C A N A D A Cour Supérieure
Province de Québec (chambre criminelle)
District de Longueuil
No. 505-36-000238-974
Le
3 juillet 1997
SOUS LA PRÉSIDENCE DE :
L'Honorable GINETTE PICHÉ
VILLE DE LONGUEUIL
appelante
c.
PATRICK GERMAIN
intimé
J U G E M E N T
Le Tribunal est saisi de l'appel d'un jugement prononcé par Mme la juge Manon Bourbonnais et M. le juge Richard Alary le 28 janvier 1997. En préliminaire, les juges expliquent que l'affaire Léo Bourdon([1]) a été entendue par M. le juge Richard Alary, alors que l'affaire impliquant Patrick Germain([1]) a été entendue par Mme la juge Manon Bourbonnais. Ils ont décidé de prononcer un seul jugement dans les deux causes, jugement qui sera signé conjointement par les deux juges.
Dans le présent cas, il s'agit d'une infraction qui aurait été commise à deux reprises par Patrick Germain. Patrick Germain en effet laissé sans surveillance son véhicule, sans avoir préalablement verrouillé les portières. Voyons immédiatement l'article 381 du Code de la sécurité routière:
Art. 381. Nul ne peut laisser sans surveillance un véhicule routier dont il a la garde sans avoir préalablement enlevé la clef de contact et verrouillé les portières.
L'appelant a été acquitté des chefs d'accusations portés contre lui.
Aujourd'hui, la Ville de Longueuil en appelle du jugement pour les motifs suivants:
1) Les juges de première instance ont erré en droit en statuant qu'une défense d'impossibilité absolue leur avait été présentée;
2) Les juges de première instance ont erré en droit en recourant à l'interprétation de l'article 381 du Code de la sécurité routière alors que le texte législatif est clair.
Tels sont les motifs d'appel.
LA PREUVE
Lors de l'audition, l'appelant a expliqué que le véhicule qu'il possède est un Jeep décapotable. Alors, les journées où on lui a remis un constat d'infraction, il n'avait pas de toit sur son véhicule. Et, a-t-il expliqué, il ne voyait pas la raison pour laquelle il aurait barré ses portes. Il dira avoir appelé au poste de police et qu'on lui avait dit que ça devenait à ses propres risques s'il ne mettait pas de système d'alarme ou de protection quelconque. Il expliqua que sa Jeep, à la page 10 du témoignage:
« R. Puis là, regardez, vous passez la main ici puis vous débarrez la porte facilement.
(...)
R.... c'est seulement le petit toit sur le dessus ... pour protéger le conducteur. »
À la page 11, il dira ceci:
« R. Je suis même pour vous dire, l'hiver, j'ai déjà verrouillé mes portes l'hiver et puis on déchirait ma toile pour ouvrir la porte pour rentrer alors. »
LE JUGEMENT
Le jugement est très court. Les juges Alary et Bourbonnais notent que l'article 381 prévoit deux obligations. Celui qui a la garde d'un véhicule routier ne peut le laisser sans surveillance à moins d'y avoir préalablement enlevé la clé de contact et, en deuxième lieu, il doit s'assurer que les portières ont été verrouillées.
Leur raisonnement est le suivant:
« Afin de ne pas être trouvé coupable de cette infraction, le propriétaire d'un véhicule décapotable doit donc s'assurer que la clé de contact a été préalablement enlevée. Doit-il pour autant s'assurer que les portières sont verrouillées ? Étant donné que c'est un véhicule décapotable, la question ne se pose même pas. Cependant, pourrait-il être trouvé coupable s'il laisse son véhicule sans surveillance, peu importe si les portières ont bien été verrouillées ? Encore-là, la réponse est non et ce, pour la simple et bonne raison que le propriétaire d'un tel véhicule est dans l'impossibilité de respecter cet aspect bien particulier de l'article 381. Il s'agit de ce qu'en droit on appelle l'impossibilité absolue qui est une défense à ce genre d'infraction, puisqu'il s'agit de circonstances hors du contrôle du défendeur, qui sont pratiquement équivalentes à force majeure et qui rendent impossible ou irréalisable l'obligation qui lui est faite de verrouiller ses portières.
DISCUSSION
Afin d'étudier la question, il importe d'abord de voir le libellé de l'article 381 cité plus haut. Cet article dit effectivement que nul ne peut laisser sans surveillance un véhicule routier dont il a la garde sans qu'il en ait enlevé la clé et verrouillé les portières:
Avant toute autre chose, il nous faut voir ce que l'on entend par les mots « véhicule routier » qui sont définis à l'article 4 du Code de la sécurité routière :
Art. 4. Dans le présent code, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par les mots:
(...)
« véhicule routier »: un véhicule motorisé qui peut circuler sur un chemin; sont exclus des véhicules routiers les véhicules pouvant circuler uniquement sur rails et les fauteuils roulants mûs électriquement; les remorques, les semi-remorques et les essieux amovibles sont assimilés aux véhicules routiers.
Une voiture décapotable est donc un véhicule routier et l'article 381 s'applique à tous les véhicules routiers qui sont décrits à l'article 4 du Code de la sécurité routière, sans exception.. Nulle part ne voit-on qu'une automobile décapotable est exclue de ce qui est prévu à l'art. 381 du Code de la sécurité routière.
Dans l'arrêt de la Cour suprême R. c. Multiform Manufacturing Co([1]), M. le juge Lamer dira que:
« La tâche des tribunaux à qui l'on demande d'interpréter une loi consiste à rechercher l'intention du législateur. Lorsque le texte de la loi est clair et sans ambiguïté, aucune autre démarche n'est nécessaire pour établir l'intention du législateur. »([1])
Dans l'arrêt de Zeitel c. Ellscheid([1]), la majorité des juges, par la voix de M. le juge Major, diront ceci:
« La reconnaissance des rôles légitimes du législateur et des tribunaux exige que ces derniers donnent effet au sens ordinaire des mots d'une loi dûment adoptée. Les tribunaux n'ont pas compétence pour modifier un régime législatif soigneusement conçu simplement parce qu'ils désapprouvent le résultat qu'une loi engendre dans un cas donné. »([1])
Le libellé de l'article 381 du Code de la sécurité routière est donc clair. Il n'existe pas d'exception ni de restriction à cet article et si le législateur avait voulu exclure les véhicules décapotables de l'application de la disposition, il l'aurait expressément prévu. On doit également ajouter qu'il n'y a rien qui empêche un propriétaire de véhicule décapotable de s'assurer que les portières de son véhicule soient verrouillées, même si le résultat peut s'avérer inutile. D'ailleurs, avec ses portières verrouillées, le propriétaire d'une voiture décapotable qui possède un système d'alarme pourrait, par le bruit qui se ferait entendre suite à l'ouverture de la portière, empêcher peut-être un voleur de s'enfuir avec le véhicule. Il ne faut pas confondre l'impossibilité avec l'inutilité. Quant à la défense d'impossibilité absolue, elle ne peut ici être retenue.
L'impossibilité absolue, lorsqu'elle peut être invoquée, ne peut l'être si elle découle du fait même de l'accusé. Il n'y a rien qui empêche, en effet, une personne de verrouiller sa voiture, même si elle est décapotable. On peut verrouiller sa voiture de plusieurs façons - les systèmes de verrouillage automatique, les barres spéciales pour verrouiller le volant, les systèmes d'alarme, etc.
Par ailleurs, il y a ici une irrégularité qui doit être discutée: le jugement « collégial » qui a été rendu. Dans le présent cas, les juges Alary et Bourbonnais ont décidé de rendre un seul jugement dans les trois dossiers devant eux et qui impliquaient Patrick Germain et Léo Bourdon. La conclusion du jugement est la suivante:
« Dans les circonstances, les soussignés acquittent respectivement les défendeurs dans ces affaires. »
Même si les deux juges disent acquitter respectivement les défendeurs, le Tribunal estime que cette façon de faire est irrégulière et vicie le processus décisionnel. En effet, dans la Loi sur les cours municipales([1]), on trouve l'article 52 qui dit ceci:
Art. 52 Les séances de la cour sont présidées par un juge seul, même si la cour est composée de plus d'un juge.
Ici, il est vrai que les séances ont été présidées par un juge seul, l'accusé Germain devant Mme la juge Bourbonnais et l'accusé Bourdon devant M. le juge Alary. Là où réside le problème, c'est quant à la décision rendue. Même si les juges disent acquitter « respectivement » les défendeurs, il demeure qu'ils ne pouvaient décider de se mettre ensemble pour rendre un seul jugement. L'article 195 du Code de procédure pénale([1]) est clair:
Art. 195. Le juge qui instruit la poursuite doit rendre jugement quant à elle; s'il est empêché en raison d'une maladie ou pour un autre motif sérieux de compléter l'instruction ou de rendre jugement, l'instruction doit être reprise par un autre juge de même compétence.
Cependant, si après avoir rendu sa décision quant à la culpabilité du défendeur ou au rejet de la poursuite, le juge est empêché, pour un tel motif, d'imposer une peine ou de rendre une ordonnance, un autre juge de même compétence peut lui être substitué pour le faire.
Dans l'arrêt de la Cour suprême Tremblay c. Québec (C.A.S.)([1]), deux commissaires avaient entendu la cause soumise à la Commission. Ils avaient préparé une première ébauche de jugement. La Commission se réunissant ensuite en plénière pour discuter des projets de jugements et y exprimer leurs opinions. Bien que ces discussions n'étaient pas censées influencer les rédacteurs, il demeure que certains d'entre eux pouvaient se laisser influencer. C'est ce qui s'était produit dans l'affaire Tremblay. La Cour suprême décidera que le processus décisionnel était vicié et empiétait sur le pouvoir décisionnel des commissaires.
Ceci montre l'importance d'une justice bien rendue et qui paraisse aussi l'être. Que pourrait penser le justiciable que de savoir qu'un juge qui ne l'a pas entendu ni vu rende jugement dans sa cause ?
Le Tribunal estime que ce jugement « collégial » est illégal et nul et pour ces motifs, compte tenu de toute l'histoire et du préjudice causé à l'accusé, ordonne l'arrêt des procédures relativement aux accusations portées.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
ORDONNE l'arrêt des procédures relativement aux accusations portées contre l'intimé Patrick Germain;
LE TOUT sans frais.
GINETTE PICHÉ, J.C.S.
GP/cl
Me Claudie Gilbert
Cour municipale de Longueuil
100, place Charles-Lemoyne, bureau 290
C.P. 1000
LONGUEUIL (Québec) J4K 5H3
Procureure de l'appelante
M. Patrick Germain
935, rue Saint-Georges, App. A
LONGUEUIL (Québec) J4K 3Z2
Intimé, se représentant lui-même
([1]) Dossier 96-06445 ;
([1]) Dossier 96-06143 ;
([1]) R. c. Multiform Manufacturing Co., [1990] 2 R.C.S. 624 ;
([1]) Id., p. 630 ;
([1]) Zeitel c. Ellscheid, [1994] 2 R.C.S. 142 ;
([1]) Id., p. 152 ;
([1]) L.R.Q. c.-72.01 ;
([1]) L.R.Q. c-25.01 ;
([1]) Tremblay c. Québec (C.A.S.), [1992] 1 R.C.S. 952 ;
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