[1] LA COUR, statuant sur le pourvoi de l’appelant contre un jugement de la Cour supérieure, [chambre criminelle, district de Rouyn-Noranda, rendu le 17 novembre 1997, l’honorable Laurent Guertin] qui a accueilli l’appel du ministère public, cassé la décision du juge de la Cour du Québec rendue le 14 novembre 1996 et retourné le dossier à cette cour afin que la preuve puisse être complétée quant aux accusations portées contre l’appelant, soit d’avoir eu la garde et le contrôle d’un véhicule à moteur, alors que sa capacité de conduire était affaiblie par l’effet de l’alcool et que son taux d’alcoolémie dépassait la limite permise par la loi;
[2] Après étude du dossier, audition et délibéré;
[3] Pour les motifs énoncés dans l’opinion écrite de monsieur le juge Robert Pidgeon, annexée au présent arrêt, ainsi que dans l’opinion du juge Jacques Chamberland, jointe également au présent arrêt;
[4] REJETTE le pourvoi.
[5] Le juge Morris J. Fish, dissident, pour des motifs apparaissant à son opinion ci-annexée, aurait accueilli le pourvoi et rétabli l’acquittement prononcé par le juge du procès.
OPINION DU JUGE PIDGEON |
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[6] Le 17 mai 1996, vers 1 h 30 a.m., les agents de la Sûreté du Québec Sophie Gougeon et Maurice Bélanger patrouillent dans la municipalité d’Évain. Ils connaissent bien le secteur puisqu’ils s’y rendent quotidiennement. Alors que leur auto-patrouille est immobilisée à une intersection, ils remarquent dans le stationnement d’une résidence, le 8 rue de la Montagne, la présence inhabituelle d’un camion dont le moteur fonctionne. L’agent Bélanger distingue la silhouette d’un individu assis sur le siège du conducteur, la tête légèrement accotée mais n’en fait pas part à sa consoeur. Il a cependant songé à s’arrêter à cet endroit, au retour de sa ronde dans le secteur, afin de vérifier si l’individu en question n’était pas victime d’un malaise.
[7] Une fois cette résidence dépassée, l’agent Gougeon décide de jeter un coup d’oeil dans le rétroviseur de son véhicule automobile et remarque à son tour la présence d’un individu à l’intérieur du camion. Croyant surprendre un voleur sur le fait, elle décide de faire demi-tour. Elle bloque l’entrée de la résidence de façon à ce que le véhicule ne puisse en sortir puis, elle s’approche du camion. Un homme assis sur le siège réservé au conducteur y est endormi. Elle cogne à la fenêtre du véhicule. Le passager se réveille aussitôt et baisse la fenêtre. Une forte odeur d’alcool émane de l’intérieur du véhicule. Au cours de la discussion qui suit, l’agent apprend que l’individu est le propriétaire du camion et de la résidence. En raison de problèmes conjugaux, il a préféré demeurer dans son camion avant d’entrer chez lui. Au cours de leur conversation, l’agent constate que l’appelant présente les symptômes habituels d’un individu dont les capacités sont affaiblies par l’effet de l’alcool. Elle le somme de la suivre jusqu’à l’auto-patrouille pour lui faire subir un test de dépistage. Il échoue et est aussitôt mis en état d’arrestation.
[8] À la suite de ces événements, l’appelant est accusé d’avoir eu la garde et le contrôle d’un véhicule à moteur alors que sa capacité de conduire était affaiblie par l’effet de l’alcool et que son taux d’alcool dans le sang dépassait la limite permise par la loi [253 a) et b) et 255(1) C.cr.] Lors de son procès, l’appelant demande l’exclusion de la preuve recueillie par l’agent Gougeon au motif qu’elle aurait été obtenue en violation de ses droits constitutionnels garantis par les articles 8 et 9 de la Charte canadienne. Le juge de première instance a fait droit à la requête. Cette décision fut renversée par la Cour supérieure.
[9] Le juge de la Cour du Québec a statué que l’agent Gougeon n’avait pas de motifs raisonnables de croire à la perpétration d’un vol. Bien qu’elle crût subjectivement surprendre un voleur sur le fait, cette croyance n’était pas objectivement justifiable. L’accusé était immobile et sa tête était accotée sur le siège du conducteur au moment où il a été aperçu. Rien ne laissait croire qu’il s’apprêtait à commettre un vol. Dans ces circonstances, l’agent Gougeon n’était pas autorisée à pénétrer dans l’entrée privée d’une résidence afin d’enquêter. S’appuyant sur l’arrêt de la Cour suprême R. c. Evans[1] rendu en 1996, le juge de première instance a rappelé que des agents de police ne sont pas autorisés à pénétrer sur la propriété d’un individu dans le but de recueillir des éléments de preuve contre lui. En agissant de la sorte, ils outrepassent l’autorisation implicite que tout occupant accorde aux autres de pénétrer sur son terrain. Le juge a conclu qu’il s’agissait d’une fouille abusive et a écarté la preuve obtenue jugeant que son admission porterait atteinte à l’équité du procès.
[10] La Cour supérieure a cassé le jugement de la Cour du Québec, distinguant les faits de l’arrêt Evans, précité, de ceux du présent litige. À la différence des accusés dans Evans, l’appelant ne faisait pas l’objet d’une enquête policière au moment où les policiers ont pénétré dans l’entrée privée de sa résidence. De plus, ils n’avaient aucunement l’intention de recueillir des preuves contre lui. Cette intention étant absente, la constatation des symptômes d’ébriété de l’accusé n’équivalait pas à une fouille. Quant au droit de l’agent Gougeon de demander à l’accusé de s’identifier, le juge Guertin a rappelé les devoirs généraux des agents de police en ces termes :
Il ne faut pas oublier que les principales obligations des agents de police sont de maintenir la paix, de prévenir le crime, d’assurer la protection des citoyens et de biens, et, lorsqu’un crime est commis, de traduire en justice le responsable. Afin de remplir ces obligations, le Tribunal considère que les policiers détiennent une autorisation implicite de pénétrer sur un terrain pour y enquêter lorsqu’ils considèrent qu’un crime peut y être commis. Si, lors d’une patrouille de nuit, des policiers aperçoivent un individu dans l’obscurité qui tente d’ouvrir les fenêtres d’une maison, le Tribunal considère que les policiers ont alors le droit de se rendre sur ce terrain afin d’assurer que l’individu ne tente pas de s’introduire dans un maison autre que la sienne. Sans une telle autorisation, aucune prévention ne serait possible et le rôle du policier se limiterait à enquêter sur des crimes déjà commis.
Ici, la policière Gougeon croyait qu’il aurait pu s’agir d’un voleur et c’est la raison pour laquelle elle a décidé de se rendre au véhicule. Tant et aussi longtemps que l’individu ne s’est pas identifié, elle ne peut savoir si cet individu est en droit d’être assis dans ce véhicule. Lorsqu’elle s’approche du véhicule, elle n’a aucun motif, à ce moment, de procéder à l’arrestation de l’individu. Ce n’est que lorsque cet individu se sera identifié qu’elle aura ou non des motifs pour l’arrêter pour tentative de vol.
* * *
1. Le juge de la Cour supérieure a-t-il erré en droit en concluant que :
A) les policiers pouvaient pénétrer sur la propriété de l’appelant dans le but de remplir leur obligation de maintenir la paix, de prévenir le crime et de protéger les citoyens?
B) la démarche de la policière ne constituait pas une fouille au sens de l’article 8 de la Charte canadienne?
2. Dans l’affirmative, y a-t-il lieu d’écarter la preuve obtenue par l’agent Gougeon en vertu de l’article 24(2) de la Charte canadienne?
1. A. Le juge de la Cour supérieure a-t-il erré en droit en concluant que les policiers pouvaient pénétrer sur la propriété de l’appelant dans le but de remplir leur obligation de maintenir la paix, de prévenir le crime et de protéger les citoyens?
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[11] Les pouvoirs conférés aux agents de la paix afin d’exercer utilement leurs fonctions sont énumérés dans le Code criminel, dans les diverses lois créant les corps policiers ainsi que dans certaines lois provinciales spéciales telles que le Code de la sécurité routière[2]. De plus, certains pouvoirs leur sont octroyés par la common law[3]. Toutefois, ces derniers pouvoirs ne sont pas définis avec précision.
[12] Si une conduite policière porte prima facie atteinte à la liberté ou à la propriété d’une personne, le tribunal doit appliquer un test en deux étapes. Le juge Lamer a exposé ces étapes dans l'arrêt R. c. Godoy[4] :
Le critère reconnu pour évaluer les pouvoirs et les devoirs des agents de police en common law a été exposé dans l’arrêt Waterfield, précité, que notre cour a suivi dans R. c. Stenning, [1970] R.C.S. 631, Knowlton c. La Reine, [1974] R.C.S. 443 et Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2. Si la conduite policière constitue de prime abord une atteinte à la liberté ou à la propriété d’une personne, le tribunal doit trancher deux questions : premièrement, la conduite entre-t-elle dans le cadre général d’un devoir imposé par la loi ou reconnu par la common law? Deuxièmement, la conduite, bien que dans le cadre général d’un tel devoir, comporte-t-elle un exercice injustifiable des pouvoirs découlant de ce devoir?[5]
[13] Il ne fait aucun doute que le fait de pénétrer sur le terrain privé d’un citoyen constitue, de prime abord, une atteinte à la liberté et à la propriété de cet individu. Par conséquent, il faut analyser les faits de la présente affaire en fonction de ces deux tests:
1. La conduite des policiers entre-t-elle dans le cadre général d’un devoir imposé par la loi ou reconnu par la common law?
[14] Le mandat général confié aux agents de police de la Sûreté du Québec est défini en ces termes à l’article 39 alinéa 1 de la Loi de police[6] :
La Sûreté est, sous l’autorité du ministre de la Sécurité publique chargée de maintenir la paix, l’ordre et la sécurité publique dans tout le territoire du Québec, de prévenir le crime ainsi que les infractions aux lois du Québec, et d’en rechercher les auteurs.
[15] Ce mandat général statutaire recoupe certaines obligations imposées aux forces policières par la common law. Bien que ces dernières obligations n’aient pas encore été délimitées par les tribunaux[7], la Cour suprême a statué dans l’arrêt R. c. Dedman[8] qu’elles comprenaient la préservation de la paix, la prévention du crime et la protection des biens et de la vie des personnes. Dans l’arrêt R. c. Murray[9], la Cour d’appel du Québec, sous la plume du juge Fish, analysant l’article 57 de la Loi d’interprétation[10], concluait qu’au Québec, la common law «accordait aux policiers des pouvoirs additionnels à leurs pouvoirs statutaires, nécessaires à leur devoir de prévention du crime et d’arrestation des criminels».
[16] Il est donc nécessaire de déterminer si, en l’espèce, les agents exerçaient des pouvoirs que leur confère la loi ou la common law en pénétrant dans l’entrée de la résidence de l’appelant. À notre avis, il ne fait aucun doute que la conduite des agents entrait à la fois dans le cadre d’un devoir imposé par la loi et par la common law. La preuve révèle que l’agent Gougeon croyait surprendre un voleur en flagrant délit. Après avoir aperçu ce qui lui semblait être un individu se cachant à l’intérieur d’un véhicule, elle a déclaré à son partenaire : «on va aller voir tout d’un coup que c’est un voleur, tsé c’est un beau pick-up, ça a l’air pis ça vaut une trentaine de mille». En pénétrant dans la cour de la résidence de l’appelant et en lui demandant de décliner son identité, l’agent Gougeon ne cherchait qu’à prévenir la perpétration d’un crime.
[17] Quant à l’agent Bélanger, la preuve révèle qu’il croyait que l’accusé souffrait d’un malaise et il avait l’intention de revenir sur les lieux après sa ronde dans le secteur. S’il avait lui-même pénétré dans la cour de l’accusé pour vérifier l’état de ce dernier, il se serait alors acquitté d’un autre devoir dévolu aux policiers par la common law, celui de protéger la vie des citoyens. Tel que le rappelait le juge Lamer dans l’affaire Godoy, ce devoir général ne se limite pas à la protection de la vie des victimes de crimes[11].
[18] Il reste à déterminer si l’exécution de ces devoirs imposés par la loi ou reconnus par la common law autorise les agents de la paix à pénétrer sur un terrain privé.
2. La conduite des agents Gougeon et Bélanger comporte-t-elle un exercice injustifiable des pouvoirs conférés aux agents de police dans les circonstances?
[19] Dans l’arrêt R. c. Simpson[12] le juge Doherty, cité avec approbation par le juge Lamer dans l’affaire Godoy[13] a défini de la façon suivante ce que l’on devait entendre par l’exercice «justifié» des pouvoirs conférés aux agents de police :
[...] the justifiability of an officer’s conduct depends on a number of factors including the duty being performed, the extent to which some interference with individual liberty is necessitated in order to perform that duty, the importance of the performance of that duty to the public good, the liberty interfered with, and the nature and extent of the interference.[14]
[20] À la lumière de ces facteurs, je suis d’avis que la conduite des agents Gougeon et Bélanger n’équivalait pas à un exercice injustifiable des pouvoirs conférés aux agents de la paix. D’une part, les soupçons de l’agent Gougeon étaient suffisamment sérieux et, d’autre part, la présente affaire ne met pas en question les pouvoirs d’arrestation des agents de la paix. Elle soulève uniquement la question de leurs pouvoirs d’enquête à titre de pouvoirs accessoires à leur obligation de secours et de prévention du crime. Ici, la seule façon pour la policière de vérifier l’identité de la personne dans le véhicule automobile consistait à pénétrer sur cette propriété. En outre, cette intrusion dans la cour de l’appelant ne portait pas atteinte de façon démesurée à l’inviolabilité de la propriété privée et était nécessaire dans les circonstances. L’atteinte pourrait même être qualifiée de purement technique. D’autre part, les agents pouvaient présumer détenir une autorisation implicite du propriétaire de pénétrer sur son terrain afin de prévenir la perpétration d’une infraction contre ses biens. Enfin, comme l’a mentionné le juge Sopinka dans l’arrêt Belnavis[15] «il existe une différence marquée en matière d’atteinte raisonnable en matière de vie privée selon que la personne qui l’invoque se situe dans sa résidence ou dans une automobile.»
[21] Il est vrai que chacun a droit au respect de sa vie privée et à l’inviolabilité de sa propriété. Cependant, l’intérêt que présente pour le public le maintien d’un système efficace de prévention du crime est suffisamment important pour qu’une atteinte aussi peu intrusive dans la vie privée d’un individu puisse être justifiée. À ce sujet, nous croyons à propos de citer cet extrait de la décision du juge de la Cour supérieure :
[...] Si, lors d’une patrouille de nuit, des policiers aperçoivent un individu dans l’obscurité qui tente d’ouvrir les fenêtres d’une maison, le Tribunal considère que les policiers ont alors le droit de se rendre sur ce terrain afin d’assurer que l’individu ne tente pas de s’introduire dans une maison autre que la sienne. Sans une telle autorisation, aucune prévention ne serait possible et le rôle du policier se limiterait à enquêter sur des crimes déjà commis.
B) Le juge de la Cour supérieure a-t-il erré en droit en concluant que la démarche de la policière ne constituait pas une fouille au sens de l’article 8 de la Charte canadienne?
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[22] S’appuyant sur l’arrêt Evans[16], l’appelant a prétendu que les policiers avaient violé son droit à la protection contre les fouilles abusives en s’introduisant sur sa propriété pour recueillir des éléments de preuve contre lui. Le juge de la Cour supérieure a rejeté cette prétention. Selon lui, la démarche de la policière ne constituait pas une fouille au sens de l’article 8 de la Charte canadienne étant donné qu’elle avait pénétré dans l’entrée privée de la résidence de l’appelant sans avoir l’intention de recueillir des preuves contre lui. Cette conclusion du juge Guertin est à notre avis bien fondée.
[23] L’occupant d’une maison d’habitation autorise implicitement tout membre du public, y compris un policier, à pénétrer sur sa propriété à des fins légitimes[17]. Cette autorisation implicite doit être prise en considération lors de l’appréciation de son expectative de vie privée[18].
[24] Si la conduite des policiers qui s’introduisent sur un terrain privé est un type d’activité visé par l’autorisation implicite, aucune violation du droit à la vie privée ne peut être alléguée[19]. Par ailleurs, si la conduite des policiers va au-delà de ce qui est permis en vertu de l’autorisation implicite, les policiers deviennent des intrus violant le droit à la vie privée de l’occupant[20].
[25] Dans l’affaire Evans[21], des policiers avaient frappé à la porte des accusés dans le but de sentir une odeur de marijuana. La Cour a statué que l’autorisation implicite n’allait pas jusqu’à permettre à des policiers de s’introduire sur la propriété d’un suspect afin de recueillir des preuves contre lui. Dans l’affaire Kokesh[22] la Cour suprême a décidé que lorsque la police n’a que des soupçons et qu’elle ne peut légalement obtenir d’autres éléments de preuve, elle doit laisser un suspect tranquille. La Cour d’appel du Québec est arrivée à la même conclusion dans Bennett[23].
[26] Ici, situation est bien différente. L’agent Gougeon s’est introduite sur la propriété de l’appelant dans le but de prévenir la perpétration d’une infraction contre les biens de l’occupant des lieux. Elle n’avait aucunement l’intention de recueillir des éléments de preuve contre lui. D’ailleurs, elle ignorait que le propriétaire se trouvait dans le véhicule. Elle croyait servir les intérêts de l’occupant en pénétrant dans sa cour afin de le débarrasser d’un voleur. Cette conduite est un type d’activité visé par l’autorisation implicite de tout occupant. Dans ce contexte, les observations visuelles et olfactives de l’agent Gougeon ne peuvent être assimilées à une fouille.
C) Dans l’affirmative, y a-t-il lieu d’écarter la preuve obtenue en vertu de l’article 24(2) de la Charte canadienne
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[27] Étant donné la réponse apportée à la deuxième question, il n’est pas nécessaire d’aborder celle-ci. Toutefois, je suis d’avis que dans l’hypothèse où j’aurais conclu à une violation de l’article 8 de la Charte, l’administration de la justice aurait été mieux servie par l’admission des preuves obtenues que par leur exclusion. Les policiers ont agi de bonne foi et l’atteinte portée aux droits de l’accusé est somme toute mineure.
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________________________________ ROBERT PIDGEON J.C.A.
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OPINION DU JUGE CHAMBERLAND |
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[28] Avec respect pour l'opinion de mon collègue le juge Fish, je me range à l'avis du juge Pidgeon.
[29] Les policiers ont le devoir de maintenir la paix, de prévenir le crime et d'assurer la protection des citoyens et des biens.[24] Pour les aider dans l'accomplissement de ce devoir, ils ont l'autorisation implicite du propriétaire d'un terrain d'y pénétrer lorsqu'un crime est en voie d'y être commis ou que quelqu'un ayant besoin d'aide s'y trouve.
[30] En l'espèce, la conduite des agents Gougeon et Bélanger s'inscrit tout à fait dans le cadre des devoirs que leur impose la loi. Pour le premier, qui était au volant de l'auto-patrouille et qui a pris l'initiative de faire demi-tour, il s'agissait de surprendre un voleur en flagrant délit; pour le second, il s'agissait de prêter secours à un individu qu'il croyait victime d'un malaise. Pour l'un, il s'agissait donc de mettre un terme à la perpétration d'un crime, ou d'en prévenir la commission; pour l'autre, il s'agissait de porter secours à un concitoyen. Dans ces circonstances, les agents Gougeon et Bélanger avaient, à mon avis, le droit de pénétrer sur le terrain où les événements se déroulaient pour faire les vérifications d'usage et, le cas échéant, enquêter ou porter assistance.
[31] Mon collègue le juge Pidgeon décrit dans son opinion le comportement des deux policiers. Tout comme lui, je crois que leur conduite ne comportait pas un exercice injustifiable des pouvoirs découlant du devoir qui était le leur. Ils ont expliqué les motifs de leur intervention et décrit comment ils s'y sont pris pour vérifier ce qui, chacun à sa manière, les préoccupait.
[32]
Malheureusement pour l'appelant, ils ont découvert autre chose, ce qui a
mené à son arrestation, puis à sa mise en accusation. À l'instar de mon
collègue le juge Pidgeon, je ne crois pas que la démarche des policiers,
notamment les observations visuelles et olfactives faites par l'agent Gougeon,
constituait une fouille ou une perquisition abusives, au sens de l'article 8 de
la Charte canadienne des droits et libertés, puisqu'ils s'étaient
avancés dans l'entrée privée de la résidence de l'appelant - ce qu'ils
ignoraient alors - sans avoir l'intention de recueillir des éléments de preuve
contre lui. Le contexte de ce dossier me semble bien différent de celui des
affaires R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. et R. c. Kokesh,
[1990] 3 R.C.S. 3.
[33] Dans l'arrêt Evans, le juge Sopinka rappelle que l'intention des policiers est pertinente pour apprécier la légalité de leur action (par. 18). Ici, les deux policiers étaient de bonne foi, ils ne poursuivaient aucun autre but que celui de vérifier ce qui, chacun selon sa perspective, avait attiré leur attention. Leur action était, à mon avis, parfaitement justifiée, légitime et légale.
[34] Toujours dans l'arrêt Evans, le juge Sopinka s'attarde à circonscrire les conditions de la renonciation au droit à la vie privée que constitue l'invitation implicite faite par l'occupant d'une maison d'habitation au public, y compris aux policiers, de pénétrer sur sa propriété, de s'approcher de la demeure et d'y frapper à la porte. Il affirme que «seules les activités qui sont raisonnablement liées au but de communiquer avec l'occupant sont permises (…)» (par. 15) et conclut qu'en l'espèce, les actions des policiers étaient allées au-delà de la conduite permise en vertu de l'autorisation implicite de frapper à la porte. À partir de ces observations, je n'ai pas de doute à affirmer que l'invitation implicite faite aux policiers comporte également la permission de pénétrer sur une propriété privée pour y faire les vérifications d'usage lorsqu'ils considèrent, pour l'avoir vu en effectuant leur patrouille, qu'un crime est en voie d'y être commis ou qu'un individu y est victime d'un malaise.
[35] Pour ces motifs, à l'instar de mon collègue le juge Pidgeon, je propose le rejet du pourvoi.
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________________________________ JACQUES CHAMBERLAND J.C.A.
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OPINION DU JUGE FISH |
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I
[36] L'appelant est l’objet d’une intervention policière sur une propriété privée, la sienne, où il demeure. Plus que ça, l’appelant y est détenu par les policiers. Le fait que les policiers ont garé leur voiture de patrouille devant le stationnement de la résidence de l’appelant afin de l’empêcher de fuir m’en convainc.
[37] Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, le juge du procès conclut que les policiers n’avaient aucun motif raisonnable -- « n’avaient même pas de soupçon »[25] -- leur permettant d’agir ainsi.
[38] Le juge n’a commis aucune erreur de droit ni erreur manifeste et déterminante en concluant d’abord à la détention illégale de l’appelant et ensuite à son acquittement.
[39] Avec égards pour l’opinion contraire de mes collègues Pidgeon et Chamberland, je suis d’avis qu’il n’était pas loisible au juge de la Cour supérieure d’intervenir.
[40] J’accueillerais par conséquent le pourvoi, j’annulerais le jugement entrepris et je rétablirais le premier jugement.
II
[41] Le constable Maurice Bélanger affirme avoir vu un individu assis de façon légèrement inclinée dans la camionnette se trouvant dans le stationnement de la résidence de l’appelant. Il suppose que l’individu peut être en train de réchauffer son véhicule ou qu’il est possiblement l’objet d’un quelconque malaise. Chose curieuse, cependant, il ne mentionne pas ce fait à sa collègue qui est au volant de la voiture-patrouille, pas plus d’ailleurs qu’il ne juge nécessaire de porter secours à cet individu ou de s’en approcher pour s’assurer qu’il n'a pas besoin d’aide. Tout au plus, il se dit qu'il procédera à cette vérification au retour de sa ronde.
[42] Quant à Sophie Gougeon, l'autre policier, elle décide, sans demander l'avis de son collègue, d'aller voir ce que fait l'appelant assis dans la camionnette. Elle veut lui parler afin de s'assurer qu'il n'est pas en train de voler le véhicule automobile dans lequel il prend place. Pour prévenir toute possibilité de fuite, elle immobilise la voiture-patrouille devant l'entrée du stationnement de l'appelant.
[43] Néanmoins, elle ne prétend pas avoir eu des motifs de soupçonner -- et encore moins de croire -- qu’une telle infraction était sur le point ou en train d’être commise. Elle affirme avoir pensé que l’individu au volant de la camionnette pouvait être en train de voler le véhicule. Il n’est même pas question d’intuition. Il ne s'agit dans son esprit que d’une simple hypothèse, appuyée sur aucun fait ni sur aucun indice, si ce n’est que la valeur présumée de la camionnette et le fait qu’elle ne connaît pas ce véhicule. Voici ce qu’elle dit au procès :
R. Pis là j’ai vu le pick-up mais là j’ai pas vu personne à l’intérieur. Le pick-up était dans l’entrée de cour ce qui fait que là moi j’ai continué pis là j’ai vu comme quelqu’un couché pis là j’ai vu une tête. Là j’ai dit à mon partner, j’ai dit : « ei, y a quelqu’un dans le pick-up ». Ce qui fait que là on est arrivés ici pis là ça me chatouillait parce que je me disais « ben ça peut être un voleur, on le sait pas tsé », ce qui fait que là moi j’ai dit « ben on va aller voir », ce qui fait que là j’ai fait demi-tour ici[26]…
R. […] Pis là ben quand je passe, tout ça, je vois quelqu’un ce qui fait que là à un moment donné je dis : « on va aller voir tout d’un coup c’est un voleur, tsé c’est un beau pick-up, ça a l’air neuf pis ça vaut au moins une trentaine de mille », ce qui fait que là ça me chatouillait ce qui fait que là… parce qu’au début j’ai pas vu personne pis après ça je voyais quelqu’un ce qui fait que là on a viré de bord pis on a décidé d’aller voir tsé qu’est-ce qui se passait avec cette personne là.
Q. Où êtes vous lorsque vous apercevez par votre rétroviseur que vous royez qu’il y a quelqu’un à bord du véhicule?
R. Ben là je suis passé le véhicule, tsé comme…
Q. Juste mettre un X là où vous êtes environ, entre…
R. Ah ben peut-être ici, je le sais pas, quelque chose de même en tout cas. C'est parce que je le vois par en arrière, là. Tsé comme au début je le vois pas pis c’est à un moment donné en passant, là je le vois, ce qui fait que là c’est ça, ça me chatouillait tsé
Q. Hum hum?
R. Ce qui fait que là j'ai décidé de faire demi-tour pis là c'est ça, je me suis stationnée en arrière pis là je suis allée voir la personne, voir si tout était correct, si elle avait d'affaire là. […].
Q. D’accord. Pourquoi… vous dites que vous pensez que peut-être c’est un voleur, pourquoi vous pénétrez dans le stationnement de l’individu?
R. Ben parce que au début j'ai pas vu personne pis là le pick-up est en marche, y a personne qui pèse sur les freins rien, ben je veux dire le pick-up c'est ça, y roule pas rien, là je veux dire y est en état de fonc… ben en tout cas y marche mais je veux dire y a personne qui appuie sur les freins comme pour reculer ou quoi que ce soit, ce qui fait que là moi au début je vois pas personne pis après ça je vois quelqu’un pis je dis : « ben là qu’est-ce qu’il fait-là tsé, y a peut-être quelqu’un qui est caché ou je le sais pas ». Pis là bon c’est la nuit, ce qui fait que tsé la nuit à un moment donné souvent ça peut être des voleurs ou… pis là c’est pas un pick-up que… je le connais pas ce pick-up là, là tsé, ce qui fait que je me dis « ben là je va aller… »[27]. (Les italiques sont de moi).
Et plus tard, en contre-interrogatoire :
Q. Alors vous êtes d’accord avec moi que tout ce que vous vous dites c’est : «
c’est peut-être un voleur »?
R. Oui.
Q. Vous avez pas autre chose que ça, là?
R. Non non non non[28]. […].
[44] En outre, avant de bloquer l’entrée du stationnement de la résidence afin d’empêcher -- de son aveu même -- toute fuite possible[29], la policière ne fait aucune vérification relative à la camionnette ou à son propriétaire et elle ne surveille pas davantage l’occupant du véhicule pour déterminer s’il existe des indices quelconques de la commission d’un vol ou d’une tentative de vol.
[45] En somme, non seulement le constable Gougeon n’a-t-elle aucun motif de croire au vol, mais les faits eux-mêmes ne permettent pas davantage à une personne raisonnable d’en avoir, pas plus que de vagues soupçons d’ailleurs. C’est la conclusion à laquelle parvient le juge de première instance :
[…] il nous apparaît clair qu’il y a eu violation des droits de l’accusé. Les policiers n’avaient aucun motif raisonnable d’arrêter monsieur. Ils n’avaient même pas de soupçon. Aucun acte ou infraction criminelle n’avait été commise.
L’un des policiers pensait que ça pouvait être un voleur mais aucun élément de preuve, si on regarde ça de façon objective, n’a démontré cela.
L’autre pensait qu’un individu procédait à réchauffer son auto. Ce n’est pas un crime.
L’individu au volant, dans sa cour, ne faisait rien, ne bougeait pas et comme le disent les policiers, était encanté[30].
[46] Dans son jugement d'appel, le juge de la Cour supérieure écrit ceci :
Il ne faut pas oublier que les principales obligations des agents de police sont de maintenir la paix, de prévenir le crime, d’assurer la protection des citoyens et des biens, et, lorsqu’un crime est commis, de traduire en justice le responsable. Afin de remplir ces obligations, le Tribunal considère que les policiers détiennent une autorisation implicite de pénétrer sur un terrain pour y enquêter lorsqu’ils considèrent qu’un crime peut y être commis. Si, lors d’une patrouille de nuit, des policiers aperçoivent un individu dans l’obscurité qui tente d’ouvrir les fenêtres d’une maison, le Tribunal considère que les policiers ont alors le droit de se rendre sur ce terrain afin de s’assurer que l’individu ne tente pas de s’introduire dans une maison autre que la sienne. Sans une telle autorisation, aucune prévention ne serait possible et le rôle du policier se limiterait à enquêter sur des crimes déjà commis[31].
[47] De l’avis du juge d'appel, un policier qui a des motifs raisonnables de croire à la perpétration d’un crime a le droit de pénétrer sur le terrain d’une propriété privée afin de faire les vérifications qui s’imposent. La difficulté, toutefois, c’est que ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce.
[48] Tel que je l’ai déjà mentionné, les policiers n’avaient aucun motif de croire qu’une infraction était en cours ou sur le point d’être commise. Au reste, les policiers n’avaient pas même un soupçon. Il ne s’agissait en fait que d’une hypothèse. Bref, l’appelant a été détenu de façon arbitraire aux termes de l'article 9 de la Charte canadienne des droits et libertés.
[49] À l’évidence, le constable Gougeon pensait qu’il pouvait être question de la commission d’une infraction et que cette simple possibilité lui permettait légalement de détenir l’appelant et d’enquêter à son sujet. S’il ne fait aucun doute qu’elle était de bonne foi, il est tout aussi clair que cette bonne foi n’a aucune portée sur la légalité des actes qu’elle a posés. La bonne foi aurait néanmoins pu être considérée au regard de l’application de l’article 24(2) de la Charte, lors de l’analyse du second facteur, soit la gravité de la violation.
[50] À cet égard, je suis toutefois d’avis que la preuve a été obtenue à la suite de la violation d’un droit constitutionnel de l’appelant, qu’elle a été obtenue en mobilisant l'appelant contre lui-même et qu’elle n’aurait pas pu être obtenue autrement. Cela porte atteinte à l’équité du procès et il n’est pas nécessaire de faire l’analyse des autres facteurs. Comme l’a décidé le juge du procès, la preuve était irrecevable.
[51] Dans les circonstances, je ne juge pas nécessaire de me prononcer sur l’arrêt Mulligan[32] de la Cour d'appel de l’Ontario qui, bien fondée ou pas, ne trouve pas application en l’espèce.
[52] J'aimerais apporter une précision. Mon collègue Chamberland juge que les policiers sont en droit de pénétrer sur un terrain privé lorsqu'un crime est en train d'être commis ou qu'un individu a besoin d'aide. Sur le principe général, je ne diffère pas d'avis. Mais, en l'espèce, il s'agissait plus particulièrement de déterminer si les policiers pouvaient pénétrer sur la résidence de l'appelant et s'ils pouvaient le détenir dans le but d'enquêter sur un vol, en l'absence de motifs raisonnables de croire ou, à la rigueur, de soupçonner la commission d'une telle infraction.
[53] À mon avis, et sauf exceptions, les policiers doivent avoir de tels motifs pour pouvoir légalement pénétrer sur une propriété privée et détenir un individu sur lequel ils souhaitent enquêter.
[54] Dans le cas présent, le juge de première instance a estimé que les policiers n'avaient pas de motifs raisonnables de croire ou même de soupçonner la commission d'une infraction et que leurs actions étaient par conséquent illégales.
[55] Avec égards, j’estime que le premier juge n'a commis aucune erreur justifiant l'intervention de la Cour supérieure.
[56] J’accueillerais donc le pourvoi, j'annulerais le jugement de la Cour supérieure et je rétablirais l'acquittement prononcé par le juge du procès.
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________________________________ MORRIS J. FISH J.C.A.
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[1]
La Reine c. Evans,, [1996] 1 R.C.S. 8.
[2] L.R.Q., c. C-24.2.
[3] P. BÉLIVEAU et M.VAUCLAIR, Principes de preuve et de procédures pénales, 6e éd., Montréal, Les Éditions Thémis, 1999, aux pp.51 à 53.
[5] Ibid., aux pp. 318-19
[6] L.R.Q., c. P-13
[7] Supra, note 4, à la p. 320.
[8] [1985] 2 R.C.S. 2, aux pp. 11-12
[9] (1999) 136 C.C.C. (3d) 197.
[10] L.R.Q., c. I-16
[11] Supra, note 5, à la p. 320
[12] (1993) 79 C.C.C. (3d) 482.
[13] Précité, note 4.
[14] ibid., à la p. 499.
[15] R. c. Belnavis [1997] 3 R.C.S. par. 40.
[16] Supra, note 1
[17] Supra, note 1. à la p. 17
[18] R. c. Mulligan [2000] O.J. No.59, Docket No.C 32948
[19] Ibid.,, à la p. 16
[20] Ibid., à la p. 18.
[21] Supra, note 1.
[22] La Reine c. Kokesh, [1990] 3 R.C.S. 3. Le juge Sopinka 29.
[23]
Bennett c. La Reine, C.A. Montréal, 500-10-000393-924, 15 mars
1996, les juges Rothman, Proulx et Deschamps. Voir l’opinion de monsieur le
juge Proulx.
[24] Loi de police, L.R.Q. c. P-13, article 39; R. c. Dedman,[1985] 2 R.C.S. 2.
[25] M.A. p. 81.
[26] M.A. p. 116.
[27] M.A. p. 117-119.
[28] M.A. p. 131.
[29] M.A. p. 131-132.
[30] M.A. p. 81-82.
[31] M.A. p. 69-70.
[32] R. c. Mulligan, [2000] O.J. No 59 (C.A.O.) (Q L).