COUR D'APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500‑10‑000633‑964
(540‑01‑002461‑955)
Le 9 novembre 1998
CORAM: LES HONORABLES FISH
OTIS, JJ.C.A.
ZERBISIAS, J.C.A.(ad hoc)
SA MAJESTÉ LA REINE,
APPELANTE - (poursuivante)
c.
YVES GAGNÉ,
NORMAND LORTIE
et
GUY MAJEAU,
INTIMÉS - (accusés)
L'appelante demande la réformation d'un jugement de la Cour supérieure, chambre criminelle, (M. le juge Pierre Pinard, district de Laval, 10 mai 1996) qui a prononcé l'arrêt des procédures à l'égard des accusations portées contre les intimés:
1. Normand Lortie et Guy Majeau, entre le 15 octobre 1995 et le 10 novembre 1995, à Laval, district de Laval, à Terrebonne, district de Terrebonne et à Legardeur et St-Alphonse de Rodriguez, district de Joliette, ont comploté ensemble et les uns avec les autres, pour commettre un acte criminel, soit: le meurtre de Louis-Jacques Deschênes, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 465(1)a) et l'article 235 du Code criminel.
2. Yves Gagné, Normand Lortie et Guy Majeau, entre le 15 octobre 1995 et le 10 novembre 1995, à Laval, district de Laval, à Terrebonne, district de Terrebonne et à Legardeur et St-Alphonse de Rodriguez, district de Joliette, ont comploté ensemble et les uns avec les autres, pour commettre un acte criminel, soit: le meurtre de Richard Lagacé, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 465(1)a) et l'article 235 du Code criminel.
3. Yves Gagné, Normand Lortie et Guy Majeau, entre le 15 octobre 1995 et le 10 novembre 1995, à Laval, district de Laval, à Terrebonne, district de Terrebonne et à Legardeur et St-Alphonse de Rodriguez, district de Joliette, ont comploté ensemble et les uns avec les autres, pour commettre un acte criminel, soit: le meurtre de Paul Porter, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 465(1)a) et l'article 235 du Code criminel.
Après examen du dossier, audition et délibéré;
Pour les motifs exprimés dans l'opinion de Madame la juge Otis, déposée avec le présent arrêt, auxquels souscrivent Monsieur le juge Fish et Madame la juge Zerbisias:
ACCUEILLE le pourvoi, et
CASSE l'ordonnance d'arrêt des procédures.
MORRIS J. FISH, J.C.A.
LOUISE OTIS, J.C.A.
DIONYSIA ZERBISIAS, J.C.A.(ad hoc)
Me Michel F. Denis
Procureur de l'appelante
Me Léo-René Maranda
Me Danièle Roy
Procureurs des intimés
Yves Gagné et Guy Majeau
Me Jacques Bouchard
Procureur de l'intimé Normand Lortie
AUDITION: 25 mars 1998
COUR D'APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500‑10‑000633‑964
(540‑01‑002461‑955)
CORAM: LES HONORABLES FISH
OTIS, JJ.C.A.
ZERBISIAS, J.C.A.(ad hoc)
SA MAJESTÉ LA REINE,
APPELANTE - (poursuivante)
c.
YVES GAGNÉ,
NORMAND LORTIE
et
GUY MAJEAU,
INTIMÉS - (accusés)
OPINION DE LA JUGE OTIS
L'appelante demande la réformation d'un jugement de la Cour supérieure, chambre criminelle, (M. le juge Pierre Pinard, district de Laval, 10 mai 1996) qui a prononcé l'arrêt des procédures à l'égard des accusations portées contre les intimés:
1. Normand Lortie et Guy Majeau, entre le 15 octobre 1995 et le 10 novembre 1995, à Laval, district de Laval, à Terrebonne, district de Terrebonne et à Legardeur et St-Alphonse de Rodriguez, district de Joliette, ont comploté ensemble et les uns avec les autres, pour commettre un acte criminel, soit: le meurtre de Louis-Jacques Deschênes, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 465(1)a) et l'article 235 du Code criminel.
2. Yves Gagné, Normand Lortie et Guy Majeau, entre le 15 octobre 1995 et le 10 novembre 1995, à Laval, district de Laval, à Terrebonne, district de Terrebonne et à Legardeur et St-Alphonse de Rodriguez, district de Joliette, ont comploté ensemble et les uns avec les autres, pour commettre un acte criminel, soit: le meurtre de Richard Lagacé, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 465(1)a) et l'article 235 du Code criminel.
3. Yves Gagné, Normand Lortie et Guy Majeau, entre le 15 octobre 1995 et le 10 novembre 1995, à Laval, district de Laval, à Terrebonne, district de Terrebonne et à Legardeur et St-Alphonse de Rodriguez, district de Joliette, ont comploté ensemble et les uns avec les autres, pour commettre un acte criminel, soit: le meurtre de Paul Porter, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 465(1)a) et l'article 235 du Code criminel.
LES FAITS PROCÉDURAUX
Le 10 mai 1996, devant la Cour supérieure, chambre criminelle, se tenait le procès des intimés relativement aux trois chefs d'accusation précités (465(1) et 235 C.cr.).
Après que le juge du procès eut rendu un jugement interlocutoire ordonnant l'exclusion de la preuve découlant de l'interception de communications privées, Me Francine Chartrand, substitut du Procureur général, avisa la Cour qu'elle avait, la veille, appris l'identité d'un nouveau témoin, M. Normand Query. Cette déclaration de Me Chartrand intervenait avant la présentation de la preuve puisque le jury n'avait pas encore été constitué.
Ce nouveau témoin, Normand Query, avait fait deux déclarations aux policiers en février 1996 et était susceptible de corroborer le témoin principal du ministère public (m.a., pp. 69 et ss.):
Me FRANCINE CHARTRAND (COURONNE) :
[¼] Je pense que c'est mercredi, Me Maranda me faisait une demande quant à l'identité d'un individu qui aurait accompagné M. Arbour lors d'une rencontre¼
[¼]
Me FRANCINE CHARTRAND (COURONNE) :
On n'était pas en mesure, moi de vous donner le nom, alors évidemment, j'ai mis Me Maranda en contact avec M. Samson. Je sais qu'il y a eu une discussion en Me Maranda et M. Samson et, hier soir, j'ai su, à mon bureau, qu'effectivement on avait recueilli une déclaration de ce monsieur-là, qui s'appelle M. Query, Normand Query, et que cette déclaration...
Me Chartrand procéda ensuite à remettre une copie des déclarations aux procureurs de la défense (m.a., pp. 70-71):
Cette déclaration-là daterait, Monsieur le Juge, du premier (1er) février mil neuf cent quatre-vingt-seize (1996). Évidemment je vais vous dire que mes confrères n'ont pu en avoir une copie, compte tenu que je n'étais pas informée de l'existence de cette déclaration-là. Alors je me propose de remettre...
LA COUR:
Ce que vous dites c'est que, sous votre serment d'office, et j'ai entièrement confiance en vous, Madame Chartrand, vous n'aviez pas connaissance de cette déclaration ?
Me FRANCINE CHARTRAND (COURONNE):
Absolument pas, Votre Seigneurie, hier soir.
LA COUR:
Très bien.
Me FRANCINE CHARTRAND (COURONNE):
À mon bureau. Alors je m'empresse, je voulais faire cette déclaration-là devant le tribunal et remettre à tout le moins ces déclarations-là à mes collègues, en présence du tribunal, pour que ceux-ci les consultent.
Au retour d'une suspension d'audience, les procureurs de la défense expliquèrent à la Cour le déroulement des demandes de divulgation (m.a., pp. 73-76):
Me LÉO-RENÉ MARANDA (DÉFENSE):
Le trente et un (31) janvier, Me Roy faisait parvenir à la Couronne une lettre dont le dernier paragraphe se lisait ainsi:
Évidemment cette liste n'est pas exhaustive et je compte sur votre collaboration pour communiquer tous les éléments de preuve, qu'ils soient inculpatoires ou disculpatoires.
On était le trente et un (31) janvier. J'ai écrit subséquemment...
LA COUR :
Et ça c'est Me Roy qui a écrit ça?
Me DANIELLE ROY (DÉFENSE):
Oui.
Me LÉO-RENÉ MARANDA (DÉFENSE):
J'ai écrit moi-même, en référant à cette lettre, en disant qu'on n'avait pas eu le plaisir de lire Me Chartrand, en réponse à cette lettre. Me Chartrand m'a donné des réponses verbales et...
LA COUR:
Vous, Monsieur Maranda, quand avez-vous écrit, si vous vous en souvenez, ou donnez moi une...
Me DANIELLE ROY (DÉFENSE):
Mi-avril.
Me LÉO-RENÉ MARANDA (DÉFENSE):
Mi-avril...
LA COUR:
Alors, elle vous a téléphoné...
Me LÉO-RENÉ MARANDA (DÉFENSE):
¼ j'ai eu une communication verbale...
LA COUR:
Oui.
Me LÉO-RENÉ MARANDA (DÉFENSE):
... où il n'a jamais été question, dans les divulgations de preuve, d'une déclaration de M. Query.
LA COUR:
Ce n'est par surprenant puisque, sous son serment d'office, elle nous a affirmé tout à l'heure...
Me LÉO-RENÉ MARANDA (DÉFENSE):
Bien, c'est là qu'est le problème...
LA COUR:
... et je la crois, qu'elle ne le savait pas.
Me LÉO-RENÉ MARANDA (DÉFENSE):
Je dois dire que quand je me suis adressé à Me Chartrand, M. Samson était là. M. Samson a dit qu'il verrait s'il y en avait une déclaration, peut-être là, si quelqu'un était allé voir M. Query. Mais là, je lis la déclaration aujourd'hui, puis je m'aperçois que le premier février c'est M. Samson qui est allé voir M. Query. Je m'aperçois que le cinq (5) février, c'est M. Samson qui est allé voir M. Query. Je n'apprécie pas de jouer à la cachette et je prie la Cour, vu cette circonstance, vous avez de l'information détenue par la police qui n'est pas communiquée à la Défense, qui n'est même pas communiquée à la Couronne. Alors aux termes de plusieurs arrêts, ce qui est en possession de la police est en possession de la Couronne, ça c'est la théorie par exemple. Mais je voudrais que ça devienne de la pratique puis je vous prierais d'émettre une ordonnance selon laquelle tout agent de la paix, ou autre agent gouvernemental, en possession de quelque élément de preuve inculpatoire ou disculpatoire dans le présent dossier, la communique à la Couronne qui, elle-même, respectera sans doute ces obligations que la loi lui impose.
C'est la première fois que je fais cette demande-là, mais c'est la première fois que je me sens obligé de le faire, quand on écrit à la Couronne pour demander des renseignements et qu'elle ne les a pas. Et quand on, disons, on pose des questions générales et vagues, parce qu'on ne sait pas ce qu'ils ont, à un moment donné, on se pose des questions : “Comment ça se fait qu'on ne m'a pas donné ça?” C'est un témoin important ça, ce monsieur-là, qui avait les cheveux blancs, puis qui était propriétaire d'un club. Alors êtes-vous allé le voir ? Est-ce qu'on pourrait avoir ses coordonnées On aimerait ça le voir nous-mêmes peut‑être.
Le juge a affirmé qu'il n'était pas disposé à rendre une telle ordonnance, puisque la règle de l'arrêt Stinchcombe était déjà claire à cet égard. Il a plutôt demandé aux procureurs s'ils avaient une requête "de type Stinchcombe" à présenter (m.a., p. 80):
[...] Et si j'ai une requête de type Stinchcombe, c'est certain que je vais l'entendre. Monsieur Maranda, souhaitez vous que...
Me RENÉ-LÉO MARANDA (DÉFENSE):
Je n'en aurai pas pour le moment.
LA COUR:
D'accord.
Me RENÉ-LÉO MARANDA (DÉFENSE):
Parce que j'ai demandé d'autre chose. Mais si je ne les ai pas, vous en aurez une.
LA COUR:
Très bien.
Me RENÉ-LÉO MARANDA (DÉFENSE):
Parce que dans le moment¼
LA COUR:
Maître Roy, avez-vous¼
Me RENÉ-LÉO MARANDA (DÉFENSE):
... je peux m'accommoder de la situation.
LA COUR:
Je ne suis pas sûr qu'à ce stade-ci je réalise à quel point ça peut être, ce n'est pas, je veux dire, demander un Stinchcombe, l'arrêt des procédures ou un ajournement, ce n'est pas toujours¼ ça peut s'avérer extrêmement coûteux pour les accusés et puis, je peux comprendre que...
Me DANIELLE ROY (DÉFENSE):
Écoutez, si, comme mon collègue vous le dit, on n'est pas satisfaits, il y aura sûrement une demande de ce type-là qui vous sera présentée. Tout ce que je peux vous dire à date, c'est que, comme mon collègue vous l'a dit, moi j'ai fait des demandes de communication de preuve, non pas à une mais à deux reprises, j'ai réitéré le premier mai avec le même paragraphe, qui demande qu'on me fasse part de tous les éléments de preuves inculpatoires ou disculpatoires. Il y a des demandes précises que j'avais faites le trente et un (31) janvier, auxquelles je n'avais pas eu de réponse, que j'ai réitérées le premier mai, et auxquelles je n'avais toujours pas eu de réponse. À la décharge de ma collègue, ma collègue nous dit que c'est le demande, pour reprendre son expression, “la commande avait été passée et c'est le livreur qui n'avait pas livré”. Et quand M. Samson est entré dans la salle, M. Samson s'est assis derrière et a rédigé rapidement le papier sur lequel j'ai eu les informations, bon.
C'est évident qu'on se demande comment ça se fait qu'on a pris trois mois et demi pour avoir cette information-là alors que, de toute évidence, l༠puis quand je vois la teneur de la réponse, ça me semblait assez facile de répondre à ça. C'est la situation en ce moment, il y a une situation qui laisse tout le monde perplexe. Et compte tenu de ce qu'on vient de recevoir ce matin, des réponses que mon collègue a eues ce matin, des réponses que j'ai eues ce matin, d'autres réponses qui sont pour l'instant¼ d'autres questions qui sont pour l'instant sans réponses, je pense que cette question-là restera sur la glace pour l'instant. J'aurais peut-être, je peux peut-être même dire “probablement”, une requête de type Stinchcombe, mais évidemment je ne suis pas en mesure de vous l'annoncer de façon officielle ce matin. Il faut que je discute avec mon collègue.
Cependant, l'ordonnance que mon collègue vous demandait, c'est un petit peu pour, entre guillemets, forcer la police. Il ne faudrait pas qu'on arrive dans une situation, puis évidemment ce n'est pas le première fois qu'on voit ça, Stinchcombe parle aux avocats, Stinchcombe parle au Ministère public, Stinchcombe dit : “Le Ministère public doit transmettre tout ce qu'il a en sa possession...”
Après discussion avec les avocats, le juge a ordonné au substitut du procureur général de faire entendre le policier Samson et a procédé à un voir-dire “aux fins de décider si proprio motu le tribunal n'ordonnera pas l'arrêt des procédures”. (m.a., p. 85)
Lors de son témoignage, le policier Pierre Samson confirma qu'il connaissait l'existence du témoin depuis l'automne 1995, qu'il l'avait rencontré et finalement obtenu des déclarations les 1er et 5 février 1996. Il expliqua qu'il n'avait pas transmis cette information au ministère public parce qu'il savait que ce fait serait immédiatement divulgué à la défense et il craignait pour la sécurité du témoin.
À la suite du témoignage du policier, le juge déclara:
LA COUR:
Là je n'ai aucune raison de douter de ce témoignage et puis j'ai la raison pour laquelle le procureur général dont vous êtes le substitut, n'a pas eu communication de quelque chose à laquelle vous étiez obligée en vertu de l'arrêt Stinchcombe.
Me FRANCINE CHARTRAND (COURONNE):
Et que j'aurais bien aimé avoir.
LA COUR:
Alors, à ce stade, je suis prêt à considérer l'arrêt des procédures et je vais ajourner quinze (15) minutes, ensuite je vais vous entendre, ensuite je vais entendre la Défense, ensuite je rendrai une décision. Mais à première vue, il m'apparaît que l'équité de ce procès est irrémédiablement faussée. Qui plus est, que tout le système judiciaire ici est attaqué de gangrène, en tout cas dans ce dossier-ci. Je ne mets pas en doute la bonne foi du témoin qui est devant moi, mais manifestement il ignore les principes fondamentaux qui régissent les affaires pénales et criminelles dans ce pays.
Après de brèves représentations de la part du substitut du Procureur général, le juge a rendu l'ordonnance d'arrêt des procédures dans les termes suivants (m.a., pp. 57 et 58):
LA COUR:
Procédant à rendre jugement, j'ai devant moi la preuve que les policiers ont délibérément caché l'existence d'un témoin matériel important. Ils ont jugé que c'était nécessaire pour protéger la sécurité de ce témoin. Cette décision appartenait au juge du procès dans le cadre de l'arrêt Stinchcombe ou, à tout le moins, elle revenait d'abord au procureur général dans le cadre de l'arrêt “Dillon et Keyla”. Les policiers ont malheureusement pris la justice entre leurs mains et, ce faisant, ils ont irrémédiablement vicié le processus. C'est un abus flagrant qui témoigne d'une culture policière inacceptable. J'ordonne l'arrêt définitif des procédures, car nous sommes en présence d'un des cas les plus clairs dont parle Mme la juge l'Heureux-Dubé dans l'arrêt Power. Pour ces motifs, ordonne l'arrêt définitif des procédures et ordonne la libération immédiate des accusés. Cette Cour ajourne ses travaux, ordonne au shérif de canceller la venue du tableau qui avait été convoquée pour l'audition de cette cause; ordonne la transcription du témoignage de l'agent Samson; ordonne que cette transcription soit communiquée au procureur général avec une copie certifiée du présent jugement.
II. QUESTIONS EN LITIGE
Les questions soulevées par l'appelante peuvent être résumées ainsi:
1 - Le juge a-t-il erré en soulevant proprio motu la possibilité d'une violation constitutionnelle des droits de l'intimée?
2 - Le juge a-t-il erré en considérant qu'il était en présence d'un des cas les plus flagrant de violation des droits constitutionnels des intimés ?
3 - Le juge a-t-il erré en concluant que l'arrêt des procédures était le remède approprié sans considérer l'existence d'une mesure de réparation plus appropriée?
4 - Est-ce que la conduite de la police a constitué un abus de procédure de nature à affecter l'équité du procès?
III. ANALYSE
1 - Le juge a-t-il erré en soulevant proprio motu la possibilité d'une violation constitutionnelle des droits de l'intimée?
La lecture de la transcription des notes sténographiques permet de constater que le juge a, de lui-même, pris l'initiative de tenir un voir-dire relativement à l'arrêt éventuel des procédures. Toutefois, ce sont les procureurs de la défense qui ont porté à son examen les problèmes concernant la divulgation de la preuve et qui ont cherché à obtenir une ordonnance générale de divulgation. Même si ces derniers semblaient disposés à remettre la présentation formelle d'une requête pour arrêt des procédures, il est clair qu'ils envisageaient déjà cette possibilité.
Lorsque le voir-dire “aux fins de décider si proprio motu le tribunal n'ordonnera pas l'arrêt des procédures” a été initié et que le juge a, par la suite, effectivement ordonné l'arrêt des procédures, les avocats de la défense n'ont formulé aucune objection. De plus, les intimés défendent maintenant le bien-fondé de la décision du juge et soutiennent que ce dernier était parfaitement justifié d'intervenir.
Dans ces circonstances, il faut considérer que la question avait été soulevée et soumise au juge du procès. Celui-ci a rendu sa décision avec l'approbation des intimés, à défaut de requête expresse de leur part. De la même manière, les avocats de la défense ont porté à la connaissance du juge le problème de la divulgation de la preuve en cherchant à obtenir un certain remède (ordonnance générale de divulgation) auquel le juge a préféré substituer l'arrêt des procédures. Ainsi, il est plus approprié d'examiner la justesse de l'ordonnance plutôt que s'arrêter à déterminer si le juge a agi ou pouvait agit proprio motu.
2 - Le juge a-t-il erré en considérant qu'il était en présence d'un des cas les plus flagrant de violation des droits constitutionnels des intimés ?
Les extraits précités démontrent que la défense avait fait des demandes de divulgation de la preuve, tant par écrit que verbalement, relativement à l'identité du témoin Normand Query et aux déclarations qu'il aurait pu faire. Le ministère public n'a pu répondre à ces demandes car, à l'insu du substitut, le policier Samson n'a pas transmis toutes les informations qu'il possédait afin d'éviter de compromettre la sécurité du témoin.
La
règle de divulgation de la preuve élaborée dans l'arrêt R. c. Stinchcombe,
[1991] 3 R.C.S. 326
, veut que la poursuite divulgue tous les renseignements
pertinents, tant inculpatoires que disculpatoires, sous réserve de l'exercice
du pouvoir discrétionnaire du ministère public. Cette divulgation devrait
avoir lieu avant que l'accusé ne choisisse son mode de procès ou ne présente
son plaidoyer.
La question de la sécurité des témoins ne doit pas faire obstacle au principe de la divulgation. Dans R. c. Stinchcombe précité, M. le juge Sopinka s'exprimait ainsi aux pages 335 et 336:
Finalement,
on prétend que la divulgation peut compromettre la sécurité des personnes qui
ont fourni des renseignements à la poursuite. Sans doute des mesures
doivent-elles être prises à l'occasion pour protéger l'identité des témoins et
des indicateurs. La protection de l'identité des indicateurs est régie par les
règles concernant le privilège relatif aux indicateurs et par les exceptions à
ces règles (voir Marks v. Beyfus (1890), 25 Q.B.D. 494 (C.A.); R.
c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979)
, et toutes les règles relatives à la
communication de la preuve sont assujetties à ce privilège et à d'autres règles
en matière de secret. Pour ce qui est des témoins, les personnes possédant des
renseignements qui peuvent constituer des éléments de preuve favorables à
l'accusé verront nécessairement leur identité divulguée tôt ou tard. Cette
réalité joue même dans le cas d'un indicateur, et ce, en raison de l'“exception
d'innocence” à la règle du privilège relatif aux indicateurs (Marks v. Beyfus,
précité, aux pp. 498 et 499; R. c. Scott, précité, à la p. 996; Bisaillon
c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60, à la p. 93; Solliciteur général du
Canada c. Commission royale d'enquête (Dossiers de santé en Ontario),
[1981] 2 R.C.S. 494), La question est donc de savoir quand, plutôt que si, il
devait y avoir divulgation.
Le fait que ce soit la police, et non le substitut du Procureur général, qui détienne les renseignements recherchés ne fait pas obstacle à l'obligation de divulgation du ministère public. Cette obligation de communication vise autant la police que le poursuivant (R. c. Antinello (1995), 97 C.C.C. (3d) 126 (C.A. Alta). Le ministère public a l'obligation d'obtenir de la police les renseignements qui doivent être divulgués à la défense et la police a l'obligation corrélative de lui fournir les informations (R. c. V.(W.J.) (1992), 72 C.C.C. (3d) 97 (C.A. T.-N.); R. c. (T.(L.A.) (1994), 84 C.C.C. (3d) 90 (C.A. Ont.)).
Le
droit à la divulgation fait partie intégrante du droit de présenter une défense
pleine et entière (R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680
; R. c. Carosella,
[1997] 1 R.C.S. 80 ; R. c. Durette, [1994] 1 R.C.S. 469).
Lorsque l'accusé démontre selon la prépondérance des probabilités que ce droit
protégé par l'article 7 de la Charte a effectivement été violé,
il peut obtenir une réparation en vertu de l'article 24(1) de la Charte.
Ainsi,
lorsqu'un accusé démontre l'existence d'une possibilité raisonnable que
les renseignements non divulgués auraient été utilisés pour réfuter la preuve
du ministère public ou, par ailleurs, pour prendre une décision qui aurait pu
avoir une incidence sur la présentation de sa défense, il établit l'existence
d'une atteinte au droit à la divulgation que lui garantit la Charte (R.
c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244).![]()
En l'espèce, je crois que le juge était bien fondé de conclure à une violation flagrante des droits des accusés. La défense avait demandé que lui soit divulguée l'identité d'un témoin, de même que l'existence de déclarations inculpatoires devant corroborer le témoignage du témoin principal du ministère public. Les renseignements demandés existaient et ils étaient en possession de la police. De sa propre initiative, le policier Samson a choisi de ne pas transmettre ces renseignements au ministère public, pour des raisons de sécurité.
Il ne fait aucun doute que ces renseignements non divulgués pouvaient avoir une incidence sur la manière de présenter la défense de l'accusé. La défense a donc été privée, pendant un certain temps, de renseignements pertinents visés par l'obligation de divulgation du ministère public. En l'espèce, la nature des renseignements ainsi que le comportement de la police démontrent, selon la prépondérance des probabilités, qu'il y a eu violation du droit à une défense pleine et entière garanti par l'article 7 de la Charte.
3 - Le juge a-t-il erré en concluant que l'arrêt des procédures était le remède approprié sans considérer l'existence d'une mesure de réparation plus appropriée?
L'arrêt
des procédures constitue une mesure de réparation ultime à laquelle on peut
avoir recours lorsqu'ont été épuisés tous les autres moyens susceptibles de
protéger le droit de l'accusé à une défense pleine et entière (R. c. O'Connor,
[1995] 4 R.C.S. 411). Ce remède de dernier ressort constituera la mesure
appropriée en cas de préjudice permanent et irréparable aux droits de l'accusé
(R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244 ; R. c. Carosella,
[1997] 1 R.C.S. 80 ; R. c. Johnson (1995), 93 C.C.C. (3d) 211
(C.A. T.-N.)). Lorsqu'il existe d'autres mesures réparatrices appropriées, il
conviendra de les privilégier au moyen extrême que constitue l'arrêt des
procédures (R. c. Johnson (1994), 89 C.C.C. (3d) 90 (C.A.
C.-B.)).
Dans la présente affaire, le déroulement du procès était embryonnaire. La présentation de la preuve n'avait pas commencé et le jury n'avait pas encore été constitué (m.a., p. 19). Il ne s'agit donc pas d'une atteinte à l'obligation de divulgation survenant alors que la preuve du ministère public est presque complétée, comme c'était le cas dans les arrêts R. c. O'Connor, précité, et R. c. Blyth (1996), 105 C.C.C. (3d) 378 (C.A. N.-B.).
Lorsque la violation à l'obligation de divulgation est sanctionnée avant ou au début du procès, les tribunaux ont tendance à considérer que la mesure remédiatrice appropriée réside dans une ordonnance de divulgation assortie d'un ajournement, plutôt qu'un arrêt des procédures. Je m'appuie sur les autorités suivantes:
Dans
R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244
, le ministère public avait omis
de divulguer les déclarations de quatre témoins dans le cadre d'infractions de
voies de fait graves. Bien que l'arrêt concerne les mesures de redressement
appropriées au terme d'une déclaration de culpabilité, le juge Cory rappelle,
toutefois, la procédure à suivre lorsque la violation est découverte pendant le
procès. Il écrit, à la page 262:
Par exemple, lorsque la documentation non communiquée peut être examinée au procès, le juge qui préside l'audience l'évaluera en fonction du critère préliminaire de l'arrêt Stinchcombe pour déterminer, si en dissimulant cette documentation, le ministère public a manqué à son obligation de divulguer. Dans l'affirmative, une ordonnance de production ou peut être l'ajournement sera la réparation appropriée. Il est évident que ces réparations ne sont plus disponibles après une déclaration de culpabilité.
(Je souligne)
Dans R. c. Bramwell (1996), 106 C.C.C. (3d) 365 (C.A. C.-B.), le ministère public avait attendu le début du procès pour divulguer à la défense des rapports médicaux pertinents. Réformant l'ordonnance d'arrêt des procédures rendue par le juge du procès, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique concluait à la page 372:
We have reviewed the submissions at trial as well as the documents referred to in those submissions. Having done so, we conclude that the material and submissions before the trial judge did not justify a stay of proceedings. In particular, there was no basis for concluding that any prejudice to Mr Bramwell arising from late disclosure by Crown counsel could not have been remedied by a brief adjournment. In this regard, we find it significant that there is no express finding of irreparable prejudice to Mr Bramwell in the trial judge's reasons. Nor has his counsel been able to point us any irreparable prejudice.
(je souligne)
Dans R. c. Wicksted (1996), 106 C.C.C. (3d) 385 (C.A.Ont.) (confirmé à [1997] 1 R.C.S. 307), des documents en possession du ministère public avaient été divulgués tardivement à la défense dans le cadre d'un procès portant sur des infractions de fraude. Le juge du procès avait décidé que l'arrêt des procédures constituait la seule mesure appropriée dans les circonstances. La Cour d'appel de l'Ontario a cassé cette décision en écrivant, aux pages 398 et 399:
As stated in R. v. O'Connor, supra, a stay of proceedings is a last resort to be taken when all other acceptable avenues of protecting the accused's right to full answer and defense are exhausted. In most cases involving late disclosure the remedy of an appropriate adjournment will suffice in order to enable an accused to consider and determine the manner in which to deal with newly disclosed evidence. It was incumbent on the trial judge to deal with the individual pieces of evidence which were disclosed late in order to determine whether any prejudice suffered by the respondent could be remedied by granting an adjournment to the respondent.
(je souligne)
Dans R. c. V.(W.J.) (1992), 72 C.C.C. (3d) 97 (C.A. T.-N.), le procureur du ministère public avait refusé, sans motifs valables, de divulguer certains éléments de preuve avant le début du procès et ce, malgré les demandes réitérées de la défense. Analysant le caractère adéquat de la mesure de réparation, la Cour écrivait, aux pages 110 et 111:
The respondent was entitled to a remedy. The remedy which he sought was a stay. Section 7 of the Charter provides that everyone has the right, inter alia, to liberty and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice. The concept urged upon the court is that because of non-disclosure the respondent was being denied an opportunity to make full answer and defense and therefore his liberty was at jeopardy contrary to the principles of fundamental justice.
That indeed might have been the case on the first day of the trial. It would have been preferable in our view, if the trial judge, having made a determination that there had not been a proper disclosure, had ordered that there be disclosure and that the trial resume when the disclosure was complete. In fact, by the time the hearing of the application was over, disclosure was complete. The respondent in effect then had his remedy and it only remained for the trial judge to set the continuance of the trial for some date in the future giving the respondent an opportunity to do such further preparation as was required in respect of the disclosure that had by then been made.
(je souligne)
Ces propositions peuvent être substantiellement transposées dans le cadre de la présente affaire. Au moment où le juge du procès a prononcé l'arrêt des procédures, la défense venait tout juste d'obtenir les renseignements auxquels elle avait droit et la preuve n'avait pas encore été administrée par les parties. Plus éloquent encore est le comportement de la défense dans cette affaire. En effet, non seulement la défense n'a pas expressément requis l'arrêt des procédures mais elle n'a même pas allégué le moindre préjudice ni tenté de le faire. Ceci étant, dans la mesure où un ajournement consacrait leur droit à une défense pleine et entière, les accusés n'étaient susceptibles de subir aucun préjudice.
4 - Est-ce que la conduite de la police a constitué un abus de procédure de nature à affecter l'équité du procès?
Quoique cette question n'ait pas véritablement formé l'essence du débat en première instance, les appelants soutiennent que le juge de première instance a conclu à un abus de procédure en s'exprimant ainsi:
[...]
Mais à première vue, il m'apparaît que l'équité du procès est irrémédiablement faussé. Qui plus est, que tout le système judiciaire ici est attaqué de gangrène, en tout cas dans ce dossier-ci.
[...]
Les policiers ont malheureusement pris la justice entre leurs mains et, ce faisant, ils ont irrémédiablement vicié le processus. C'est un abus flagrant qui témoigne d'une culture policière inacceptable. J'ordonne l'arrêt définitif des procédures, car nous sommes en présence d'un des cas les plus clairs dont parle Mme la juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Power.
et, en ajoutant dans les motifs additionnels:
D'autre part, en rétrospective, je réalise maintenant que ce n'est probablement pas par inadvertance ou par manque de métier que les enquêteurs ont présenté un affidavit tronqué afin d'obtenir une preuve d'écoute électronique.
À mon avis, cette façon d'agir a irrémédiablement gangrené l'équité du procès. D'autre part, la découverte de cette violation survient 2 jours avant la convocation du jury et la défense n'a guère le temps de se retourner et de réviser sa stratégie. D'autre part, en tant que juge du procès, j'ai perdu confiance en l'intégrité du processus d'enquête policière dans ce dossier. Mes concitoyens également pour peu qu'ils soient bien informés.
Ceci étant, les intimés prétendent que le débat concerne véritablement l'abus de procédure bien davantage que la réparation appropriée à la suite de la divulgation tardive de la preuve. Même si la défense ne s'est jamais plainte d'abus de procédure en première instance ni n'a requis, en aucun moment, un arrêt des procédures, il convient d'examiner ce moyen qui a été retenu - proprio motu - par le juge.
Dans
l'arrêt R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659
, madame le juge
L'Heureux-Dubé précisait le but visé par la doctrine de l'abus de procédure:
Suivant la doctrine de l'abus de procédure, le traitement injuste ou oppressif d'un accusé prive le ministère public du droit de continuer les poursuites relatives à l'accusation. Les poursuites sont suspendues, non à la suite d'une décision sur le fond (voir Jewitt, précité, à la p. 148), mais parce qu'elles sont à ce point viciées que leur permettre de suivre leur cours compromettrait l'intégrité du tribunal. Cette doctrine est l'une des garanties destinées à assurer «que la répression du crime par la condamnation du coupable se fait d'une façon qui reflète nos valeurs fondamentales en tant que société» (Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640, à la p. 689, le juge Lamer). C'est là reconnaître que les tribunaux doivent avoir le respect et le soutien de la collectivité pour que l'administration de la justice criminelle puisse adéquatement remplir sa fonction. Par conséquent, lorsque l'atteinte au franc-jeu et à la décence est disproportionnée à l'intérêt de la société d'assurer que les infractions criminelles soient effectivement poursuivies, l'administration de la justice est mieux servie par l'arrêt des procédures.
Toutefois, le pouvoir de prononcer l'arrêt des procédures pour abus devrait être limité "aux cas les plus manifestes" (Jewitt, précité, aux pp. 136-137; Keyowski, précité, aux pp. 658-659; R. c. Scott, précité, aux pp. 992-993; R. c. Conway, précité, à la p. 1667; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, à la p. 615; R. c. O'Connor, précité, à la p. 461).
Dans l'arrêt R. c. Power, précité, madame le juge L'Heureux-Dubé formulait des précisions sur ces “cas les plus manifestes”, aux pages 615 et 616 :
[U]n comportement qui choque la conscience de la collectivité et qui porte préjudice à l'administration régulière de la justice au point qu'il justifie l'intervention des tribunaux.
Pour conclure que la situation est “à ce point viciée” et qu'elle constitue l'un des “cas les plus manifestes”, tel que l'abus de procédure a été qualifié par la jurisprudence, il doit y avoir une preuve accablante que les procédures examinées sont injustes au point qu'elles sont contraires à l'intérêt de la justice. [¼] Si la preuve démontre clairement l'existence de motifs illégitimes, de mauvaise foi ou d'un acte si fautif qu'il viole la conscience de la collectivité à un point tel qu'il serait vraiment injuste et indécent de continuer, alors, et alors seulement, les tribunaux devraient intervenir pour empêcher un abus de procédure susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares.
Si l'on applique ce critère aux faits de l'espèce, il est évident que rien dans le comportement de la poursuite n'était de nature à atteindre le seuil élevé de l'abus de procédure. Il n'y a pas la moindre preuve que le comportement du substitut du procureur général ait été motivé par la mauvaise foi ou des motifs illégitimes, ce qu'a reconnu le juge Cameron de la Cour d'appel.
En l'espèce, le juge du procès a conclu à l'arrêt des procédures pour abus en se fondant, premièrement, sur l'utilisation par les policiers d'un affidavit «tronqué» afin d'obtenir un mandat d'écoute électronique et, deuxièmement, sur la divulgation tardive de l'existence d'un témoin du ministère public.
Toutefois, il faut d'abord préciser que lorsque le juge du procès réfère à un affidavit «tronqué», il ne vise pas une déclaration dont on aurait altéré ou retranché volontairement certains éléments afin d'obtenir, de mauvaise foi, un mandat d'écoute électronique. Dans les motifs additionnels au jugement oral, le juge explique clairement que l'affidavit donné au soutien de la demande d'écoute électronique était plutôt insuffisant:
Vendredi matin, le 10 mai 1996, j'ai commencé par rendre un autre jugement oral déclarant inadmissible la preuve d'écoute électronique. Principalement parce que l'affiant ne savait rien du dossier ni de l'informateur lorsqu'il s'est présenté devant le juge autorisateur et également, parce que l'affidavit lui‑même ne contenait aucun renseignement donnant une garantie minimale de fiabilité au sujet de cet informateur...
La question de l'affidavit insuffisant a donc été soulevée devant le juge, qui a accordé, au terme d'un voir-dire, une réparation appropriée soit l'exclusion de toute la preuve d'écoute électronique.
Deuxièmement, la procureure du ministère public a divulgué l'identité du témoin Query en expliquant les circonstances qui avaient présidé au dévoilement tardif de cette preuve. À cet égard, le juge a affirmé qu'il avait entièrement confiance en elle (m.a., p. 70), qu'il n'avait aucun reproche à lui faire et que sa franchise et sa candeur étaient exemplaires (m.a., p. 89).
Après avoir entendu les explications du policier sur les motifs l'ayant poussé à ne pas divulguer plus tôt l'identité du témoin, le juge a déclaré qu'il n'avait aucune raison de douter de son témoignage. Il a ajouté “Je ne mets pas en doute la bonne foi du témoin qui est devant moi, mais manifestement il ignore les principes fondamentaux qui régissent les affaires pénales et criminelles dans ce pays”.
Ainsi, si l'on retient les propres paroles du juge, comment conclure qu'il était en présence - à ce stade des procédures - d'une preuve accablante démontrant clairement "l'existence de motifs illégitimes, de mauvaise foi ou d'un acte si fautif qu'il viole la conscience de la collectivité à un point tel qu'il serait vraiment injuste et indécent de continuer” (R. c. Power, précité à la p. 616).
Finalement, rappelons encore qu'aucun des procureurs de la défense - qui sont pourtant des avocats d'expérience - n'avait soulevé l'abus de procédure, ni réclamé un arrêt des procédures devant le juge du procès.
Pour convaincre la Cour que la présente affaire constituait l'un des «cas les plus manifestes» et que l'arrêt des procédures constituait la réparation appropriée, les intimés ont fondé l'essentiel de leur argumentation sur les arrêts R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13, R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, R. c. Carosella, précité, R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206, R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755 et R. c. Buric (1997) 106 C.C.C. (3d) 97 (C.A. Ont.), confirmé à [1997] 1 R.C.S. 535.
Dans l'arrêt Feeney, précité, l'accusé avait été illégalement arrêté sans mandat à son domicile. Il y a eu violation de son droit à l'assistance d'un avocat et, conséquemment, la preuve a été constituée en mobilisant l'accusé contre lui-même. Face aux violations très graves commises au mépris des droits de l'accusé, la majorité de la Cour a ordonné un nouveau procès.
Dans l'affaire Stillman, précitée, les avocats de l'accusé avaient remis aux policiers une lettre les informant que l'accusé refusait de fournir des échantillons de substances corporelles et de faire une déclaration. Après le départ des avocats, les policiers ont menacé de recourir à la force afin de prélever des échantillons de cheveux et de poils ainsi que des empreintes dentaires. Ensuite, l'accusé a été interrogé dans le but d'obtenir une déclaration. Encore une fois, devant la gravité des violations, la majorité a ordonné un nouveau procès en écartant les éléments de preuve ainsi obtenus.
L'affaire Carosella, précitée, traite de la destruction systématique d'éléments de preuve dont la production pouvait être requise par les tribunaux. Cette: «...destruction délibérée de documents dans le but de priver le tribunal et l'accusé d'éléments de preuve pertinents» a donné lieu à un arrêt des procédures puisque la Cour suprême a estimé - à sa majorité - qu'aucune autre réparation ne pouvait corriger le préjudice causé à l'accusé dans sa capacité de présenter une défense pleine et entière. Le préjudice irréparable causé à l'intégrité du système judiciaire justifiait également l'arrêt des procédures.
Dans l'arrêt Burlingham, précité, l'accusé avait été soumis a un interrogatoire policier astreignant et souvent manipulateur bien qu'ayant manifesté, à maintes reprises, son intention de ne pas parler avant d'avoir pu consulter son avocat. Les policiers qui l'interrogeaient ont constamment dénigré l'intégrité de l'avocat de l'accusé. Étant donné la gravité de la violation de la Charte, la Cour suprême a déterminé que l'utilisation de la preuve contestée était susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Toutefois, la Cour a refusé d'ordonner l'arrêt des procédures et a ordonné un nouveau procès.
Dans l'arrêt Greffe, précité, l'accusé était soupçonné d'importation de stupéfiants mais les policiers n'avaient pas de motifs raisonnables et probables de croire qu'il avait de l'héroïne en sa possession. Ce voyant, les policiers ont utilisé un prétexte -l'existence de mandats relatifs à des infractions à la circulation routière - pour garder l'accusé en détention. Ils ne l'ont pas informé des véritables soupçons qui pesaient sur lui et ont procédé à une fouille à nu ainsi qu'à un examen rectal. Dans ces circonstances, la Cour - à sa majorité - a ordonné un nouveau procès en concluant à la mauvaise foi exceptionnelle et inexcusable des policiers.
Finalement, dans l'arrêt Buric, précité, le principal témoin de la poursuite était un criminel d'habitude qui avait échangé, avec les policiers, sa collaboration quant à la participation des accusés à un meurtre au premier degré moyennant un plaidoyer de culpabilité à une accusation moins grave. Or, il s'est avéré que ce témoin de la poursuite avait eu en sa possession les déclarations des autres témoins reçues par les policiers, de sorte qu'il avait pu ajuster son témoignage. Le juge du procès a refusé le témoignage de ce témoin et a dirigé un verdict d'acquittement. La majorité de la Cour d'appel de l'Ontario, confirmée en Cour suprême, a jugé prématurée la proposition voulant que ce témoignage était susceptible d'affecter nécessairement l'équité du procès et ce, en raison des nombreux moyens dont disposait la défense pour attaquer la crédibilité de ce témoin. Conséquemment, un nouveau procès fut ordonné.
On doit constater que les déterminations de faits qui sous-tendent ces arrêts étayent des atteintes constitutionnelles qui ne peuvent être véritablement transposées dans la présente affaire.
En
conséquence de ce qui précède, j'estime que nous ne sommes pas - à cette étape
du procès - devant un cas d'abus relevant «des cas les plus manifestes»
et commandant l'arrêt des procédures. L'on sait qu'aucun préjudice (capacité
de présenter une défense pleine et entière ou atteinte à l'intégrité du système
judiciaire) n'a été allégué par la défense avant que le juge du procès ne
décide, de lui-même, d'ordonner l'arrêt des procédures. De toute manière, si
jamais le déroulement du procès laissait voir un changement important de
circonstances de nature à renforcer la preuve d'un abus judiciaire, il sera
toujours loisible à la défense de présenter une nouvelle requête (R. c. La,
précité, aux pp. 694-695; R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660; R.
c. Adams, [1995] 4 R.C.S. 707). ![]()
En conséquence de ce qui précède, je suis d'avis que l'appel doit être accueilli et que l'ordonnance d'arrêt des procédures doit être cassée.
LOUISE OTIS, J.C.A.