COUR D'APPEL

 

 

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE QUÉBEC

 

No: 200‑10‑000057‑955

   (400‑01‑001967‑942)

 

Le 21 décembre 1998

 

 

CORAM: LES HONORABLES  BAUDOUIN

                       BROSSARD, JJ.C.A.

                       LETARTE, J.C.A. (ad hoc)

                      

                                            

 

RICHARD BLEAU,

 

          APPELANT - (Accusé)

 

c.

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

 

          INTIMÉE - (Poursuivante) 

                                            

 

LA COUR, statuant sur le pourvoi contre un jugement du 3 avril 1995 prononcé par l'honorable Gilles Bergeron, Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Trois-Rivières, qui déclarait l'appelant coupable des chefs d'accusation suivants:

 

1.   Entre le 1er janvier 1975 et le 1er septembre 1980, à Trois-Rivières-Ouest, district de Trois-Rivières, a commis l'inceste avec [victime A] (5-[...]) sa fille, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 150 du Code criminel.

 


2.   [Arrêt des procédures.]

 

3.   Entre le 1er juillet 1973 et le 1er septembre 1980, à Trois-Rivières-Ouest, district de Trois-Rivières, a commis un acte de grossière indécence avec une autre personne, soit [victime A] ([...]), commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 157 du Code criminel.

 

4.   Entre le 1er juin 1978 et le 1er septembre 1978, à Val-David, district de Trois-Rivières, a commis l'inceste avec [victime A] ([...]) sa fille, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 150 du Code criminel.

 

Après étude du dossier, audition, et délibéré;

 

Pour les motifs énoncés dans l'opinion écrite du juge Brossard, dont un exemplaire est déposé avec le présent arrêt, auxquels souscrivent les juges Baudouin et Letarte (ad hoc);

 

REJETTE l'appel.

 

                                                                                       

                               JEAN-LOUIS BAUDOUIN, J.C.A.  

 

                                                                                       

                                    ANDRÉ BROSSARD, J.C.A.       

 

                                                                                       

                             RENE LETARTE, J.C.A. (ad hoc)

 

Me Michel Lebrun (LACOURSIÈRE, LEBRUN)

Procureur de l'appelant.

 

Me Jacques Lacoursière


Procureur de l'intimée.

 

DATE DE L'AUDITION:  le 10 novembre 1998


 

 

                     COUR D'APPEL

 

 

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE QUÉBEC

 

No: 200‑10‑000057‑955

   (400‑01‑001967‑942)

 

 

 

CORAM: LES HONORABLES  BAUDOUIN

                       BROSSARD, JJ.C.A.

                       LETARTE, J.C.A. (ad hoc)

 

                                            

 

RICHARD BLEAU,

 

          APPELANT - (Accusé)

 

c.

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

 

          INTIMÉE - (Poursuivante) 

                                            

 

                 OPINION DU JUGE BROSSARD

 

À la suite d'une plainte portée contre lui par sa fille, en date du 25 novembre 1993, plus de treize ans après le fait, l'appelant est trouvé coupable, le 3 avril 1995, des trois chefs d'accusation suivants:

 


1.   Entre le 1er janvier 1975 et le 1er septembre 1980, à Trois-Rivières-Ouest, district de Trois-Rivières, a commis l'inceste avec [victime A] (5-[...]) sa fille, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 150 du Code criminel.

 

2.   [Arrêt des procédures.]

 

3.   Entre le 1er juillet 1973 et le 1er septembre 1980, à Trois-Rivières-Ouest, district de Trois-Rivières, a commis un acte de grossière indécence avec une autre personne, soit [victime A] ([...]), commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 157 du Code criminel.

 

4.   Entre le 1er juin 1978 et le 1er septembre 1978, à Val-David, district de Trois-Rivières, a commis l'inceste avec [victime A] ([...]) sa fille, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 150 du Code criminel.

 

 

 

Si l'appelant se pourvoit évidemment contre le verdict de culpabilité prononcé contre lui, les moyens d'appel ne visent nullement le jugement prononcé au fond sur cette question mais uniquement la décision préliminaire du même jour qui rejetait sa requête demandant l'arrêt des procédures pour le motif que ces dernières constituaient un abus du processus judiciaire vicié par des tentatives d'extorsion de la part de la plaignante et dont il aurait été victime dans les mois précédant le dépôt de la plainte.

 

Les faits peuvent se résumer succinctement comme suit:

 


──   C'est en septembre 1980 que la plaignante aurait, pour la première fois, dévoilé à sa mère les gestes que son père aurait posé sur elle depuis 1973;

 

──   L'appelant fut alors contraint de quitter la maison, sinon même expulsé de façon pressante par celle-ci;

 

──   De 1980 à 1993, il n'y aurait eu que deux ou trois communications entre l'appelant et sa fille, à l'occasion desquelles celle-ci lui aurait demandé de l'argent, qu'elle aurait obtenu, soit un montant d'environ 800$ en 1983 pour couvrir des frais relatifs à des soins dentaires ainsi qu'à son permis de conduire, et 15 000$, en 1991, pour couvrir le versement initial à l'occasion de l'achat d'un condominium;

 


──   Après avoir obtenu un baccalauréat en administration des affaires, la plaignante occupe différents emplois dans les domaines relatifs à la santé et obtient, en 1990, un poste important à titre de représentante d'une compagnie privée, poste qu'elle occupe pendant deux ans;

 

──   En novembre 1992, la plaignante est affectée d'une dépression nerveuse extrêmement grave, qui la force à prendre un long congé de maladie et qui mène éventuellement à la perte de son emploi, en octobre 1993;

 

──   Durant toute cette période de temps, elle suit une psychanalyse et des traitements en psychothérapie qui lui font encourir des déboursés substantiels;

 

──   Selon son témoignage non contredit, dans le cadre de la preuve faite sur la requête pour arrêt des procédures, cette psychanalyse ou ces traitements de psychothérapie auraient éventuellement permis de découvrir que la dépression dont elle était affligée à cette époque était une conséquence directe des abus sexuels dont elle avait été victime dans son enfance;

 


──   C'est alors qu'elle présente une demande auprès de l'IVAC (organisme de la CSST) afin d'être indemnisée des frais médicaux encourus et autres dommages, dont sa perte de revenus, en vertu de la Loi sur l'indemnisation des victimes d'actes criminels[1];

 

──   À la suite de renseignements obtenus des représentants de l'IVAC, concernant lesquels je reviendrai plus loin, elle en déduit qu'il lui sera très difficile d'être indemnisée par cette dernière vu l'absence de condamnation judiciaire de l'appelant et, surtout, vu l'absence de plainte portée contre celui-ci;

 

──   À la suite de discussions entre la plaignante et sa mère, cette dernière adresse à l'intimé, au mois d'août 1993, un document rédigé sous forme de tableau ou d'organigramme dans lequel elle fait état de deux alternatives, à savoir:

 


-    en vertu de la première, l'appelant:  1) verserait à sa fille une somme de 108 312,62$ pour l'indemniser de sa perte de revenus, des coûts de thérapie, des coûts de l'automobile qu'elle ne pouvait plus se payer, et autres dommages et intérêts;  2) se soumettrait à une thérapie dont un rapport serait fait à la psychothérapeute de la plaignante, et ce, jusqu'à réhabilitation complète;

 

-    la deuxième alternative, si l'appelant devait refuser la première, serait la plainte criminelle, le procès criminel, menant à une condamnation à la prison avec thérapie obligatoire;

 

 

 

──   Le document mentionne que, selon une lettre de l'IVAC, l'indemnisation des victimes d'acte criminel était conditionnelle à un procès criminel;

 

──   Le même document demande également une réponse avant le 18 août 1993 et le paiement du montant, le cas échéant, pour le 3 septembre 1993;

 

──   Cette demande est effectivement antérieure au congédiement effectif de la plaignante et celle-ci devait hausser sa réclamation à 185 000$, à la suite de son congédiement;

 


──   À partir de cette demande du mois d'août 1993, des pourparlers et négociations sont intervenus entre l'appelant et sa fille, alors directement impliquée, puis éventuellement par le biais d'avocats;

 

──   Le 25 novembre 1993, les pourparlers ou négociations achoppent et la plainte criminelle est portée;

 

──   L'enquête préliminaire a lieu le 20 octobre 1994.  La plaignante est le seul témoin appelé par la Couronne.  À l'occasion de son témoignage, le document mentionné ci-haut est déposé.  L'appelant est cité à son procès.

 


 ──  Dès l'ouverture de ce procès, le 3 avril 1995, l'intimé présente sa requête pour arrêt des procédures.  Seule la plaignante et sa mère sont entendues comme témoin sur cette requête.  L'appelant ne témoigne pas.  Tel que mentionné, le premier juge rejette la demande d'arrêt des procédures.  Les parties conviennent alors de simplement verser au dossier la preuve faite à l'enquête préliminaire pour valoir comme preuve au fond.  L'appelant, à nouveau, s'abstient de témoigner en défense.  Le premier juge conclut à sa culpabilité hors de tout doute raisonnable sur la foi du témoignage de la plaignante.

 

L'appelant soulève trois moyens au soutien de son pourvoi:

 

1-   Le premier juge aurait commis une erreur de fait en déclarant qu'on ne pouvait, malgré la preuve présentée par la défense, imputer à la plaignante le document préparé par sa mère et transmis à l'appelant par celle-ci.

 

 2-  Le premier juge a erré en droit en refusant de conclure, malgré la preuve présentée par la défense, que la plaignante s'est rendue coupable, à l'endroit de l'appelant, des infractions d'extorsion et de composition avec un acte criminel, respectivement prévues aux articles 346(1) et 141(1) du Code criminel.


3-   Le premier juge a erré en droit en refusant de conclure que les procédures intentées contre l'appelant, dans les circonstances, constituaient un abus de procédures viciant le processus judiciaire au point de nécessiter l'arrêt des procédures.

 

Quant au premier moyen, il me paraît bien fondé, non pas aux fins de nécessairement casser le verdict, mais à tout le moins pour justifier notre Cour d'intervenir sur les questions de faits et de réanalyser la preuve dans son ensemble.  En effet, le premier juge, dans sa décision sur voir-dire, s'exprime comme suit:

 

La défense, qui est requérant [sic], fait beaucoup d'état du document R-1, soit un document préparé par la mère.  Or, au moment où elle a porté la plainte, la preuve révèle à l'enquête, et cette preuve-là a été versée et la preuve de l'enquête préliminaire, la preuve révèle que la victime n'a pas vu ce document-là, elle ne l'a pas vu donc lorsqu'il est question de argent ou prison, la victime, qui a porté plainte, elle ne l'a pas vu, ce document-là.

 

 


Or la preuve démontre, hors de tout doute, que, même si le document a été préparé par la mère et que la plaignante ne l'a pas vu, cette dernière en a discuté le contenu avec sa mère, a acquiescé à son contenu, a témoigné que le contenu de ce document correspondait à ses propres intentions, et, enfin, c'est elle qui y a donné suite en s'impliquant directement dans les négociations avec l'appelant relatives à la première alternative.

 

Cette erreur du premier juge est suffisamment manifeste pour nous justifier d'intervenir sur la question de fait et de réanalyser nous-mêmes la preuve, nonobstant la déference due à la discrétion relative du juge du procès sur une telle demande, et ce afin, tout au moins, de déterminer si cette erreur fut déterminante dans sa décision de refuser la demande d'arrêt des procédures.

 

Quant au deuxième moyen, il me paraît mal fondé, en soi, et non pertinent.  En effet, le juge du procès n'avait pas à conclure que la plaignante avait commis quelque infraction criminelle que ce soit, en vertu des articles 346(1) et 141(1) C.cr.    Ce n'était pas le procès de la plaignante et elle n'était accusée de rien.  Par ailleurs, dans la mesure où le juge du procès devait considérer la nature et la portée des gestes de la plaignante dans l'appréciation du mérite de la demande d'arrêt des procédures, ce second moyen d'appel est déjà inclus dans le troisième.


Au soutien de son dernier moyen d'appel, l'appelant plaide que la démarche de la victime, au mois d'août 1993 et dans les mois qui suivirent, viciait le processus judiciaire, violait les principes de justice fondamentaux que constituent l'équité, le sens du franc-jeu ("fair play"), les normes de la décence, le tout constituant un abus de procédure oppressive et vexatoire, de nature à créer une injustice à l'égard de l'appelant et à choquer la conscience de la collectivité.  L'arrêt des procédures s'imposait en conséquence.

 

Ce moyen de droit ne saurait cependant valoir que dans la mesure où l'analyse de la preuve permet de lui donner ouverture.  Qu'en est-il?

 

La preuve non contredite et en particulier le témoignage de la victime, tant dans le cadre de l'enquête préliminaire que de la preuve faite sur la demande d'arrêt des procédures, non contredit, peut se résumer dans les propositions suivantes:

 


──   C'est à la demande et sous l'influence de la mère qu'aucune plainte ne fut déposée contre l'appelant, en 1980, lorsque la plaignante dévoila pour la première fois les agressions dont elle avait été victime;

 

──   Cette position fut adoptée pour éviter le scandale, les atteintes psychologiques susceptibles de résulter ou de découler d'un procès criminel et leurs effets dramatiques, compte tenu de la nature des agressions, mère et fille étant satisfaites que le départ volontaire de l'appelant et que la rupture de toute communication suffiraient pour protéger l'enfant contre toute récidive du père;

 

──   La situation demeura inchangée jusqu'à 1993, la victime n'ayant, jusqu'à cette époque, aucune intention de porter une plainte pénale contre son père;

 


──   La dépression sérieuse dont elle fut victime à compter de 1992 constitue le seul élément déclencheur du changement d'attitude qui devait survenir, à la lumière de la profonde conviction de la plaignante, suite à sa psychanalyse et à sa thérapie, que cette dépression constituait une conséquence directe des agressions sexuelles dont elle avait été victime;

 

──   Les coûts de la thérapie et la perte de son emploi la plaçaient alors dans une situation financière extrêmement difficile, l'entraînant dans une démarche qui lui paraissait essentielle pour compenser ses pertes;

 

──   Par ailleurs, toujours dans le maintien de son désir de ne pas porter plainte et sans aucune autre arrière-pensée à l'égard de l'appelant, elle s'adresse d'abord à l'IVAC pour tenter d'obtenir une indemnité de celle-ci, à titre de victime d'acte criminel;

 

──   sa demande eut-elle été acceptée sans réserve qu'aucune demande n'aurait été adressée à l'appelant non plus qu'aucune plainte portée contre celui-ci par elle;

 


──   de ses premiers contacts avec des représentants de l'IVAC, elle acquiert cependant la conviction sincère qu'elle ne pourra obtenir aucune indemnité de celle-ci à moins qu'une plainte pénale ne soit portée contre l'appelant;

 

──   elle s'exprime comme suit à ce sujet:

 

R.      C'est que, d'une façon ou d'une autre, moi, j'allais me faire rembourser ma thérapie.  Puis, je croyais que L'IVAC allait réclamer à mon père.  On m'a expliqué que L'IVAC allait réclamer à mon père ce qu'y allait me donner.

 

Q.      Qui vous a expliqué ça?

 

R.      E... à toutes les fois que j'ai appelé à, à L'IVAC là, la première fois c'est e... l'homme qui répond. Mais j,ai parlé aussi à un avocat.  Deux (2) a..., deux (2) avocats, un homme puis une femme qui...

 

Q.      Un homme puis une femme.  Qui?

 

R.      Qui m'ont dit que la plupart du temps, y réclamait mais dans les causes d'inceste, c'était très difficile.

 

Q.      De réclam... Que L'IVAC réclamait pas...

 

R.      Non.  Que c'était très difficile e... d'aller en Cour parce que y fallait qu'y soit déjà e... reconnu coupable auparavant.                

Q.      Pour faire une demande... Je comprends pas.  Pour que vous puissiez faire une demande à L'IVAC?

 

R.      Non. Je pouvais essayer de faire une demande à L'IVAC...

 

Q.      O.K.

 

R.      Mais ils me demandaient de faire une plainte au Criminel.

 

Q.      O.K.

 


R.      Puis e... que, après la suite des procédures, eux pourraient peut-être faire une réclamation à mon père.

 

Q.      O.K. Mais ça, ça c'était moins...

 

R.      Mais c'est, c'est, y m'ont pas garanti que c'était ça là.

 

Q.      Qu'y feraient une réclamation à votre père, ça, c'était pas sûr?

 

R.      Non, non, non.

 

Q.      O.K.  L'exigence que vous portiez plainte au Criminel, est-ce qu'elle existait?  Y vous ont... Y ...  C'était obligatoire pour faire une réclamation à L'IVAC que vous portiez une plainte au Criminel contre votre père?

 

R.      Pas nécessairement mais ça faci...

 

Q.      Non plus.

 

R.      Falici... facilitait les choses...

 

............................................................

 

R.      Ouan, mais comme j'ai dit au début là, le rapport de police, ça venait avec L'IVAC.  Moi, je continuais mes procédures avec L'IVAC pour que eux puissent me payer ma thérapie.

 

 


C'est dans l'arrêt R. c. ROURQUE[2], bien différent en ce qui concerne la nature de l'acte criminel en cause, que le juge en chef Laskin émettait l'opinion, pour la minorité, que les tribunaux étaient titulaires d'un pouvoir de common law de suspendre des poursuites lorsque celles-ci constituaient un abus de procédures en ce qu'elles étaient oppressives ou vexatoires.

 

Ce principe fut réitéré par la Cour suprême, unanime, dans R. c. JEWITT[3], qui reconnaissait l'existence de ce pouvoir.  Le juge Dickson s'exprime en ces termes au nom de la Cour:

 

Je fais mienne la conclusion de la Cour d'appel de l'Ontario dans son arrêt R. c. Young, précité, et j'affirme que "le juge du procès a un pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre l'instance lorsque forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence qu'a la société, ainsi que d'empêcher les abus des procédures de la Cour par une procédure oppressive ou vexatoire."  J'adopte aussi la mise en garde que fait la Cour dans l'arrêt Young, portant que c'est là un pouvoir qui ne peut être exercé que dans les "cas les plus manifestes.

 

 (Page 136)

 


Dès 1989, cependant, la Cour suprême, dans l'affaire R. c. CONWAY[4], apportait certaines clarifications à ce pouvoir.  Madame la juge L'Heureux-Dubé, au nom de la majorité, le subordonne au support de la collectivité à notre système de justice pénale.  Elle s'exprime ainsi :

 

C'est là reconnaître que les tribunaux doivent avoir le respect et le soutien de la collectivité pour que l'administration de la justice criminelle puisse adéquatement remplir sa fonction.  Par conséquent, lorsque l'atteinte au franc-jeu et à la décence est disproportionnée à l'intérêt de la société d'assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies, l'administration de la justice est mieux servie par l'arrêt des procédures.

 

(Page 1667)

(soulignements ajoutés)

 

Quelques années plus tard dans R. c. POWER[5], madame l'Heureux-Dubé, toujours au nom de la majorité, ajoute une nouvelle réserve, soit celle de la limitation de ce pouvoir aux «cas les plus manifestes»:

 

Je conclus, par conséquent, que, dans les affaires criminelles, les tribunaux ont un pouvoir discrétionnaire résiduel de remédier à un abus de la procédure de la Cour, mais uniquement dans les "cas les plus manifestes", ce qui, à mon avis, signifie un comportement qui choque la conscience de la collectivité et porte préjudice à l'administration régulière de la justice au point qu'il justifie une intervention des tribunaux.

 


Pour conclure que la situation est "à ce point viciée" et qu'elle constitue l'un des "cas les plus manifestes", tel que l'abus de procédure a été qualifié par la jurisprudence, il doit y avoir une preuve accablante que les procédures examinées sont injustes au point qu'elles sont contraires à l'intérêt de la justice.

 

(Page 615)

 

Dans l'arrêt CANADA (MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c. TOBIASS[6], la Cour suprême résume et clarifie dans les termes suivants:

 

Le plus souvent, on demande la suspension des procédures pour corriger l'injustice dont est victime un particulier en raison de la conduite répréhensible de l'État.  Toutefois, il existe une «catégorie résiduelle» de cas où une telle suspension peut être justifiée.  Le juge L'Heureux-Dubé l'a décrite de cette façon dans l'arrêt R. c. O'Connor, 1995] 4 R.C.S. 411, au par. 73 :

 

Cette catégorie résiduelle ne se rapporte pas à une conduite touchant l'équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d'autres droits de nature procédurale énumérés dans la Charte, mais envisage plutôt l'ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d'une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l'intégrité du processus judiciaire.

 

Cette catégorie résiduelle, il faut le noter, est une petite catégorie.  Dans la grande majorité des cas, l'accent sera mis sur le caractère équitable du procès.

 

S'il appert que l'État a mené une poursuite de façon à rendre les procédures inéquitables ou qu'il a porté par ailleurs atteinte à l'intégrité du système judiciaire, il faut satisfaire à deux critères pour que la suspension constitue une réparation convenable.  Les voici :

 


(1)     le préjudice causé par l'abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue ;

 

(2)     aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice. (O'Connor, précité, au par. 75.)

 

Le premier critère est d'une importance capitale.  Il reflète le caractère prospectif de cette réparation.  La suspension des procédures ne corrige pas le préjudice causé, elle vise à empêcher que ne se perpétue une atteinte qui, faute d'intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l'avenir.  Voir l'arrêt O'Connor au par. 82.  Pour cette raison, il faut satisfaire au premier critère même s'il s'agit d'un cas visé par la catégorie résiduelle.  Voir l'arrêt O'Connor, au par. 75.  Le simple fait que l'État se soit mal conduit à l'égard d'un individu par le passé ne suffit pas à justifier la suspension des procédures.  Pour que la suspension des procédures soit appropriée dans un cas visé par la catégorie résiduelle, il doit ressortir que la conduite répréhensible de l'État risque de continuer à l'avenir ou que la poursuite des procédures choquera le sens de la justice de la société.  Ordinairement, la dernière condition ne sera pas remplie à moins que la première ne le soit aussi - la société ne s'offusquera pas de la poursuite des procédures à moins qu'une forme de conduite répréhensible soit susceptible de persister.  Il peut y avoir des cas exceptionnels où la conduite reprochée est si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant.  Mais de tels cas devraient être relativement très rares.

 

Après avoir exprimé ces deux exigences, la cour peut tenir compte d'un troisième facteur.  Comme l'a dit le juge L'Heureux-Dubé, «lorsque l'atteinte au franc-jeu et à la décence est disproportionnée à l'intérêt de la société d'assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies, l'administration de la justice est mieux servie par l'arrêt des procédures» : R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, à la p. 1667.  Selon nous, cela veut dire qu'il peut y avoir des cas où il sera approprié de mettre en balance les intérêts que servirait la suspension des procédures et l'intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond.  Naturellement, cela ne signifie pas qu'une préoccupation publique passagère puisse jamais l'emporter sur un acte apparenté à une conduite répréhensible grave.  Au contraire, ce facteur ne fait que reconnaître que, dans certains cas, lorsqu'il n'est pas sûr que l'abus justifie la suspension des procédures, l'intérêt irrésistible de la société à ce qu'il y ait un débat sur le fond pourrait faire pencher la balance en faveur de la poursuite des procédures. 

 

 

(Page 427)


 

 

Enfin, la Cour suprême invitait les cours d'appel à la réserve à l'égard de la décision d'un juge de première instance: 

 

La suspension des procédures est une réparation discrétionnaire.  Par conséquent, une cour d'appel ne peut pas intervenir à la légère dans la décision d'un juge de première instance d'accorder ou de ne pas accorder cette suspension.  La situation en l'espèce ressemble à celle que notre collègue le juge Gonthier a évoquée dans l'arrêt Elsom c. Elsom, [1989] 1 R.C.S. 1367, à la p. 1375 :

 

... une cour d'appel ne sera justifiée d'intervenir dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un juge de première instance que si celui-ci s'est fondé sur des considérations erronées en droit ou sa décision est erronée au point de créer une injustice. 

 

(Pages 426-427)

 

Outre ces arrêts de la Cour suprême, il convient de référer également à deux arrêts de cours d'appel où l'arrêt des procédures ne fut pas jugé approprié.

 


Dans R. c. XENOS[7], notre Cour fut appelée à examiner s'il était approprié d'accorder l'arrêt des procédures dans une affaire où le témoin principal de la Couronne, dans une cause d'incendie criminel, était payé par la compagnie d'assurances de l'accusé pour témoigner au procès;  partie de la somme convenue était conditionnelle à l'obtention d'une condamnation de l'accusé, dont l'effet aurait été d'exonérer l'assureur du paiement de l'indemnité d'assurance.  Notre Cour a conclu unanimement que l'arrêt des procédures était une sanction qu'il ne convenait pas d'appliquer en l'espèce parce que trop absolue.  Nous avons plutôt ordonné la tenue d'un nouveau procès à l'intérieur duquel le témoignage en question devrait être exclu.  C'est la crédibilité du témoin que le geste répréhensible fut considéré avoir vicié, et non nécessairement la tenue du procès. 

 

La juge L'Heureux-Dubé, dans l'affaire R. c. O'CONNOR[8] devait souligner qu'il s'agissait là d'un excellent exemple d'alternative disponible aux tribunaux au lieu d'un arrêt des procédures et réitérait la nécessité de rechercher effectivement une sanction proportionnée à la nature de l'abus.

 


Enfin, et devrais-je peut-être dire surtout, le récent jugement de la Cour d'appel de Terre-Neuve dans l'affaire R. c. FINN[9], confirmé par la Cour suprême du Canada[10], me paraît le plus pertinent en regard des faits en l'espèce.  La victime d'une fraude avait menacé l'accusée de la dénoncer si elle ne lui rendait pas les biens dont elle la soupçonnait de l'avoir fraudé.  Ceci fut fait à l'insu de la police et de la Couronne à qui aucun reproche ne pouvait être fait.  Le juge de première instance devait néanmoins conclure que le comportement du plaignant justifiait l'arrêt des procédures.  La Cour d'appel de Terre-Neuve cassa cette décision et ordonna la tenue d'un nouveau procès.  Elle conclut que les motifs qui avaient poussé le plaignant à dénoncer l'accusé ne devraient pas avoir pour effet d'absoudre celle-ci de sa responsabilité criminelle.  Le juge Marshall, au nom de la Cour, exprime la question comme suit:

 

The ensuring inquiry will occupy itself, therefore, with the question of whether these threats to use the criminal process for the purpose of enforcing payment and indebtedness afforded legal justification to ground an abuse of process holding in circumstances where, as the judge also found ‘no improper motive or action is attributed to either the police or the Crown’. ”

 


pour conclure de la façon suivante:

 

        Neither can the state's power to prosecute be impaired, nor the public protection be subsumed, by a second wrongful act [extortion by the victim.  It can rationally be inferred that the informed citizen would appreciate this and would expect the second wrong to be addressed through extortion charges under s. 346 of the Criminal Code, if it were, in fact, serious enough to warrant the laying of charges.  However, it is not reasonable to assume that he or she would expect such threats, regardless of their blameworthiness, to absolve the perpetrator of the fraud or theft where no participation in the impugned actions can be imputed to the Crown.  Rather than looking adversely on a justice system which exacted stays of proceedings in such circumstances, it is more tenable to anticipate the average reasonably informed citizen would look askance at it. 

 

(Pages 56-57)

 

............................................................

 

Where there has been neither police nor Crown involvement, nor acquiescence, in the perceived misuse of the criminal justice system through complaints laid by the alleged victim to enforce recovery of moneys from the accused, the Attorney General's power to prosecute ought not to be impaired. The complainant's motivation for laying the complaints should not have the effect of absolving the accused from responsibility to respond to legitimate charges.  It is reasonable to infer that the public, for different reasons depending upon the awareness of the respective interests protected by the civil and criminal law, would perceive nothing perverse in a public prosecution of complaints, such as this  appeals presents, where there was neither direct nor indirect police participation in the complainant's impugned conduct.  To the contrary, it appears more logical to anticipate that the general public would view adversely the entry of a stay, which would be tantamount to acquittal, in these circumstances.

 

(Page 57)   

 

 


Je suis d'avis que les commentaires précités peuvent être appliqués mutatis mutandis, en l'instance, même si le juge Sopinka, confirmant cet arrêt de la Cour d'appel de Terre-Neuve au nom de la Cour suprême, s'exprimait dans les termes suivants:

 

This is an appeal as of right.  In our opinion, this is not one of those clearest of cases in which an abuse of process should be found.  The charges were laid after an independent investigation and decision by the authorities.  It cannot therefore be said that the purpose of the prosecution was to advance the civil interest of the complainant to recover a debt.  Moreover there was no unfairness such as would amount to an abuse of process. 

 

(Pages 10 et 11)

 


On pourrait, en effet, être facilement tenté d'appliquer trop littéralement cette affirmation du juge Sopinka aux faits de la présente cause en assimilant l'intention de recouvrer une indemnité de l'IVAC à la poursuite d'une telle dette civile.  Je suis d'avis que le juge Sopinka référait plutôt à une plainte qui serait portée par la Couronne, dans le seul but de forcer un accusé à exécuter une obligation civile pour éviter une condamnation criminelle.  Ainsi, tel aurait pu être le cas en l'espèce si la plaignante, en assumant l'inexistence de l'IVAC, aurait, par exemple, porté plainte en avisant l'appelant qu'elle poursuivrait sa plainte ou qu'elle la retirerait selon qu'il accepterait ou non de l'indemniser.  Mais tel n'est pas le cas, en l'espèce, comme on l'a vu plus tôt.  Deux distinctions fondamentales me permettent de soustraire les motifs de la plaignante, en l'espèce, de l'énoncé du juge Sopinka. 

 

En premier lieu, il ressort de l'ensemble de la preuve que c'est l'IVAC, à toutes fins pratiques, qui a non seulement influencé mais convaincu la plaignante de la nécessité de porter plainte.

 

En second lieu, le silence de l'appelant, non pas au procès puisqu'il s'agissait-là de l'exercice d'un droit fondamental duquel on ne peut tirer aucune conclusion, mais dans le cadre du voir-dire, rend extrêmement difficile toute conclusion d'injustice à l'égard d'un innocent présumé, victime d'une véritable tentative d'extorsion et susceptible donc d'être trouvé coupable d'un acte criminel comme conséquence injustifiée de son refus de donner suite à une telle tentative d'extorsion.

 


Je suis au contraire d'avis, selon la preuve, que la plaignante, devant le dilemme découlant, d'une part, de son drame psychologique et de ses effets résultant du crime dont elle avait été victime dans sa jeunesse et, d'autre part, de l'attitude de l'IVAC, a plutôt offert à l'appelant une chance ultime d'éviter les poursuites criminelles qui, en l'espèce, ont été décidées par la Couronne, et qui auraient aussi bien pu être déclenchées par une plainte portée par l'IVAC elle-même.

 

Je suis effectivement d'avis, comme le premier juge, à la lumière de la preuve, que le but de la victime en portant plainte n'était pas de soutirer de l'appelant une indemnité dont ce dernier n'aurait pas été redevable si les faits reprochés n'étaient pas véridiques mais uniquement de poser le geste auquel elle s'était refusé depuis des années, sur les pressions de sa mère, afin d'obtenir de l'IVAC une l'indemnisation à laquelle elle avait droit.  Cette conclusion me paraît s'imposer davantage à la lumière des commentaires de la Cour suprême sur la norme de contrôle de la Cour d'appel dans l'arrêt précité de TOBIASS, en considérant le fait que le premier juge a eu l'occasion de voir la victime, de l'entendre, et de porter un jugement de valeur sur l'absence de toute intention malicieuse de sa part. 

 


Je terminerais en exprimant l'opinion que la conscience de la collectivité, en l'espèce, serait probablement plus choquée par un arrêt des procédures que par le comportement de la victime.  À mon avis, l'intérêt collectif, en l'espèce, ne saurait céder le pas à une réaction somme toute justifiable de la part de la victime, qui ne prive l'accusé d'aucun droit et, dans les circonstances, une ordonnance d'arrêt des procédures serait sans doute plus attentatoire à l'image et au respect du système judiciaire que l'inverse.

 

Je suis donc d'avis, sur le tout, de rejeter le pourvoi.

 

                                                                                       

                                    ANDRÉ BROSSARD, J.C.A.       

 

 



     [1]L.R.Q., ch. I-6.

     [2][1978] 1 R.C.S. 1021.

     [3][1985] 2 R.C.S. 128.

     [4][1989] 1 R.C.S. 1659.

     [5][1994] 1 R.C.S. 601.

     [6][1997] 3 R.C.S. 391.

     [7][1992] 43 Q.A.C. 212.

     [8][1995] 4 R.C.S. 411.

     [9]106 C.C.C. (3d) page 43.

     [10][1997] 1 R.C.S. 10.

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