dubé
Arrêts mentionnés: R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S. 272; Colpitts c. The
Queen, [1965] R.C.S. 739.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 686(1)b)(iii) [mod. 1991, ch. 43, art. 9 (ann.,
art. 8)].
Doctrine citée
Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. 9. Revised by James H.
Chadbourn. Boston: Little, Brown & Co., 1981.
Williams, Glanville. Criminal Law: The General Part, 2nd ed. London: Stevens &
Sons Ltd., 1961.
Williams, Glanville. Textbook of Criminal Law, 2nd ed. London: Stevens & Sons Ltd.,
1983.
- 6 -
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1996), 110 Man. R.
(2d) 199, 118 W.A.C. 199, 107 C.C.C. (3d) 226, 48 C.R. (4th) 256, [1996] 6 W.W.R.
577, [1996] M.J. No. 280 (QL), qui a accueilli l'appel de l'accusé contre sa déclaration
de culpabilité pour fraude et ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.
Gregg Lawlor, pour l'appelante
Heather Leonoff, c.r., et Timothy Killeen, pour l'intimé.
Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Sopinka, Cory,
McLachlin, Iacobucci et Major rendu par
1.
LE JUGE CORY -- L'expression «hors de tout doute raisonnable» devrait-elle
être expliquée au jury et, si oui, de quelle façon? Voilà les questions que soulève le
présent pourvoi.
I. Les faits
2.
L'accusé, courtier en valeurs mobilières, a été accusé de fraude relativement
à une somme de plus de 1000 $ et de vol d'une telle somme. Il a été allégué que l'accusé
avait escroqué une grosse somme d'argent à son employeur en faisant de fausses
déclarations quant à la valeur d'une obligation dans son propre compte sur marge
canadien.
3.
L'accusé a été jugé devant un juge et un jury. Il a été déclaré coupable de
l'accusation de fraude, mais acquitté relativement à celle de vol. Le principal motif
- 7 -
d'appel de l'accusé était que le juge du procès avait fait erreur dans ses directives au jury
sur le sens de l'expression «preuve hors de tout doute raisonnable». La Cour d'appel a
accueilli l'appel, annulé la déclaration de culpabilité et ordonné la tenue d'un nouveau
procès: (1996), 110 Man. R. (2d) 199, 118 W.A.C. 199, 107 C.C.C. (3d) 226, 48 C.R.
(4th) 256, [1996] 6 W.W.R. 577, [1996] M.J. No. 280 (QL).
II. Les juridictions inférieures
A. La Cour du Banc de la Reine du Manitoba (procès avec jury)
4.
Le juge du procès a donné au jury les explications suivantes quant à
l'expression «doute raisonnable»:
[TRADUCTION] Lorsque j'utilise les mots «preuve hors de tout doute
raisonnable», je les utilise dans leur sens ordinaire, dans leur sens naturel, celui de
tous les jours. Il vous est tous arrivé de dire, mince alors, j'ai un doute sur ceci ou
cela. Ce sont parfaitement des mots de tous les jours. Chacun d'entre vous a une
idée de ce qui est raisonnable. Ça aussi c'est un concept parfaitement ordinaire.
. . . Après avoir examiné la preuve, s'il vous reste un doute quant à savoir
si le ministère public a établi un de ces éléments essentiels et que ce doute est
raisonnable, alors l'accusé doit être acquitté.
Par contre, si après avoir examiné l'ensemble de la preuve il ne vous reste
aucun doute raisonnable que tous les éléments essentiels ont été prouvés, en
d'autres mots si vous êtes convaincus au-delà de tout doute raisonnable, l'accusé
doit alors être déclaré coupable. Le mot «doute» et le mot «raisonnable» sont des
mots ordinaires, de tous les jours, que vous comprenez j'en suis sûre.
5.
Même si, à d'autres occasions au cours de son exposé, le juge du procès a
fait état de la norme de preuve requise, la preuve «hors de tout doute raisonnable», elle
n'a donné aucune autre explication sur son sens. Le jury a déclaré l'accusé coupable de
fraude, et ce dernier a interjeté appel.
- 8 -
B. La Cour d'appel du Manitoba (1996), 107 C.C.C. (3d) 226
6.
L'accusé a soutenu que le juge du procès avait omis de donner des directives
appropriées au jury quant au sens de l'expression «doute raisonnable». Le juge en chef
Scott, s'exprimant au nom de la cour, a tiré deux conclusions qui ont déterminé l'issue
de l'appel.
7.
Premièrement, il a conclu à la p. 231 que, au Canada, les [TRADUCTION]
«jurés ont effectivement besoin d'aide et de conseils» pour comprendre le sens de
l'expression doute raisonnable. Le juge d'un procès qui omet d'expliquer ce concept
commet donc une erreur de droit.
8.
Deuxièmement, le juge en chef Scott a adopté la définition de «doute
raisonnable» énoncée par le juge Wood dans R. c. Brydon (1995), 95 C.C.C. (3d) 509
(C.A.C.-B.), à la p. 525:
[TRADUCTION] Avec égards pour ceux qui sont d'avis contraire, je crois qu'il
est difficile de trouver un énoncé plus précis que celui qui définit le doute
raisonnable comme étant un doute qu'il est possible de motiver, pourvu que le
motif invoqué ait un lien logique avec la preuve. L'incapacité d'une personne de
justifier le doute qu'elle entretient par un tel motif est le principal indice, et aussi
l'indice le plus manifeste, que ce doute puisse ne pas être raisonnable.
9.
Appliquant ces principes, il a statué que l'exposé du juge au jury constituait
à la fois un cas d'absence de directive et un cas de directive erronée. Il y avait absence
de directive en raison de l'omission de définir de façon utile l'expression «doute
raisonnable». Il y avait directive erronée parce que le juge avait qualifié les mots «doute
raisonnable» [TRADUCTION] «d'expression ordinaire, de tous les jours», alors qu'il ne
s'agit absolument pas d'un [TRADUCTION] «concept parfaitement ordinaire» (p. 234).
- 9 -
Le juge en chef Scott a signalé que la norme appliquée ordinairement pour prendre des
décisions courantes est, non pas la norme de preuve «hors de tout doute raisonnable»,
mais une [TRADUCTION] «norme de probabilité qui, souvent, correspond à la norme la
moins exigeante» (p. 235).
10.
Il a jugé que ces erreurs étaient graves au point d'écarter l'application du
sous-al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. Il a annulé la
déclaration de culpabilité prononcée contre l'accusé et a ordonné la tenue d'un nouveau
procès. Le ministère public se pourvoit contre cet arrêt.
III. Les questions soulevées par le pourvoi
11.
Quatre questions doivent être tranchées dans le cadre du présent pourvoi:
(1)
Le juge du procès doit-il expliquer au jury l'expression «doute
raisonnable»?
(2)
Dans l'affirmative, comment ce concept devrait-il être expliqué au jury?
(3)
Est-ce que l'exposé fait en l'espèce a constitué une directive erronée sur le
sens de l'expression «doute raisonnable»?
(4)
Si, en l'espèce, l'exposé au jury était insuffisant, notre Cour devrait-elle
appliquer la disposition réparatrice prévue au sous-al. 686(1)b)(iii) du Code
criminel?
- 10 -
IV. L'analyse
12.
Au départ, j'aimerais remercier, pour l'attention qu'ils ont accordée à cette
question, l'honorable G. Gale, ancien juge en chef de l'Ontario, ainsi que le juge
Houlden et son comité pour leurs travaux diligents sur les directives aux jurys, et le juge
Wood pour les motifs fouillés et utiles qu'il a exposés dans l'arrêt Brydon, précité. À
l'instar du juge Wood, je crois qu'il serait utile d'exposer les principes relatifs aux
directives qui doivent être données au jury quant à l'obligation du ministère public de
prouver la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable.
A. L'importance fondamentale de comprendre la charge qui incombe au ministère
public
13.
La charge qui incombe au ministère public de prouver la culpabilité de
l'accusé hors de tout doute raisonnable est inextricablement liée à la présomption
d'innocence. Il est d'une importance fondamentale pour notre système de justice pénale
que les jurés comprennent clairement le sens de cette expression. Il s'agit de l'une des
principales mesures de protection visant à éviter qu'un innocent soit déclaré coupable.
Les affaires Marshall, Morin et Milgaard sont un constant rappel que notre système,
malgré toutes les mesures de protection qu'il comporte en faveur de l'accusé, peut
néanmoins donner lieu à des erreurs tragiques. L'objectif de la justice pénale doit être
la tenue d'un procès équitable. Il ne peut y avoir de procès équitable si les jurés ne
comprennent pas clairement le concept de base et fondamentalement important de la
norme de preuve que le ministère doit respecter pour obtenir une déclaration de
culpabilité.
- 11 -
14.
Peu importe que les directives aient été données de façon exemplaire à tous
autres égards, si elles sont défectueuses sur ce point, le procès ne peut que manquer
d'équité. Il est vrai que l'expression s'est transmise au cours des siècles dans des mots
d'une simplicité trompeuse. Il n'en demeure pas moins que les jurés doivent en
comprendre le sens et l'importance. Ils doivent savoir que même si la norme de preuve
est plus exigeante que celle appliquée dans les litiges civils, qui est fondée sur la
prépondérance des probabilités, elle n'exige toutefois pas une preuve correspondant à
la certitude absolue.
(1) Le juge du procès devrait-il expliquer au jury ce qu'est le «doute
raisonnable»?
15.
Tant dans ses observations écrites que dans ses plaidoiries à l'audition du
présent pourvoi, le ministère public a, avec raison, concédé très honnêtement qu'il existe
des fondements solides dans la jurisprudence et la doctrine pour affirmer qu'une
définition de l'expression «doute raisonnable» devrait être donnée aux jurys au Canada.
16.
Dans certains pays, plus particulièrement au Royaume-Uni, on semble avoir
adopté la position qu'il n'est pas nécessaire de définir aux jurés l'expression «doute
raisonnable», si ce n'est pour leur dire qu'ils ne peuvent conclure à la culpabilité de
l'accusé que s'ils sont «sûrs» que celui-ci est coupable. De fait, certains juristes
éminents ont épousé le point de vue selon lequel, étant donné que le sens des mots
«doute raisonnable» est facile à saisir par les jurés, il pourrait même être malavisé de
tenter de les définir (Glanville Williams, Criminal Law: The General Part (2e éd. 1961),
à la p. 873; Textbook of Criminal Law (2e éd. 1983), à la p. 43; et Wigmore on Evidence,
vol. 9 (rév. Chadbourn 1981), §2497, aux pp. 412 à 415).
- 12 -
17.
Toutefois, dans un arrêt récent, la Cour suprême des États-Unis a statué que
l'expression «doute raisonnable» devait être définie: Victor c. Nebraska, 127 L Ed 2d
583 (1994). Dans des motifs concordants, le juge Ginsburg a exprimé l'opinion
suivante (à la p. 603):
[TRADUCTION] Parce que les juges qui ont présidé les procès en cause
ont, dans les faits, défini le doute raisonnable dans les deux exposés au jury
que nous examinons, nous n'avons pas à décider si la Constitution exigeait
qu'ils le fassent. Que la Constitution l'exige ou non, cependant, l'argument
en faveur de la définition du concept est solide. Même si les juges et les
avocats connaissent bien la norme du doute raisonnable, les mots «hors de
tout doute raisonnable» n'ont pas un sens évident pour les jurés. Plusieurs
études portant sur le comportement des jurés ont conclu que «les jurés sont
souvent confus quant au sens du doute raisonnable», lorsque cette
expression n'est pas définie. [. . .] Par conséquent, même si les définitions
du doute raisonnable sont nécessairement imparfaites, il n'est pas évident
que l'autre solution -- refuser de définir le concept -- soit préférable.
18.
Il est également significatif que le juge Ginsburg ait fait état, avec
approbation, de la directive suggérée par le Federal Judicial Centre sur cette question,
et qu'elle en ait recommandé l'utilisation.
19.
La majorité des décisions canadiennes ont statué qu'une définition des
mots «doute raisonnable» devrait être donnée aux jurys. Dans R. c. Tyhurst (1992), 79
C.C.C. (3d) 238, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a tiré la conclusion
suivante, à la p. 250:
[TRADUCTION] Bien qu'il soit tentant de conclure que le jury doit avoir
compris le sens de l'expression doute raisonnable parce que ces mots ont été
utilisés si fréquemment, il ne faut pas oublier que le principe du doute
raisonnable en droit criminel comporte un sens beaucoup plus large que
celui qu'un non-juriste pourrait lui attribuer. La preuve en est que les jurys
reçoivent toujours une définition spéciale de ce que le doute raisonnable
signifie. Ce serait clairement commettre une erreur de droit que d'omettre
de donner à un jury une telle définition simplement parce que les mots sont
utilisés couramment.
- 13 -
20.
Ce point de vue a été approuvé à l'unanimité par une formation de cinq juges
de la Cour d'appel de l'Ontario: R. c. Jenkins (1996), 107 C.C.C. (3d) 440, aux pp. 459
et 460. Voir également R. c. Hrynyk (1948), 93 C.C.C. 100 (C.A. Man.), aux pp. 106 et
107.
21.
Tout doute qui pouvait subsister sur la question de savoir s'il faut expliquer
au jury l'expression «doute raisonnable» a été dissipé par l'arrêt R. c. Brydon, [1995] 4
R.C.S. 253. Il s'agissait d'un pourvoi contre l'arrêt de la Cour d'appel de la
Colombie-Britannique dont il a été fait état précédemment. S'exprimant au nom de la
Cour, le juge en chef Lamer a souligné l'importance de fournir au jury des directives
précises quant à la norme de preuve. Il a écrit ceci (au par. 18):
Compte tenu de l'importance du filtre du fardeau de la preuve et du
doute raisonnable pour l'intégrité et la solidité d'un verdict et pour
l'équité du procès de l'accusé, et compte tenu aussi de l'importance du
fait, souligné par le juge Wood à la p. 10, que:
[TRADUCTION] . . . l'application à la preuve du droit relatif au fardeau
de la preuve dans une affaire criminelle peut créer de grandes
difficultés, particulièrement au jury composé de profanes qui
s'acquittent de cette tâche pour la première et peut-être la seule fois
de leur vie.
les directives du juge du procès doivent être soignées, lucides et
scrupuleusement exactes.
22.
L'expression «hors de tout doute raisonnable» est composée de mots qui
sont utilisés couramment dans la langue de tous les jours. Cependant, ces mots ont un
sens précis dans le contexte juridique. Il est possible que ce sens spécial des mots «doute
raisonnable» ne corresponde pas exactement au sens qui leur est donné ordinairement.
Dans le cadre de poursuites pénales, où la liberté de l'intéressé est en jeu, il est d'une
importance fondamentale que les jurés comprennent pleinement la nature du fardeau de
la preuve que le droit leur demande d'appliquer. Une explication du sens de l'expression
- 14 -
«preuve hors de tout doute raisonnable» est un élément essentiel des directives qui
doivent être données au jury. La fréquence avec laquelle les jurys demandent des
éclaircissements quant au sens de cette expression permet aisément de conclure à la
nécessité d'une telle définition. Il est donc essentiel que le juge du procès explique cette
expression au jury.
(2) Comment l'expression «doute raisonnable» devrait-elle être expliquée
au jury?
a) Écueils à éviter
23.
Peut-être pouvons-nous aborder la question de savoir comment définir
l'expression en indiquant les définitions courantes qui devraient être évitées. Par
exemple, le doute raisonnable ne devrait pas être décrit comme étant un concept
«ordinaire». Les jurés ne devraient pas être invités, afin de statuer sur la culpabilité d'un
individu dans le cadre d'un procès criminel, à appliquer la même norme de preuve qu'ils
appliqueraient à l'égard des décisions qu'ils doivent prendre dans leur vie de tous les
jours, même les plus importantes de ces décisions. Sur ce point, je suis d'accord avec
les commentaires formulés par le juge en chef Scott en Cour d'appel (aux pp. 234 et
235):
[TRADUCTION] Le doute raisonnable, aussi insaisissable que puisse être
ce concept, ne peut être défini comme étant une expression ordinaire, de
tous les jours. Il ne s'agit pas, comme nous l'avons vu, d'un «concept
parfaitement ordinaire» -- loin de là. La raison en est que le mot
«raisonnable» peut, selon les circonstances, avoir deux sens très différents.
Le premier est celui qu'a examiné de façon exhaustive le juge Wood dans
Brydon. L'autre usage, plus courant, est celui du langage ordinaire: nous
avons des points de vue «raisonnables», nous avons des opinions
«raisonnables» et nous faisons des prédictions «raisonnables». Il s'agit de
la norme que nous appliquons pour prendre nos décisions quotidiennes, et
qui sert habituellement de règle pour notre gouverne personnelle. C'est une
norme de probabilité qui, souvent, correspond à la norme la moins
- 15 -
exigeante. Elle est très différente de la norme de preuve du droit criminel
qui exige un degré de certitude beaucoup plus grand pour pouvoir tirer une
conclusion de culpabilité.
Dire au jury que le doute raisonnable ne signifie rien de plus que ce que
ces mots signifient dans leur «sens [. . .] de tous les jours» est trompeur et
constitue une erreur donnant lieu à révision. [Je souligne.]
24.
Ordinairement, même les plus importantes décisions dans la vie sont fondées
sur des risques soigneusement calculés. Elles sont fondées sur l'hypothèse que certains
événements vont vraisemblablement se produire et que certains faits sont, selon toute
probabilité, avérés. Malgré tout, inviter des jurés à appliquer, dans un procès pénal, la
norme de preuve que les gens utilisent pour prendre des décisions dans leur vie, même
les plus importantes de ces décisions, risque de réduire de façon importante la norme à
laquelle la poursuite doit être tenue.
25.
Il n'est pas utile non plus de décrire la preuve hors de tout doute raisonnable
simplement comme étant la preuve correspondant à la «certitude morale». Je suis
d'accord avec les propos du juge Wood dans Brydon, précité, et du juge Proulx dans R.
c. Girard, [1996] R.J.Q. 1585 (C.A.)
, à la p. 1591, que même si, à une certaine époque,
cette expression a peut-être été claire pour les jurés, de nos jours elle n'est ni descriptive
ni utile. Qui plus est, comme la Cour suprême des États-Unis l'a reconnu dans l'arrêt
Victor, précité, aux pp. 596 et 597, l'argument selon lequel la «certitude morale» peut
ne pas être assimilée par les jurés à la «certitude sur le plan de la preuve» est très solide
et convaincant. Par conséquent, si la norme de preuve est expliquée comme étant
l'équivalent de la «certitude morale», sans plus, les jurés peuvent penser qu'ils sont
habilités à conclure à la culpabilité s'ils se sentent «certains», même si le ministère
public n'a pas réussi à prouver les accusations hors de tout doute raisonnable. En
d'autres mots, les jurés peuvent différer d'avis entre eux quant au degré de preuve requis
pour être «moralement certains» de la culpabilité de l'accusé. Tout comme la Cour
- 16 -
suprême des États-Unis, je crois que, bien que cette expression ne soit pas
nécessairement fatale à la validité d'un exposé sur le doute raisonnable, elle devrait être
évitée.
26.
Finalement, il faudrait éviter de qualifier le mot «doute» autrement que par
l'adjectif «raisonnable». Par exemple, dire au jury qu'un «doute raisonnable» est un
doute «obsédant», un doute «substantiel» ou un doute «sérieux» pourrait induire le jury
en erreur (Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16). Ce que les jurés considéreront
comme «obsédant», «substantiel» ou «sérieux» ne manquera pas de varier suivant le
bagage et les perceptions de chacun d'eux. L'utilisation de tels mots aura
vraisemblablement pour conséquence de les amener à appliquer une norme de preuve qui
pourrait être plus exigeante ou moins exigeante que celle requise. De même, informer
les jurés qu'un «doute raisonnable» est un doute à ce point sérieux qu'il leur fait perdre
l'appétit ou le sommeil est manifestement trompeur (Girard, précité; R. c. Bergeron
(1996), 109 C.C.C. (3d) 571 (C.A. Qué.), à la p. 576). De tels mots amèneraient un juré
à appliquer une norme intolérablement élevée quant à la certitude requise.
b) Que devrait comporter la définition?
27.
Premièrement, il faut indiquer clairement au jury que la norme de la preuve
hors de tout doute raisonnable a une importance vitale puisqu'elle est inextricablement
liée au principe fondamental de tous les procès pénaux: la présomption d'innocence.
Ces deux concepts sont pour toujours intimement liés l'un à l'autre, comme Roméo et
Juliette ou Oberon et Titania, et ils doivent être présentés comme formant un tout. Si la
présomption d'innocence est le fil d'or de la justice pénale, alors la preuve hors de tout
doute raisonnable en est le fil d'argent, et ces deux fils sont pour toujours entrelacés pour
former la trame du droit pénal. Il faut rappeler aux jurés que le fardeau de prouver hors
- 17 -
de tout doute raisonnable que l'accusé a commis le crime incombe à la poursuite tout au
long du procès, et qu'il ne se déplace jamais sur les épaules de l'accusé.
28.
On se souviendra que, dans Brydon, le juge Wood a défini le «doute
raisonnable» comme [TRADUCTION] «un doute qu'il est possible de motiver, pourvu que
le motif invoqué ait un lien logique avec la preuve» (p. 525). C'est cette définition que
la Cour d'appel a adoptée. Toutefois, l'idée que les jurés devraient savoir que le doute
raisonnable est un doute «qu'il est possible de motiver» ne manque pas de soulever une
opposition vigoureuse. De fait, elle a été expressément rejetée par la Cour d'appel de
l'Ontario dans R. c. Ford (1991), 12 W.C.B. (2d) 576. On y a exprimé l'opinion que
cette directive est désavantageuse pour le juré [TRADUCTION] «incapable de s'exprimer».
En bref, on craint que le juré qui entretient un doute raisonnable qu'il est incapable
d'exprimer de façon concise aux autres jurés ou même pour sa propre gouverne peut
conclure erronément que son doute n'est pas raisonnable. Le juge Wood a rejeté cette
objection en affirmant (à la p. 525):
[TRADUCTION] . . . je ne suis pas impressionné par l'idée que, de nos
jours, les jurés sont susceptibles de manquer d'intelligence ou d'être
«incapable de s'exprimer» au point de ne pouvoir faire l'exercice
élémentaire de raisonnement qu'une telle directive exige ou d'avoir peur
d'exprimer tout haut leur opinion à cet égard aux autres jurés . . .
Toutefois, à supposer que certains jurés trouvent difficile de
communiquer leurs vues très personnelles aux autres jurés, soit parce qu'ils
sont des personnes généralement timides, soit parce qu'ils éprouvent des
difficultés à s'exprimer dans une conversation avec les autres, cette
difficulté peut être vaincue au moyen d'une directive donnée en des termes
qui ne font rien de plus qu'exiger d'eux qu'ils soient capables d'exprimer,
pour leur propre gouverne, le motif étayant le doute qu'ils entretiennent: . . .
29.
Néanmoins, cette définition pose un autre problème. Il s'agit du fait que
certains doutes, quoique raisonnables, ne peuvent tout simplement pas être exprimés.
Par exemple, il peut y avoir quelque chose dans l'attitude d'une personne à la barre des
- 18 -
témoins qui amènera un juré à conclure que le témoin n'est pas crédible. Il est possible
que le juré soit incapable d'indiquer l'aspect précis de l'attitude du témoin qu'il a jugé
suspect, et qu'il ne puisse, par conséquent, s'expliquer à lui-même ou expliquer aux
autres exactement pourquoi il ne faudrait pas croire le témoin. Les jurés ne devraient pas
avoir le sentiment que l'impression générale, peut-être intangible, qui se dégage de
l'attitude d'un témoin ne peut pas être prise en considération dans l'appréciation de sa
crédibilité.
30.
Il s'ensuit qu'il n'est certainement pas essentiel de dire aux jurés qu'un
doute raisonnable est un doute qu'il est possible de motiver. Cela pourrait compliquer
inutilement la tâche du jury. Il suffira de lui dire qu'un doute raisonnable est un doute
fondé sur la raison et le bon sens, et qui doit reposer logiquement sur la preuve ou
l'absence de preuve.
31.
Dans la définition de l'expression, il sera utile d'expliquer aux jurés quels
sont les éléments qui ne doivent pas être pris en considération. Il faudrait leur indiquer
qu'un doute raisonnable ne peut pas être fondé sur la sympathie ou sur un préjugé. Il
faudrait également leur dire qu'un doute raisonnable ne doit pas être imaginaire ou
frivole. De même, il faut les informer que le ministère public n'est pas tenu de prouver
les accusations avec une certitude absolue, étant donné qu'une norme aussi
déraisonnablement élevée pourrait rarement être respectée.
32.
Il est possible que des jurés aient entendu parler de la «prépondérance des
probabilités» ou qu'ils aient siégé dans une affaire civile où ont les aura informés de la
norme applicable à ce genre d'affaires. Il est important de dire aux jurés qu'ils ne
doivent pas appliquer cette norme dans le contexte d'un procès pénal. Il faudrait leur
dire qu'une preuve établissant une probabilité de culpabilité n'est pas suffisante pour
- 19 -
établir la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Des directives expliquant aux jurés
ce que la norme n'est pas les aideront à comprendre ce qu'elle est.
33.
Au Royaume-Uni, les jurés reçoivent comme directives qu'ils peuvent
déclarer l'accusé coupable s'ils sont «sûrs» ou «certains» de sa culpabilité. Cependant,
en ce qui me concerne, à elle seule cette directive est à la fois insuffisante et
potentiellement trompeuse. Le sentiment d'être «certain» est une conclusion à laquelle
un juré peut arriver, mais la route qu'il devrait emprunter à cette fin ne lui a pas été
indiquée.
34.
Ce n'est qu'après avoir donné aux jurés des directives appropriées sur le
sens de l'expression «hors de tout doute raisonnable» qu'il est possible de leur dire qu'ils
peuvent déclarer l'accusé coupable s'ils sont «certains» ou «sûrs» de sa culpabilité.
35.
Dans certains ressorts, une fois le jury formé, le juge du procès donne
quelques brèves directives générales sur la nature d'un procès pénal et sur les principes
fondamentaux qui y seront appliqués. Il s'agit d'une pratique tellement judicieuse,
raisonnable et salutaire qu'elle devrait être suivie dans tous les ressorts. Il est clair que
le fait d'indiquer dès le début du procès quels sont les principes fondamentaux
applicables aidera grandement les jurés. Si cette pratique est suivie, il serait utile de
parler aux jurés, à cette étape ainsi qu'à la fin du procès, de la présomption d'innocence
et du fardeau qui incombe au ministère public de prouver la culpabilité hors de tout doute
raisonnable.
- 20 -
c) Résumé
36.
Il serait peut-être utile de résumer ce que la définition devrait et ne devrait
pas contenir. Les explications suivantes devraient être données:
C
la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable est
inextricablement liée au principe fondamental de tous les procès
pénaux, c'est-à-dire la présomption d'innocence;
C
le fardeau de la preuve incombe à la poursuite tout au long du procès et
ne se déplace jamais sur les épaules de l'accusé;
C
un doute raisonnable ne peut être fondé sur la sympathie ou sur un
préjugé;
C
il repose plutôt sur la raison et le bon sens;
C
il a un lien logique avec la preuve ou l'absence de preuve;
C
la norme n'exige pas une preuve correspondant à la certitude absolue;
il ne s'agit pas d'une preuve au-delà de n'importe quel doute; il ne peut
s'agir non plus d'un doute imaginaire ou frivole;
C
il faut davantage que la preuve que l'accusé est probablement coupable
-- le jury qui conclut seulement que l'accusé est probablement
coupable doit acquitter l'accusé.
- 21 -
37.
Par contre, certaines mentions concernant la norme de preuve requise
doivent être évitées. Par exemple:
C
le fait de décrire l'expression «doute raisonnable» comme étant une
expression ordinaire, qui n'a pas de sens spécial dans le contexte du
droit pénal;
C
le fait d'inviter les jurés à appliquer la même norme de preuve que celle
qu'ils utilisent, dans leur propre vie, pour prendre des décisions
importantes, voire les plus importantes de ces décisions;
C
le fait d'assimiler preuve «hors de tout doute raisonnable» à une preuve
correspondant à la «certitude morale»;
C
le fait de qualifier le mot «doute» par d'autres adjectifs que
«raisonnable», par exemple «sérieux», «substantiel» ou «obsédant», qui
peuvent induire le jury en erreur;
C
le fait de dire aux jurés qu'ils peuvent déclarer l'accusé coupable s'ils
sont «sûrs» de sa culpabilité, avant de leur avoir donné une définition
appropriée du sens des mots «hors de tout doute raisonnable».
38.
Un exposé conforme aux principes énoncés dans les présents motifs suffira,
quels que soient les mots utilisés par le juge du procès. Néanmoins, il pourrait être utile,
comme on le propose dans l'arrêt Girard, précité, à la p. 1591, d'établir un «modèl[e]
de directives» comportant les directives nécessaires sur le sens de l'expression hors de
tout doute raisonnable.
- 22 -
(3) L'exposé proposé
39.
Les directives concernant la norme de la preuve hors de tout doute
raisonnable applicable dans un procès pénal pourraient être formulées ainsi:
Au début du procès, l'accusé est présumé innocent. Cette présomption
demeure tant et aussi longtemps que le ministère public ne vous a pas
convaincus hors de tout doute raisonnable de sa culpabilité à la lumière de
la preuve qui vous est présentée.
Que signifie l'expression «hors de tout doute raisonnable»?
L'expression «hors de tout doute raisonnable» est utilisée depuis très
longtemps. Elle fait partie de l'histoire et des traditions de notre système
judiciaire. Elle est tellement enracinée dans notre droit pénal que certains
sont d'avis qu'elle se passe d'explications. Néanmoins, certaines précisions
s'imposent.
Un doute raisonnable n'est pas un doute imaginaire ou frivole. Il ne doit pas
reposer sur la sympathie ou sur un préjugé. Il doit reposer plutôt sur la
raison et le bon sens. Il doit logiquement découler de la preuve ou de
l'absence de preuve.
Même si vous croyez que l'accusé est probablement ou vraisemblablement
coupable, cela n'est pas suffisant. Dans un tel cas, vous devez accorder le
- 23 -
bénéfice du doute à l'accusé et l'acquitter, parce que le ministère public n'a
pas réussi à vous convaincre de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.
Cependant, vous devez vous rappeler qu'il est virtuellement impossible de
prouver quelque chose avec une certitude absolue, et que le ministère public
n'est pas tenu de le faire. Une telle norme de preuve est impossiblement
élevée.
En bref, si, en vous fondant sur la preuve soumise à la cour, vous êtes sûrs
que l'accusé a commis l'infraction, vous devez le déclarer coupable, car cela
démontre que vous êtes convaincus de sa culpabilité hors de tout doute
raisonnable.
40.
Il ne s'agit pas d'une formule magique qui doit être reprise mot pour mot.
Ce n'est rien de plus qu'une suggestion de formule à laquelle on ne trouverait pas à
redire si elle était utilisée. Par exemple, dans les cas où entre en jeu une disposition
portant inversion du fardeau de la preuve, il serait utile d'attirer l'attention du jury soit
sur la preuve qui peut permettre de s'acquitter de ce fardeau soit sur l'absence de preuve
à cet égard. Toute autre forme de directives qui respecterait les principes applicables et
éviterait les écueils mentionnés précédemment conviendrait.
41.
De plus, il est possible qu'une erreur dans les directives sur la norme de
preuve ne constitue pas une erreur donnant ouverture à révision. Il a été précisé, dans
R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742
, à la p. 758, que le verdict n'a pas à être changé «si
l'exposé, considéré dans son ensemble, indique clairement que le jury ne peut pas ne pas
avoir compris quel fardeau et quelle norme de preuve s'appliquent». Par contre, si
l'exposé, considéré dans son ensemble, soulève une probabilité raisonnable que le jury
- 24 -
a mal compris la norme de preuve applicable, alors, en règle générale, le verdict doit être
annulé et un nouveau procès doit être ordonné.
(4) L'exposé fait en l'espèce
42.
Voici comment le juge du procès s'est exprimé dans la partie pertinente de
son exposé:
[TRADUCTION] Lorsque j'utilise les mots «preuve hors de tout doute
raisonnable», je les utilise dans leur sens ordinaire, dans leur sens naturel,
celui de tous les jours. Il vous est tous arrivé de dire, mince alors, j'ai un
doute sur ceci ou cela. Ce sont parfaitement des mots de tous les jours.
Chacun d'entre vous a une idée de ce qui est raisonnable. Ça aussi c'est un
concept parfaitement ordinaire.
. . . Après avoir examiné la preuve, s'il vous reste un doute quant à
savoir si le ministère public a établi un de ces éléments essentiels et que ce
doute est raisonnable, alors l'accusé doit être acquitté.
Par contre, si après avoir examiné l'ensemble de la preuve il ne vous
reste aucun doute raisonnable que tous les éléments essentiels ont été
prouvés, en d'autres mots si vous êtes convaincus au-delà de tout doute
raisonnable, l'accusé doit alors être déclaré coupable. Le mot «doute» et le
mot «raisonnable» sont des mots ordinaires, de tous les jours, que vous
comprenez j'en suis sûre.
43.
À l'instar du juge en chef Scott, je suis d'avis que cet exposé est insuffisant.
D'abord, le juge du procès n'a pas donné de définition du «doute raisonnable». Cette
expression doit être expliquée au jury. De plus, le juge du procès a dit aux jurés
d'apprécier le concept du doute raisonnable comme si ces mots étaient «des mots
ordinaires, de tous les jours». Pour les motifs exposés précédemment, cette directive est
inacceptable. Le sens de l'expression «hors de tout doute raisonnable» ne peut être
assimilé à celui qu'on donne, dans la vie de tous les jours dans la société actuelle, aux
mots «doute» et «raisonnable». Au contraire, dans le contexte d'un procès pénal, ils ont
un sens particulier. Malheureusement, le juge du procès a omis d'expliquer correctement
- 25 -
et complètement la norme de preuve au jury. Cette omission constitue une erreur de
droit sur un aspect fondamentalement important du procès pénal en cause.
44.
Il est vrai qu'il faut considérer l'exposé dans son ensemble. Cependant, le
juge du procès n'a donné aucune autre indication au jury sur le sens de l'expression
preuve hors de tout doute raisonnable. Il s'ensuit que cette grave erreur n'a pas été
corrigée par d'autres directives. C'est regrettable, car, à tous autres égards, l'exposé du
juge du procès était, comme l'a souligné le juge en chef Scott, [TRADUCTION] «un
modèle de clarté et de concision» (p. 235). Néanmoins, l'erreur est grave et soulève une
probabilité raisonnable que le jury a mal compris le fardeau de preuve qu'il devait
appliquer.
B. Le sous-al. 686(1)b)(iii)
45.
Le ministère public a avancé que la disposition prévue au
sous-al. 686(1)b)(iii) du Code criminel devrait être appliquée et que la déclaration de
culpabilité devrait être rétablie, pour le motif que, en dépit des erreurs faites dans
l'exposé, «aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s'est produit».
46.
Cet argument ne peut être accepté. Une grave erreur a été commise
relativement à un principe fondamental du droit pénal. Il est essentiel, pour garantir
l'équité du procès, d'expliquer correctement le fardeau de preuve applicable. Exiger
moins revient à modifier l'un des concepts fondamentaux de la procédure pénale. De
fait, dans Brydon, à la p. 257, le juge en chef Lamer a, avec sagesse, fait état de la crainte
très réelle que soulève la question de savoir si «le sous-al. 686(1)b)(iii) pourrait remédier
à une directive erronée qui a pu amener un jury à appliquer incorrectement la norme du
fardeau de la preuve ou du doute raisonnable». Il est impossible d'affirmer que le
- 26 -
verdict aurait nécessairement été le même si le juge du procès n'avait pas commis
d'erreur.
V. Le dispositif
47.
En définitive, le pourvoi est rejeté et l'ordonnance intimant la tenue d'un
nouveau procès est confirmée.
Version française des motifs des juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Gonthier rendus
par
48.
LE JUGE L'HEUREUX-DUBÉ -- J'ai lu les motifs du juge Cory, et je souscris
à son approche sur la question du doute raisonnable ainsi qu'au résultat auquel il en
arrive. Je suis également d'accord, mais pour des motifs différents, que le
sous-al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, n'est pas une réparation
convenable en l'espèce.
49.
Compte tenu du fait que nous ne disposions pas de tout le dossier du procès
et que les représentations sur la notion d'«erreur judiciaire grave» prévue par cette
disposition étaient insuffisantes, à mon avis, le ministère public ne s'est pas acquitté du
fardeau qui lui incombait de convaincre la Cour «que le verdict aurait nécessairement
été le même si l'erreur n'avait pas été commise». Voir R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S.
272, à la p. 276, où l'on fait état de l'arrêt Colpitts c. The Queen, [1965] R.C.S. 739.
50.
Je rejetterais donc le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
- 27 -
Procureur de l'appelante: Justice Manitoba, Winnipeg.
Procureurs de l'intimé: Wolch, Pinx, Tapper, Scurfield, Winnipeg.