Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170
Susan Nelles
Appelante
c.
Sa Majesté la Reine du chef de l'Ontario,
le procureur général de l'Ontario,
John W. Ackroyd, James Crawford,
Jack Press et Anthony Warr Intimés
répertorié: nelles c. ontario
No du greffe: 19598.
1988: 29 février; 1989: 14 août.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz*, Estey*, McIntyre, Lamer, Wilson, Le
Dain*, La Forest et L'Heureux-Dubé.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
Couronne -- Immunité -- Action civile -- Poursuites abusives -- La Couronne, le procureur général
et les procureurs de la Couronne bénéficient-ils d'une immunité contre les actions pour poursuites
abusives? -- Convient-il de statuer sur la question de l'immunité du poursuivant dans le cadre d'un
appel relatif à une requête préliminaire? -- Loi sur les instances introduites contre la Couronne,
L.R.O. 1980, chap. 393, art. 5(6) -- Rules of Practice and Procedure, R.R.O 1980, Reg. 540, règle
126.
*
Les juges Beetz, Estey et Le Dain n'ont pas pris part au jugement.
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L'appelante, accusée du meurtre de quatre enfants en bas âge, a été acquittée relativement à
chacun des chefs d'accusation à l'issue de l'enquête préliminaire. Elle a alors intenté une action
contre la Couronne du chef de l'Ontario, le procureur général de l'Ontario ainsi que plusieurs
policiers, alléguant que le procureur général et ses représentants, les procureurs de la Couronne,
avaient conseillé à la police de porter des accusations et d'engager des poursuites contre elle et
l'avaient aidé et encouragé à le faire, et que le procureur général et les procureurs de la Couronne
avaient agi avec malveillance. Il y a eu par la suite désistement de l'action contre les policiers
et les procureurs de la Couronne n'ont pas été désignés défendeurs. Avant le procès, les intimés
ont demandé par requête, en vertu de la règle 126 des Rules of Practice de l'Ontario, le rejet de
l'action au motif que les actes de procédure ne révélaient aucune cause raisonnable d'action.
Subsidiairement, ils demandaient, en vertu de la règle 124, la tenue d'une audience afin de faire
valoir leur argumentation sur une question de droit soulevée dans les actes de procédure. La
Cour suprême de l'Ontario a accueilli la requête et radié la déclaration, décision qui a été
confirmée par la Cour d'appel. La Cour suprême de l'Ontario et la Cour d'appel de l'Ontario
semblent s'être fondées sur la règle 126. Le pourvoi vise à déterminer si la Couronne, le
procureur général et les procureurs de la Couronne jouissent d'une immunité absolue contre une
action pour poursuites abusives.
Arrêt (le juge L'Heureux-Dubé est dissidente en partie): Le pourvoi est rejeté en ce qui
concerne la Couronne. Le pourvoi est accueilli en ce qui concerne le procureur général et
l'affaire est renvoyée à la Cour suprême de l'Ontario pour instruction de la réclamation présentée
contre le procureur général.
La Couronne jouit d'une immunité absolue contre les actions pour poursuites abusives. Le
paragraphe 5(6) de la Loi sur les instances introduites contre la Couronne de l'Ontario met la
Couronne à l'abri de procédures pour l'action ou l'omission d'une personne qui s'acquitte ou
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prétend s'acquitter d'une charge de nature judiciaire ou de responsabilités relatives à l'exécution
d'actes de procédure judiciaire. La décision d'engager des poursuites est une décision de nature
judiciaire qui incombe au procureur général et dont l'exécution relève des procureurs de la
Couronne agissant en son nom. La décision des procureurs de la Couronne et du procureur
général de poursuivre l'appelante relevait du par. 5(6) de la Loi et la Couronne bénéficie d'une
immunité à l'égard de toute responsabilité envers l'appelante.
Le juge en chef Dickson et les juges Lamer et Wilson: Il n'est pas nécessaire d'avoir une
instruction pour statuer sur la question de l'immunité du poursuivant. La Cour doit traiter de cette
question que les juridictions inférieures ont tranchée sur requête préliminaire en se fondant sur
la règle 124 ou la règle 126 des Rules of Practice de l'Ontario. La question a été examinée
soigneusement en Cour d'appel et au cours des débats devant notre Cour. Renvoyer l'affaire à
l'instruction sans résoudre la question serait peu expéditif, prolongerait des procédures déjà
longues et ajouterait à leur coût. Les règles de procédure civile ne devraient pas faire obstacle
au règlement juste et expéditif d'un litige.
Le procureur général et les procureurs de la Couronne ne jouissent pas d'une immunité absolue
relativement aux actions pour poursuites abusives. Il ressort de l'examen de la jurisprudence sur
la question de l'immunité du poursuivant qu'il s'agit en définitive d'une question d'intérêt public.
Une immunité absolue pour le procureur général et les procureurs de la Couronne qui le
représentent n'est pas justifiée par l'intérêt public. L'immunité absolue entraîne la négation d'un
droit privé d'action et, dans certains cas, peut rendre impossible un recours fondé sur la Charte
canadienne des droits et libertés. L'existence d'une immunité absolue menace donc les droits
individuels de citoyens poursuivis à tort et abusivement. Quoique les considérations d'intérêt
public invoquées en faveur de l'immunité absolue aient une certaine légitimité, ces considérations
doivent céder le pas au droit d'un particulier de chercher à obtenir une réparation quand il subit
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un préjudice du fait que le poursuivant a agi avec malveillance dans l'exercice abusif de ses
fonctions. Dans le cas du délit civil de poursuites abusives, on doit prouver non seulement
l'absence de motif raisonnable et probable d'engager les poursuites, mais aussi l'existence d'un
but ou motif illégitime, motif qui constitue un abus ou une perversion du système de justice
criminelle à des fins auxquelles il n'est pas destiné et qui, en tant que tel, comporte un abus des
pouvoirs du procureur général et de ses représentants, les procureurs de la Couronne. La
difficulté à faire la preuve de poursuites abusives ainsi que les mécanismes existant dans le
système de procédure civile qui permettent d'écarter les actions non fondées suffisent pour que
le procureur général et les procureurs de la Couronne ne soient pas entravés dans l'exécution
efficace de leurs importantes charges publiques. Finalement, les tentatives américaines de limiter
l'immunité du poursuivant par le recours à ce qu'on appelle l'approche fonctionnelle et aux
nombreuses variantes de cette approche ont échoué.
Le juge La Forest: Les motifs du juge Lamer en ce qui concerne la common law sont adoptés.
Il n'est pas nécessaire d'examiner l'effet de la Charte.
Le juge McIntyre: L'état du droit à l'égard de l'immunité conférée au procureur général est loin
d'être clair, et on ne devrait pas statuer sur une question aussi importante dans le cadre d'un appel
d'une exception préliminaire. Avant d'énoncer en principe que le procureur général et ses
représentants jouissent d'une immunité absolue contre les actions civiles, il doit y avoir un procès
pour trancher la question de l'immunité du poursuivant et, s'il est décidé que l'immunité n'est pas
absolue, pour fournir le fondement factuel permettant de déterminer si, en l'espèce, la poursuite
a été menée de façon telle que l'appelante est en droit d'obtenir réparation.
De plus, l'immunité du procureur général à l'égard du contrôle judiciaire, fondée sur l'exercice
d'une fonction judiciaire, n'équivaut pas à une immunité de responsabilité civile pour les
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dommages résultant d'un acte fautif commis dans l'accomplissement de fonctions de poursuivant
ne comportant pas l'exercice d'une fonction judiciaire. En fait, la plupart des fonctions et des
actes qu'exécutent les procureurs de la Couronne à titre de mandataires du procureur général
relèveraient de cette catégorie et, en conséquence, il est possible que l'immunité ne s'étende pas
aux demandes de dommages-intérêts résultant d'une poursuite menée avec malveillance, quelle
que soit la façon dont elle a été engagée. Une décision rendue sur une exception préliminaire et
portant que les procureurs généraux et leurs mandataires sont à l'abri de toute responsabilité en
matière de poursuites abusives pourrait donc être trop large et peut-être même mal fondée.
Par conséquent, la présente affaire n'aurait pas dû être tranchée sur une requête préliminaire
présentée en vertu de la règle 126 des Rules of Practice de l'Ontario. Ce n'est que dans les cas
les plus évidents que des actions sont radiées en application de cette règle. Or, ce n'est pas le cas
en l'espèce.
Le juge L'Heureux-Dubé (dissidente en partie): Le sort de l'action de l'appelante dépend
entièrement de la réponse à la question de savoir si les procureurs généraux et les procureurs de
la Couronne jouissent d'une immunité absolue contre les poursuites civiles. Une telle question
peut et doit être résolue par notre Cour dans le présent pourvoi. Quoique, d'une manière
générale, d'importantes questions ne devraient pas être décidées à l'occasion de requêtes
interlocutoires, cette règle ne s'applique pas dans les cas où la défense est fondée uniquement sur
un point de droit, savoir que le droit d'action n'existe pas, quels que soient les faits allégués. Il
y a tout avantage, en termes de temps et de coût, de trancher une question de droit in limine litis.
C'est précisément d'ailleurs la raison d'être de la règle 126 des Rules of Practice de l'Ontario.
Les motifs de la Cour d'appel de l'Ontario sont adoptés; les procureurs généraux et les
procureurs de la Couronne bénéficient d'une immunité absolue contre les poursuites civiles quand
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ils agissent dans les limites de leurs pouvoirs. L'immunité absolue a pour but non pas de protéger
l'individu qui détient la charge en question, mais plutôt d'assurer le plus grand bien du public.
Les procureurs généraux et les procureurs de la Couronne sont souvent confrontés à des décisions
difficiles quant à l'opportunité de poursuivre dans des affaires qui leur sont soumises, et leur
liberté d'action est vitale pour assurer le fonctionnement efficace de notre système de justice
criminelle.
Jurisprudence
Citée par le juge Lamer
Arrêt examiné: Imbler v. Pachtman, 424 U.S. 409 (1976); arrêts mentionnés: Owsley v. The
Queen in right of Ontario (1983), 34 C.P.C. 96; Richman v. McMurtry (1983), 41 O.R. (2d) 559;
Levesque v. Picard (1985), 66 R.N.-B. (2e) 87; Curry v. Dargie (1984), 28 C.C.L.T. 93; German
v. Major (1985), 39 Alta. L.R. (2d) 270; Wilkinson v. Ellis, 484 F. Supp. 1072 (1980); Marrero v.
City of Hialeah, 625 F.2d 499 (1980), cert. refusé, 450 U.S. 913 (1981); Taylor v. Kavanagh, 640
F.2d 450 (1981); Riches v. Director of Public Prosecutions, [1973] 2 All E.R. 935; Hester v.
MacDonald, [1961] S.C. 370; Boucher v. The Queen, [1955] R.C.S. 16; Hicks v. Faulkner (1878),
8 Q.B.D. 167; Mitchell v. John Heine and Son Ltd. (1938), 38 S.R. (N.S.W.) 466; Bosada v. Pinos
(1984), 44 O.R. (2d) 789; R. v. Groves (1977), 37 C.C.C. (2d) 429.
Citée par le juge McIntyre
Arrêts mentionnés: Owsley v. The Queen in right of Ontario (1983), 34 C.P.C. 96; Richman v.
McMurtry (1983), 41 O.R. (2d) 559; The Queen v. Comptroller-General of Patents, Designs, and
Trade Marks, [1899] 1 Q.B. 909; Curry v. Dargie (1984), 28 C.C.L.T. 93; Roncarelli v. Duplessis,
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[1959] R.C.S. 121; Mostyn v. Fabrigas (1774), 1 Cowp. 161, 98 E.R. 1021; Henly v. Mayor of
Lyme (1828), 5 Bing. 91, 130 E.R. 995; Asoka Kumar David v. Abdul Cader, [1963] 3 All E.R.
579; Imbler v. Pachtman, 424 U.S. 409 (1976); Unterreiner v. Wilson (1982), 40 O.R. (2d) 197
(H.C.), conf. (1983), 41 O.R. (2d) 472 (C.A.); Bosada v. Pinos (1984), 44 O.R. (2d) 789; German
v. Major (1985), 39 Alta. L.R. (2d) 270; Levesque v. Picard (1985), 66 R.N.-B. (2e) 87; Gregoire
v. Biddle, 177 F.2d 579 (1949); Riches v. Director of Public Prosecutions, [1973] 2 All E.R. 935;
Warne v. Province of Nova Scotia (1969), 1 N.S.R. (2d) 27; Re Van Gelder's Patent (1888), 6
R.P.C. 22; Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716; Barrisove v. McDonald, C.A.C.-B., no 490/74,
1er novembre 1974.
Citée par le juge L'Heureux-Dubé (dissidente en partie)
Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716; Gregoire v.
Biddle, 177 F.2d 579 (1949); Imbler v. Pachtman, 424 U.S. 409 (1976); Yaselli v. Goff, 12 F.2d
396 (1926).
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11, 24(1).
Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46, art. 122, 139(2), (3), 465(1)b), 504, 579(1) [abr. & rempl.
chap. 27 (1er suppl.), art. 117], 737.
Code de procédure civile, L.R.Q., chap. C-25, art. 94.
Loi sur le ministère du Procureur général, L.R.O. 1980, chap. 271.
Loi sur les instances introduites contre la Couronne, L.R.O. 1980, chap. 393, art. 2(2)d), 5(2) à (6).
Loi sur les procureurs de la Couronne, L.R.O. 1980, chap. 107.
Règles de procédure civile, Règl. de l'Ont. 560/84, règles 1.04(1), 20, 21.01.
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Rules of Practice and Procedure, R.R.O. 1980, Reg. 540, règles 124, 126.
Doctrine citée
Béliveau, Pierre et Jacques Bellemare et Jean-Pierre Lussier. Traité de procédure pénale, t. 1.
Montréal: Éditions Yvon Blais Inc., 1981.
Edwards, John Ll. J. The Attorney-General, Politics and the Public Interest. London: Sweet &
Maxwell, 1984.
Filosa, John C. "Prosecutorial Immunity: No Place for Absolutes," [1983] U. Ill. L. Rev. 977.
Fleming, John G. The Law of Torts, 5th ed. Sydney: Law Book Co., 1977.
Luppino, Anthony J. "Supplementing the Functional Test of Prosecutorial Immunity" (1982), 34 Stan.
L. Rev. 487.
Manning, Morris. "Abuse of Power by Crown Attorneys," [1979] L.S.U.C. Lectures 571.
Note, "Delimiting the Scope of Prosecutorial Immunity from Section 1983 Damage Suits" (1977), 52
N.Y.U. L. Rev. 173.
Pilkington, Marilyn L. "Damages as a Remedy for Infringement of the Canadian Charter of Rights
and Freedoms" (1984), 62 R. du B. can. 517.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1985), 51 O.R. (2d) 513, 21 D.L.R.
(4th) 103, 16 C.R.R. 320, 1 C.P.C. (2d) 113, qui a confirmé une ordonnance du juge Fitzpatrick
qui faisait droit à la requête des intimés en radiation de la déclaration de l'appelante et qui rejetait
sa demande. Pourvoi rejeté en ce qui concerne la Couronne et accueilli en ce qui concerne le
procureur général, le juge L'Heureux-Dubé est dissidente en partie.
John Sopinka, c.r., et David Brown, pour l'appelante.
T. C. Marshall, c.r., et L. A. Hunter, pour les intimés.
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//Le juge Lamer//
Version française du jugement du juge en chef Dickson et des juges Lamer et Wilson rendu
par
LE JUGE LAMER -- J'ai lu les motifs de mon collègue le juge McIntyre et je suis d'avis de
trancher le pourvoi de la même façon que lui, mais pour des motifs un peu différents. Le juge
McIntyre conclut qu'il doit y avoir un procès pour qu'il soit possible de statuer sur la question de
l'immunité du poursuivant. Avec égards, je ne suis pas d'accord avec lui sur ce point. J'estime
en effet que cette Cour doit traiter de la question de l'immunité dans cette affaire et que rien ne
l'en empêche. Par souci de commodité, je reproduis les dispositions pertinentes des Rules of
Practice de l'Ontario, telles qu'elles étaient rédigées à l'époque en cause:
[TRADUCTION] 124. Toute partie peut, dans un acte de procédure, soulever
une question de droit et, avec le consentement des parties ou l'autorisation de la Cour, la
question de droit ainsi soulevée peut faire l'objet d'une audition en tout temps avant
l'instruction, sinon elle est décidée au cours de l'instruction.
126. Un juge peut ordonner la radiation de tout acte de procédure au motif qu'il
ne révèle aucune cause raisonnable d'action ou réponse. En pareil cas ou dans le cas d'une
action ou d'une défense jugée futile ou vexatoire, il peut ordonner que l'action soit suspendue
ou rejetée ou qu'un jugement soit enregistré en conséquence.
Comme le signale le juge McIntyre, les intimés ont demandé par requête le rejet de l'action en
vertu de la règle 126 pour le motif que les actes de procédure ne révélaient aucune cause
raisonnable d'action. Subsidiairement, ils demandaient, en vertu de la règle 124, la tenue d'une
audience afin de faire valoir leur argumentation sur une question de droit soulevée dans les actes
de procédure. Le juge Fitzpatrick de la Cour suprême de l'Ontario, ainsi que la Cour d'appel de
l'Ontario (1985), 51 O.R. (2d) 513, semblent s'être fondés sur la règle 126 pour accueillir la
requête en radiation de la déclaration.
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Voici ce qui se dégage de la jurisprudence portant sur l'application des règles 124 et 126.
Celles-ci diffèrent l'une de l'autre car la règle 126 prévoit une procédure sommaire alors que la
règle 124 permet un examen plus approfondi des questions soulevées. Un tribunal ne doit radier
un acte de procédure en vertu de la règle 126 que dans des cas très clairs où l'acte de procédure
est incontestablement vicié. La règle 124 est destinée à fournir un moyen de trancher une
question de droit qui touche à la base même de l'action sans se prononcer sur les questions de fait
soulevées par les actes de procédure. Je tiens à souligner que la question qui se pose ici n'est pas
de savoir si des poursuites abusives constituent une cause raisonnable d'action, car l'existence
d'une action pour poursuites abusives est reconnue en common law depuis des siècles, depuis le
règne d'Édouard Ier. La question est plutôt de savoir si la Couronne, le procureur général et les
procureurs de la Couronne bénéficient d'une immunité absolue contre toute action fondée sur le
délit civil bien établi de poursuites abusives. Cette question a été examinée soigneusement en
l'espèce tant par la Cour d'appel qu'au cours des débats devant notre Cour. La Cour d'appel de
l'Ontario a fait une revue exhaustive de la jurisprudence dans le cadre d'une longue analyse des
arguments opposés. Il importe peu, selon moi, qu'on ait eu recours à la règle 124 ou à la règle
126 pour trancher la question. Toutefois, renvoyer l'affaire à l'instruction sans résoudre la
question de l'immunité du poursuivant serait peu expéditif, prolongerait des procédures déjà
longues et ajouterait à leur coût.
J'estime en outre que les règles de procédure civile ne devraient pas faire obstacle au règlement
juste et expéditif d'un litige. Ce principe est confirmé par le par. 1.04(1) des Règles de procédure
civile de l'Ontario qui porte: "Les présentes règles doivent recevoir une interprétation large afin
d'assurer la résolution équitable sur le fond de chaque instance civile, de la façon la plus
expéditive et la moins onéreuse."
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Sur la question de savoir si la Couronne jouit d'une immunité absolue contre des actions pour
poursuites abusives, le juge McIntyre conclut que le par. 5(6) de la Loi sur les instances introduites
contre la Couronne, L.R.O. 1980, chap. 393, met la Couronne à l'abri de procédures pour l'action
ou l'omission d'une personne qui s'acquitte ou prétend s'acquitter d'une charge de nature
judiciaire ou de responsabilités relatives à l'exécution d'actes de procédure judiciaire. Je suis
d'avis que le juge McIntyre a raison de conclure que la Couronne bénéficie de l'immunité du fait
des termes exprès du par. 5(6) de la Loi, pour la décision prise par le procureur de la Couronne
et le procureur général de poursuivre l'appelante. Je tiens à signaler cependant que, pour les
motifs exposés ci-dessous, je suis d'avis qu'il n'est pas approprié d'adopter une approche
fonctionnelle en ce qui concerne l'immunité du poursuivant en common law. En l'espèce, la
législation applicable oblige la Cour à faire une distinction entre les fonctions de poursuivant
dans la mesure où l'immunité de la Couronne en vertu du par. 5(6) ne vaut que lorsque la fonction
en cause est de nature "judiciaire". En conséquence, bien que je sois d'accord avec le juge
McIntyre pour dire qu'en l'espèce, la décision de poursuivre est une fonction "judiciaire" aux fins
du par. 5(6), je m'empresse d'ajouter que, pour ce qui est des considérations de principe qui
régissent l'existence d'une immunité absolue en common law pour le procureur général et les
procureurs de la Couronne, l'approche fonctionnelle ne fournit pas les critères appropriés.
Notons de plus que la question de la constitutionnalité de ce paragraphe n'est pas en cause et n'a
pas été abordée par les avocats dans le présent pourvoi. Comme la Cour n'est pas saisie de la
question de la constitutionnalité du par. 5(6) de la Loi, cette question demeure entière.
Reste donc la question de savoir si le procureur général et les procureurs de la Couronne qui
le représentent jouissent d'une immunité absolue contre la responsabilité civile dans le cas d'une
action pour poursuites abusives. Pour trancher cette question, il pourrait être utile d'examiner
brièvement la situation dans quelques autres ressorts. Quoique le juge McIntyre fasse dans ses
motifs une étude approfondie de la jurisprudence, je souhaite y ajouter quelques observations.
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I. Les différentes positions relatives à l'immunité
La situation au Canada est incertaine et il ne semble pas y avoir d'uniformité.
1. L'immunité absolue -- la position ontarienne
La Cour d'appel de l'Ontario a conclu en l'espèce à l'existence d'une immunité absolue,
conclusion fondée dans une grande mesure sur l'arrêt Imbler v. Pachtman, 424 U.S. 409 (1976),
de la Cour suprême des États-Unis. Bien qu'elle ait trouvé "inquiétante" l'idée d'une immunité
absolue, la Cour d'appel a jugé qu'elle se justifiait par les considérations d'intérêt public
énumérées ci-après. En premier lieu, la règle favorise la confiance du public dans l'équité et
l'impartialité de ceux qui agissent et qui exercent le pouvoir discrétionnaire d'intenter et de
conduire des poursuites criminelles; la règle est conçue pour le bénéfice du public et non celui
du poursuivant. En deuxième lieu, le risque de voir engager sa responsabilité personnelle pour
une conduite délictuelle découragerait le poursuivant d'exercer son pouvoir discrétionnaire. En
troisième lieu, permettre des actions civiles contre les poursuivants serait une invitation à une
avalanche de litiges qui détourneraient les poursuivants de l'exécution de leurs fonctions
publiques. En bref, l'absence d'une immunité absolue ouvrirait la voie à des demandes non
fondées et menacerait l'indépendance de la poursuite. La Cour d'appel s'est fondée en outre sur
deux décisions de la Haute Cour de l'Ontario: Owsley v. The Queen in right of Ontario (1983), 34
C.P.C. 96 et Richman v. McMurtry (1983), 41 O.R. (2d) 559. L'une et l'autre s'inspirent en grande
partie de la position américaine énoncée dans l'arrêt Imbler, précité. La jurisprudence ontarienne
établit donc sans exception que le procureur général et les procureurs de la Couronne jouissent
d'une immunité absolue contre la responsabilité civile pour poursuites abusives. Hors de
l'Ontario, la situation est moins claire.
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2. Ailleurs au Canada -- l'immunité absolue mise en doute
Dans l'affaire Levesque v. Picard (1985), 66 R.N.-B. (2e) 87, la Cour d'appel du
Nouveau-Brunswick s'est appuyée sur la jurisprudence ontarienne, et notamment sur la présente
cause, pour conclure qu'il y avait une immunité absolue mettant un avocat de la Couronne
provincial à l'abri d'une action pour poursuites abusives. Les cours d'appel de la Nouvelle-Écosse
et de l'Alberta, par contre, ont soulevé des doutes quant à l'existence d'une immunité absolue.
Premièrement, dans l'affaire Curry v. Dargie (1984), 28 C.C.L.T. 93 (C.A.N.-É.), on a introduit
contre la Couronne une instance alléguant sa responsabilité du fait d'un fonctionnaire de la
commission de la location résidentielle. Le juge Hart a décidé que, si la Proceedings Against the
Crown Act, R.S.N.S. 1967, chap. 239, pouvait dégager la Couronne provinciale de la
responsabilité civile, il était encore possible qu'un préposé de la Couronne soit personnellement
responsable de sa propre inconduite. Dans ses motifs, le juge Hart a examiné la jurisprudence
ontarienne et surtout la décision du juge Galligan dans l'affaire Richman, précitée (à la p. 110):
[TRADUCTION] Je ne suis pas prêt à aller aussi loin que le juge Galligan en
statuant qu'un fonctionnaire de la Couronne ne peut être tenu responsable d'une poursuite
engagée avec malveillance, encore qu'il n'y ait pas lieu d'examiner cette question pour le
moment. En l'espèce, je ne crois pas qu'on puisse dire qu'en faisant une dénonciation contre
l'appelant, l'intimée exerçait dans les faits une fonction judiciaire analogue à celle qu'exercent
les procureurs généraux et les poursuivants.
Dans l'affaire German v. Major (1985), 39 Alta. L.R. (2d) 270, un procureur de la Couronne
était poursuivi pour inconduite en raison d'une accusation de fraude fiscale portée contre un
accusé, qui en avait été acquitté par la suite. Le juge Kerans, au nom de la Cour d'appel de
l'Alberta, a tenu pour acquis qu'il était possible d'intenter une action pour poursuites abusives,
mais a tranché le litige en disant qu'on avait eu [TRADUCTION] "des motifs raisonnables et
probables" d'engager les poursuites. L'action a donc été rejetée en vertu de la règle 129 des Rules
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of Civil Procedure de l'Alberta, laquelle ressemble à l'ancienne règle 126 de l'Ontario. Le juge
Kerans dit dans ce contexte (à la p. 276):
[TRADUCTION] La règle sur laquelle je me fonde est recommandable. Sans
accorder l'immunité absolue proposée par Major et retenue par la Cour suprême des États-Unis
dans l'arrêt Imbler v. Pachtman, [. . .] elle offre une certaine protection contre le harcèlement
auquel les avocats poursuivants seraient autrement exposés, parce qu'on ne pourrait pas aller
de l'avant avec une action non fondée. Il paraîtrait étrange de choisir une stricte règle
d'immunité de préférence à une règle efficace permettant la radiation.
Que le juge Kerans soit peu disposé à accepter l'existence d'une immunité absolue pour les
poursuivants se dégage également des extraits suivants (aux pp. 277 et 286):
[TRADUCTION] Supposons pour les fins de la discussion que, si un avocat continue, avec une
intention malveillante, des poursuites qu'auparavant il a cru justifiées et sait maintenant
injustifiées, il peut lui-même être poursuivi.
. . .
Le substitut du procureur général, qui agit au nom de ce dernier dans des
poursuites criminelles, n'est pas comptable à l'accusé dans un recours civil, sauf peut-être dans
la mesure où il y a allégation de mauvaise foi dans l'exercice de ses fonctions, savoir
l'équivalent du délit civil nommé de poursuites abusives . . . [Je souligne.]
La position canadienne varie donc entre une reconnaissance non équivoque de l'immunité
absolue, en Ontario, et l'acceptation de la possibilité de poursuivre le procureur général et les
procureurs de la Couronne si on peut prouver qu'il y a eu mauvaise foi ou malveillance de leur
part, selon les décisions de la Nouvelle-Écosse et de l'Alberta. Dans le cas du Québec, la
situation est tout à fait différente en ce que, depuis 1966, le Code de procédure civile, L.R.Q.,
chap. C-25, prévoit spécifiquement les recours contre la Couronne de la manière suivante:
94. Toute personne ayant un recours à exercer contre la Couronne, que ce soit la revendication
de biens meubles ou immeubles, ou une réclamation en paiement de deniers en raison d'un
contrat allégué, ou pour dommages, ou autrement, peut l'exercer de la même manière que s'il
- 15 -
s'agissait d'un recours contre une personne majeure et capable, sous réserve seulement des
dispositions du présent chapitre.
Aucune disposition du chapitre en question n'interdit d'actionner la Couronne pour poursuites
abusives. Cependant, la question de fond de l'immunité des procureurs de la Couronne n'a pas
été définitivement tranchée.
3. L'immunité aux États-Unis
Il importe au premier chef d'examiner la position américaine relativement à l'immunité du
poursuivant parce que c'est en grande partie sur elle que s'est appuyée la Cour d'appel en l'espèce
et aussi parce qu'elle a suscité une saine discussion devant les tribunaux et dans la doctrine aux
États-Unis. Cette position a d'ailleurs ceci d'intéressant que plusieurs approches ont été
proposées et de nombreuses critiques formulées à son égard.
i)
L'approche fonctionnelle -- Imbler v. Pachtman: "Les motifs du juge
Powell"
En 1972, Paul Imbler a présenté une demande en vertu de 42 U.S.C. {SS} 1983, dans laquelle
il reprochait au poursuivant et à plusieurs policiers d'avoir comploté en vue de le priver de sa
liberté en permettant à un témoin de donner un faux témoignage, en supprimant des éléments de
preuve, en engageant des poursuites, tout en sachant que le résultat d'un test au détecteur de
mensonges le disculpait, et en produisant en preuve un portrait-robot altéré. L'article 1983 de
la Civil Rights Act prévoit une action fédérale en dommages-intérêts pouvant être exercée contre
quiconque s'autorise d'une loi d'un État pour priver une personne des droits que lui garantit la
Constitution des États-Unis. Le juge Powell, parlant au nom de cinq membres de la Cour
suprême, a dit qu'un poursuivant bénéficie d'une immunité absolue contre des actions fondées
- 16 -
sur l'art. 1983 lorsque celles-ci découlent de l'introduction des poursuites et de la présentation
de la preuve de l'État par le poursuivant. De plus, la cour semble avoir reconnu également
l'existence d'une immunité absolue à l'égard des activités [TRADUCTION] "intimement liées à
la phase judiciaire du processus criminel" (p. 430). La cour a ensuite adopté relativement à
l'immunité du poursuivant ce qu'on appelle "l'approche fonctionnelle".
L'arrêt Imbler reconnaît qu'en s'acquittant de leurs fonctions, les poursuivants accomplissent
un grand nombre de tâches, dont décider d'engager des poursuites, quels témoins citer et quelles
autres preuves produire, ainsi qu'obtenir, examiner et apprécier des éléments de preuve. La cour
convient qu'il est difficile de tracer une ligne de démarcation entre ces fonctions, mais conclut
qu'il devrait y avoir une immunité absolue dans le cas des fonctions du poursuivant qui revêtent
un caractère quasi judiciaire ou qui tiennent du rôle d'un avocat. Elle a refusé de se prononcer
sur la question de savoir si le poursuivant jouit d'une immunité semblable dans son rôle
"administratif" ou "d'enquêteur". Pour justifier ce point de vue, la cour fait remarquer que les
raisons de principe qui justifient l'immunité absolue accordée aux juges agissant dans les limites
de leurs fonctions fondent également l'immunité absolue des poursuivants en common law. La
cour a simplement appliqué ce raisonnement aux demandes fondées sur l'art. 1983.
Les raisons de principe analysées par la cour sont bien connues et peuvent se résumer ainsi:
1. La confiance du public
[TRADUCTION] "La confiance du public dans les poursuivants serait diminuée si ces derniers
se voyaient soumis à des contraintes chaque fois qu'ils prennent une décision, en raison de la
possibilité de poursuites en dommages-intérêts."
2. Le détournement des fonctions
- 17 -
[TRADUCTION] ". . . si le poursuivant pouvait être actionné chaque fois qu'une telle personne
l'accusait d'inconduite, ses efforts et son attention seraient détournés de la tâche importante
qu'est l'application du droit criminel."
3. Le choix entre deux maux
[TRADUCTION] ". . . nous partageons l'avis du juge Learned Hand, qui a écrit au sujet de
l'immunité du poursuivant contre les actions pour poursuites abusives:
"on a finalement jugé préférable de laisser sans recours les fautes que peuvent
commettre des fonctionnaires malhonnêtes plutôt que d'exposer ceux qui
s'efforcent d'accomplir leur devoir à la menace constante de représailles".
Gregoire v. Biddle, 177 F. (2d) 579, 581 (CA2 1949) cert. refusé; 339 U.S. 949
(1950)."
4. Les autres recours possibles
[TRADUCTION] ". . . Même les juges [. . .] pourraient s'attirer des sanctions pénales s'ils
portaient volontairement atteinte à des droits constitutionnels [. . .] Il en serait de même du
poursuivant pour des actes volontaires [. . .] De plus, un poursuivant est peut-être unique
parmi les fonctionnaires dont les actes peuvent léser les droits constitutionnels d'individus
parce qu'il peut faire l'objet de mesures disciplinaires prises par une association de ses pairs."
(Imbler, précité, aux pp. 424 à 429)
Le juge Powell a donc confirmé l'arrêt de la Cour d'appel du Neuvième circuit et a statué qu'un
poursuivant bénéficie d'une immunité absolue lorsqu'il engage des poursuites et présente la
preuve de l'État.
ii)
L'approche fonctionnelle -- Imbler v. Pachtman: "Les motifs du juge White"
Bien que souscrivant aux motifs du juge Powell et à une bonne partie de son raisonnement,
le juge White (avec l'appui des juges Brennan et Marshall) était d'avis de créer une exception à
- 18 -
la règle de l'immunité absolue pour les cas de suppression inconstitutionnelle d'éléments de
preuve. À ce propos, le juge White a examiné la raison d'être de l'immunité absolue accordée
aux poursuivants par la common law (à la p. 442):
[TRADUCTION] L'immunité absolue [. . .] est destinée à encourager [les
poursuivants] à présenter à la cour des renseignements qui permettront de régler l'affaire
criminelle [. . .] De crainte qu'ils ne communiquent pas des éléments de preuve utiles mais
douteux ou qu'ils s'abstiennent d'avancer des arguments utiles mais douteux, les poursuivants
sont protégés contre la responsabilité du fait d'avoir soumis à la cour des renseignements dont
on découvre par la suite qu'ils les savaient faux.
Selon le juge White, l'immunité contre une action fondée sur la suppression inconstitutionnelle
d'éléments de preuve aurait pour effet de [TRADUCTION] "pervertir la règle de l'immunité"
(p. 442) en décourageant précisément la production des éléments de preuve dont la règle vise à
favoriser la production (à la p. 443):
[TRADUCTION] Un poursuivant qui cherche à se protéger contre la responsabilité du fait de
son omission de révéler des éléments de preuve pourrait être enclin à divulguer plus que ce qui
est requis. Mais cela ne nuira guère au processus judiciaire. En fait, cela lui sera bénéfique.
C'est pourquoi les juridictions inférieures ont dit que la suppression inconstitutionnelle de
preuves disculpatoires ne relève pas des "fonctions faisant partie intégrante du processus
judiciaire" et ont refusé d'accorder une immunité absolue contre les actions ayant une telle
origine. Hilliard v. Williams, 465 F. 2d 1212, 1218 (CA6), cert. refusé, 409 U.S. 1029 (1972)
. . .
La position du juge White apporterait donc une restriction à l'immunité absolue sans pour
autant écarter le fondement théorique des motifs de la majorité rédigés par le juge Powell, savoir
l'approche fonctionnelle.
L'approche fonctionnelle a été critiquée à plusieurs titres. D'abord, il y a l'éternel problème
du tracé de la ligne de démarcation entre les fonctions quasi judiciaires et les fonctions
administratives ou d'enquête. Tracer cette ligne devient encore plus difficile dans le cas de
- 19 -
fonctions multidimensionnelles, c'est-à-dire celles qui sont à la fois fonctions quasi judiciaires,
administratives et fonctions d'enquête. (Voir Anthony Luppino, "Supplementing the Functional
Test of Prosecutorial Immunity" (1982), 34 Stan. L. Rev. 487, aux pp. 493 et 494.) Outre le
problème que pose la différenciation des diverses fonctions du poursuivant, il y a la difficulté
conceptuelle à justifier que des actes malveillants soient jugés différemment par suite de
l'application du critère de la fonction. Si un poursuivant fait preuve de malveillance dans le cadre
de poursuites engagées contre un accusé, importe-t-il vraiment que la fonction exercée soit
qualifiée de "quasi judiciaire" ou d'"administrative"?
Un exemple de la difficulté inhérente à l'approche fonctionnelle est le désaccord entre les
juridictions inférieures des États-Unis sur la question de savoir si l'immunité absolue quasi
judiciaire s'étend aux fonctions d'enquête d'un poursuivant. De plus, compte tenu des motifs
concordants du juge White dans l'affaire Imbler, il y a divergence sur le point de savoir si les
fuites de renseignements et la destruction ou l'altération d'éléments de preuve sont des actes
bénéficiant de la protection d'une immunité absolue: voir la jurisprudence citée par J. C. Filosa,
"Prosecutorial Immunity: No Place for Absolutes", [1983] U. Ill. L. Rev. 977, aux pp. 985 et 986.
À mon avis, ces désaccords démontrent la futilité de tenter de différencier les fonctions d'un
poursuivant en ayant recours à quelque principe. Souvent cela n'aboutit qu'à l'établissement de
lignes arbitraires qui amènent des conflits apparemment impossibles à régler et la question
fondamentale, celle de savoir si un poursuivant a fait preuve de malveillance, est reléguée à
l'arrière-plan.
Deuxièmement, on a prétendu que les raisons de principe invoquées comme fondement d'une
immunité absolue pour les poursuivants, lesquelles dérivent du principe de l'immunité judiciaire,
reposent sur une interprétation erronée de l'histoire. Dans son article, Filosa conteste l'idée que
- 20 -
l'immunité quasi judiciaire du poursuivant contre les actions fondées sur l'art. 1983 découle de
l'immunité absolue dont jouissaient les juges en common law (aux pp. 980 et 981):
[TRADUCTION] Au seizième siècle, les juges anglais étaient en règle générale responsables
des délits civils qu'ils commettaient. Tout au cours du dix-neuvième siècle, les juges
continuaient à répondre de tout acte malveillant qu'ils accomplissaient sans motif raisonnable
ou probable. Aux États-Unis, avant la décision Bradley v. Fisher [80 U.S. (13 Wall.) 335
(1872)], les tribunaux ont jugé beaucoup de fonctionnaires judiciaires responsables de leurs
actes dommageables . . . Sur les trente-sept États qui existaient en 1871, treize reconnaissaient
l'immunité judiciaire, six tenaient les juges pour responsables de leurs actes malveillants, neuf
n'avaient pas pris de position nette et neuf n'avaient pas abordé la question.
Filosa soutient ensuite que le Congrès n'a pas pu vouloir incorporer dans l'art. 1983 un principe
d'immunité absolue parce que la décision Bradley, qui consacrait en common law la notion
d'immunité judiciaire, n'a été rendue qu'en 1872, soit un an après l'adoption de la Civil Rights Act
of 1871, dans laquelle figurait l'art. 1983.
4. Positions de rechange face à l'arrêt Imbler
i) Réexamen de l'approche fonctionnelle
Les difficultés d'application du critère fonctionnel ont amené les tribunaux et les
commentateurs américains à proposer d'autres critères ou la réévaluation du critère existant. Une
de ces propositions a été décrite par son auteur comme le [TRADUCTION] "réexamen de
l'approche fonctionnelle". (Voir Note, "Delimiting the Scope of Prosecutorial Immunity from
Section 1983 Damage Suits" (1977), 52 N.Y.U. L. Rev. 173, aux pp. 190 et 191.) On y cherche
à éviter la tenue d'une audience judiciaire pour déterminer si l'acte du poursuivant revêt un
caractère quasi judiciaire. Donc, suivant ce critère, [TRADUCTION] "les seules fonctions qui ne
donnent manifestement pas lieu à une immunité quasi judiciaire sont celles qui sont à ce point
- 21 -
étrangères au processus judiciaire qu'elles pourraient facilement être attribuées à un autre
fonctionnaire totalement indépendant du poursuivant" (voir Note, loc. cit., à la p. 191). Cette
approche vise à accorder au poursuivant une immunité absolue dans des champs d'activité plus
étendus, avec l'espoir de parvenir à préciser la distinction entre les activités quasi judiciaires et
les activités d'enquête. À mon avis, cette modification présente encore l'inconvénient d'obliger
à tracer une ligne de démarcation entre les différentes fonctions du poursuivant, ce qui représente
déjà une tâche difficile. En tentant de faciliter cette tâche, la modification pèche par l'extension
de l'immunité absolue du poursuivant à un plus grand nombre d'activités et j'estime, avec égards,
qu'elle offre au poursuivant une immunité nettement plus large que celle accordée aux juges, dont
elle est censée dériver.
ii)
Le critère des caractéristiques générales: Wilkinson v. Ellis
Dans l'affaire Wilkinson v. Ellis, 484 F. Supp. 1072 (E.D. Pa. 1980), le demandeur prétendait
qu'un poursuivant avait détruit l'enregistrement d'une entrevue avec un homme qui avouait sa
participation à l'acte criminel et qui en conséquence disculpait le demandeur. Le poursuivant a
demandé le rejet de l'action, parce que la destruction d'éléments de preuve constitue un acte quasi
judiciaire qui bénéficie d'une immunité absolue. La cour dans l'affaire Wilkinson a refusé de
caractériser la destruction de la preuve comme un acte d'enquête ou un acte quasi judiciaire. Au
lieu de cela, elle a résolu la difficulté de la classification des activités en se demandant si l'acte
en cause comportait des traits [TRADUCTION] "qui caractérisent généralement les actes quasi
judiciaires" (p. 1083). En décidant que la destruction de la preuve ne présentait pas les
[TRADUCTION] "caractéristiques générales" d'un acte quasi judiciaire, la cour a énuméré trois
facteurs à prendre en considération: (1) l'étroitesse du lien matériel et temporel de l'acte avec le
processus judiciaire; (2) la part des opinions juridiques et du pouvoir discrétionnaire du
poursuivant dans l'acte en cause; et (3) le fait que l'acte relève ou non principalement des
- 22 -
fonctions d'un avocat (p. 1080). Cette approche, selon moi, ne contribue guère à résoudre les
problèmes inhérents à la catégorisation des actes d'un poursuivant.
iii) Le "champ" de l'arrêt Imbler
Cette variante de l'approche fonctionnelle consiste à limiter l'étendue du rôle quasi judiciaire
du poursuivant à la conduite qui s'inscrit dans les limites les plus étroites du critère établi dans
l'arrêt Imbler ou qui, en d'autres termes, relève du "champ" couvert par cet arrêt. Les actes
compris dans ce "champ" bénéficient d'une immunité absolue; les autres donnent lieu tout au plus
à une immunité restreinte. (Voir Marrero v. City of Hialeah, 625 F.2d 499 (5th Cir. 1980), cert.
refusé, 450 U.S. 913 (1981).) Cette approche n'est autre qu'une reformulation du problème de
classification qui se pose dans l'affaire Imbler. Il s'agit d'un critère qui exige la détermination de
l'étendue de ce qu'on appelle le "champ de l'arrêt Imbler" et cela nous ramène au problème initial
du tracé de lignes de démarcation.
iv) Le critère du préjudice
Cette variante du principe posé dans l'arrêt Imbler donne à cet arrêt une interprétation large en
accordant une immunité absolue à l'égard de toute conduite du poursuivant par suite de laquelle
un défendeur doit [TRADUCTION] "faire face à des poursuites ou subir l'incarcération ou la
détention préventive". (Voir Taylor v. Kavanagh, 640 F.2d 450 (2d Cir. 1981), à la p. 453.) Ce
critère ne confère pas d'immunité absolue dans le cas d'une conduite de la part du poursuivant
qui porte préjudice indépendamment des poursuites elles-mêmes. Cette approche tient compte
des conséquences de la conduite du poursuivant et, de ce fait, vise à réduire la question à une
détermination objective du préjudice. Si le préjudice n'a aucun rapport avec la phase judiciaire
- 23 -
du processus de justice criminelle, l'acte dommageable du poursuivant ne revêt pas un caractère
quasi judiciaire.
v) L'approche fonctionnelle complémentaire
Cette approche comporte deux étapes. D'abord, on doit décider quelle conduite mérite
normalement une immunité absolue ou restreinte. Ensuite, dans les autres cas, il faut déterminer
quelles valeurs fondamentales sont touchées par une conduite qui ne se prête pas à la
classification traditionnelle. (Voir Luppino, loc. cit., à la p. 505.) Cette variante reconnaît qu'il
y a des situations où une conduite ne relève pas clairement de l'une des deux catégories
traditionnelles: le quasi judiciaire et ce qui ne l'est pas. Lorsqu'une conduite ne tombe ni dans
l'une ni dans l'autre catégorie, il faut alors soupeser les intérêts en conflit. Dans ce contexte, il
incombe aux tribunaux de mettre en balance le coût pour le système judiciaire d'un délit civil non
réparé et le coût pour l'efficacité du système de justice criminelle. Cette démarche reconnaît que
l'approche fonctionnelle de l'arrêt Imbler ne peut tenir compte de la totalité des fonctions du
poursuivant; certains actes seront multidimensionnels et non susceptibles de catégorisation. Il
faut donc recourir à l'examen des principes de base, c'est-à-dire soupeser les considérations
d'intérêt public militant à l'origine pour ou contre l'immunité du poursuivant. En bref, nous
revenons au point de départ.
La position américaine, sous ses diverses formes, démontre l'impraticabilité de l'approche
fonctionnelle dans le domaine de l'immunité du poursuivant. À mon avis, cette approche conduit
à tracer des lignes de démarcation arbitraires entre les diverses fonctions du poursuivant. Or, le
tracé de ces lignes est rendu presque impossible du fait qu'un bon nombre des fonctions en
question sont multidimensionnelles et ne peuvent pas être classées dans des catégories
déterminées. Il faut souligner en outre que, peu importe la façon dont on caractérise telle ou telle
- 24 -
fonction du poursuivant, elle n'en demeure pas moins une fonction du poursuivant. Si l'on peut
prouver qu'un poursuivant a agi sans motif raisonnable et avec malveillance, les fonctions
précises dont il s'acquittait importent-elles vraiment? Je suis d'avis qu'avoir recours à la
catégorisation de fonctions pour déterminer l'étendue de l'immunité est une méthode qui ne
repose sur aucun principe et qui embrouille la question fondamentale: celle de savoir si le
poursuivant a fait preuve de malveillance. Si l'immunité doit être restreinte, il faut le faire
autrement qu'en traçant des lignes de démarcation entre les fonctions quasi judiciaires et les
autres fonctions du poursuivant.
5. La position anglaise
La position anglaise à l'égard de l'immunité du poursuivant est assez unique, en raison
partiellement de la tradition des poursuites privées. Les poursuivants privés ont toujours été
exposés à des actions pour poursuites abusives, quoiqu'il existe peu, ou point, de décisions
publiées dans ce domaine. La charge d'avocat général (Director of Public Prosecutions), dont les
fonctions sont identiques ou semblables à celles d'un procureur général provincial au Canada,
n'a été créée qu'en 1879. Dans l'arrêt Riches v. Director of Public Prosecutions, [1973] 2 All E.R.
935 (C.A.), la cour disait ceci quant aux actions intentées contre le D.P.P. (à la p. 941):
[TRADUCTION] Je ne voudrais pas qu'on interprète mes propos comme
signifiant qu'il est impossible qu'un défendeur acquitté à l'issue de poursuites intentées par
l'avocat général ait gain de cause dans une action pour poursuites abusives. Je ne dis pas non
plus que l'autorisation du procureur général, lorsqu'elle est requise, efface péremptoirement
toute trace de malveillance et constitue la preuve irréfutable que la poursuite était fondée sur
un motif raisonnable et probable. On peut songer à des cas où il y a eu, même de la part d'une
administration responsable, suppression d'éléments de preuve faussant la perception de ceux
qui ont mené la poursuite et de ceux qui, finalement, ont prononcé la condamnation.
- 25 -
La position anglaise admet donc au moins la possibilité d'actions contre les homologues de nos
procureurs généraux et procureurs de la Couronne lorsque la suppression d'éléments de preuve
est en cause. Il convient de faire remarquer que cette position rejoint l'opinion concordante du
juge White, dans l'affaire Imbler, précitée, qui a prévu une exception à la règle de l'immunité
absolue dans le cas de la suppression inconstitutionnelle d'éléments de preuve.
6. L'Écosse
En Écosse, les homologues de nos procureurs généraux et procureurs de la Couronne
paraissent jouir d'une immunité absolue contre la responsabilité civile. Dans l'affaire Hester v.
MacDonald, [1961] S.C. 370, la cour dit, à la p. 377:
[TRADUCTION] L'immunité absolue du Lord Advocate relativement à tout ce
qui se rapporte aux procédures engagées par voie de mise en accusation devant une instance
criminelle écossaise est un élément essentiel de la structure même de l'administration
criminelle en Écosse [. . .] Jamais un Lord Advocate n'a fait l'objet d'une action en
dommages-intérêts par suite de telles procédures. Au contraire, nos tribunaux ont toujours
maintenu son immunité.
Le fondement de cette opinion a été contesté par le professeur Edwards qui, dans The Attorney
General, Politics and the Public Interest (1984), soutient que la position écossaise repose sur l'idée
que le Lord Advocate et ses représentants se sont vu confier un devoir constitutionnel qui
suppose qu'ils agissent de bonne foi en engageant des poursuites, ce qui est bien différent de la
justification invoquée par les tribunaux ontariens.
7. L'Australie et la Nouvelle-Zélande
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La position de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande sur l'immunité du poursuivant n'est pas
claire. À ma connaissance, aucun jugement publié ne traite de la question.
Malgré l'intérêt que peut présenter la situation dans les ressorts civilistes européens, elle n'a
que peu d'utilité en l'espèce compte tenu des différences marquées entre le système de droit civil
et la common law.
II. La position canadienne
1. Le rôle du procureur général et du procureur de la Couronne
Traditionnellement, le procureur général jouait le rôle de conseiller juridique auprès de la
Couronne et des différents ministères du gouvernement. Plus spécifiquement, sa tâche principale
consistait, et consiste encore, à poursuivre les délinquants. La nomination de procureurs de la
Couronne pour représenter le procureur général tient au fait que ce dernier avait de plus en plus
de difficulté à s'acquitter efficacement de toutes ses fonctions, devant l'accroissement de la
population et l'expansion des régions habitées.
Le rôle premier du procureur de la Couronne consiste à poursuivre les actes criminels et les
infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité et à exercer une surveillance à
cet égard. Le procureur de la Couronne administre la justice au niveau local et, en cela, agit au
nom du procureur général. Le procureur de la Couronne a traditionnellement été décrit comme
un [TRADUCTION] "représentant de la justice" qui "devrait se considérer plus comme un
fonctionnaire de la cour que comme un avocat". (Morris Manning, "Abuse of Power by Crown
Attorneys", [1979] L.S.U.C. Lectures 571, à la p. 580, citant Henry Bull, c.r.) Sur le rôle qui est
propre au procureur de la Couronne, il n'y a probablement aucun passage qui soit aussi souvent
- 27 -
cité que cet extrait des motifs du juge Rand dans l'affaire Boucher v. The Queen, [1955] R.C.S.
16, aux pp. 23 et 24:
[TRADUCTION] On ne saurait trop répéter que les poursuites criminelles n'ont
pas pour but d'obtenir une condamnation, mais de présenter au jury ce que la Couronne
considère comme une preuve digne de foi relativement à ce que l'on allègue être un crime. Les
avocats sont tenus de voir à ce que tous les éléments de preuve légaux disponibles soient
présentés: ils doivent le faire avec fermeté et en insistant sur la valeur légitime de cette
preuve, mais ils doivent également le faire d'une façon juste. Le rôle du poursuivant exclut
toute notion de gain ou de perte de cause; il s'acquitte d'un devoir public, et dans la vie civile,
aucun autre rôle ne comporte une plus grande responsabilité personnelle. Le poursuivant doit
s'acquitter de sa tâche d'une façon efficace, avec un sens profond de la dignité, de la gravité
et de la justice des procédures judiciaires.
Parmi les nombreux pouvoirs d'un poursuivant, on trouve notamment: le pouvoir de détenir
préventivement, le pouvoir d'exercer des poursuites, le pouvoir de négocier sur le plaidoyer, le
pouvoir de porter des accusations alléguant la perpétration de plusieurs infractions, le pouvoir
de révéler ou de ne pas révéler la preuve avant le procès, le pouvoir de présenter un acte
d'accusation, le pouvoir de procéder par voie sommaire ou par voie de mise en accusation, le
pouvoir de retirer des accusations et le pouvoir d'interjeter appel. (Pour un exposé plus complet
des origines et de l'exercice de ces pouvoirs, voir Manning, op. cit., aux pp. 586 à 608, et
P. Béliveau, J. Bellemare et J.-P. Lussier, Traité de procédure pénale (1981), aux pp. 63 à 74).
Ayant ce contexte présent à l'esprit, il nous faut maintenant examiner le délit civil en cause,
celui de poursuites abusives, ainsi que les considérations d'intérêt public militant en faveur d'une
immunité absolue pour le procureur général et les procureurs de la Couronne relativement à ce
délit civil.
2. Le délit civil de poursuites abusives
- 28 -
Le demandeur doit prouver quatre éléments pour obtenir gain de cause dans une action pour
poursuites abusives:
a)
les procédures ont été engagées par le défendeur;
b)
le tribunal a rendu une décision favorable au demandeur;
c)
l'absence de motif raisonnable et probable;
d)
l'intention malveillante ou un objectif principal autre que celui de l'application
de la loi.
(Voir J. G. Fleming, The Law of Torts (5e éd. 1977), à la p. 598.)
Les deux premiers éléments sont clairs et, d'une manière générale, se passent d'explication.
Les deux derniers en revanche exigent une analyse détaillée. Un motif raisonnable et probable
a été décrit comme [TRADUCTION] "la croyance de bonne foi en la culpabilité de l'accusé, basée
sur la certitude, elle-même fondée sur des motifs raisonnables, de l'existence d'un état de faits
qui, en supposant qu'ils soient exacts, porterait raisonnablement tout homme normalement avisé
et prudent, à la place de l'accusateur, à croire que la personne inculpée était probablement
coupable du crime en question" (Hicks v. Faulkner (1878), 8 Q.B.D. 167, à la p. 171, le juge
Hawkins).
Ce critère comporte à la fois un élément subjectif et un élément objectif. Il doit y avoir une
croyance réelle de la part du poursuivant et cette croyance doit être raisonnable dans les
- 29 -
circonstances. La question de l'existence d'un motif raisonnable et probable est à décider par le
juge et non par le jury.
L'élément obligatoire de malveillance équivaut en réalité à un "but illégitime". D'après
Fleming, la malveillance [TRADUCTION] "veut dire davantage que la rancune, le mauvais
vouloir ou un esprit de vengeance, et comprend tout autre but illégitime, par exemple, celui de
se ménager accessoirement un avantage personnel" (Fleming, op. cit., à la p. 609). Pour avoir
gain de cause dans une action pour poursuites abusives intentée contre le procureur général ou
un procureur de la Couronne, le demandeur doit prouver à la fois l'absence de motif raisonnable
et probable pour engager les poursuites et la malveillance prenant la forme d'un exercice délibéré
et illégitime des pouvoirs de procureur général ou de procureur de la Couronne, et donc
incompatible avec sa qualité de "représentant de la justice". À mon avis, ce fardeau incombant
au demandeur revient à exiger que le procureur général ou le procureur de la Couronne ait
commis une fraude dans le processus de justice criminelle et que, dans la perpétration de cette
fraude, il ait abusé de ses pouvoirs et perverti le processus de justice criminelle. En fait il semble
que, dans certains cas, cela équivaille à une conduite criminelle. (Voir, par exemple, l'abus de
confiance, art. 122, le complot en vue d'engager des poursuites injustifiées, al. 465(1)b), l'entrave
à la justice, par. 139(2) et (3) du Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46.)
Notons en outre que bien souvent, sinon toujours, les cas de poursuites abusives exercées par
un procureur général ou un procureur de la Couronne, comporteront une atteinte aux droits
garantis à l'accusé par les art. 7 et 11 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Pour résumer donc, un demandeur qui intente une action pour poursuites abusives ne se lance
pas dans une entreprise facile. Il doit non seulement s'acquitter de la tâche notoirement difficile
de prouver un fait négatif, c'est-à-dire l'absence de motif raisonnable et probable, mais il doit
- 30 -
également satisfaire à une norme très élevée en matière de preuve s'il veut éviter le non-lieu ou
le verdict imposé (voir Fleming, op. cit., à la p. 606, et Mitchell v. John Heine and Son Ltd. (1938),
38 S.R. (N.S.W.) 466, aux pp. 469 à 471). Le professeur Fleming va même jusqu'à conclure que
le délit civil de poursuites abusives comporte certaines particularités destinées à décourager les
actions civiles (à la p. 606):
[TRADUCTION] La désapprobation que le droit a traditionnellement manifestée
à l'égard de l'action pour poursuites abusives ressort le plus nettement des restrictions qui lui
ont été apportées afin de faire obstacle à ce type d'actions et de protéger les particuliers qui
s'acquittent de leur devoir public de poursuivre les personnes raisonnablement soupçonnées
d'avoir commis des crimes.
3. Les considérations d'intérêt public
Compte tenu de ce que j'ai dit concernant le rôle du poursuivant au Canada et le délit civil de
poursuites abusives, nous devons examiner maintenant les considérations d'intérêt public. Je
commence par souligner que même les décisions prenant fermement position en faveur de
l'immunité absolue ont qualifié cette règle de [TRADUCTION] "inquiétante", "alarmante", et
"forcée et difficilement justifiable" (voir Nelles v. The Queen in right of Ontario, (1985), 51 O.R.
(2d) 513 (C.A. Ont.), à la p. 531, et Bosada v. Pinos (1984), 44 O.R. (2d) 789 (H.C.), à la p. 794).
Les partisans de la règle de l'immunité absolue soutiennent qu'elle favorise la confiance du
public dans l'impartialité des poursuivants. Il me semble toutefois que la confiance du public
dans l'institution du poursuivant public diminue beaucoup lorsque la personne qui est en mesure
de connaître l'impact constitutionnel et juridique de sa conduite est mise à l'abri de la
responsabilité civile quand elle abuse du processus en engageant des poursuites abusives.
L'immunité absolue va à l'encontre du principe même de l'égalité devant la loi et elle est
particulièrement inquiétante lorsqu'il s'agit d'une faute commise par une personne qui devrait être
- 31 -
tenue à une conduite exemplaire dans l'exercice de sa charge publique. (Voir Filosa, op. cit., à
la p. 982, et Marilyn L. Pilkington, "Damages as a Remedy for Infringement of the Canadian
Charter of Rights and Freedoms" (1984), 62 R. du B. can. 517, aux pp. 560 et 561.)
On doit penser également à la victime des poursuites abusives. La notion d'immunité absolue
des poursuivants présente cette faille fondamentale que l'auteur du délit civil ne peut être obligé
par la victime d'en répondre devant les tribunaux. Comme je l'ai déjà dit, la charge de la preuve
incombant au demandeur dans une action pour poursuites abusives est extrêmement lourde et,
dans les cas où il est en mesure d'établir sa cause, il est possible qu'il ait aussi été victime d'une
atteinte aux droits que lui garantit la Charte. Accorder aux poursuivants une immunité absolue
revient à leur donner toute latitude pour léser les droits individuels. Non seulement l'immunité
absolue réduit à néant le droit des particuliers d'intenter des actions, mais en outre, me
semble-t-il, il se peut qu'elle rende impossible l'exercice d'un recours en vertu du par. 24(1) de
la Charte. Il semble évident qu'en se prévalant de son poste pour engager des poursuites abusives
contre un accusé, le poursuivant porte atteinte au droit d'un individu à la liberté et à la sécurité
de sa personne, et ce, d'une manière non conforme aux principes de justice fondamentale. À
condition de prouver la violation d'un de ses droits garantis par la Charte, cet individu jouirait
normalement aux termes du par. 24(1) de la Charte du droit de s'adresser à un tribunal compétent
pour obtenir la réparation que ce tribunal estime convenable et juste. La question qui se pose est
donc de savoir si le par. 24(1) de la Charte confère aux particuliers le droit de demander une
réparation au tribunal compétent. Personnellement, je crois que oui. Quand une personne peut
démontrer qu'elle a été victime d'une atteinte à un droit garanti par la Charte, il est indispensable
pour assurer la sanction de cette violation de la Constitution que la personne en question puisse
s'adresser au tribunal compétent afin d'obtenir réparation. Créer un droit sans prévoir de
redressement heurte de front l'un des objets de la Charte qui permet assurément aux tribunaux
d'accorder une réparation en cas de violation de la Constitution. Nous n'avons pas à trancher
- 32 -
dans ce pourvoi la question de savoir si une règle de droit découlant de la common law ou d'un
texte législatif peut constitutionnellement empêcher les tribunaux d'accorder une réparation juste
et convenable, ce qui est leur fonction la plus importante sous le régime de la Charte. De toute
façon, il est évident qu'un tel résultat n'est pas souhaitable et constitue une raison puissante et
fondamentale de conclure que la common law elle-même ne prévoit pas d'immunité absolue.
On soutient en outre que reconnaître moins que l'immunité absolue aurait un "effet paralysant"
sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur de la Couronne. Notons que ce dont il
s'agit ici n'est pas l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire par un poursuivant dans sa sphère
légitime d'activité, telle que définie par son rôle de "représentant de la justice". En effet, dans
des cas de poursuites abusives il s'agit plutôt d'allégations d'abus du processus criminel et des
pouvoirs du procureur de la Couronne. Il ne s'agit pas d'une simple évaluation rétrospective de
la sagesse de la décision du procureur de la Couronne d'engager des poursuites; mais plutôt
l'exercice délibéré et malveillant de ses pouvoirs pour des fins illégitimes et incompatibles avec
le rôle traditionnel du poursuivant.
Il me semble en conséquence que l'argument fondé sur "l'effet paralysant" est largement
spéculatif et suppose que de nombreuses actions pour poursuites abusives seront intentées par
des personnes dépitées qui, ayant été poursuivies, n'ont été reconnues coupables d'aucune
infraction. Je suis d'avis que cet argument qui agite le spectre d'une "avalanche" d'actions ne
tient pas compte du fait que le délit civil de poursuites abusives exige la preuve d'un motif ou
d'un but illégitimes; les erreurs commises dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire et les erreurs
de jugement ne donnent pas lieu à des actions en justice. D'autre part, l'action pour poursuites
abusives comporte ses propres moyens de dissuasion. Comme je l'ai déjà dit, la charge de la
preuve incombant au demandeur est lourde et stricte. Puisque l'absence de motif raisonnable est
une question de droit à décider par le juge, une action pour poursuites abusives peut être radiée
- 33 -
pour absence de fondement suffisant (voir la règle 21.01 des Règles de procédure civile de
l'Ontario, par exemple). C'est précisément cette démarche qu'a adoptée le juge Kerans de la Cour
d'appel dans l'arrêt German v. Major, précité. Je suis d'accord avec le juge Kerans que
[TRADUCTION] "il paraîtrait étrange de choisir une stricte règle d'immunité de préférence à une
règle efficace permettant la radiation" (p. 276). En outre, dans la plupart des ressorts, y compris
l'Ontario, il existe des dispositions autorisant un défendeur à présenter une requête en jugement
sommaire avant la tenue d'une instruction complète (voir, par exemple, la règle 20 en Ontario).
Finalement, la possibilité de l'adjudication de dépens au défendeur aura un effet préventif contre
les poursuites frivoles. Il existe donc à l'intérieur du système tous les mécanismes voulus pour
prévenir les actions frivoles. En fait, la difficulté de prouver une allégation de poursuites
abusives constitue elle-même un empêchement. Que le seuil de responsabilité en matière de
poursuites abusives soit très élevé est confirmé par le peu d'actions de ce genre intentées chaque
année contre des policiers. Par ailleurs, la province de Québec permet les actions contre le
procureur général et les procureurs de la Couronne depuis 1966 sans que cela ait provoqué une
avalanche d'actions. En conséquence, je tiens pour peu convaincant l'argument selon lequel
l'immunité absolue s'impose pour éviter une avalanche de litiges.
Des autres recours qui s'offrent aux personnes visées par des poursuites abusives, aucun ne
semble adéquat pour réparer le préjudice subi. L'exercice de poursuites criminelles contre un
poursuivant qui, dans le cadre de poursuites abusives, commet une infraction au Code criminel,
vise surtout le redressement d'un tort public et n'a rien à voir avec un droit privé d'action.
L'article 737 du Code criminel, portant sur le prononcé d'une ordonnance de probation, est
particulièrement intéressant à cet égard. Aux termes du par. 737(2), une ordonnance de probation
peut prescrire certaines conditions, dont l'obligation de la part du coupable de "faire restitution
ou réparation, à toute personne lésée ou blessée du fait de l'infraction, de la perte ou du dommage
véritables soufferts de ce fait par cette personne" (al. 737(2)e)). Cette disposition semble
- 34 -
constituer un moyen indirect de réparer, du moins partiellement, le préjudice occasionné à un
individu par des poursuites abusives. L'alinéa en question ne joue cependant que lorsqu'un
accusé est déclaré coupable d'une infraction et qu'une ordonnance de probation est rendue. De
plus, le pouvoir du tribunal d'accorder une indemnisation à une victime se limite aux dommages
qui sont relativement concrets et déterminables (voir R. v. Groves (1977), 37 C.C.C. (2d) 429
(H.C. Ont.)) Ce pouvoir paraît donc se substituer assez mal à un droit privé d'action. Je fais
remarquer toutefois que bien des cas de poursuites abusives véritables constitueront également
des infractions au Code criminel et il semble plutôt curieux, voire absurde, qu'une réparation
puisse être obtenue par le biais d'une ordonnance de probation, mais non par l'exercice d'un droit
privé d'action.
En outre, les procédures disciplinaires professionnelles, quoique possédant un certain caractère
punitif et dissuasif, n'atteignent pas le but principal qui est de remettre la victime dans son état
antérieur et, ainsi que je l'ai déjà indiqué, il serait inquiétant que l'existence d'une immunité
absolue puisse empêcher la victime d'une violation des droits garantis par la Charte de s'adresser
à un tribunal compétent pour obtenir une réparation juste et convenable sous la forme de
dommages-intérêts.
III. Conclusion
Il ressort de l'examen de la jurisprudence sur la question de l'immunité du poursuivant qu'il
s'agit en définitive d'une question d'intérêt public. Pour les raisons déjà exposées, j'estime qu'une
immunité absolue pour le procureur général et ses mandataires, les procureurs de la Couronne,
n'est pas justifiée par l'intérêt public. Il ne faut pas oublier que l'immunité absolue entraîne la
négation d'un droit privé d'action et, dans certains cas, pourrait rendre impossible un recours
fondé sur la Charte. L'existence d'une immunité absolue menace donc les droits individuels de
- 35 -
citoyens poursuivis à tort et abusivement. De plus, il importe de souligner qu'il s'agit ici d'une
immunité contre des actions pour poursuites abusives; il n'est question ni d'erreurs de jugement,
ni d'erreurs dans l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, ni même de négligence professionnelle.
Dans le cas du délit civil de poursuites abusives, par contre, on doit prouver l'existence d'un but
ou d'un motif illégitime, motif qui constitue un abus ou une perversion du système de justice
criminelle à des fins auxquelles il n'est pas destiné et qui, en tant que tel, comporte un abus des
pouvoirs du procureur général et des procureurs de la Couronne qui agissent en son nom.
Il ne fait pas de doute que les considérations d'intérêt public invoquées en faveur de l'immunité
absolue ont une certaine légitimité. J'estime toutefois que ces considérations doivent céder le pas
au droit d'un particulier de chercher à obtenir une réparation quand il subit un préjudice du fait
que le poursuivant a agi avec malveillance dans l'exercice abusif de ses fonctions. À mon avis,
la difficulté à faire la preuve de poursuites abusives ainsi que les mécanismes qui permettent,
dans le système de procédure civile, d'écarter les actions non fondées suffisent pour que le
procureur général et les procureurs de la Couronne ne soient pas entravés dans l'exécution
efficace de leurs importantes charges publiques. Ainsi que je l'ai déjà fait remarquer, les
tentatives américaines de limiter l'immunité du poursuivant par le recours à ce qu'on appelle
l'approche fonctionnelle et aux nombreuses variantes de cette approche ont échoué et n'ont aucun
fondement dans les principes. Je conclus en conséquence que le procureur général et les
procureurs de la Couronne ne jouissent pas d'une immunité absolue relativement aux actions pour
poursuites abusives. Je suis donc d'avis de rejeter le pourvoi en ce qui concerne la Couronne,
sans adjudication de dépens. Je suis par ailleurs d'avis d'accueillir le pourvoi en ce qui concerne
le procureur général, avec dépens, et d'ordonner que l'affaire soit renvoyée à la Cour suprême de
l'Ontario pour qu'elle instruise l'action intentée contre le procureur général.
//Le juge McIntyre//
- 36 -
Version française des motifs rendus par
LE JUGE MCINTYRE -- Le présent pourvoi pose la question de la responsabilité de la
Couronne et du procureur général de la province dans une action pour poursuites abusives
résultant des procédures criminelles engagées contre l'appelante relativement à des accusations
de meurtre.
L'appelante était infirmière au Hospital for Sick Children de Toronto lorsqu'au mois de mars
1981, elle a été accusée du meurtre de quatre patients en bas âge. À l'issue de son enquête
préliminaire, le juge de la Cour provinciale qui présidait l'audience l'a acquittée faute de preuve:
(1982), 16 C.C.C. (3d) 97. L'appelante a par la suite intenté une action contre la Couronne du
chef de l'Ontario, le procureur général de l'Ontario ainsi que plusieurs policiers, alléguant que
le procureur général et ses représentants, les procureurs de la Couronne, avaient conseillé à la
police de porter des accusations contre la demanderesse et l'avaient aidé et encouragé à le faire
et à engager contre elle des poursuites, et que, ce faisant, le procureur général, les procureurs de
la Couronne et la police agissaient au nom de la Couronne du chef de l'Ontario. Elle a également
allégué que, dans la conduite des poursuites, le procureur général et les procureurs de la
Couronne avaient agi avec malveillance en leur qualité de représentants de la Couronne. Il y a
eu par la suite désistement de l'action contre les policiers, et les procureurs de la Couronne n'ont
pas été désignés défendeurs. La Couronne et le procureur général sont donc restés les seuls
défendeurs à l'instance: ce sont les intimés devant cette Cour.
Avant le procès, les intimés ont demandé, par requête en vertu de la règle 126 des Rules of
Practice de l'Ontario, le rejet de l'action au motif que les actes de procédure ne révélaient aucune
cause raisonnable d'action. Subsidiairement, ils demandaient, en application de la règle 124, la
- 37 -
tenue, d'une audition afin de faire valoir leur argumentation sur une question de droit soulevée
dans les actes de procédure. Les règles 124 et 126 prévoient:
[TRADUCTION] 124. Toute partie peut, dans un acte de procédure, soulever
une question de droit et, avec le consentement des parties ou l'autorisation de la Cour, la
question de droit ainsi soulevée peut faire l'objet d'une audition en tout temps avant
l'instruction, sinon elle est décidée au cours de l'instruction.
126. Un juge peut ordonner la radiation de tout acte de procédure au motif qu'il
ne révèle aucune cause raisonnable d'action ou réponse. En pareil cas ou dans le cas d'une
action ou d'une défense jugée futile ou vexatoire, il peut ordonner que l'action soit suspendue
ou rejetée ou qu'un jugement soit enregistré en conséquence.
La question de droit faisant l'objet de la demande d'audition sur autorisation de la Cour était
ainsi formulée:
[TRADUCTION] Un défendeur, libéré au terme d'une enquête préliminaire tenue en
application des dispositions du Code criminel du Canada, n'a aucune cause d'action, fondée
sur les poursuites abusives ou la négligence, à faire valoir à l'encontre des procureurs de la
Couronne qui ont mené les poursuites ou ceux qui sont légalement responsables de leur
conduite.
Le juge Fitzpatrick de la Cour suprême de l'Ontario a accueilli la requête et radié la
déclaration, apparemment en vertu de la règle 126. S'appuyant sur deux arrêts de cette même
cour (Owsley v. The Queen in right of Ontario (1983), 34 C.P.C. 96 (H.C. Ont.), et Richman v.
McMurtry (1983), 41 O.R. (2d) 559 (H.C. Ont.)), il a conclu que le procureur général de la
province jouit d'une immunité absolue contre toute poursuite civile dans l'exercice de ses
fonctions d'avocat du ministère public, et ce, même s'il a agi avec malveillance. Jugeant que
cette immunité subsistait malgré la Charte canadienne des droits et libertés, il a accueilli la requête
et radié la déclaration.
- 38 -
La Cour d'appel de l'Ontario a rejeté l'appel interjeté contre cette décision: (1985), 51 O.R. (2d)
513. Le juge Thorson, au nom de la cour (les juges Houlden, Thorson et Robins), déclare ceci,
au début de ses motifs, aux pp. 514 et 515:
[TRADUCTION] Après avoir entendu la longue argumentation des parties, la présente cour
a mis en délibéré la question de savoir si, en droit, on peut intenter une action contre la
Couronne ou le procureur général, ou les deux, dans les circonstances de l'espèce. Je conclus
qu'en droit on ne le peut pas et que l'appel de la demanderesse doit donc être rejeté. Voici
quels sont les motifs de cette conclusion.
D'après ce qui précède, on peut se demander si la Cour d'appel s'est fondée sur la règle 124 ou
sur la règle 126. Le dossier, cependant, ne révèle aucun consentement des parties ni aucune
autorisation quant à l'audition de la question de droit, conformément à la règle 124. En outre,
à la p. 518, la Cour d'appel fait ainsi état des arguments soulevés devant elle:
[TRADUCTION] Au début de sa plaidoirie, l'avocat de l'appelante, Me Sopinka,
a soutenu que, sur requête faite à un juge en vertu de la règle 126 des Rules of Practice, le juge
présidant l'audition ne devrait radier une déclaration que s'il est persuadé que la demande n'a
aucune chance de succès, même si les faits allégués sont prouvés. Dans l'examen d'une
requête de cette nature, les faits allégués doivent donc être tenus pour avérés. De plus, lorsque
la déclaration soulève une "importante question de droit", elle ne devrait pas être radiée en
vertu de la règle 126; et lorsqu'il est allégué qu'un acte ministériel ou de l'exécutif a été exécuté
de mauvaise foi ou pour une fin illégitime, cette question ne devrait pas non plus être tranchée
sur demande sommaire présentée en vertu de cette règle, mais être tranchée par le juge au
procès. De même, lorsqu'il s'agit de statuer sur le caractère constitutionnel d'une conduite, il
importe de régler la question à partir d'un fondement factuel qui ne peut se dégager que de
l'audition normale de l'affaire.
Le juge Thorson fait la réponse suivante, aux pp. 518 et 519:
[TRADUCTION] Avec égards, je ne puis souscrire à l'argument selon lequel le
juge Fitzpatrick a commis une erreur en statuant comme si la requête avait été faite à bon droit
en vertu de la règle 126, encore que le pouvoir conféré aux termes de cette règle doive être
utilisé "avec parcimonie", comme l'a souligné le juge Dupont dans l'arrêt Owsley v. The Queen
in right of Ontario (1983), 34 C.P.C. 96, à la p. 102. Je ne puis davantage être en accord avec
la prétention que pour la simple raison que la déclaration soulève une "importante question de
- 39 -
droit", elle ne devrait pas être radiée à la suite d'une requête présentée en vertu de cette règle.
Cette prétention serait-elle exacte qu'elle irait, à mon sens, largement à l'encontre de l'objet
même de la règle. Cette dernière vise incontestablement à faire en sorte qu'une personne
assignée en justice puisse éviter les ennuis et les frais considérables qu'entraîne l'obligation
de se défendre contre une demande n'ayant aucune chance raisonnable de succès, à supposer
même que tous les faits allégués soient prouvés. Si, en l'espèce, le juge des requêtes avait
conclu que le procureur général, et par extension la Couronne, ne jouissaient pas d'une
immunité absolue en droit, il aurait peut-être été inopportun de trancher la question dans le
contexte d'une requête en vertu de la règle 126 puisque, dans ce cas, et pour les motifs qu'a
énoncés le juge Linden dans l'arrêt King v. Liquor Control Board of Ontario (1981), 33 O.R.
(2d) 816, à la p. 825, un "fondement factuel" aurait été nécessaire à l'examen de la demande;
mais lorsque, comme en l'espèce, on conclut que l'immunité est absolue, un tel fondement
factuel devient inutile puisque la demande n'a aucune chance de succès même en supposant
prouvés tous les faits allégués. En conséquence, je ne puis conclure que le juge Fitzpatrick a
commis une erreur en considérant que la requête pouvait être considérée et tranchée par lui en
vertu de la règle 126 . . .
Je poursuivrai donc en présumant que la Cour d'appel a rendu son jugement en appliquant la
règle 126. Elle a ainsi conclu que la Couronne, le procureur général et les procureurs de la
Couronne jouissaient d'une immunité absolue pour tout acte, même malveillant, relatif à des
poursuites criminelles. Si cette Cour devait statuer que l'immunité revendiquée au nom de la
Couronne et du procureur général possède un caractère aussi manifestement absolu, l'action
prendrait fin. Cependant, si elle devait conclure que cette immunité est, de quelque façon,
limitée ou relative, ou que son existence même est douteuse, l'affaire devrait être renvoyée pour
être instruite de la manière habituelle, afin que la preuve des faits et des points en litige puisse
être présentée et que soit ainsi établi le fondement factuel nécessaire à l'examen de la
responsabilité. À ce stade de l'analyse, il ne faut pas perdre de vue qu'aux fins d'une requête
présentée en vertu de la règle 126, les faits allégués doivent être tenus pour vrais et donc qu'il
faut trancher la présente requête en partant de l'hypothèse que les procureurs de la Couronne et
le procureur général ont agi avec malveillance en engageant et en menant les poursuites en cause.
Quatre éléments doivent être prouvés pour avoir gain de cause dans une action pour poursuites
abusives:
- 40 -
A.
Les poursuites ont été engagées par le défendeur.
B.
Le tribunal a rendu une décision favorable au demandeur.
C.
Le demandeur a établi que les poursuites ont été intentées sans motif
raisonnable.
D.
Le défendeur a agi par malveillance.
C'est donc en présumant établie la présence de tous ces éléments qu'il nous faut aborder le
présent pourvoi.
On prétend, au nom de la Couronne, que cette dernière jouit d'une immunité complète en
matière de responsabilité pour poursuites abusives en raison de l'immunité reconnue en common
law au procureur général et aux procureurs de la Couronne. Or, toute responsabilité imputée à
la Couronne en raison de la conduite de ses préposés relèverait de la responsabilité du fait
d'autrui. Par conséquent, fait-on valoir, comme la common law accorde pleine immunité aux
préposés de la Couronne, la responsabilité de la Couronne elle-même n'est pas engagée. On
soutient également que la Couronne jouit d'une immunité absolue en vertu des dispositions de
la Loi sur les instances introduites contre la Couronne, L.R.O. 1980, chap. 393 (ci-après la Loi).
Tout examen de la responsabilité de la Couronne doit maintenant être fondé sur la Loi et, je
ne crois pas qu'il soit nécessaire, pour les fins de l'espèce, de prendre en compte la position de
la common law sur la question de l'immunité. L'objet de la Loi, tel qu'il ressort clairement de sa
forme et de sa structure était de lever les immunités dont jouissait la Couronne et la placer sur
un pied d'égalité avec toute autre personne devant les tribunaux, sous réserve des exceptions
- 41 -
expressément prévues. Les dispositions pertinentes à cet égard sont les art. 2 et 5. La Couronne
a invoqué l'al. 2(2)d):
[TRADUCTION] 2. . . .
. . .
(2) La présente loi n'a pas pour effet:
d) d'exposer la Couronne à une instance en application de la présente loi en
raison de tout acte accompli dans l'application légitime du droit criminel
ou des dispositions pénales d'une loi de la Législature;
On pourrait soutenir que le fait d'introduire des poursuites et d'en assumer la conduite dans une
intention malveillante à l'égard du sujet poursuivi ne saurait constituer une application "légitime"
du droit criminel. Mais toute brèche dans le mur de l'immunité reconnue par la Cour d'appel
serait, à mon avis, colmatée hermétiquement par le par. 5(6) de la Loi, que voici:
[TRADUCTION] 5. . . .
(6) Aucune instance ne peut être intentée contre la Couronne en vertu du
présent article pour l'action ou l'omission d'une personne dans l'accomplissement réel ou
présumé d'une charge de nature judiciaire dont elle est investie ou dont elle doit s'acquitter
relativement à l'exécution d'actes de procédure judiciaire.
L'article 5 énonce la règle générale selon laquelle la Couronne engage sa responsabilité
délictuelle comme si elle était une personne majeure et capable. Les paragraphes (2) à (5) sont
des règles d'interprétation tandis que le par. (6) précité prévoit une exception à la règle générale
de la responsabilité "pour l'action ou l'omission d'une personne dans l'accomplissement réel ou
présumé d'une charge de nature judiciaire dont elle est investie ou dont elle doit s'acquitter
relativement à l'exécution d'actes de procédure judiciaire."
- 42 -
L'immunité revendiquée en l'espèce vise les actes des procureurs de la Couronne et ceux du
procureur général, en particulier la décision de poursuivre l'appelante pour meurtre. La décision
d'intenter des poursuites est une décision de nature judiciaire qui incombe manifestement au
procureur général et dont l'exécution relève des procureurs de la Couronne agissant en son nom:
voir The Queen v. Comptroller-General of Patents, Designs, and Trade Marks, [1899] 1 Q.B. 909
(C.A.) Voici ce qu'affirme lord juge A.L. Smith, aux pp. 913 et 914:
[TRADUCTION] Je voudrais dire quelques mots au sujet du statut du procureur
général, question à mon avis importante en l'espèce et qui risque de passer inaperçue. Nul
n'ignore que le procureur général est à la tête du barreau anglais. Chacun sait également que
depuis les temps les plus reculés, il a été investi de hautes fonctions judiciaires dont l'exercice
a été laissé à son pouvoir discrétionnaire. Ainsi, lorsqu'un accusé, condamné à la peine
capitale, allègue qu'il y a erreur au dossier, il ne peut bénéficier de cette erreur à moins
d'obtenir l'autorisation du procureur général dont la décision ne peut être révisée par aucun
tribunal du royaume. Voilà peut-être le cas le plus manifeste où le procureur général exerce
des fonctions judiciaires. Autre exemple du rôle prééminent qu'il occupe: son pouvoir
d'ordonner l'arrêt des procédures par nolle prosequi dans une affaire criminelle. Certes, au
procès, le poursuivant peut toujours demander le retrait de l'accusation et, le cas échéant, le
juge rendra un non-lieu; mais c'est au procureur général seul qu'il appartient d'ordonner l'arrêt
des procédures par nolle prosequi et ce pouvoir n'est assujetti à aucun contrôle. On peut
également songer à la dénonciation criminelle à l'initiative du procureur général -- pratique
qui, je regrette de le dire, est tombée en désuétude. Encore ici, le dépôt d'une telle
dénonciation relève entièrement du pouvoir discrétionnaire du procureur général et nul ne peut
l'annuler. Je pourrais évoquer d'autres exemples tirés des lois anciennes et récentes, mais ce
qui précède témoigne amplement des hautes fonctions judiciaires qu'exerce le procureur
général . . .
Ainsi, la décision par les procureurs de la Couronne et le procureur général de poursuivre
l'appelante, relèverait du par. 5(6) de la Loi et la Couronne bénéficierait de l'immunité légale,
malgré toute incertitude que pourrait faire naître l'argument fondé sur la notion d'application
"légitime" du droit criminel, selon la formule utilisée à l'al. 2(2)d). Quels que soient en effet les
motifs à l'origine de leur conduite, le procureur général et ses représentants se trouvaient
indéniablement, aux termes du par. 5(6) "dans l'accomplissement réel ou présumé" d'une charge
de nature judiciaire. À mon avis, le par. 5(6) confère expressément à la Couronne, une immunité
à l'égard de toute responsabilité envers l'appelante.
- 43 -
Le fait qu'il y ait immunité en faveur de la Couronne en l'espèce ne signifie pas nécessairement
que le procureur général et ses représentants jouissent d'une immunité semblable. La protection
dont ils pourraient bénéficier doit reposer sur un fondement indépendant et on ne saurait par
conséquent interpréter l'immunité que la Loi confère à la Couronne dans la présente affaire
comme conférant une immunité au procureur général et aux procureurs de la Couronne. Le juge
Hart de la Cour d'appel a apporté cette précision dans l'arrêt Curry v. Dargie (1984), 28 C.C.L.T.
93 (C.A.N.-É.) où il a conclu, à la p. 107, que même si la Proceedings Against the Crown Act,
R.S.N.S. 1967, chap. 239, pouvait dégager la Couronne provinciale de toute responsabilité, un
préposé de la Couronne, en l'occurrence un fonctionnaire de la commission à la location
résidentielle, pouvait encore être tenu personnellement responsable de son inconduite:
[TRADUCTION] Il me semble qu'il s'agit, là encore, de l'immunité de la
Couronne, et non de celle de l'auteur du délit.
On a souligné que la Proceedings Against the Crown Act avait été adoptée afin
d'accorder aux citoyens le droit de poursuivre la Couronne pour les actes délictueux commis
par ses préposés ou fonctionnaires. Cette loi empêche aussi toute poursuite contre la Couronne
pour les actes accomplis par ces derniers dans l'application légitime de lois valides. Elle ne
vise cependant pas à protéger personnellement les préposés et fonctionnaires de la Couronne
contre les recours résultant des délits civils qu'ils ont commis contre des membres du public,
dans l'exercice ou non de leur emploi, mais non uniquement dans l'application légitime du
droit criminel ou des dispositions d'une loi de la Législature . . .
Quelle est donc la nature de l'immunité que pourrait avoir le procureur général en vertu de la
common law?
Dans la plupart des juridictions de common law et dans certaines juridictions de droit civil, il
est largement reconnu par la jurisprudence et la doctrine que les fonctionnaires peuvent, dans
l'accomplissement réel ou présumé des fonctions qui leur sont conférées, avoir à répondre
personnellement de leur inconduite. Au Canada, l'arrêt de principe sur ce point est Roncarelli v.
Duplessis, [1959] R.C.S. 121. Les faits en sont bien connus. Propriétaire d'un restaurant au
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Québec, Roncarelli était membre de la secte religieuse des Témoins de Jéhovah; il appuyait
financièrement cette cause et portait secours aux membres de la secte ayant à l'occasion maille
à partir avec la justice. Premier ministre de la province de Québec, Duplessis en était également
le procureur général. Son gouvernement était opposé aux Témoins de Jéhovah et Duplessis
cherchait à empêcher Roncarelli de résister aux campagnes visant à limiter l'influence des
Témoins de Jéhovah. C'est ainsi qu'il ordonna au directeur général de la Commission des
liqueurs du Québec, investi de l'autorité législative d'"octroyer, refuser [et] annuler tout permis
de vente de liqueurs alcooliques", de révoquer le permis de Roncarelli et de lui interdire à jamais
d'en obtenir un autre. Ruiné, Roncarelli poursuivit Duplessis en dommages-intérêts pour la
révocation injustifiée de son permis et la prohibition dont il était l'objet. Cette Cour a conclu à
la majorité à la responsabilité de Duplessis. Le jugement du juge Rand, auquel a souscrit le juge
Judson, est considéré comme faisant autorité dans cette affaire. Voici en quels termes il a posé
la question en litige (à la p. 137):
[TRADUCTION] Lorsque le pouvoir exécutif, délibérément et
intentionnellement, dans ces conditions, exerce le pouvoir de fait qu'il possède sur les
personnes qu'il nomme selon son bon vouloir à une fonction publique pour détruire les intérêts
commerciaux vitaux d'un citoyen, celui-ci peut-il prétendre, en droit, exiger réparation de la
personne qui agit ainsi?
Le juge Rand a conclu qu'il y avait lieu a réparation en justice sous forme de dommages-intérêts.
À son avis, toute loi ou réglementation comporte une présomption générale selon laquelle les
pouvoirs conférés seront exercés de bonne foi et à des fins légitimes. Il affirme, à la p. 140:
[TRADUCTION] Dans une réglementation publique de cette nature, il n'y a rien
de tel qu'une "discrétion" absolue et sans entraves, c'est-à-dire celle où l'administrateur
pourrait agir pour n'importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une
loi ne peut, si elle ne l'exprime expressément, s'interpréter comme ayant voulu conférer un
pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n'importe quel but, si fantaisiste et étranger
soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi. La fraude et la corruption au sein de
la commission ne sont peut-être pas mentionnées dans des lois de ce genre, mais ce sont des
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exceptions que l'on doit toujours sous-entendre. La "discrétion" implique nécessairement la
bonne foi dans l'exercice d'un devoir public. Une loi doit toujours s'entendre comme
s'appliquant dans une certaine optique, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son objet est
tout aussi répréhensible que la fraude ou la corruption.
Dans ce contexte, soulignons qu'en engageant des poursuites criminelles, le procureur général
et ses représentants, les procureurs de la Couronne, exercent des pouvoirs qui découlent de la loi:
voir la Loi sur le ministère du Procureur général, L.R.O. 1980, chap. 271, la Loi sur les procureurs
de la Couronne, L.R.O. 1980, chap. 107, ainsi que le Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46,
art. 504. Le juge Rand a également exprimé l'avis qu'en raison des actes dont la preuve avait été
faite, l'intimé avait perdu le bénéfice de toute immunité susceptible de s'attacher à sa fonction.
Il ajoute, aux pp. 141 et 142:
[TRADUCTION] La manière d'agir de l'intimé [Duplessis], par l'intermédiaire
de la Commission, revenait à la violation d'un devoir public statutaire et tacite vis-à-vis de
l'appelant: elle constituait un abus flagrant d'un pouvoir donné par la loi, dont le but exprès
était de le punir à raison d'un acte tout à fait étranger à cette loi, de lui infliger une punition
dont le résultat a été, comme on l'avait voulu, de détruire sa vie économique de restaurateur
dans la province. Aussi à l'abri que soit la Commission ou celui qui en était membre d'une
action en dommages-intérêts, il ne saurait en être de même de l'intimé. Il n'était soumis à
aucun devoir en ce qui concerne l'appelant et son acte constituait une immixtion dans les
fonctions d'un organisme statutaire. Le préjudice qu'il a causé était le résultat d'une faute
engageant sa responsabilité, conformément aux principes de base du droit public du Québec
(voir l'arrêt Mostyn c. Fabrigas, et conformément à l'article 1053 du Code civil. Le fait qu'en
présence d'une réglementation administrative de plus en plus grande des activités
économiques, la victime d'une telle mesure subisse celle-ci et ses conséquences sans aucun
recours ni aucune réparation, et le fait que les sympathies et les antipathies arbitraires, de
même que les visées non pertinentes d'officiers publics qui agissent en excédant leurs
pouvoirs, puissent dicter leurs actions et remplacer une administration établie par la loi, voilà
le signe avant-coureur de la désintégration du principe de légalité comme un des postulats
fondamentaux de notre structure constitutionnelle.
On soulignera que dans l'affaire Roncarelli, Duplessis n'agissait pas seulement à titre de
premier ministre du Québec, mais également en sa qualité de procureur général. Il semble
ressortir clairement des opinions majoritaires dans Roncarelli qu'en principe, les fonctionnaires
de très haut rang au Canada qui excèdent leurs pouvoirs ou en abusent seront tenus à des
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dommages-intérêts pour le préjudice causé. Ce principe est bien établi dans la jurisprudence
anglaise: voir Mostyn v. Fabrigas (1774), 1 Cowp. 161, 98 E.R. 1021, où le gouverneur de
Minorque, poursuivi au civil pour la séquestration d'un habitant de l'île, a été tenu à des
dommages-intérêts. Lord Mansfield a rejeté en ces termes la prétention du gouverneur à
l'immunité, à la p. 175 Cowp., à la p. 1029 E.R.:
[TRADUCTION] En conséquence, on ne saurait soutenir devant une cour de justice anglaise
la proposition monstrueuse selon laquelle un gouverneur, agissant en vertu de lettres patentes
délivrées sous le grand sceau, n'est redevable qu'à Dieu et à sa conscience et qu'en véritable
despote il peut, en toute impunité, piller et dépouiller les sujets de Sa Majesté, tant dans leurs
biens que dans leur liberté.
Voir également l'arrêt Henly v. Mayor of Lyme (1828), 5 Bing. 91, 130 E.R. 995.
On retrouve un principe identique ou similaire dans l'arrêt Asoka Kumar David v. Abdul Cader,
[1963] 3 All E.R. 579 (C.P.) Dans cette affaire, un organisme responsable de l'émission de
permis avait refusé à l'appelant un permis pour l'exploitation d'un cinéma et ce dernier avait
intenté une action où il alléguait l'intention malveillante. L'action avait été radiée sur exception
préliminaire et la Cour d'appel de Ceylan avait statué en faveur de l'intimé. Au Comité
judiciaire, le vicomte Radcliffe a exprimé l'avis que cette affaire n'aurait pas dû être tranchée sur
requête préliminaire. Il affirme, à la p. 582:
[TRADUCTION] Depuis lors [1907], les tribunaux anglais ont été fréquemment appelés à
examiner la question générale des droits du particulier face à l'exercice, par une administration
publique, des pouvoirs que la loi lui confère [. . .] De l'avis de leurs Seigneuries, il n'y a pas
lieu de reconnaître aujourd'hui, en ce domaine, l'existence d'une règle générale; il ne convient
pas davantage d'y voir la confirmation de la proposition, avancée en l'espèce, que celui qui
demande un permis n'a, en aucune circonstance, le droit d'obtenir réparation s'il y a eu exercice
malveillant et abusif du pouvoir légal d'émettre le permis. En pareils cas, tout dépendra de la
preuve des faits allégués quant à l'exercice abusif et l'intention malveillante. Il se peut que la
présence de rancune et de mauvais vouloir ne suffise pas, en soi, à donner ouverture à une
poursuite contre une décision dont les motifs par ailleurs irréprochables n'auraient pas été
viciés par la méchanceté de l'intention. Toutefois, l'abus "malveillant" qu'invoque l'appelant
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en l'espèce peut englober un éventail de circonstances allant au-delà du simple mauvais
vouloir. De l'avis de leurs Seigneuries, ce n'est qu'une fois établis les faits allégués par le
demandeur quant à la malveillance qu'il est possible de déterminer si, dans un cas semblable,
il y a ouverture à une action pour violation d'une obligation.
Il semble se dégager de la jurisprudence précitée que, de façon générale, les fonctionnaires ne
bénéficient d'aucune immunité ni d'aucun privilège particuliers lorsqu'ils excèdent les pouvoirs
dont ils sont investis à titre officiel. Cela signifierait que lorsqu'un fonctionnaire, préposé de la
Couronne, excède les pouvoirs de sa charge ou agit en violation de ses obligations et attributions
ou encore fait preuve de malveillance dans l'exercice de ses fonctions, il n'est pas à l'abri d'une
poursuite en matière civile et peut avoir à répondre de dommages causés par l'excès de pouvoir
ou en raison du motif illégitime. Ce principe semble clair, du moins dans le cas de fonctionnaires
agissant en leur qualité administrative. Cependant, la question dont nous sommes saisis en
l'espèce nécessite l'examen du statut du procureur général agissant à titre de conseiller juridique
principal de la Couronne, chargé d'engager et de mener des poursuites criminelles.
La Cour d'appel, rappelons-le, a jugé que le procureur général et les procureurs de la Couronne
jouissent d'une immunité absolue en matière de responsabilité civile. S'appuyant en particulier
sur les arrêts Owsley v. The Queen in right of Ontario et Richman v. McMurtry, précités, de la Haute
Cour de l'Ontario, ainsi que sur l'arrêt Imbler v. Pachtman, 424 U.S. 409 (1976), la cour est
arrivée à la conclusion que l'immunité absolue était indéniablement reconnue en common law.
Cette question a été abordée dans plusieurs arrêts canadiens récents: voir Unterreiner v. Wilson
(1982), 40 O.R. (2d) 197 (H.C.), le juge Gray, confirmé par (1983), 41 O.R. (2d) 472 (C.A.);
Owsley v. The Queen in right of Ontario, précité; Richman v. McMurtry, précité; Bosada v. Pinos
(1984), 44 O.R. (2d) 789 (H.C.), le juge Pennell; Curry v. Dargie, précité; German v. Major
(1985), 39 Alta. L.R. (2d) 270 (C.A.) et Levesque v. Picard (1985), 66 R.N.-B. (2e) 87 (C.A.),
autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada accordée le 22 mai 1986, [1986] 1 R.C.S.
x, avis de désistement produit le 7 janvier 1987, [1987] 1 R.C.S. x.
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Ces arrêts n'appuient pas entièrement la position adoptée par la Cour d'appel en l'espèce. Les
arrêts précités rendus par les tribunaux ontariens, ont conclu au caractère absolu de l'immunité
du poursuivant. En tirant une conclusion similaire en l'espèce, le juge Thorson de la Cour d'appel
s'est largement fondé sur la jurisprudence américaine, mettant particulièrement en relief les
jugements du juge Learned Hand dans Gregoire v. Biddle, 177 F.2d 579 (2d Cir. 1949), ainsi que
des juges Powell et White de la Cour suprême des États-Unis, dans Imbler v. Pachtman, précité.
On retrouve dans ces décisions l'idée que l'adoption d'une règle aussi absolue est justifiée par un
impératif social: celui de mettre les personnes chargées d'intenter des poursuites criminelles à
l'abri de la menace de recours civils, afin qu'elles puissent exercer leurs fonctions sans crainte
et en toute objectivité. Dans l'arrêt Pachtman, précité, à la p. 428, le juge Powell s'est dit en
accord avec les propos que tenait le juge Learned Hand dans l'arrêt Gregoire, précité, à la p. 581.
[TRADUCTION] Comme c'est souvent le cas, la réponse se trouve dans la recherche d'un juste
équilibre entre deux maux également inévitables. En l'espèce, on a finalement jugé préférable
de laisser sans recours les fautes que peuvent commettre des fonctionnaires malhonnêtes plutôt
que d'exposer ceux qui s'efforcent d'accomplir leur devoir à la menace constante de
représailles . . .
Il n'y a pas unanimité, cependant, en ce qui concerne l'immunité de la poursuite. Ainsi, dans
d'autres juridictions, des tribunaux ont indiqué qu'ils ne seraient pas nécessairement disposés à
accorder l'immunité absolue à ceux qui exercent des fonctions en matière de poursuites. Dans
l'affaire Riches v. Director of Public Prosecutions, [1973] 2 All E.R. 935 (C.A.), le demandeur,
acquitté de l'accusation criminelle portée contre lui, avait intenté contre l'avocat général un
recours en responsabilité pour poursuites abusives. Soulignons qu'en ce qui concerne les
poursuites contre les particuliers, l'avocat général remplit, en fait, la même fonction que le
procureur général d'une province canadienne. Dans cette affaire, bien que le lord juge
Stephenson ait conclu que les documents déposés devant la cour démontraient que la poursuite
intentée contre le demandeur reposait effectivement sur des éléments de preuve et que la
- 49 -
déclaration ne révélait aucune cause d'action, il n'en a pas moins écarté la proposition selon
laquelle l'avocat général ne pourrait jamais être tenu responsable de poursuites abusives. Il
déclare ainsi, à la p. 941:
[TRADUCTION] Je ne voudrais pas qu'on interprète mes propos comme
signifiant qu'il est impossible qu'un défendeur acquitté à l'issue de poursuites intentées par
l'avocat général ait gain de cause dans une action pour poursuites abusives. Je ne dis pas non
plus que l'autorisation du procureur général, lorsqu'elle est requise, efface péremptoirement
toute trace de malveillance et constitue la preuve irréfutable que la poursuite était fondée sur
un motif raisonnable et probable. On peut songer à des cas où il y a eu, même de la part d'une
administration responsable, suppression d'éléments de preuve faussant la perception de ceux
qui ont mené la poursuite et de ceux qui, finalement, ont prononcé la condamnation. Mais, à
mon avis, nous sommes à cent lieues en l'espèce d'une telle hypothèse. Rien dans le jugement
de la section criminelle de la Cour d'appel ne permet d'affirmer qu'il n'y avait aucune preuve
contre le demandeur. Je ne puis non plus trouver dans les déclarations de ce dernier ni dans
les documents qui nous ont été présentés la preuve que les poursuites dont il a été l'objet, que
ce soit sous l'accusation de complot ou sous les trois accusations de fond auxquelles il devait
répondre aux assises du Suffolk, étaient sans fondement. Dans les circonstances, il me semble
qu'il n'a pas été établi que le défendeur a déloyalement présenté les faits à l'avocat de la
poursuite, ni qu'il n'existait pas de motif raisonnable ou probable, ni qu'il y a eu conduite
malveillante, ni non plus qu'il y ait quelque possibilité de faire la preuve de telles allégations.
Au Canada, certaines décisions rendues par les tribunaux de l'Alberta et de la Nouvelle-Écosse
jettent un doute sur l'existence de l'immunité absolue. Dans l'arrêt German v. Major, précité, le
demandeur avait été poursuivi en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu. Acquitté en raison d'un
doute sur sa culpabilité, le défendeur contribuable a alors intenté contre le poursuivant un recours
pour poursuites abusives. Bien que le juge Kerans de la Cour d'appel ait estimé que, d'après la
preuve au dossier, l'action du demandeur devait certainement échouer puisque l'intention
malveillante n'avait pas été établie et que les poursuites reposaient sur des motifs raisonnables,
il n'en a pas moins considéré que l'immunité du poursuivant n'était pas absolue. Voici ce qu'il
déclare dans le paragraphe final de son jugement, à la p. 286:
[TRADUCTION] Le substitut du procureur général, qui agit au nom de ce
dernier dans des poursuites criminelles, n'est pas comptable à l'accusé dans un recours civil,
sauf peut-être dans la mesure où il y a allégation de mauvaise foi dans l'exercice de ses
- 50 -
fonctions, savoir l'équivalent du délit civil nommé de poursuites abusives, cause d'action dont
nous avons traité [voir la p. 282, ci-dessus]. Je suis en conséquence d'avis de radier les parties
de la déclaration ayant trait aux autres demandes que fait valoir German contre Major. [Je
souligne.]
Ainsi, le poursuivant aurait-il agi uniquement ou principalement pour un motif illégitime, telle
la malveillance, qu'il n'aurait pu bénéficier, suivant le raisonnement du juge Kerans, d'aucune
immunité contre un recours pour poursuites abusives. Dans l'arrêt Curry v. Dargie, précité, on
a conclu qu'un fonctionnaire de la commission de location résidentielle qui avait engagé une
poursuite contre un locataire ne pouvait prétendre à une immunité absolue. Se fondant en partie
sur l'arrêt antérieur Warne v. Province of Nova Scotia (1969), 1 N.S.R. (2d) 27 (C.S., D.P.I.), où
le juge Gillis avait refusé de radier un recours dirigé personnellement contre le ministre
provincial de l'Agriculture, le juge Hart de la Cour d'appel a expliqué qu'il n'était pas disposé à
aller aussi loin que les arrêts ontariens dans l'extension de la portée de l'immunité rattachée à la
poursuite. Quoiqu'il ait établi une distinction entre l'affaire dont il était saisi et le cas où la
poursuite est engagée par le procureur général ou un procureur de la Couronne, il a précisé qu'il
ne tranchait pas la question de l'immunité des procureurs généraux ni des procureurs de la
Couronne. Il dit ceci à la p. 110:
[TRADUCTION] Je ne suis pas prêt à aller aussi loin que le juge Galligan [dans l'arrêt
Richman, précité] en statuant qu'un fonctionnaire de la Couronne ne peut être tenu responsable
d'une poursuite engagée avec malveillance, encore qu'il n'y ait pas lieu d'examiner cette
question pour le moment. En l'espèce, je ne crois pas qu'on puisse dire qu'en faisant une
dénonciation contre l'appelant, l'intimée exerçait dans les faits une fonction judiciaire analogue
à celle qu'exercent les procureurs généraux et les poursuivants. Toute personne peut faire une
dénonciation et la Residential Tenancies Act n'avait pas pour effet d'imposer cette obligation
à l'intimée. Certes, la personne qui affirme sous serment avoir des motifs raisonnables et
probables de croire qu'une infraction a été commise doit assumer personnellement les
conséquences de son acte: elle ne peut simplement se retrancher derrière les instructions de
ses supérieurs. On ne peut affirmer non plus qu'elle appliquait le droit criminel ou les
dispositions d'une loi alors qu'elle ne faisait en somme qu'actionner les rouages du système
judiciaire pour permettre ainsi à ceux qui sont chargés de son administration d'exécuter leurs
fonctions. Sa position n'était en rien différente de celle de l'indicateur ou de toute autre
personne faisant une dénonciation dans un affaire criminelle sans motifs raisonnables et
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probables de croire que l'infraction a été commise et avec quelque intention malveillante.
Cette personne est toujours exposée à un recours pour poursuites abusives. [Je souligne.]
La distinction que fait le juge Hart entre le fonctionnaire de la commission de location
résidentielle et le procureur général -- distinction qui ne laisse aucun doute sur l'inexistence d'une
immunité pour le premier -- repose sur le fait qu'en intentant des poursuites, le procureur général
exerce, à la différence du fonctionnaire, une "fonction judiciaire". J'ai évoqué précédemment la
nature "judiciaire" de la décision que prend le procureur général en engageant des poursuites:
voir l'analyse de l'arrêt The Queen v. Comptroller-General of Patents, Designs, and Trade Marks,
précité. Mais doit-on conclure que le simple fait que le procureur général prenne une décision
"judiciaire" lui confère une immunité absolue? J'estime que le droit n'est pas fixé sur ce point.
Le caractère "judiciaire" de la décision du procureur général d'intenter des poursuites n'en fait
d'aucune façon un "tribunal", c'est-à-dire une entité qui rend des décisions. Voir sur ce point Re
Van Gelder's Patent (1888), 6 R.P.C. 22 (C.A.), où le maître des rôles, lord Esher, déclare, à la
p. 27:
[TRADUCTION] Si ce qui précède est vrai, le procureur général n'est pas un tribunal. Il se
peut qu'il soit investi d'une fonction judiciaire mais, n'étant pas un tribunal, il ne peut faire
l'objet d'une prohibition. [Je souligne.]
Ce que le juge veut dire par "ne peut faire l'objet d'une prohibition", c'est que la décision du
procureur général d'intenter des poursuites n'est pas assujettie au pouvoir de contrôle des
tribunaux. Comme le souligne lord juge A.L. Smith dans l'arrêt Comptroller-General of Patents,
précité, à la p. 914:
[TRADUCTION] Une telle dénonciation [criminelle] relève entièrement du pouvoir
discrétionnaire du procureur général et nul ne peut l'annuler . . . [Je souligne.]
- 52 -
Ainsi, il est établi en droit que, dans l'exercice de ses fonctions "judiciaires", telles l'introduction
de poursuites criminelles, l'arrêt des procédures, par nolle prosequi ou selon le par. 579(1) du
Code criminel ou encore la présentation d'un acte d'accusation en l'absence de renvoi à procès,
à l'issue d'une enquête préliminaire, le procureur général n'est pas assujetti au contrôle judiciaire
et qu'il jouit dans cette mesure d'une immunité totale et absolue parce qu'il exerce une fonction
judiciaire.
Cependant, échapper au contrôle judiciaire n'équivaut pas à bénéficier d'une immunité contre
toute responsabilité civile pour les dommages résultant de poursuites engagées et menées avec
malveillance. Cette Cour, dans l'arrêt Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716, a conclu à
l'existence d'une immunité complète en ce qui concerne les décisions proprement judiciaires.
Compte tenu cependant des réserves exprimées par les juges des cours d'appel de l'Alberta, de
la Nouvelle-Écosse et de l'Angleterre, j'hésite à statuer, en appel d'une exception préliminaire,
qu'une immunité aussi absolue existe au profit du procureur général et de ses mandataires en
matière de responsabilité pour poursuites abusives. Si la Cour devait se prononcer sur un point
de cette importance en l'absence totale de preuve, elle s'engagerait, à mon avis, sur une voie
dangereuse. N'oublions pas que c'est confronté à la triste réalité du gouverneur d'une colonie qui,
devenu insensé, emprisonnait des innocents illégalement et sans procès équitable, "véritable
despote" n'ayant de compte à rendre "qu'à Dieu et à sa conscience", que lord Mansfield s'est vu
contraint de rejeter toute notion d'immunité rattachée à la charge de gouverneur: voir Mostyn v.
Fabrigas, précité. Comme on a pu le voir, l'état du droit à l'égard de l'immunité conférée au
procureur général est loin d'être clair. Avant d'énoncer en principe que le procureur général et
ses mandataires jouissent d'une immunité absolue contre toute poursuite en responsabilité civile,
il doit y avoir un procès pour trancher la question de l'immunité du poursuivant et -- s'il est
décidé que l'immunité n'est pas absolue -- pour fournir le fondement factuel permettant de
- 53 -
déterminer si, en l'espèce, la poursuite a été menée de façon telle que l'appelante est en droit
d'obtenir réparation.
De plus, l'immunité du procureur général à l'égard du contrôle judiciaire, fondée sur l'exercice
d'une fonction judiciaire, n'équivaut pas à une immunité de responsabilité civile pour les
dommages résultant d'un acte fautif commis dans l'accomplissement de fonctions ne comportant
pas l'exercice d'une fonction judiciaire. En fait, la plupart des fonctions et des actes qu'exécutent
les procureurs de la Couronne à titre de mandataires du procureur général relèveraient de cette
catégorie et, en conséquence, il est possible que l'immunité ne s'étende pas aux recours en
dommages résultant d'une poursuite menée avec malveillance, quelle que soit la façon dont elle
a été introduite. Une décision rendue sur une exception préliminaire et portant que les procureurs
généraux et leurs mandataires sont à l'abri de toute responsabilité en matière de poursuites
abusives pourrait donc être trop large et peut-être même mal fondée.
Par conséquent, je suis d'avis que la présente affaire n'aurait pas dû être tranchée sur une
requête préliminaire présentée en vertu de la règle 126. Il est établi depuis longtemps que ce n'est
que dans les cas les plus évidents que des actions seront radiées. Or ce n'est pas le cas en
l'espèce. Sont intéressants à cet égard les commentaires faits dans un arrêt inédit de la Cour
d'appel de la Colombie-Britannique (Barrisove v. McDonald, C.A.C.-B., no 490/74, le
1er novembre 1974 (les juges McFarlane, Robertson et Carrothers)), où une action avait été
introduite contre un juge d'une cour de comté sur une allégation d'action fautive pendant le
procès du demandeur. La Cour suprême de la Colombie-Britannique avait radié les actes de
procédure au motif qu'ils ne révélaient aucune cause raisonnable d'action, mais l'appel de cette
décision a été accueilli et il a été jugé que les allégations contre le juge pouvaient faire l'objet
d'une action civile en dommages-intérêts. Compte tenu de l'arrêt précité de cette Cour, Morier
- 54 -
c. Rivard, cette décision ne peut faire autorité, mais les propos qu'y tient le juge Robertson en
souscrivant à la décision de la Cour d'appel sont significatifs (à la p. 10):
[TRADUCTION] Je suis en accord avec la façon dont mon collègue [le juge
McFarlane] propose de trancher le litige et je souscris à l'essentiel de ses motifs. Je ne
voudrais pas toutefois qu'on puisse conclure que j'ai établi un principe de droit liant le juge de
première instance ou cette Cour, si elle était appelée à statuer en appel. Plutôt que d'affirmer
catégoriquement que la mention sur le bref et la déclaration révèlent une cause d'action
incontestable, je préfère invoquer comme motifs qu'une question de ce genre n'aurait pas dû
être tranchée à l'occasion d'une procédure comme celle qui a été prise en l'espèce. Il est si peu
manifeste qu'aucune cause d'action n'est révélée que, je le répète, ce n'est pas à ce stade des
procédures que cette question aurait dû être tranchée.
Vu l'incertitude du droit sur ce point, il est impossible à mon avis de conclure que l'appelante
n'a pas allégué une cause raisonnable d'action dans ses actes de procédure. En conséquence, la
demande de radiation des actes de procédure et la demande de rejet de l'action contre le procureur
général doit échouer.
Je suis donc d'avis de rejeter le pourvoi quant à la Couronne, sans adjudication de dépens. Je
suis d'avis d'accueillir le pourvoi quant au procureur général, avec dépens, et d'ordonner que
l'affaire soit renvoyée devant la Cour suprême de l'Ontario pour audition de la réclamation
présentée contre le procureur général.
//Le juge La Forest//
Version française des motifs rendus par
LE JUGE LA FOREST -- Je souscris aux motifs de mon collègue le juge Lamer, quoique je
préfère me fonder uniquement sur la position qu'il a adoptée en vertu de la common law et
- 55 -
remettre l'examen de l'effet de la Charte à un moment où il deviendra nécessaire de trancher cette
question.
//Le juge L'Heureux-Dubé//
Les motifs suivants ont été rendus par
LE JUGE L'HEUREUX-DUBÉ (dissidente en partie) -- Quoique je partage l'avis de mon
collègue le juge McIntyre, que la Couronne jouit d'une immunité absolue même au cas de
poursuite malicieuse, avec déférence, je ne partage pas sa conclusion à l'effet que le procureur
général et, par extension, les procureurs de la Couronne n'en jouissent pas. En conséquence, je
rejetterais l'appel.
Mon collègue le juge McIntyre estime que les cours d'instance inférieure ont commis une
erreur en rejetant l'action de l'appelante en vertu de la règle 126 des Rules of Practice de l'Ontario
là où il existait un doute suffisant en ce qui concerne l'état du droit sur cette question. Il conclut
que le droit au Canada dénote une certaine ambiguïté quant au degré d'immunité dont jouissent
le procureur général et les procureurs de la Couronne. Pour cette raison, il renvoie l'affaire au
procès. Là où je diverge d'opinion avec le juge McIntyre c'est quant à la réponse appropriée que
notre Cour doit donner à cette question dans les circonstances. Comme j'estime qu'il existe de
sérieuses raisons de principe qui militent en faveur de l'immunité absolue pour le procureur
général et les procureurs de la Couronne à l'encontre de poursuites civiles pour des actes commis
dans l'exercice de leurs fonctions, je ne vois pas de raison de prolonger indûment le débat en
remettant l'affaire au juge du procès pour qu'il en décide.
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Je veux qu'il soit clair dès le départ que je pars de la prémisse que les décisions prises ou les
actes entrepris par les intimés en l'instance l'ont été dans l'exercice de leurs fonctions. Telle que
je la perçois, l'action de l'appelante est fondée sur la notion que la poursuite qui a été intentée
contre elle par les intimés, quoiqu'intentée dans l'exercice de leurs fonctions, l'a été
malicieusement. Dans cette perspective, il y a lieu de distinguer cette situation de celle qui a
donné lieu à l'arrêt Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121. Dans cette affaire, l'action avait
été prise sur la base que l'intimé avait agi au-delà des limites de ses pouvoirs. La réclamation
civile a été intentée contre Maurice Duplessis en sa capacité personnelle et non pas contre
Duplessis es qualité premier ministre de la province ou procureur général de la province.
Comme le juge Rand l'écrit, aux pp. 142 et 143:
[TRADUCTION] La charge de procureur général s'accompagne traditionnellement et en vertu
de la loi de devoirs qui consistent à conseiller l'Exécutif et notamment, comme dans le cas
présent, les corps administratifs, à mettre à exécution le droit public et à diriger
l'administration de la justice. Dans toute décision de l'organisme statutaire qui nous occupe
dans cette affaire, son rôle devrait se borner à celui de conseil sur les questions de droit qui
pouvaient se poser. Dans ce rôle, son action aurait dû se limiter à donner un avis sur la validité
d'une révocation pour une telle raison ou dans un tel but, et ce qu'aurait dû être cet avis ne me
semble souffrir aucune discussion. Le fait de sortir de ce champ d'action limité pour
provoquer de la part de la Commission une mesure qui dépassait les limites de l'action
exclusive que la législature lui avait assignées, voilà ce qui a fait de son acte un acte
personnel. [Je souligne.]
Et à la p. 144:
[TRADUCTION] L'acte en cause ici a-t-il, dès lors, été fait par l'intimé dans l'exercice de ses
fonctions? Le fondement de la plainte, il me semble, était que cet acte était de loin hors de
toute fonction ou de tout devoir qui lui avaient été confiés, à tel point qu'il n'a pu être fait
qu'exclusivement à titre privé, malgré l'importance de l'influence qu'ont pu en fait exercer sur
lui la charge et le pouvoir publics réels.
Il est sans doute possible de prétendre qu'une autorité gouvernementale qui agit avec malice,
ce faisant, excède ses pouvoirs. Ce n'est toutefois pas ce qu'on plaide devant nous. Je trouve
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significatif que l'appelante ait choisi de procéder contre le procureur général en sa qualité
officielle plutôt que personnellement. Dans son mémoire, l'appelante soutient de plus que tous
les intimés agissaient "en tout temps opportun" à titre d'agents du procureur général de l'Ontario,
qui, lui, "agissait à titre d'agent" de Sa Majesté la Reine du chef de l'Ontario.
Pour les fins de la règle 126, comme le juge McIntyre le mentionne, nous devons présumer que
tous les faits allégués par l'appelante sont vrais. La question qui doit être décidée avant que
l'affaire ne soit renvoyée à procès, est simplement celle-ci: l'appelante a-t-elle un droit d'action?
Il s'agit là d'une pure question de droit qui, pour sa détermination, ne requiert ni enquête ni
preuve. En fait, il y a tout avantage, en termes de temps et de coût qu'implique un procès, de
décider de cette question in limine litis. C'est précisément d'ailleurs la raison d'être de la règle
126.
En l'instance, une décision à l'effet que le procureur général et les procureurs de la Couronne
jouissent d'une immunité absolue réglerait définitivement la question. Tant le juge de première
instance que la Cour d'appel ont procédé sur cette base. J'entends aussi le faire. C'est d'ailleurs
la voie empruntée par notre Cour dans l'arrêt Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716, qui est venu
devant notre Cour sur une requête interlocutoire similaire à celle qui fait l'objet du présent appel.
Ceci, bien sûr, ne veut pas dire que je ne partage pas les vues de mon collègue le juge
McIntyre lorsqu'il propose qu'en général d'importantes questions ne devraient pas être décidées
à l'occasion de requêtes de nature interlocutoire. Cependant, j'estime que cette règle ne
s'applique pas dans les cas où, comme ici, la défense à ce stade en est une de droit uniquement,
soit que le droit d'action n'existe pas, quels que soient les faits allégués.
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Le sort de l'action entreprise par l'appelante Nelles dépend entièrement de la réponse à la
question de savoir si les procureurs généraux et les procureurs de la Couronne jouissent d'une
immunité absolue à l'encontre d'une poursuite civile. Une telle question peut et doit être résolue
par notre Cour dans le présent pourvoi. En réponse à cette question, je suis d'opinion que les
procureurs généraux et les procureurs de la Couronne jouissent d'une immunité absolue à
l'encontre de poursuites civiles lorsqu'ils agissent dans les limites de leurs pouvoirs. J'assois mon
opinion sur le jugement unanime et les motifs de la Cour d'appel de l'Ontario: Nelles v. The
Queen in right of Ontario (1985), 51 O.R. (2d) 513. La Cour d'appel (Houlden, Thorson et
Robins) s'est livrée à une revue exhaustive de la jurisprudence dans le cours d'une discussion,
élaborée et bien étayée, des arguments militant en faveur de l'un et l'autre point de vue.
Tel que l'écrit le juge Thorson, à la p. 531:
[TRADUCTION] . . . le concept que le procureur général et les procureurs de la Couronne
devraient jouir d'une immunité absolue à l'encontre de poursuites civiles en raison de leur
conduite dans l'initiation et la conduite de poursuites criminelles est une question troublante.
Qu'elle confronte des personnes ayant un souci d'équité et de justice avec la nécessité de faire
un choix qui ne peut être que difficile, est évident.
En bout de ligne, toutefois, [TRADUCTION] "[c]omme c'est souvent le cas, la réponse se
trouve dans la recherche d'un juste équilibre entre deux maux également inévitables" (Gregoire
v. Biddle, 177 F.2d 579 (2d Cir. 1949), à la p. 581).
Quoiqu'il existe des divergences significatives entre le rôle des procureurs (prosecutors) dans
le système juridique américain et celui des procureurs de la Couronne au Canada, j'estime que
les principes fondamentaux qui sous-tendent l'immunité accordée à ces agents sont les mêmes.
Ces principes ont été clairement énoncés dans la jurisprudence américaine. À titre d'exemple,
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dans Gregoire, précité, le juge Learned Hand a explicité la philosophie sous-jacente en ce qui
concerne l'immunité des officiers publics, à la p. 581:
[TRADUCTION] La justification pour ce faire est qu'il est impossible de savoir si l'action est
bien fondée jusqu'à ce que le procès ait lieu et de soumettre tous les officiers publics, les
innocents comme les coupables, au fardeau d'un procès et à l'inévitable incertitude quant à son
issue, serait de nature à éteindre l'ardeur de non moins que le plus résolu, ou le plus
irresponsable, dans la décharge indéfectible de ses devoirs. L'intérêt public demande plus
souvent qu'autrement que des décisions soient prises, décisions qui pourraient par la suite
s'avérer mal fondées, ce pourquoi un officier public pourrait être obligé de défendre sa bonne
foi devant un jury. Il doit sûrement y avoir des moyens de punir un officier public qui a
négligé son devoir; ceci est toutefois tout autre chose que d'exposer ceux qui ont commis
d'honnêtes erreurs de la part de quiconque a été victime de ces erreurs.
De même, le juge Powell dans Imbler v. Pachtman, 424 U.S. 409 (1976), a fait observer, aux
pp. 422 et 423:
[TRADUCTION] L'immunité de common law d'un procureur (prosecutor) est
fondée sur les mêmes considérations qui sous-tendent l'immunité des juges et des grands jurés
qui agissent dans les limites de leurs pouvoirs. Ces considérations incluent la peur que le
harassement d'être entraîné dans un litige non fondé serait de nature à réduire la vigueur que
les procureurs doivent avoir dans la décharge de leurs devoirs publics et la possibilité qu'ils
nuancent leurs décisions au lieu de les exercer avec l'indépendance de jugement que requiert
la confiance que le public met en eux.
L'immunité absolue n'a pas pour but de protéger l'individu qui détient une charge publique
mais plutôt d'assurer le plus grand bien du public. L'immunité absolue est fondée sur des
principes d'ordre public. Dans l'arrêt Yaselli v. Goff, 12 F.2d. 396 (2d Cir. 1926), le juge Rogers
écrit, à la p. 406:
[TRADUCTION] L'intérêt public requiert que les personnes qui occupent des positions d'une
telle importance et si intimement liées au secteur de la justice du gouvernement doivent parler
et agir librement et sans peur dans la décharge de leurs importantes fonctions officielles. Elles
ne devraient pas être plus susceptibles de poursuites civiles pour leurs paroles et leurs actes
dans l'exercice de leurs fonctions que ne le sont les juges et les jurés, sans parler des témoins
appelés à rendre témoignage dans une cause.
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Les procureurs généraux et les procureurs de la Couronne sont souvent confrontés à des
décisions difficiles quant au dépôt d'une poursuite dans des affaires qui leur sont soumises. Il est
malheureux que, comme tout être humain, ils ne soient pas exempts d'erreurs. Toutefois, ceux
qui détiennent de telles positions peuvent et doivent jouir d'une immunité de poursuite pour de
telles erreurs qui se produisent dans le cours de l'exercice de leurs fonctions. La liberté d'action
des procureurs généraux et des procureurs de la Couronne est vitale pour assurer que notre
système de justice criminelle fonctionne de façon efficace. J'estime que le bien public est mieux
servi en conférant à ces agents une immunité absolue.
Je rejetterais l'appel.
Pourvoi rejeté en ce qui concerne la Couronne et accueilli avec dépens en ce qui concerne le
procureur général, le juge L'HEUREUX-DUBÉ est dissidente en partie.
Procureurs de l'appelante: Stikeman, Elliott, Toronto.
Procureur des intimés: R. F. Chaloner, Toronto.