C A N A D A Cour Supérieure
Province de Québec (Juridiction criminelle)
District de Montréal
No. 500-01-014302-944 Le 19 avril 1996
SOUS LA PRÉSIDENCE DE :
L'Honorable GILLES HÉBERT
JACQUES MARTIN,
ÉMERY MARTIN,
CHESTER ALBERT,
MYLES MCLENNAN,
RÉAL NADEAU,
ALAIN CHARRON,
WESLEY MICHAUD,
Requérants
c.
L'HONORABLE BERNARD GRENIER, JUGE À LA COUR DU QUÉBEC,
- et -
LA COUR DU QUÉBEC
Intimés
- et -
L'HONORABLE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
- et -
L'HONORABLE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC
Mis-en-cause
JUGEMENT SUR LA REQUÊTE EN PROHIBITION
1. LES FAITS
Les faits pertinente sont les suivants.
1) Le 3 août 1990, les sept requérants de même que onze autres individus comparaissent dans le district de Sydney, Nouvelle-Écosse, sous les accusations suivantes:
"At or near Sydney and elsewhere in the Province of Nova-Scotia, Edmunston and elsewhere in the Province of New-Brunswick, St-John's and elsewhere in the Province of New-Foundland and Montreal and elsewhere in the Province of Quebec, between the 15th day of May 1990, and the 3rd day of August, 1990, did unlawfully conspire together, the one with the other or others and with persons unknown, to commit the indictable offence of trafficking in a narcotic to wit: cannabis resin, contarry to section 4(1) of the Narcotic Control Act, thereby committing an offence under section 465 (1)c) of the Criminal Code of Canada;
AND FURTHER:
That they did, or or about the 31st day of July, 1990, at or near Baleine, in the county of Cape Breton, Province of Nova-Scotia, unlawfully have in their possession a narcotic to wit: cannabis resin for the purpose of trafficking, contrary to section 4(2) of the Narcotic Control Act."
2) Tous les accusés optent alors pour un procès devant juge et jury et sont cités à leur enquête préliminaire.
3) L'enquête préliminaire des requérants se déroule à Sydney entre le mois de février et le mois de septembre 1991 et le magistrat enquêteur les cite à leur procès.
4) Suite à une demande formulée par certains accusés francophones d'avoir un procès en francais, le juge Batiot accueille en partie la requête, ordonne la tenue d'un procès bilingue et ordonne que ce procès se tienne à Halifax, Nouvelle-Écosse, où le bassin de population permet la constitution d'un jury bilingue.
5) Le procès commence le 27 avril 1993 devant juge et jury et il avorte le 24 novembre 1993, faute d'un nombre suffisant de jurés pour continuer.
6) Le 24 novembre 1993, le juge Allan Boudreau fait part aux parties de son intention de présider le second procès et de fixer la date de la conférence préparatoire le ou avant le 9 décembre 1993.
7) Le 17 décembre 1993, la Couronne avise le juge Frank Edwards, désigné pour présider la conférence préparatoire, que les accusés francophones (excluant Myles McLennan) et requérants actuels comparaîtraient prochainement sur un acte d'accusation privilégié dans le district judiciaire de Joliette, province de Québec.
8) Le 5 janvier 1994, les requérants (sauf McLennan) comparaissent au Palais de Justice de Joliette pour répondre d'une mise en accusation directe devant la Cour supérieure du Québec sous les chefs suivants:
"1) Entre le 15 mai 1990 et le 3 août 1990, à Charlemagne, dans le district judiciaire de Joliette, province de Québec et ailleurs dans cette province, à Sydney, dans la province de Nouvelle-Écosse et ailleurs dans cette province, à Saint-John's dans la province de Terre-Neuve et ailleurs dans cette province et dans la province du Nouveau-Brunswick, comploté entre eux et avec David et William Howell, Melvin Kenny, Gérald McLennan, Aris Belzile, Florent Després, André Dumont, Michael Breaker, Raymond Mills, Daniel Oakey, Raymond et Wallace Barter et avec d'autres personnes jusqu'ici inconnues, de faire le trafic d'un stupéfiant, soit de la résine de cannabis (haschish), commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'alinéa 465(1)c) du Code Criminel et au paragraphe 4(1) de la Loi sur les stupéfiants;
2) Le ou vers le 31 juillet 1990, à Baleine, près de Sydney, dans la province de la Nouvelle-Écosse et à Charlemagne, dans la province de Québec, eu en leur possession pour en faire le trafic un stupéfiant, soit de la résine de cannabis (haschish), commettant ainsi l'acte criminel prévu au paragraphe 4(2) de la Loi sur les stupéfiants;"
9) Le 17 mars 1994 un nouvel acte d'accusation est déposé contre tous les requérants, y ajoutant McLennan, à sa demande et avec son consentement; ce nouvel acte d'accusation est identique à celui déposé le 5 janvier 1994.
10) Le 13 juillet 1994, la Couronne présente une requête en changement de venue de Joliette à Montréal, invoquant l'absence de ressources adéquates au Palais de Justice de Joliette et cette demande n'est pas contestée par les requérants.
11) Le 24 août 1994, les requérants réoptent pour un procès devant juge seul de la Cour du Québec, district de Montréal.
12) Le 27 novembre 1995, le procès débute devant le juge Bernard Grenier de la Cour du Québec qui entend d'abord une série de requêtes préliminaires présentées par les requérants; le juge de première instance rend jugement le 2 février 1996 et il rejette la première requête préliminaire des divers requérants. C'est ce jugement qui est attaqué par requête en prohibition.
2. LES REQUÊTES PRÉLIMINAIRES ET LE JUGEMENT A QUO
Pour situer le débat dans son contexte, il est nécessaire d'examiner les requêtes qui ont été soumises au juge de première instance.
Afin sans doute de satisfaire aux exigences de la l'arrêt Kutynec([1][1]), les présents requérants ont déposé devant le juge Grenier des requêtes préliminaires écrites. Les requérants Martin, Martin, McLennan, Michaud et Nadeau ont présenté devant le juge une requête écrite (R-18) intitulée «Requête pour arrêt des procédures» en vertu des articles 7 et 24 de la Charte canadienne des droits et libertés et «Requête pour arrêt des procédures pour abus de procédures» en vertu du droit commun.
Les cinq requérants invoquent les multiples changements de venue à l'instigation de la Couronne, diverses violations de leurs droits visés par les articles 7, 10b) et 16 de la Charte canadienne et par l'article 530.1 C.cr., et enfin la conduite de la Couronne les obligeant à subir ensemble un procès conjoint dont la durée et la complexité dépassent les limites acceptables. Invoquant ces éléments, ils recherchent les conclusions suivantes:
"ACCUEILLIR la requête pour arrêt des procédures en vertu des pouvoirs de droit commun relatifs à l'abus de procédure;
ORDONNER l'arrêt des procédures entreprises contre les requérants;
ACCUEILLIR la requête pour arrêt des procédures en vertu des articles 7, 11d) et 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés;
ORDONNER l'arrêt des procédures entreprises à l'encontre des requérants en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés."
Charron, dans une requête écrite distincte (R-13) allègue essentiellement les mêmes faits que les autres cinq requérants, il formule les mêmes reproches et demande les conclusions suivantes:
"DÉCLARER que les droits constitutionnels conférés au requérant par les articles 7.10 a) et b), art. 11 a), b) et c), 14, 15 (1) et 16 (1) ont été violés ou tout au moins brimés;
ET
DÉCLARER que les procédures instituées dans le présent dossier sont abusives;
ET
DÉCLARER que les inconduites du poursuivant sont telles que l'image de la Justice en sera certainement ternie si les procédures se continuent;
ET
DÉCIDER que remède et réparation s'imposent
ET, EN CONSÉQUENCE,
DÉCRÉTER l'arrêt final et définitif des procédures en l'instance."
Quant à Albert, il présente aussi une requête écrite distincte mais qui est en tous points, sauf détails, identique à celle de Charron et il recherche les mêmes conclusions.
L'examen de ces trois requêtes écrites et des conclusions qui y sont recherchées permettent de conclure qu'il s'agit nettement de requêtes en arrêt de procédure basées soit sur la Charte ou sur la Common Law.
Mais il y a plus.
En plus de ces requêtes dites préliminaires, les sept requérants ont également présenté au juge Grenier une requête verbale "préliminaire aux préliminaires". Il s'agit d'une requête en deux volets que les procureurs au dossier ont identifié comme étant "une requête pour casser l'acte d'accusation" et une requête "pour décliner la compétence du juge". C'est d'ailleurs ainsi que le perçoit le juge Grenier lorsqu'il débute son jugement du 2 février 1996 par les termes suivants:
"Il s'agit donc d'une requête qui m'a été présentée par la défense, au début sous la forme d'une requête pour casser l'acte d'accusation, et par la suite une requête qui visait davantage à me demander si j'avais juridiction sur les accusés, s'ils étaient régulièrement devant moi, compte tenu des circonstances particulières de ce dossier, qui est manifestement assez inusité, puisqu'un procès pour les accusés qui sont devant moi et d'autres a eu lieu pendant plusieurs mois à Halifax devant un jury présidé par le Juge Boudreau de la Cour supérieure de la Nouvelle-Écosse, procès qui finalement a avorté le 24 novembre 1993, faute d'un nombre suffisant de jurés."
Les deux requêtes verbales constituent en réalité une macédoine procédurale qui ne pose qu'une seule question que le juge Grenier résume adéquatement de la façon suivante:
"Est-ce que j'ai juridiction sur eux, étant donné qu'on a déposé un nouvel acte d'accusation direct ici, au Québec, alors qu'à ce moment-là à tout le moins, le dossier d'accusation de Nouvelle-Écosse, qui incluait les accusés devant moi, n'avait pas été l'objet d'une suspension d'instance ou d'un arrêt de procédure. Il faut donc s'interroger sur le pouvoir du procureur général, de déposer un acte d'accusation direct, pour reprendre l'expression que le juge Jean-Louis Baudouin suggère dans l'arrêt Bélair en vertu de l'article 577 du Code Criminel."
Après examen des textes législatifs pertinents et de la jurisprudence sur le sujet, le juge de première instance en vient à la conclusion suivante:
"Alors ici le procureur général a déposé un acte d'accusation direct devant la Cour à Joliette, qui s'est retrouvé devant moi, qui est devant moi, le procureur général avait ce pouvoir là et quant à moi le fait, qui, je ne sais pas ce qui s'est passé depuis quelques mois, mais l'important ce serait difficile à concevoir qu'on procède dans deux actes d'accusation à la fois et que, un moment donné on règle pas le sort de l'acte d'accusation de Nouvelle-Écosse si ce n'est pas déjà fait. Mais quant à moi, à la lumière des pouvoirs du procureur général, à la lumière des décisions qui parlent d'actes d'accusation qui seraient comme concomitants, je n'ai pas de preuve à l'effet qu'on a procédé ou qu'on a commencé à procéder en Nouvelle-Écosse dans l'autre acte d'accusation, il serait sûrement souhaitable qu'on l'endorme pour de bon là-bas en Nouvelle-Écosse, mais quant à moi, j'estime que les accusés sont régulièrement devant moi et j'ai juridiction sur eux.
Alors de là où voulez-vous aller? Chercher une date ou..."
Somme toute, c'est cette décision qui fait l'objet d'une requête en prohibition.
3. LA REQUÊTE EN PROHIBITION
C'est donc une décision interlocutoire ou préliminaire à l'audition des requêtes préliminaires écrites que les sept requérants attaquent par voie de prohibition devant la Cour supérieure.
Dans leur requête en prohibition, ils invoquent deux moyens différents, l'un au paragraphe 12 de la requête et l'autre aux paragraphes 13, 14 et 15.
Succinctement exposé, le premier moyen est que l'acte d'accusation est nul en ce que les requérants sont victimes de discrimination en vertu de l'article 15 de la Charte, étant réaccusés au Québec plutôt qu'en Nouvelle-Écosse.
Par leur second moyen, les requérants prétendent que le Procureur général du Canada ne peut, en utilisant le mécanisme de la mise en accusation privilégiée, après citation à procès, procéder à un changement de venue d'une province à l'autre.
Les conclusions recherchées par les requérants sont les suivantes:
"ACCORDER la présente requête;
DÉCLARER anticonstitutionnelle la définition «Procureur général» -b)(2) de l'art. 2 en autant qu'elle accorde au Procureur Général du Canada le pouvoir arbitraire d'imposer à une province plutôt qu'une autre les frais de poursuites fédérales;
DÉCLARER l'acte d'accusation présenté contre les requérants nul et de nul effet;
DÉCLARER l'intimé l'Honorable Bernard Grenier et tout autre juge de la cour du Québec sans compétence et juridiction de continuer toute procédure fondée sur ledit acte d'accusation;
PROHIBER les intimés d'accomplir quelqu'acte judiciaire en relation avec ledit acte d'accusation et les requérants."
Le Procureur général du Canada conteste la requête en prohibition et développe cinq arguments:
Premièrement, la requête est défectueuse quant à au moins six des requérants qui n'ont pas joint à leur requête l'affidavit prévu à l'article 16 des règles de pratique de la Cour supérieure du Québec, chambre criminelle. Deuxièmement, la requête est tardive. Troisièmement, il s'agit d'un appel de la décision du juge Grenier. Quatrièmement, le remède recherché en invoquant la discrimination en est un prévu par la Charte et en application de l'arrêt Mills([1][2]) de la Cour Suprême, c'est le juge du procès qui doit disposer d'une telle demande. Cinquièmement le Procureur général a exercé un pouvoir qui lui appartient.
4. LA NATURE DU RECOURS EN PROHIBITION
Le juge R.E. Salhany dans son Traité de procédure criminelle([1][3]) expose en termes suivants la nature du bref de prohibition:
p. 10530
"10. 540 a) Introduction
The writ of prohibition is a judicial writ issuing out of a superior court and directed to an inferior court for the purpose of preventing the inferior court from usurping a jurisdiction with which it is not legally vested. In other words, its function is to compel courts entrusted with judicial duties to keep within the limits of their jurisdiction. It is the means whereby an inferior court is prevented from attempting to exercise a jurisdiction that it does not possess or from proceeding in a manner which violates some fundamental principle of natural justice. Nevertheless, prohibition should not issue where the court below can correct the error itself, even though there has been an excess of jurisdiction.
While it has been said that the writ is not one of right and lies only in the discretion of the court, the stronger opinion is that it is discretionary only where the defect of jurisdiction is not apparent on the face of the proceedings, and not where there is a clear absence of jurisdiction. Similarly, it will not be whithheld where justice and convenience will both be served by granting it."
Le juge Ewaschuk, dans son traité intitulé Criminal Pleadings and Practice in Canada([1][4]), définit ainsi le recours en prohibition:
p. 26:3030
"26:3010 Nature of remedy
Prohibition is the means whereby a superior court prevents (prohibits) a court of inferior jurisdiction from exercising, or attempting to exercise, a jurisdiction which it does not possess or which it has lost (exceeded) during the impugned proceedings."
Généralement les tribunaux ont reconnu quatre cas où il y a lieu à bref de prohibition:
1- Lorsqu'il y a absence ou excès de juridiction;
2- lorsqu'il y a partialité du juge;
3- lorsque le juge a agi contrairement à la justice naturelle;
4- lorsque le juge a perdu juridiction (statut inopérant, etc.).
Dans la présente affaire, les requérants n'invoquent que l'absence ou l'excès de juridiction.
Il est bien établi sur la question de compétence que la Cour supérieure ne doit pas intervenir lorsque le juge de première instance agit dans les limites de sa compétence. Voici comment s'exprime le juge Salhany à ce sujet([1][5]):
10.670 "The general rule is that prohibition will not lie to attack the decision of a trial judge which falls within the scope of his jurisdiction, even if the applicant can establish that the decision is wrong in law or in fact. For example, the improper admission of evidence or a mistake in the application of the law is not a ground for the issuance of prohibition; such matters are properly the subject of appeal. Similarly, matters whithin the inferior court's discretion, such as the right to try an offence either summarily or by indictment, cannot be interfered with on prohibition unless it is established that it amounts to an abuse of process. On the other hand, if a judge of the inferior court errs in his interpretation of the law so as to give himself a jurisdiction which he in fact does not possess, prohibition will lie to prevent him from continuing to act in excess of his jurisdiction." (soulignés ajoutés)
Dans l'affaire George Etienne Tremblay et Fernand Caron c. Marc Choquette et Pierre Gaudreault([1][6]), la Cour d'appel du Québec tire les conclusions suivantes du problème qui lui est soumis.
p. 536
"Le juge de la Cour du Banc de la Reine était saisi de demandes d'émission de brefs de prohibition qui ne pouvaient être accordées que si au moins prima facie, il lui était démontré des motifs raisonnables et probables pour lesquels le juge des procès n'aurait pas eu juridiction soit qu'il ait perdu sa compétence ou l'ait excédée.
À leur mémoire, les appelants disent ne pas reprocher au juge d'avoir rejeté toutes leurs requêtes, mais de l'avoir fait sans davantage les considérer ou délibérer. Toutefois, ils argumentent longuement sur le mérite de ces décisions.
En matière criminelle il n'y a pas d'appel des jugements interlocutoires. Si au cours d'un procès le juge rend des décisions que l'une ou l'autre des parties prétend être erronées en droit, comme c'est le cas ici, le remède est l'appel du jugement au mérite, non le recours aux brefs de prohibition ou de certiorari, à moins que les prétendues erreurs ne soient telles qu'elles atteignent la juridiction du juge ou du magistrat, par exemple dans les cas de déni de justice flagrant, manifestation de prévention ou de partialité qui fasse sérieusement craindre que justice ne pourra ou ne saurait être rendue.
Le procureur des appelants paraissait avoir bien compris cela lorsqu'il déclara avoir l'intention d'en appeler des décisions défavorables rendues sur ses requêtes en cassation des dénonciations. Pourtant, à tort à mon avis, par son mémoire et à l'audition, il soutient avec vigueur, comme s'il s'agissait d'un appel au mérite, que les accusations portées contre ses clients sont nulles de nullité absolue, parce qu'imprécises et vagues, qu'il y manque un élément essentiel. Tout au plus cet argument pourrait-il valoir quant au premier chef de la plainte contre Caron et quant à l'unique chef de la dénonciation contre Tremblay.
Or, nulle part dans les requêtes présentées à la Cour du Banc de la Reine vois-je quelqu'allégué qui puisse supporter cet argument. Peut-être serait-ce là motif d'appel contre une déclaration de culpabilité éventuelle, nous n'avons pas à le décider, mais certes pas une raison pour émettre un bref de prohibition. Que les décisions du juge soient bien ou mal fondées elles ont été rendues dans les limites de sa compétence et ne sauraient justifier par elles-mêmes l'exercice du recours extraordinaire prévu aux articles 708 ss. du Code criminel."
(soulignés ajoutés)
Cette décision de la Cour d'appel est dans la même veine que celle rendue en 1965 par le même tribunal dans l'arrêt La Cité de Montréal vs Benjamin News Company([1][7]) où le juge Bissonnette circonscrit en termes suivants le domaine d'application du bref de prohibition:
p. 381
"Pour arrêter, par voie de prohibition, le cours naturel de l'action judiciaire d'un tribunal dûment constitué, il faut que le requérant soit en état d'alléguer et de démontrer que le juge a commencé à s'arroger ou est sur le point d'exercer une juridiction que la loi ne lui a pas attribuée. S'il en est ainsi c'est que, pour les tribunaux, omnia praesumuntur rite esse acta.
Aussi, le juge de tout tribunal inférieur, appelé à rechercher s'il a compétence sur l'instance dont il est saisi doit se poser deux questions:
a) Le substratum de la loi sur lequel se fonde le recours que l'on exerce est-il attribué à la compétence de son tribunal?
b) La personne que l'on veut atteindre et contre laquelle on réclame est elle assujettie à la disposition légale qui est invoquée?
Sur le plan de la juridiction, il existe donc deux domaines: l'aspect objectif et l'aspect subjectif. Le premier se considère dans le parfait rapport qui doit exister entre la loi même et la matière qu'exprime la demande, la dénonciation, en un mot celle dont la poursuite se réclame. Le juge doit donc avoir juridiction, ratione materiae.
Quant au second aspect, il s'agit de déterminer si le défendeur, quoad personam, est assujetti à cette loi et, en outre, si le tribunal peut statuer ratione loci.
En prononçant sur ces deux questions, il peut arriver que le juge lorsque l'objection de défaut de juridiction est soulevée in limine commette une erreur soit sur le fait soit sur le droit. Il n'est pas par-là dépouillé de sa juridiction. L'absence de droit ou l'illégalité ne doit pas se confondre avec la juridiction. Un peu plus loin, j'en donnerai un exemple.
Je ne reprendrai pas l'étude du bref de prohibition. J'en ai fait une assez longue dissertation à l'occasion de la décision Dame Vaillancourt V. City of Hull ([1949] B.R. 680) que j'ai complétée dans Gagnon v. Barreau de Montréal ([1957] B.R. 92) et, plus récemment, dans Highway Paving Co. Ltd v. Cour des sessions de la paix ([1963] B.R. 295).
Pour les fins de cette cause, je rappellerai simplement qu'il n'y a pas ouverture à prohibition du seul fait que si le juge interprétait la loi dans un sens plutôt que dans un autre, son erreur ferait que le jugement serait rendu sans juridiction. Autrement aussi bien dire que tout jugement erroné est un accroc à la juridiction et un vice de compétence."
Dans une décision rendue en 1966([1][8]), la Cour d'appel d'Ontario étudie une demande de bref de prohibition qui a été rejetée en première instance. Il s'agit d'un cas où un accusé prétendait à la nullité de l'acte d'accusation déposé contre lui au motif que cet acte d'accusation était multiple. Le juge McKay de la Cour d'appel d'Ontario dispose du litige en termes suivants:
p. 182
"In all the cases referred to us by counsel for the appellants, the procedure followed was by way of appeal, and although invited to do so by the Court, counsel was unable to inform the Court of any case in which the procedure of applying for an order of prohibition has been used for the purpose of attacking an information on the ground that it was void for duplicity or as being multifarious."
5. LES QUESTIONS EN LITIGE
Vu la nature de la requête en prohibition et la jurisprudence pertinente, le tribunal doit maintenant étudier les deux moyens soulevés par les requérants dans leur requête.
Quant au premier moyen fondé sur l'article 15 de la Charte et la discrimination dont ils seraient victimes, il faut noter que le juge de première instance n'a pas encore entendu la requête préliminaire sur ce sujet et n'a pas encore rendu jugement. En vertu des principes établis dans l'arrêt Mills([1][9]) de la Cour Suprême et de l'arrêt plus récent de Mooring([1][10]) de la même Cour, c'est clairement le tribunal de première instance présidé par le juge Grenier qui a compétence pour trancher cette question.
Quant au second moyen qui concerne le pouvoir du procureur général du Canada de déposer contre les requérants un nouvel acte d'accusation direct dans la province de Québec, le juge Grenier a tranché cette question en appliquant l'article 577 du Code criminel et en exposant ses motifs à partir de la jurisprudence pertinente dont les arrêts Bélair([1][11]), Tapaquon([1][12]), Light([1][13]) et McGibbon([1][14]).
Après étude du jugement du juge Grenier, de la question qui lui est soumise et de la jurisprudence, le présent tribunal en vient à la conclusion que le juge s'est bien dirigé en droit et qu'il est arrivé aux bonnes conclusions. Toutefois ce n'est pas comme telle la question qui est posée par l'exercice d'un recours en prohibition. La question est plutôt de déterminer si, ce faisant, le juge Grenier agit dans les limites de sa compétence.
Le tribunal estime que le juge Grenier avait clairement compétence pour entendre la requête verbale concernant la validité de l'acte d'accusation et, par voie de conséquence, compétence pour en décider. Il n'y a prima facie aucune démonstration de la part des requérants de motifs raisonnables et probables pour lesquels le juge du procès n'aurait pas eu juridiction. Il n'y a aucune violation de la justice naturelle et il n'y a aucune justification d'exercer le recours extraordinaire qu'est la requête en prohibition.
Il s'agit dans la présente affaire d'un appel à peine déguisé de la décision du juge de première instance sur une requête préalable à l'audition des requêtes préliminaires. L'on conçoit facilement à quels abus de procédure pourraient mener de telles situations si la Cour supérieure, dans le cadre de l'audition de requêtes en prohibition, était appelée à réviser chacune des décisions préliminaires ou interlocutoires par les juges de première instance.
Dans une décision datant de 1980([1][15]), le juge Jean-Paul Bergeron de la Cour supérieure avait mentionné qu'une décision d'un juge de la Cour des sessions de la paix qui a rejeté une requête pour procès séparés ne doit pas faire l'objet d'un bref de prohibition car ce serait alors reconnaître le principe que dès l'apparence au tableau de la possibilité d'un préjudice à l'endroit de la partie qui se sent lésée, il faille interrompre le procès.
Le tribunal ayant statué sur le fond de la requête en prohibition ne croit pas nécessaire de statuer sur certains des moyens invoqués par le Procureur général du Canada, soit la tardiveté de la requête et l'absence d'affidavit pour six des requérants.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
REJETTE la requête en prohibition des sept requérants.
J.C.S.
Maître Pierre Morneau
Procureur de Emery Martin et
Myles McLennan
Maître Ginette Gravel
Procureure de Jacques Martin
Maître Isabelle Lamarche
Procureure de Wesley Michaud et
Réal Marc Nadeau
Maître Léo René Maranda
Procureur de Alain Charron
Maître Danielle Roy
Procureure de Chester Albert
Maître Jennifer Briscoe
Substitut du Procureur general du Canada
Canadian Criminal Procedure, 6th edition, The Honourable Mr. Justice R.E. Salhany, Canada Law Book, Aurora, Ontario, 1996.
Criminal Pleadings and Practice in Canada, (2d) vol. 2, The Honourable Mr. Justice E.G. Ewaschuk, Canada Law Book Inc., Aurora, Ontario, 1996
Canadian Criminal Procedure, 6th Edition, The Honourable Mr. Justice R.E. Salhany, Canada Law Book, Aurora, Ontario, 1996
Commission nationale des libérations conditionnelles et le Directeur de l'établissement de Kent c. Ian Ross Mooring, Cour Suprême du Canada, no 24436 le 8 février 1996.
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