[1] LA COUR; - Statuant sur le pourvoi contre un jugement rendu le 9 novembre 2004 par la Cour supérieure, district de Bonaventure (l'honorable Michèle Lacroix), ayant rejeté l'action en dommages et intérêts de 226 300 $ intentée par l'appelant;
[2] Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;
[3] Pour les motifs de la juge Dutil, auxquels souscrivent le Juge en chef et le juge Giroux;
[4] ACCUEILLE le pourvoi, avec dépens;
[5] INFIRME le jugement de première instance et procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu :
[6] ACCUEILLE en partie l'action, avec dépens;
[7] CONDAMNE l'intimé, le Procureur général du Québec, à payer à l'appelant la somme de 48 707 $, avec intérêt au taux légal et l'indemnité additionnelle en vertu de l'article 1619 C.c.Q. depuis l'assignation.
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MOTIFS DE LA JUGE DUTIL |
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[8] L'appelant, M. André Guité, poursuit M. Régis Gauthier, un ancien policier, ainsi que l'intimé, le Procureur général du Québec (PGQ), pour des dommages de 226 300 $ subis lors d'une altercation avec M. Gauthier.
[9] Le dimanche 22 mars 1998, M. Gauthier, alors policier à l'emploi de la Sûreté du Québec (Sûreté), se trouve sur la Route 132 en direction de Rimouski. Il fait alors tempête et la visibilité est presque nulle par endroits.
[10] M. Guité est camionneur et effectue le trajet de Murdochville à Montréal. Il se trouve également sur la Route 132. Un compagnon de route, M. Jean-Guy Goupil, le suit au volant d'un autre camion.
[11] À 50 kilomètres environ de Rimouski, les conditions routières sont très mauvaises. M. Gauthier voit arriver le camion conduit par M. Guité. Ce dernier le suit de très près. M. Gauthier réussit à se ranger sur l'accotement de la route pour le laisser passer.
[12] Quelques minutes plus tard, M. Goupil, au volant d'un camion bleu, se retrouve à son tour derrière l'automobile de M. Gauthier et il effectue quelques manœuvres dans le but de le dépasser. Il réussit finalement alors que la visibilité est nulle.
[13] M. Gauthier, et particulièrement sa conjointe, ont très peur puisque la poudrerie causée par le dépassement du camion les empêche de voir la route.
[14] Par la suite, M. Gauthier tente sans succès de rattraper le camion dont il a remarqué la couleur bleue. Il espère que ses collègues de la Sûreté ont barré la route à Sainte-Flavie à cause de la tempête de neige, ce qui lui permettra de procéder à l'identification des deux camionneurs et de leur remettre des constats d'infraction. Il n'y a cependant pas de barrage routier à cet endroit.
[15] À Rimouski, la route est toutefois fermée. M. Gauthier se rend alors dans le stationnement d'un centre commercial où il y aperçoit des camions, dont celui de couleur bleue. Il descend de sa voiture avec l'intention d'identifier les deux camionneurs et de leur remettre finalement des constats d'infraction.
[16] Dans ce but, il s'approche du camion bleu et grimpe sur le marchepied. M. Goupil pense d'abord que M. Gauthier veut lui parler de la tempête. Or, il lui reproche plutôt sa conduite dangereuse sur la Route 132. M. Gauthier se présente comme étant caporal à la Sûreté et demande à M. Goupil de s'identifier. Ce dernier n'obtempère pas à sa requête.
[17] M. Guité, à ce moment, se trouve dans son camion qui est stationné immédiatement à côté de celui conduit par M. Goupil. Il constate qu'un individu est monté sur le marchepied du camion de son compagnon et il communique avec ce dernier par radio pour s'assurer que tout va bien. M. Goupil lui fait signe d'attendre. M. Guité prend donc le temps de compléter son registre d'heures de conduite avant de se rendre dans le camion conduit par M. Goupil.
[18] Dès qu'il entre dans le camion, M. Guité s'informe de ce qui se passe. M. Gauthier s'identifie comme caporal à la Sûreté et explique qu'il a affaire à M. Goupil. Le ton monte et M. Guité lui demande, en utilisant un vocabulaire vulgaire et agressant, de quitter les lieux.
[19] M. Guité sort alors du camion pour se rendre au restaurant. À ce moment, M. Gauthier descend du marchepied. Il prend le temps d'enlever sa veste de suède et de la déposer dans la voiture de sa conjointe. Il rejoint ensuite M. Guité à l'avant du camion et l'attaque. Ce dernier reçoit plusieurs coups de poing au visage, au nez et aux côtes. M. Goupil intervient alors, ce qui permet à M. Guité d'aller chercher une barre de fer pour se défendre.
[20] M. Gauthier quitte immédiatement les lieux mais est intercepté plus tard par la Sûreté municipale de Rimouski pour être interrogé à la suite de la plainte portée contre lui par M. Guité. Ce dernier a le nez fracturé et des côtes cassées.
[21] Lorsqu'il est libéré par les policiers municipaux, M. Gauthier se rend au poste de la Sûreté pour y ouvrir deux dossiers concernant les infractions qu'auraient commises MM. Guité et Goupil.
[22] Par la suite, M. Gauthier est suspendu de ses fonctions. Toutefois, d'autres enquêteurs reprennent les dossiers d'infractions et obtiennent, le 24 avril 1998, un mandat de perquisition pour saisir les registres d'heures de conduite de MM. Guité et Goupil. À la suite des saisies, aucune accusation n'est portée.
[23] Le 31 juillet 1999, M. Gauthier est condamné pour voies de fait ayant causé des lésions corporelles à M. Guité. Alors que le Comité de déontologie policière lui avait imposé une suspension de 180 jours sans salaire, le directeur de la Sûreté décide par la suite de le congédier.
[24] La juge de première instance rejette l'action de M. Guité. Elle constate d'abord que M. Gauthier a fait cession de ses biens le 27 août 1999 et qu'un avis de suspendre les procédures contre lui a été déposé au dossier de la Cour supérieure.
[25] Au regard de la responsabilité de la Sûreté, la première juge conclut qu'elle ne peut être retenue puisque M. Gauthier, même s'il était agent de la paix au moment des événements, n'agissait pas dans l'intérêt de son employeur lorsqu'il s'est battu avec M. Guité. Elle est d'avis qu'« un policier ou un agent de la paix ne peut assouvir ses instincts et prétendre agir dans l'exercice de ses pouvoirs et fonctions et engager la responsabilité de son employeur ».
La responsabilité
[26] L'article 1463 du Code civil du Québec (C.c.Q.) édicte que le commettant est responsable du préjudice causé par son préposé, lorsqu'il est dans l'exercice de ses fonctions :
1463. Le commettant est tenu de réparer le préjudice causé par la faute de ses préposés dans l'exécution de leurs fonctions; il conserve, néanmoins, ses recours contre eux.
[27] Quant à l'article 1464 C.c.Q., il précise que :
Le préposé de l'État ou d'une personne morale de droit public ne cesse pas d'agir dans l'exécution de ses fonctions du seul fait qu'il commet un acte illégal, hors de sa compétence ou non autorisé, ou du fait qu'il agit comme agent de la paix.
[28] En l'espèce, il faut déterminer si M. Gauthier, lors de l'altercation avec M. Guité, était dans l'exercice de ses fonctions. En ce qui concerne la faute, elle n'est pas contestée.
[29] L'article 49 de la Loi sur la police[1] prévoit que les policiers sont des agents de la paix sur tout le territoire. Lorsqu'ils agissent à ce titre, ils ne cessent pas d'être préposés :
49. Les policiers sont agents de la paix sur tout le territoire du Québec.
Pour la détermination de sa responsabilité civile à l'égard des tiers, un policier ne cesse pas d'agir à titre de préposé lorsqu'il agit en qualité d'agent de la paix.
Toutefois, le policier municipal qui, à la demande du ministre ou de la Sûreté du Québec, agit en qualité d'agent de la paix est, pour la détermination de sa responsabilité civile à l'égard des tiers et pour l'application de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (chapitre A-3.001), réputé le préposé du ministre.
[30] Le 22 mars 1998, même s'il n'était pas en fonction comme policier de la Sûreté, M. Gauthier possédait les pouvoirs d'un agent de la paix. En vertu de l'article 72 du Code de procédure pénale[2] du Québec, il pouvait exiger de MM. Goupil et Guité qu'ils lui déclarent leurs noms et adresses afin que soit dressé un constat d'infraction.
[31] Puisqu'il n'y avait pas de barrage routier à Sainte-Flavie, M. Gauthier et sa conjointe ont poursuivi leur voyage vers Rimouski. Dès qu'il a aperçu les camions dans le stationnement du centre commercial, M. Gauthier avait l'intention, comme agent de la paix, d'identifier non seulement M. Goupil mais également M. Guité, afin de leur remettre des constats d'infraction au Code de la sécurité routière. C'est dans ce but qu'il s'est d'abord approché du camion bleu conduit par M. Goupil.
[32] Il appert d'ailleurs de la preuve que ce n'était pas la première fois que M. Gauthier, en dehors de ses heures de travail, remettait des constats d'infraction en tant qu'agent de la paix.
[33] Lorsque M. Gauthier s'est présenté à M. Goupil comme caporal de la Sûreté et qu'il lui a demandé de s'identifier en expliquant qu'il avait observé des manœuvres dangereuses de sa part sur la Route 132, il était clairement dans l'exercice de ses fonctions.
[34] Par la suite, M. Guité est monté à bord du camion bleu et, constatant ce qui se passe, après que M. Gauthier s'identifie à lui comme étant un caporal de la Sûreté, il lui dit, dans un langage vulgaire, de quitter les lieux. Le ton monte. M. Gauthier s'emporte également.
[35] La juge de première instance décrit ainsi la scène :
[30] André Guité prend le temps de compléter son registre d’heures de conduite et de travail. Par la suite, il traverse pour savoir enfin ce qui se passe et s’assoit dans le camion. Il s’adresse à Régis Gauthier. Ce dernier ne veut rien savoir de lui. Ce n’est pas après lui qu’il en a.
[31] Régis Gauthier l’invite à se battre. André Guité n’est pas intéressé.
[32] Régis Gauthier s’identifie à André Guité comme membre de la Sûreté du Québec depuis vingt ans. Il ne demande pas à André Guité de s’identifier.
[33] Régis Gauthier les invite à sortir du camion.
[34] Au bout d’environ cinq minutes, André Guité sort du camion pour aller manger au restaurant avec ses deux autres compagnons, Jean-Guy Goupil et Francis, le conducteur du troisième camion stationné à côté de celui d’André Guité.
[35] Régis Gauthier est toujours sur le marchepied.
[36] André Guité lui dit de ¨décrisser¨.
[37] Régis Gauthier est au maximum de son exaspération et de sa colère. Il descend du marchepied, enlève son veston de suède, ouvre la portière arrière du véhicule automobile du côté passager et garroche son manteau sur le banc.
[38] André Guité est à l’avant du camion. Régis Gauthier se lance brusquement à l’assaut d’André Guité et le prend à la gorge. Régis Gauthier est plus lourd et plus fort qu’André Guité. Ce dernier tombe à terre. La bataille est prise.
[39] André Guité reçoit des coups de poing au visage, au nez et aux côtes.
[36] La première juge conclut que bien que « l'occasion de l'exercice des fonctions est un concept large », il ne peut, à son avis, « endosser ce genre de conduite ».
[37] Dans la présente affaire, M. Gauthier, préposé de la Sûreté, a commis un délit civil qui est en fait l'équivalent d'un acte criminel, soit des voies de fait ayant causé des lésions corporelles[3]. Dans ce cas, le commettant ne peut être exonéré du simple fait que le dommage résulte d'un délit ou d'un crime.
[38] La Cour, dans l'arrêt Havre des femmes inc. c. Dubé[4], examine la question et conclut que pour qu'un abus de fonction entraîne la responsabilité du commettant, il faut établir deux conditions : le préposé doit demeurer dans le cadre général de ses fonctions et la faute commise doit l'être pour le bénéfice, au moins partiel, du commettant.
[39] La Cour suprême, dans l'arrêt Hudson's Bay Co. c. Vaillancourt[5], a reconnu la responsabilité du commettant alors que le gérant d'un poste de fourrures, dans le grand Nord du Québec, a déchargé son arme à feu sur un subalterne, croyant que ce dernier venait de lui manquer de respect. Le gérant était sous l'influence de l'alcool.
[40] De même, la Cour supérieure, dans l'affaire Brault c. City of Montreal[6], a jugé un commettant responsable parce que son préposé, un policier, a abusé de ses fonctions en arrêtant un citoyen sans motif en dehors de ses heures de travail.
[41] En l'espèce, M. Guité a été blessé par M. Gauthier lors de l'intervention de ce dernier comme agent de la paix. On ne peut diviser la séquence des événements en deux parties distinctes de façon à ce que M. Gauthier cesse d'être dans l'exécution de ses fonctions lorsqu'il descend du marchepied et se dirige vers l'avant du camion pour attaquer M. Guité. Il ne cesse pas d'être dans l'exécution de ses fonctions parce qu'il commet un crime. Il s'agit manifestement d'un abus de fonction et même dans ce cas, il était dans le cadre de ses fonctions.
[42] Par ailleurs, la juge de première instance a omis de considérer que cette opération, au cours de laquelle la faute a été commise, a été faite au bénéfice de l'employeur.
[43] En effet, la Sûreté s'est servie des dossiers ouverts par M. Gauthier aux noms de MM. Guité et Goupil pour poursuivre l'enquête. Des policiers ont obtenu, près de un mois plus tard, le 24 avril 1998, des mandats de perquisition pour saisir leurs registres d'heures de travail afin de porter des accusations de conduite dangereuse. Il appert clairement de la dénonciation complétée par les enquêteurs pour obtenir les mandats qu'ils se sont servis des informations fournies par M. Gauthier. Les premières allégations de cette dénonciation sont ainsi rédigées :
Les motifs raisonnables au soutien de la demande sont les suivants :
- Le 22 mars 1998, le caporal Régis Gauthier de la Sûreté du Québec de Rimouski circulait au volant de son véhicule personnel sur la route 132 à la hauteur de Les Boules (Matane).
- Le caporal Gauthier fut témoin de la conduite dangereuse de deux (2) individus au volant de deux (2) camions différents.
- Éléments de danger observés par le caporal Gauthier : visibilité réduite à nulle, chaussée glacée et enneigée, suivre de trop près, dépassement dangereux.
Le caporal Gauthier a par la suite reconnu les deux (2) camions garés dans la cour du centre d'achat Le Carrefour à Rimouski.
- Le caporal Gauthier est allé pour discuter avec les camionneurs relativement à leur conduite. Il y a eu une altercation entre le caporal Gauthier et l'un des chauffeurs. Dossier de la Sûreté municipale de Rimouski RIM-980322-006.
[…]
(Je souligne)
[44] À mon avis, en poursuivant l'enquête entreprise par M. Gauthier, alors qu'elle savait pertinemment dans quelles circonstances elle s'était déroulée, la Sûreté a reconnu que ce dernier agissait comme son préposé, dans le cadre de ses fonctions, lorsqu'il a posé les gestes ayant causé des dommages à M. Guité.
[45] La juge de première instance ne s'est pas prononcée sur le montant des dommages réclamés par M. Guité. Devant notre Cour, les parties ont convenu de certaines admissions afin d'éviter que le dossier ne soit retourné à la Cour supérieure dans l'éventualité où la responsabilité du PGQ serait reconnue.
[46] En première instance, M. Guité réclamait 226 300 $ en dommages. Dans sa déclaration, il les détaille ainsi :
Déboursés
a) Frais d'expertise médicale 300 $
b) Frais de transport pour soins médicaux 500
c) Divers 500
Total 1 300 $
Dommages généraux
a) Perte de revenu durant son incapacité 20 000 $
totale temporaire
b) Incapacité partielle permanente 35 000
c) Préjudice esthétique 40 000
d) Douleurs, souffrance et inconvénients 30 000
TOTAL 125 000 $
Dommages exemplaires 100 000 $
[47] En appel, les parties font les admissions suivantes :
- le déficit anatomophysiologique (D.A.P.) est fixé à 4 %;
- les revenus de travail perdus par le demandeur sont fixés à 10 140 $ (il a dû être remplacé par deux camionneurs, M. Denis Pelchat qui a reçu 5 460 $ et M. Steve Roy qui a reçu 4 680 $);
- le coût de l'expertise du demandeur est fixé à 300 $;
- le coût des transports supportés par le demandeur est fixé à 500 $;
- les sommes reçues par le demandeur en vertu du régime d'indemnisation des victimes d'actes criminels (IVAC) : 12 233 $ (à soustraire).
[48] M. Guité, en appel, évalue ses dommages de la façon suivante :
Pertes pécuniaires
Perte de revenu 10 140,00 $
Déficit anatomophysiologique 4 % 25 165,66
Frais d'expertise 300,00
Transport 510,90
36 116,56 $
Pertes non pécuniaires
Préjudice esthétique (17 %) 45 449,50 $
Souffrance et inconvénients (6,5 %) 17 377,75
62 827,25 $
[49] Au total, ses dommages s'élèveraient à 98 943,81$ plutôt qu'à 226 300 $, tel qu'il les évaluait en première instance. M. Guité ne mentionne plus, en appel, sa réclamation de 100 000 $ en dommages exemplaires. Même s'il l'avait fait, aucune preuve ne permet de conclure que le PGQ, en tant que commettant, aurait commis une atteinte intentionnelle justifiant l'attribution de dommages punitifs au sens de l'article 1621 C.c.Q.
[50] En ce qui concerne le PGQ, il évalue les dommages subis par M. Guité à 25 707 $ :
- Perte de revenus : 10 140 $
- Frais d'expertises du demandeur : 300 $
- Frais de transport du demandeur : 500 $
- Incapacité partielle permanente (troubles et inconvénients ou perte de jouissance de la vie résultant d'une diminution de l'intégrité physique) : 16 000 $
- Préjudice esthétique : 6 000 $
- Souffrances et douleurs : 5 000 $
- Moins les sommes reçues de l'IVAC : 12 233 $
- TOTAL : 25 707 $
[51] Le PGQ plaide également que les intérêts prévus à l'article 1618 C.c.Q. devaient courir à compter de l'assignation le 21 février 2001. Quant à l'indemnité additionnelle, il soutient que la Cour devait exercer sa discrétion puisque le montant des dommages réclamés en première instance, soit 226 300 $, est nettement exagéré.
[52] L'article 1611 C.c.Q. édicte de quelle façon les dommages doivent être évalués :
1611. Les dommages-intérêts dus au créancier compensent la perte qu'il subit et le gain dont il est privé.
On tient compte, pour les déterminer, du préjudice futur lorsqu'il est certain et qu'il est susceptible d'être évalué.
[53] C'est donc la perte subie et le gain dont M. Guité est privé qui doivent être évalués.
[54] En ce qui concerne les dommages pour les frais d'expertise de 300 $ et la perte de revenus de 10 140 $ pendant la période d'incapacité partielle temporaire, ils sont admis. Quant aux frais de transport déboursés par M. Guité pour subir ses traitements médicaux, il les évalue à 510 $. Selon le PGQ, ils sont toutefois admis à 500 $. C'est ce montant qui sera retenu.
[55] M. Guité plaide également qu'il devrait recevoir 25 165,66 $ pour la perte reliée à son incapacité partielle permanente de 4 %. Il calcule son dommage en utilisant la table actuarielle de McKellar. Il a considéré qu'au moment de l'assignation, il était âgé de 41 ans et que son expectative de vie active était de 22,82 ans, soit jusqu'à 65 ans. Pour faire son calcul, il a également utilisé un taux d'actualisation de 2 % et un revenu annuel de 34 082,63 $ :
4 % X 34 082,63 $ X 18,4593 = 25 165,66 $
[56] Avec égards, la preuve n'indique nullement de perte de revenus pour M. Guité après la période d'incapacité totale temporaire pendant laquelle il a dû engager deux employés pour travailler à sa place. Il n'y a par conséquent pas lieu d'accorder les dommages réclamés de 25 165,66 $.
[57] Les pertes pécuniaires sont donc les suivantes :
Perte de revenus durant la période 10 140 $
d'incapacité partielle permanente
Frais d'expertise 300
Frais de transport 500
10 940 $
[58] Ces dommages sont accordés non seulement pour la souffrance, la douleur, la perte de jouissance de la vie et les inconvénients mais également pour le préjudice esthétique.
[59] En effet, il est difficile de séparer ces différents chefs de réclamation dans un cas comme celui de M. Guité. Le professeur Daniel Gardner[7] s'exprime ainsi à ce sujet :
En dehors de ces hypothèses, nous croyons qu'il est hasardeux de vouloir procéder sous des chefs distincts, le préjudice esthétique se confondant alors en totalité ou en partie avec les souffrances morales, les inconvénients et la perte de jouissance de la vie. Les souffrances morales de la victime qui conservera toute sa vie une cicatrice sur la joue seront évidemment plus importantes que si cette cicatrice apparaît sur le pied, la victime gravement brûlée ressentira sans conteste des douleurs plus aiguës que pour une simple fracture, etc. C'est pourquoi nous appuyons la pratique jurisprudentielle de plus en plus répandue qui consiste à regrouper le préjudice esthétique avec les autres pertes non pécuniaires. […]
(Renvoi volontairement omis)
[60] En l'espèce, M. Guité a eu le nez et des côtes fracturées. La preuve révèle que le 22 mars 1998, après l'altercation avec M. Gauthier, il a été amené à l'hôpital de Rimouski où il a reçu les premiers soins. Quelques jours plus tard, il a dû être référé à l'hôpital de Maria parce qu'il avait fait une hémorragie. Avant son admission, il a fait une deuxième hémorragie et a dû se présenter d'urgence à l'hôpital pour qu'elle soit contrôlée. Il a finalement été opéré et est resté à Maria pendant une semaine pour y recevoir des soins.
[61] Par la suite, M. Guité a éprouvé des difficultés à respirer et a souffert de maux de tête. Il a également eu des problèmes de vision.
[62] En ce qui concerne ses côtes fracturées, M. Guité explique que ce fut très douloureux. Il ne pouvait pas faire d'efforts et éprouvait de grandes douleurs lorsqu'il toussait.
[63] Aujourd'hui, ses maux de tête sont disparus mais il a toujours des problèmes à respirer. De plus, il éternue très fréquemment, dès qu'il y a un peu de poussière.
[64] M. Guité souffre également à cause du préjudice esthétique subi. Il s'est toujours préoccupé de son apparence et ne peut s'empêcher de toujours voir que son nez est maintenant croche.
[65] Le Dr Maurice Prévost, oto-rhino-laryngologiste (ORL), évalue le préjudice esthétique de M. Guité à 17 %. Il décrit ainsi les blessures subies et les séquelles qui en résultent sur l'apparence du nez :
Lors de cette altercation et/ou assaut, en date du 22 mars 1998, monsieur André Guité a subi une détérioration assez sévère de sa pyramide nasale, touchant à la fois non seulement le nez externe mais aussi le nez interne, et de plus, le tout a rendu cet organe, sans aucun doute, hypofonctionnel, moins performant et presqu'impotent.
Le nez de ce patient était attrayant et il est devenu disgracieux et même vilain.
Le nez de ce patient était fonctionnel, il est devenu dysfonctionnel.
[66] Pour sa part, l'expert du PGQ, le Dr Paul Giguère, également ORL, décrit ainsi les séquelles subies par M. Guité :
Nous demandons au patient les problèmes qui persistent chez lui. Il nous raconte d'abord qu'il y a des éternuements fréquents qui n'existaient pas antérieurement à son traumatisme et qui sont toujours persistants. Il se plaint aussi d'une obstruction nasale droite et du fait qu'il y a une hyposensibilité à la partie inférieure du nez. Enfin, il se plaint de l'aspect esthétique de son nez qui est croche.
Nous procédons à un examen fibroscopique et à un examen externe qui nous montrent une déformation du nez en "C" inversé et la cicatrice au niveau de la racine du nez et la cicatrice péri-orbitaire du côté interne droit. La cicatrice péri-orbitaire interne est à peine visible et la cicatrice au niveau de la racine du nez est apparente mais de 3 mm de long, en étoile.
Nous procédons ensuite à la fibroscopie qui nous démontre une déviation septale avec obstruction nasale droite. Nous mesurons le flot aérien qui nous montre une diminution dans la fosse nasale droite d'environ 50%.
[67] Le Dr Giguère reconnaît toutefois que le principal problème, dans ce dossier, est d'évaluer les pourcentages d'incapacité. Pour ce faire, il utilise le guide d'évaluation de l'Association médicale américaine. Il évalue l'atteinte pour préjudice esthétique à 6 % :
En me basant sur le guide d'évaluation de l'Association médicale américaine soit "AMA Guide's to the Evaluation of Permanent Impaiment", nous établirons d'abord selon ce guide les préjudices esthétiques au niveau du visage. Selon ce guide à la page 256 table 11-5 AMA Guide, 5e Édition, nous devons reconnaître qu'il y a ici une classe II d'atteinte de la personne pour un pourcentage d'incapacité partielle permanente de toute la personne de 6%.
[68] Il n'y a pas eu de véritable débat en première instance concernant le pourcentage à accorder pour le préjudice esthétique. Les experts n'ont pas été entendus et il est par conséquent impossible de déterminer la raison de l'écart important entre les pourcentages accordés.
[69] À mon avis, il nous faut retenir, concernant le préjudice esthétique, que ce dernier est assez important puisque c'est le nez, élément central du visage, qui est atteint. La preuve révèle par ailleurs clairement que M. Guité avait auparavant un beau nez alors que maintenant il est croche et que cela se voit aisément. Le Dr Prévost le qualifie d'ailleurs de « disgracieux » et « vilain ». Les séquelles sont donc importantes et apparentes et elles entraînent une souffrance morale ainsi qu'une perte de jouissance de la vie.
[70] Par ailleurs, il appert de la preuve que M. Guité a souffert pendant plusieurs jours à la suite de la fracture subie à son nez. Il a même dû être opéré le 31 mars 1998 et a passé plusieurs jours à Maria, par la suite, pour recevoir des soins. Les fractures aux côtes ont également été fort douloureuses.
[71] Le plafond fixé par la Cour suprême[8] pour les pertes non pécuniaires, indexé pour les années subséquentes[9], s'établissait à 267 350 $ en 2001.
[72] Dans les circonstances, j'estime équitable d'accorder à M. Guité un montant de 50 000 $ afin, comme le disait M. le juge Dickson, non pas de compenser les pertes mais plutôt d'en atténuer les effets :
La Cour a adopté la troisième façon d'aborder le problème, soit la conception « fonctionnelle » qui, au lieu de tenter d'évaluer en termes monétaires la perte des agréments de la vie, vise à fixer une indemnité suffisante pour fournir à la victime une consolation raisonnable pour ses malheurs. Il y a indemnisation non parce que les facultés perdues ont une valeur monétaire, mais parce qu'il est possible de se servir d'argent pour substituer d'autres agréments et plaisirs à ceux qu'on a perdus.[10]
Le total des dommages
Pertes pécuniaires
Perte de revenus durant la période 10 140 $
d'incapacité partielle permanente
Frais d'expertise 300
Frais de transport 500
10 940 $
Pertes non pécuniaires
Souffrance, douleurs, inconvénients, perte
de jouissance de la vie et préjudice esthétique 50 000 $
[73] De ces montants, il faut toutefois déduire la somme de 12 233 $ reçue par M. Guité en vertu du régime d'indemnisation des victimes d'actes criminels. Le total des dommages s'élève donc à 48 707 $ (10 940 + 50 000 - 12 233).
[74] En ce qui concerne les intérêts et l'indemnité additionnelle, ils seront calculés à la date de l'assignation, tel que demandé par M. Guité.
[75] Je propose donc d'accueillir le pourvoi avec dépens, d'infirmer le jugement de première instance, d'accueillir en partie l'action de M. Guité contre le PGQ avec dépens et de condamner ce dernier à lui payer 48 707 $ avec intérêt au taux légal et l'indemnité additionnelle en vertu de l'article 1619 C.c.Q. depuis l'assignation.
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JULIE DUTIL J.C.A. |
[1] L.R.Q., c. P-13.1.
[2] L.R.Q., c. C-25.1.
[3] Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 6e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, no 785, p. 564.
[5] [1923] R.C.S. 414.
[6] [1944] C.S. 185.
[7] Daniel GARDNER, L'évaluation du préjudice corporel, 2e éd., Cowansville, Éd. Yvon Blais, 2002, p. 239.
[8] Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229; Thornton c. School Dist. No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267; Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287.
[9] Lindal c. Lindal, [1981] 2 R.C.S. 629.
[10] Id.