C A N A D A        Cour Supérieure                              

Province de Québec                                                                                              

District de Laval                                                                                                       

 

 

No.               540-36-000057-967                                                                 Le 7 novembre 1996

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

 

L'Honorable GILLES HÉBERT, J.C.S.

                                                                                                                                               

 

RAYNALD FOURNIER

 

                                                                                                                                                                                                                                             Requérant/Appelant

 

                                                                      c.

 

LE DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS DU QUÉBEC

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                Intimé

 

                                                                                                                                               

 

 

 

                                                                                                                                                                                                        

 

                                                                      JUGEMENT SUR AVIS D'APPEL ET SUR REQUÊTE

                                               POUR OBTENIR UNE NOUVELLE INSTRUCTION

                                                                                                                                                                                                        

 

 

1.                   LES FAITS

 

Le 22 mai 1996, le Directeur général des élections du Québec émet un constat d'infraction contre l'appelant Fournier, à savoir:

 


"À Laval, le 30 octobre 1995, jour du référendum, alors qu'il procédait au dépouillement des bulletins de vote, en sa qualité de scrutateur au bureau de vote no. 078 de la circonscription électorale de Chomedey, a, de manière frauduleuse, agi à l'encontre de l'article 364 de la version spéciale de la Loi électorale pour la tenue d'un référendum édictée en application de l'article 45 de la Loi sur la consultation populaire (L.R.Q. c. C-64) en ce qu'il a rejeté des bulletins de votes valides de façon "manifestement déraisonnable", commettant ainsi l'infraction prévue au paragraphe 3 de l'article 555 de cette version spéciale.

 

Cette infraction constitue une manoeuvre électorale frauduleuse (A. 576 V.S.L.E.)."

 

Sur réception de ce constat, l'appelant transmet au poursuivant, le Directeur général des élections du Québec, un plaidoyer de culpabilité et un chèque de 116 $ en paiement total de l'amende et des frais réclamés. Le plaidoyer est reçu par le Directeur général le 31 mai.

 

Le 17 juin, après avoir consulté un avocat, l'appelant avise le Directeur général qu'il désire retraire son plaidoyer de culpabilité et plaider non coupable; le 19 juin, le Directeur général accuse réception de la demande de l'appelant mais refuse d'y accéder. C'est le 25 juin que l'appelant est avisé par lettre de ce refus et le 8 juillet 1996, il se pourvoit par le présent avis d'appel.

 

2.                   L'AVIS D'APPEL ET LA REQUÊTE POUR OBTENIR UNE NOUVELLE INSTRUCTION.

Par son avis d'appel, l'appelant invoque les moyens suivants:

 


11.                L'appelant désire interjeter appel de cette déclaration de culpabilité pour le troisième motif prévu à l article 286 du Code de procédure pénale soit que justice n'a pas été rendue, notamment en ce que:

 

11.1            Le plaidoyer de culpabilité avait été envoyé très rapidement, sans avoir obtenu les conseils et les explications d'un avocat;

 

11.2            Le plaidoyer de culpabilité avait été envoyé sans que l'appelant ne saisisse toutes les conséquences légales d'une condamnation;

 

11.3            L'appelant n'a jamais voulu admettre qu'il aurait commis une manoeuvre électorale frauduleuse et nie fermement cette allégation;

 

11.4            L'appelant ignorait qu'il avait une bonne défense à faire valoir avant de consulter un avocat pour connaître ses droits;

 

11.5            L'appelant a consulté un avocat, décidé de plaider non coupable et transmis ce nouveau plaidoyer dans les 30 jours prévus pour ce faire à l'article 160 du Code de procédure pénale;

 

11.6            L'appelant n'est pas coupable de l'infraction reprochée et à une bonne défense à faire valoir notamment en ce qu'il n'a jamais rejeté des bulletins de vote valides de façon manifestement déraisonnable;

 


11.7            L'appelant, en raison de la déclaration de culpabilité, perd notamment le droit de voter pour une période de cinq (5) ans;

 

Se fondant sur ces moyens, l'appelant demande à la Cour supérieure d'accueillir son appel, d'annuler le plaidoyer et la déclaration de culpabilité et d'ordonner la tenue d'un procès devant la Cour du Québec.

 

L'appelant présente également une requête pour obtenir l'audition de l'appel sous forme d'une nouvelle instruction en vertu de l'article 281 C.p.p. Il invoque substantiellement les mêmes moyens que dans son avis d'appel et demande en conclusion que son appel soit entendu sous la forme d'une nouvelle instruction devant la Cour supérieure.

 

3.                   LA PREUVE DE L'APPELANT

 

Lors de l'audition de l'avis d'appel, l'appelant Fournier a témoigné et affirmé que lorsqu'il a reçu le constat d'infraction, il l'a traité comme une contravention au Code de sécurité routière. Après avoir consulté un avocat, il a compris que c'était sérieux. Il ajoute que le montant d'amende, peu important en soi, l'a incité à transmettre un plaidoyer de culpabilité afin de disposer de l'affaire rapidement.

 

L'appelant dit n'avoir commis à sa connaissance aucune manoeuvre électorale frauduleuse. Il doit convenir qu'avant de transmettre son plaidoyer de culpabilité il a eu une conversation téléphonique avec un avocat agissant pour le Directeur général et que cet avocat l'a informé qu'il perdrait son droit de vote pour une période de cinq ans s'il plaidait coupable; il n'a toutefois pas été informé des autres conséquences juridiques de son plaidoyer.

 

4. LA PROCÉDURE

 

L'intimé prétend que l'appelant aurait dû procéder par rétractation de jugement en vertu de l'article 250 C.p.c.

 


Cet article se lit comme suit:

 

"Le défendeur qui a été déclaré coupable par défaut et qui, pour un motif sérieux, n'a pu présenter sa défense, peut demander la rétractation de ce jugement au juge qui l'a rendu ou, s'il n'est pas disponible, à un juge ayant compétence pour le rendre dans le district judiciaire où le jugement a été rendu."

 

Les auteurs Gilles Létourneau et Pierre Robert dans leur Code de procédure pénale du Québec([1]) émettent l'opinion que la rétractation de jugement n'est pas un recours ouvert à celui qui a Plaidé coupable sur réception d'un constat d'infraction. Ils s'expriment ainsi:

 

p. 435


"Même s'il apparaît préférable que ces défendeurs puissent bénéficier de la rétractation de jugement plutôt que de devoir recourir à l'appel en vertu de l'article 266 du Code, ils en sont toutefois exclus par les critères d'admissibilité prévus par l'article 250. De fait, pour pouvoir recourir à la rétractation de jugement, le défendeur doit avoir été déclaré coupable "par défaut". Les termes "par défaut" peuvent signifier par défaut de comparaître ou par défaut de plaider ou les deux. Or, les défendeurs sont, dans les deux cas soumis, présumés avoir comparu et plaidé coupable et ainsi ne rencontrent pas ce critère d'admissibilité même s'ils peuvent avoir une bonne défense à faire valoir et même si, pour un motif sérieux, ils n'ont pu présenter leur défense par exemple le défendeur peut avoir été induit en erreur quant à la portée de sa défense ou quant à la portée de son plaidoyer de culpabilité."

 

Le tribunal partage cette opinion et conclut que c'est à bon droit que l'appelant s'est pourvu par voie d'appel en vertu des articles 266 et suivants C.p.c.

 

5.                   LA LÉGISLATION PERTINENTE

 

L'appelant a reçu un constat d'infraction en vertu de; l'article 45 de la Loi sur la consultation populaire([1]) qui réfère à l'article 364 de la Loi électorale([1]); ce dernier article prévoit les cas où un scrutateur doit ou peut rejeter un bulletin de vote. La contravention à l'obligation d'agir conformément à l'article 364 est prévue à l'article 555 de la Loi électorale qui stipule:

 

"Est passible d'une amende de 100 $ à 1 000 $ pour une première infraction et de 200 $ à 2 000 $ pour toute récidive dans les cinq ans:

 

3e le Directeur général des élections, un membre de son personnel ou un membre du personnel électoral qui, de manière frauduleuse, néglige d'agir, refuse d'agir ou agit à l'encontre de la présente loi;"

 

L'amende prévue à l'article 555 de la Loi électorale n'est toutefois pas la seule sanction pour une infraction à l'article 364 car il faut y ajouter les dispositions des articles 567 et 568 de la Loi électorale.

 


Art. 567. Une infraction prévue à l'un des paragraphes 1e, 2e, 3e ou 4e de l'article 551, à l'un des paragraphes 2e, 3e, 4e ou 8e de l'article 553, à l'un des paragraphes 1e ou 3e de l'article 554, au paragraphe 3e de l'article 555, au paragraphe 4e de l'article 556 et aux articles 557 et 560 est une manoeuvre électorale frauduleuse.

 

Toutefois, dans le cas d'une infraction visée au paragraphe 1e de l'article 559, le juge peut décider qu'il ne s'agit pas d'une manoeuvre électorale frauduleuse si, à la suite d'un jugement rendu en vertu du deuxième alinéa de l'article 445, les dépenses électorales faites ou autorisées par l'agent officiel dépassent le maximum fixé à l'article 426 et si le refus ou le défaut de payer la dépense contestée découlait d'une erreur de bonne foi.

 

568. La personne déclarée coupable d'une infraction qui est une manoeuvre électorale frauduleuse perd, pour une période de cinq ans à partir du jugement, le droit de se livrer à un travail de nature partisane, de voter et d'être candidate à une élection et elle ne peut, pour la même période, occuper aucune fonction dont la nomination est faite par décret du gouvernement ou par résolution de l'Assemblée nationale.

 

De plus, lorsque la personne déclarée coupable d'une infraction visée aux articles 557 ou 558 est député, son élection est nulle."

 

Ainsi l'appelant, suite à la transmission de son plaidoyer de culpabilité et de son chèque de 116 $ perd, pour une période de cinq ans, les droits suivants:


1e le droit de se livrer à un travail de nature partisane,

2e le droit de voter,

3e le droit d'être candidat à une élection,

4e le droit d'occuper une fonction dont la nomination est faite par décret.

 

La sanction est extrêmement sévère lorsque l'on considère que l'appelant est privé par l'application des articles 567 et 568 de la Loi électorale de droits qui lui sont reconnus par la Charte canadienne des droits et libertés([1]) et par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec([1]).

 

Quant à la Charte canadienne, les articles suivants sont pertinents:

 

Article 1

"La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et liberté qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique."

 

Article 2 b)

"Chacun a les libertés fondamentales suivantes:

b)                   liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

c)                    liberté de réunion pacifique

d)                   liberté d'association."

 


Article 3

"Tout citoyen a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales."

 

Quant à la Charte québécoise, il faut rappeler les articles suivants:

 

Article 3

"Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association.

 

Article 22

"Toute personne légalement habilitée et qualifiée a droit de se porter candidat lors d'une élection et a droit d'y voter.:"

 

Article 24

"Nul ne peut être privé de sa liberté ou de ses droits, sauf pour les motifs prévus par la loi et suivant la procédure prescrite."

 

6. LES QUESTIONS EN LITIGE

 

L'article 286 C.p.p. stipule ce qui suit:

 

"Le juge accueille l'appel sur dossier s'il est convaincu par l'appelant que le jugement rendu en première instance est déraisonnable eu égard à la preuve, qu'une erreur de droit a été commise ou que justice n'a pas été rendue."

 

et l'article 287:


"S'il accueille l'appel sur dossier, le juge annule, en tout ou en partie, le jugement rendu en première instance. Il rend alors le jugement qui aurait dû être rendu en première instance ou ordonne la tenue d'une instruction devant un autre juge que celui qui a rendu jugement en première instance."

 

Quant à une nouvelle instruction devant la Cour supérieure, c'est l'article 281 qui la prévoit:

 

Art.281

"L'audition de l'appel se fait à partir du dossier constitué conformément aux règles de pratique. Toutefois, sur demande d'une partie, l'appel peut être entendu sous forme d'une nouvelle instruction de la poursuite lorsqu'en raison de l'état du dossier ou pour toute autre raison, le juge estime préférable, dans l'intérêt de la justice, d'entendre l'appel sous cette forme."

 

De l'étude du dossier, le tribunal tire les conclusions suivantes:

 

Premièrement, le constat d'infraction expédié par le Directeur général des élections à l'appelant porte à une certaine confusion. Il mentionne que la "peine réclamée" se chiffre à 100 $ majorée d'une somme de 16 $ de frais. à l'item "motif de la peine plus forte que la peine minimale", il n'y a aucune mention. Le constat d'infraction n'informe donc pas un citoyen non familier avec la science juridique et la législation qu'il sera sujet aux peines extrêmement sévères prévues à l'article 568 de la Loi électorale.

 


Deuxièmement, l'appelant a prima facie une défense sérieuse à faire valoir à l'encontre de l'infraction qui lui est reprochée; il invoque entre autres que les bulletins de vote rejetés étaient invalides, qu'aucun bulletin de vote valide n'a été écarté de façon manifestement déraisonnable et qu'il n'a jamais agi de manière frauduleuse. Ce ne sont pas des moyens de défense frivoles.

 

Troisièmement, il est vrai que l'appelant, avant de transmettre son plaidoyer de culpabilité, a été informé qu'il perdrait son droit de vote pour cinq ans. Suivant la preuve, il n'a toutefois pas été informé des autres conséquences de son geste.

 

Quatrièmement, le tribunal note que l'appelant a réagi avec beaucoup de célérité lorsqu'il a été informé de toutes les conséquences de son plaidoyer de culpabilité. Le tribunal constate également que ce n'est pas en toute connaissance de cause que l'appelant a pris la décision de transmettre un plaidoyer de culpabilité et sa décision ne peut être qualifiée d'éclairée.

 

Lorsque le tribunal considère toutes les conséquences que l'appelant doit subir, évalue toutes les circonstances dans lesquelles le plaidoyer a été transmis et la défense que l'appelant veut présenter, il ne peut que conclure que justice ne serait pas rendue si l'appelant n'a pas droit à un procès.

 

Conséquemment, le plaidoyer et la déclaration de culpabilité doivent être annulés.

 

Il n'est pas nécessaire que le procès se tienne devant le tribunal d'appel que constitue la Cour supérieure et ce procès sera donc tenu devant la Cour du Québec.

 

Quant à la requête de l'appelant pour obtenir une nouvelle instruction en vertu des articles 281 et suivants C.p.p., il en est implicitement disposé dans le présent jugement.

 

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

 

ACCUEILLE l'appel;

 

ANNULE la déclaration de culpabilité;


ANNULE le plaidoyer de culpabilité;

 

ORDONNE la tenue d'un procès devant la Cour du Québec;

 

Le tout sans frais.

 

 

J.C.S.

 

 

Maître Marco Labrie

Dunton, Rainville, Toupin, Perrault, Beaupré

Procureurs de l'appelant

 

Maître Jean Chartier

Procureur de l'intimé



([1])                    Code de procédure pénale du Québec annoté, 1995, 3e édition, Wilson et Lafleur, Montréal

([1])                    L.R.Q. c. C-64.1

([1])                    L.R.Q. c. E-3.3

([1])                    Charte canadienne des droit et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe b) de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R.-U., chap. 11)

([1])                    L.R.Q. chap. 12

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