r. c. corbett, [1988] 1 R.C.S. 670
Lawrence Wilburn Corbett
Appelant
c.
Sa Majesté La Reine Intimée
et
Le procureur général du Canada, le procureur général de l'Ontario, le procureur
général du Québec et le procureur général de l'Alberta
Intervenants
RÉPERTORIÉ: R. c. CORBETT
No du greffe: 19220.
1987: 2, 3 mars; 1988: 26 mai.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey*, McIntyre, Lamer, Le
Dain et La Forest.
EN APPEL DE LA COUR D'APPEL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Procès équitable --
Interrogatoire de l'accusé relativement à ses condamnations antérieures -- Accusation
* Le juge Estey n'a pas pris part au jugement.
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de meurtre -- Admission en preuve d'une condamnation antérieure pour une infraction
semblable à celle imputée -- Le paragraphe 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada
est-il incompatible avec l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Preuve -- Témoins -- Crédibilité -- Interrogatoire de l'accusé relativement
à ses condamnations antérieures -- Accusation de meurtre -- Admission en preuve
d'une condamnation antérieure pour une infraction semblable à celle imputée -- Le
juge du procès avait-il le pouvoir discrétionnaire d'écarter une preuve préjudiciable
d'une condamnation antérieure? -- Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap.
E-10, art. 12(1).
En janvier 1983, l'accusé a été inculpé de meurtre au premier degré
relativement au décès de l'un de ses associés dans le trafic de stupéfiants. Au procès,
la crédibilité était une question cruciale. L'accusé a nié toute participation au meurtre
et a attaqué la crédibilité des témoins à charge qui l'avaient identifié comme étant le
meurtrier. Il a choisi de témoigner et son avocat a tenté d'empêcher la poursuite de le
contre-interroger au sujet de son casier judiciaire en vertu du par. 12(1) de la Loi sur
la preuve au Canada. Cet article prévoit qu'un témoin, ce qui comprend un accusé qui
choisit de témoigner, peut être interrogé sur la question de savoir s'il a déjà été déclaré
coupable de quelque infraction. L'avocat a soutenu que permettre de procéder à un
contre-interrogatoire relativement aux condamnations antérieures de l'accusé et, en
particulier, relativement à une condamnation antérieure pour meurtre non qualifié, et
de faire la preuve de ces condamnations, serait si préjudiciable pour l'accusé qu'il en
résulterait une atteinte à son droit à un procès équitable, garanti par la Charte. Le juge
du procès a rejeté cet argument. Pour atténuer les effets préjudiciables d'un
contre-interrogatoire portant sur ses antécédents criminels, l'accusé a, au cours de son
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interrogatoire principal, reconnu avoir été déclaré coupable en 1954 de vol à main
armée, d'évasion, de vol et d'introduction par effraction, et, en 1971, de meurtre non
qualifié. Dans ses directives au jury, le juge du procès a averti les jurés de ne se servir
du casier judiciaire de l'accusé qu'à seule fin d'apprécier sa crédibilité. L'accusé a été
déclaré coupable de meurtre au deuxième degré et la Cour d'appel l'a débouté de son
appel du verdict de culpabilité. Le pourvoi vise à déterminer si l'accusé a subi une
atteinte à son droit à un procès équitable, garanti par l'al. 11d) de la Charte canadienne
des droits et libertés, en raison de la production en preuve de sa condamnation
antérieure pour meurtre non qualifié.
Arrêt (le juge La Forest est dissident): Le pourvoi est rejeté.
Le juge en chef Dickson et les juges Beetz et Lamer: L'article 12 de la Loi
sur la preuve au Canada ne viole pas la garantie contenue à l'al. 11d) de la Charte.
L'article 12 a pour seul effet de permettre au ministère public de produire en preuve
les condamnations antérieures dans la mesure où celles-ci se rapportent à la crédibilité.
La charge de la preuve incombe toujours au ministère public et la production en preuve
des condamnations antérieures ne fait naître aucune présomption de culpabilité ni
aucune présomption que l'accusé est indigne de foi. Les condamnations antérieures
constituent simplement un élément de preuve que le jury pourra prendre en
considération, avec tout le reste, pour déterminer la crédibilité de l'accusé.
L'article 12 n'a pas non plus pour effet de priver l'accusé d'un procès
"équitable" en ce sens que la production d'un tel élément de preuve distrairait le jury
de sa tâche de rendre un verdict en fonction d'une preuve admissible et juridiquement
pertinente relativement à l'accusation portée contre l'accusé. Il y a peut-être le risque
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que le jury fasse mauvais usage de la preuve des condamnations antérieures, mais la
dissimulation du casier judiciaire d'un accusé qui témoigne priverait le jury de
renseignements se rapportant à sa crédibilité et créerait un risque beaucoup plus
sérieux que le jury obtienne une description trompeuse de la situation. La meilleure
façon de réaliser l'équilibre et d'atténuer ces risques est, comme c'est le cas dans la
présente affaire, de fournir au jury des renseignements complets, mais de lui donner,
en même temps, des directives claires quant à l'usage limité qu'il doit faire de ces
renseignements. Afin de protéger l'accusé, le juge du procès peut aussi exercer son
pouvoir discrétionnaire d'écarter la preuve de ses condamnations antérieures dans les
cas exceptionnels où l'application automatique de l'art. 12 minerait son droit à un
procès équitable. En outre, ces restrictions imposées à l'usage des condamnations
antérieures traduisent une vive préoccupation pour le droit de l'accusé à un procès
équitable et révèlent que le droit régissant l'usage des condamnations antérieures vise
autant que possible à écarter le risque que le procès d'un accusé soit compromis par la
production d'une preuve de ses méfaits antérieurs. Dans l'ensemble, le droit dans ce
domaine protège sans réserve le droit d'un accusé de n'être déclaré coupable que sur
la foi d'une preuve se rapportant directement à l'accusation en cause.
Même si le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire d'écarter une preuve
de condamnations antérieures lorsque cela est indiqué, ce pouvoir discrétionnaire ne
devrait pas être exercé en faveur de l'accusé dans les circonstances de la présente
affaire. L'accusé a délibérément attaqué la crédibilité des témoins à charge, en se
fondant principalement sur leurs casiers judiciaires. La question à trancher par le jury
était uniquement celle de la crédibilité. Si le casier judiciaire de l'accusé n'avait pas été
divulgué, le jury aurait eu l'impression tout à fait erronée que les témoins à charge
étaient des criminels endurcis tandis que l'accusé avait un passé sans reproche. Le
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déséquilibre entre le ministère public et l'accusé n'aurait pas été évité si on avait admis
en preuve toutes les condamnations de l'accusé, sauf celle pour meurtre non qualifié.
L'exclusion de cette preuve, loin d'aider le jury, l'aurait induit en erreur et, dans les
circonstances, on ne saurait affirmer que cette admission a préjudicié injustement à
l'accusé.
Les juges McIntyre et Le Dain: Quel que soit le pouvoir discrétionnaire qui
a pu, en common law, permettre aux juges du procès d'exclure des éléments de preuve
admissibles, rien dans la jurisprudence ou dans les principes ne permet de conclure
qu'un tribunal pouvait, en vertu de ce pouvoir discrétionnaire, interdire que soient
posées à un témoin des questions concernant ses condamnations antérieures, compte
tenu du texte clair du par. 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada, une disposition qui
a été jugée expressément compatible avec la Charte. Admettre l'existence d'un tel
pouvoir discrétionnaire reviendrait à dire que le Parlement ne saurait par un texte
législatif explicite modifier la common law.
Le juge Beetz: Le paragraphe 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada ne
serait pas compatible avec l'art. 7 et l'al. 11(d) de la Charte à moins qu'on ne
l'interprète comme accordant au juge du procès la discrétion de refuser le
contre-interrogatoire d'un accusé au sujet de ses condamnations antérieures, si ces
condamnations sont d'une valeur probante ténue dans l'évaluation de la crédibilité du
témoignage et si leur dévoilement est hautement préjudiciable à l'accusé.
Le juge La Forest (dissident): La preuve de condamnations antérieures est
pertinente relativement à la crédibilité d'un accusé qui témoigne et elle est admissible
à première vue. Toutefois, l'admission en preuve des condamnations antérieures d'un
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accusé risque de porter gravement préjudice au caractère équitable de son procès. Pour
empêcher qu'un tel préjudice ne soit causé, le juge du procès a le pouvoir
discrétionnaire d'écarter, lorsque cela est indiqué, toute preuve préjudiciable de
condamnations antérieures. Ce pouvoir discrétionnaire, qui existe en common law,
n'est pas aboli par l'art. 12 de la Loi sur la preuve au Canada. Parmi les facteurs les
plus importants que le juge du procès doit prendre en considération pour déterminer
la valeur probante d'une preuve de condamnations antérieures ou le risque de préjudice
qu'elle peut présenter figurent la nature de la condamnation antérieure et son degré de
proximité par rapport à la présente accusation. En particulier, un tribunal devrait se
montrer fort réticent à admettre la preuve d'une condamnation antérieure pour un crime
similaire. Plus l'infraction qui a donné lieu à la condamnation antérieure ressemble à
la conduite pour laquelle l'accusé subit son procès, plus le préjudice résultant de son
admission en preuve risque d'être grand.
En l'espèce, le juge du procès a commis une erreur en ne reconnaissant pas
l'existence du pouvoir discrétionnaire d'ordonner l'exclusion et, par conséquent, en
admettant en preuve la condamnation antérieure pour meurtre non qualifié. La
production de cet élément de preuve a, dans les circonstances de l'espèce, nui d'une
manière injustifiable au caractère équitable du procès de l'accusé. Il va de soi que le
risque de préjudice qui en résulterait si l'on admettait en preuve à un procès pour
meurtre une condamnation antérieure pour meurtre non qualifié serait extrêmement
grave. De plus, la valeur probante de cet élément de preuve en ce qui concerne la
crédibilité était, tout au plus, insignifiante. Même si l'accusé avait attaqué la crédibilité
des témoins à charge et que la question vitale au procès était celle de la crédibilité, la
preuve des autres condamnations antérieures de l'accusé, la violation des modalités de
sa liberté conditionnelle et sa participation au commerce de la drogue, étaient
- 7 -
largement suffisantes pour mettre en doute sa crédibilité. La condamnation antérieure
pour meurtre non qualifié n'a guère aidé le jury à déterminer la propension de l'accusé
à dire la vérité.
L'article 12 de la Loi sur la preuve au Canada, lorsqu'il est pris
conjointement avec le salutaire pouvoir discrétionnaire conféré par la common law
d'écarter toute preuve préjudiciable, ne porte atteinte ni au droit d'un accusé à un
procès équitable ni à son droit à la liberté, si ce n'est en conformité avec les principes
de justice fondamentale. Certes, l'art. 11 de la Charte consacre dans la Constitution le
droit d'un accusé, et non pas celui de l'État, à un procès équitable devant un tribunal
impartial. Mais "l'équité" implique, et commande même, qu'entrent également en ligne
de compte les intérêts de l'État en tant que représentant du public. De même, les
principes de justice fondamentale ont pour effet de protéger l'intégrité du système
lui-même, car ils reconnaissent les intérêts légitimes non seulement de l'accusé, mais
aussi de l'accusateur. La reconnaissance de l'existence d'un pouvoir discrétionnaire
d'exclure une preuve lorsque sa valeur probante est éclipsée par son effet préjudiciable
assure la prise en considération des intérêts légitimes tant du public que de l'accusé.
Les facteurs qui devraient être pris en considération en exerçant ce pouvoir
discrétionnaire garantissent cela. La reconnaissance et l'exercice régulier de ce pouvoir
discrétionnaire assurent donc la constitutionnalité de l'art. 12.
Jurisprudence
Citée par le juge en chef Dickson
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Arrêt non suivi: R. v. Stratton (1978), 42 C.C.C. (2d) 449; arrêts
mentionnés: R. v. D'Aoust (1902), 5 C.C.C. 407; R. v. Brown (1978), 38 C.C.C. (2d)
339; Makin v. Attorney-General for New South Wales, [1894] A.C. 57; Koufis v. The
King, [1941] R.C.S. 481; R. v. Fushtor (1946), 85 C.C.C. 283; R. v. Bodnarchuk
(1949), 94 C.C.C. 279; R. v. Davison, DeRosie and MacArthur (1974), 20 C.C.C. (2d)
424; Corbett c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 275; State v. Duke, 123 A.2d 745 (1956);
State v. Ruzicka, 570 P.2d 1208 (1977); R. v. Grosse (1983), 9 C.C.C. (3d) 465; R. v.
Kulba (1986), 27 C.C.C. (3d) 349; R. v. Jarosz (1982), 3 C.R.R. 333; Schmidt v. The
King, [1945] R.C.S. 438; R. v. Rudd (1948), 32 Cr. App. R. 138; R. v. Lane and Ross
(1969), 6 C.R.N.S. 273; Deacon v. The King, [1947] R.C.S. 531; R. c. Mannion, [1986]
2 R.C.S. 272; State v. Anderson, 641 P.2d 728 (1982); R. v. Laurier (1983), 1 O.A.C.
128; R. v. Geddes (1979), 52 C.C.C. (2d) 230; R. v. Waite (1980), 57 C.C.C. (2d) 34;
R. v. MacDonald (1939), 72 C.C.C. 182; R. v. Butterwasser, [1948] 1 K.B. 4; R. v.
Danson (1982), 66 C.C.C. (2d) 369.
Citée par le juge McIntyre
Arrêts mentionnés: R. c. Wray, [1971] R.C.S. 272; R. v. Stratton (1978),
42 C.C.C. (2d) 449.
Citée par le juge La Forest (dissident)
R. v. Stratton (1978), 42 C.C.C. (2d) 449; R. c. Wray, [1971] R.C.S. 272;
R. v. Jarosz (1982), 3 C.R.R. 333; R. v. Grosse (1983), 9 C.C.C. (3d) 465; R. v. Kulba
(1986), 27 C.C.C. (3d) 349; Maxwell v. Director of Public Prosecutions, [1935] A.C.
309; Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190; R. v. Brown (1978), 38 C.C.C. (2d) 339;
- 9 -
R. v. D'Aoust (1902), 5 C.C.C. 407; R. v. Fushtor (1946), 85 C.C.C. 283; R. v. Powell
(1977), 37 C.C.C. (2d) 117; R. v. Skehan (1978), 39 C.C.C. (2d) 196; Director of
Public Prosecutions v. Boardman, [1975] A.C. 421; Makin v. Attorney-General for
New South Wales, [1894] A.C. 57; State v. Anderson, 641 P.2d 728 (1982); R. v. Lane
and Ross (1969), 6 C.R.N.S. 273; Luck v. United States, 348 F.2d 763 (1965); Selvey
v. Director of Public Prosecutions, [1970] A.C. 304; R. v. Sang, [1980] A.C. 402; R.
v. Tretter (1974), 18 C.C.C. (2d) 82; R. v. Leforte (1961), 131 C.C.C. 169; Morris c.
La Reine, [1979] 1 R.C.S. 405; Kuruma v. The Queen, [1955] A.C. 197; Noor
Mohamed v. The King, [1949] A.C. 182; Harris v. Director of Public Prosecutions,
[1952] A.C. 694; Gordon v. United States, 383 F.2d 936 (1967); R. v. Watts (1983),
77 Cr. App. R. 126; R. v. Powell (1985), 82 Cr. App. R. 165; R. v. Burke (1985), 82
Cr. App. R. 156; R. v. Jenkins (1945), 31 Cr. App. R. 1; R. v. Cook (1959), 43 Cr. App.
R. 138; United States v. Brown, 409 F. Supp. 890 (1976).
Lois et règlements cités
Act for amending the Law of Evidence and Practice on Criminal Trials (R.-U.), 28 &
29 Vict., chap. 18, art. 6.
Act for amending the Law of Evidence in certain Cases (R.-U.), 9 Geo. 4, chap. 32, art.
4.
Act for improving the Law of Evidence (R.-U.), 6 & 7 Vict., chap. 85, art. 1.
Acte concernant la Procédure dans les causes criminelles ainsi que certaines autres
matières relatives à la loi criminelle, S.C. 1869, chap. 29, art. 65.
Acte de la preuve en Canada, 1893, S.C. 1893, chap. 31, art. 4.
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11d), f), 24(1).
Code criminel, 1892, S.C. 1892, chap. 29, art. 695.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 613(2)b), 618(1)a) [mod. 1974-75-76,
chap. 105, art. 18], 643.
- 10 -
Common Law Procedure Act, 1854 (R.-U.), 17 & 18 Vict., chap. 125, art. 25.
Criminal Evidence Act, 1898 (R.-U.), 61 & 62 Vict., chap. 36, art. 1f).
Loi de la preuve en Canada, S.R.C. 1906, chap. 145, art. 12.
Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 12.
Doctrine citée
Canada. Commission de réforme du droit: Section de recherche sur le droit de la
preuve. La preuve. Ottawa: Commission de réforme du droit, 1972.
Canada. Groupe de travail fédéral-provincial sur l'uniformisation des règles de preuve.
La preuve au Canada [Rapport du groupe de travail fédéral- provincial sur
l'uniformisation des règles de preuve]. Cowansville: Yvon Blais, 1983.
Doob, Anthony N. and Hershi M. Kirshenbaum. "Some Empirical Evidence on the
Effect of s. 12 of the Canada Evidence Act Upon an Accused" (1972-73), 15
Crim. L.Q. 88.
Friedland, M. L. "Criminal Law -- Evidence -- Cross-Examination on Previous
Convictions in Canada -- Section 12 of the Canada Evidence Act" (1969), 47 R.
du B. can. 656.
Holdsworth, Sir William. A History of English Law, vol. I, 7th ed. London: Methuen
& Co., 1956.
Lawson, Robert G. "Credibility and Character: A Different Look at an Interminable
Problem" (1975), 50 Notre Dame Lawyer 758.
McCormick, Charles T. Evidence, 2nd ed. By Edward W. Clearly. St-Paul, Minn.:
West Publishing Co., 1972.
Ratushny, Edward. Self-Incrimination in the Canadian Criminal Process. Toronto:
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Saltzburg, Stephen A. and Kenneth R. Redden. Federal Rules of Evidence Manual, 4th
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Schiff, Stanley A. Evidence in the Litigation Process, vol. 1, 2nd ed. Toronto:
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Teed, Eric. "The Effect of s. 12 of the Canada Evidence Act upon an Accused"
(1970-71), 13 Crim. L.Q. 70.
Weinberg, M. S. "The Judicial Discretion to Exclude Relevant Evidence" (1975), 21
McGill L.J. 1.
- 11 -
Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. 1A. Revised by Peter
Tillers. Boston: Little, Brown & Co., 1983.
Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. 3A. Revised by James
H. Chadbourn. Boston: Little, Brown & Co., 1970.
Wissler, Roselle L. and Michael J. Saks. "On the Inefficacy of Limiting Instructions:
When Jurors Use Prior Conviction Evidence to Decide on Guilt" (1985), 9 Law
and Human Behavior 37.
Wright, Cecil A. "Evidence -- Credibility of Witness -- Cross-Examination as to
Previous Conviction" (1940), 18 R. du B. can. 808.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique
(1984), 17 C.C.C. (3d) 129, 13 C.R.R. 250, 43 C.R. (3d) 193, qui a rejeté l'appel
interjeté par l'accusé à l'encontre du verdict de culpabilité de meurtre au deuxième
degré rendu contre lui. Pourvoi rejeté, le juge La Forest est dissident.
Kenneth G. Young et Rosemary L. Nash, pour l'appelant.
John E. Hall, c.r., et Sharon E. Kenny, pour l'intimée.
S. R. Fainstein et D. J. Avison, pour l'intervenant le procureur général du
Canada.
Howard F. Morton et Michael A. MacDonald, pour l'intervenant le
procureur général de l'Ontario.
Jacques Gauvin, pour l'intervenant le procureur général du Québec.
William Henkel, c.r., pour l'intervenant le procureur général de l'Alberta.
- 12 -
Version française des motifs du juge en chef Dickson et du juge Lamer
rendus par
1.
LE JUGE EN CHEF--
I
2.
L'appelant, Lawrence Wilburn Corbett, a été accusé du meurtre au
premier degré de Réal Pinsonneault, perpétré dans la ville de Vancouver. Reconnu
coupable de meurtre au deuxième degré, il s'est vu infliger une peine
d'emprisonnement à perpétuité, assortie d'une ordonnance l'obligeant à purger vingt
ans de sa peine avant de devenir admissible à la libération conditionnelle. Il a interjeté
appel devant la Cour d'appel de la Colombie-Britannique qui l'a débouté, le juge
Hutcheon étant dissident: (1984), 17 C.C.C. (3d) 129. Invoquant le moyen exposé
ci-après, qui correspond au motif sur lequel repose l'opinion dissidente du juge
Hutcheon, Corbett se pourvoit maintenant de plein droit devant cette Cour
conformément à l'al. 618(1)a) du Code criminel:
[TRADUCTION] La question est de savoir si, en raison de l'alinéa 11d)
de la «Charte des droits», les dispositions de l'article 12 de la Loi sur la
preuve au Canada peuvent s'appliquer de quelque manière à un accusé
ayant déjà été condamné pour meurtre, lorsque cet accusé témoigne à son
procès relatif à une accusation de meurtre.
3.
L'alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés et l'art. 12
de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, sont ainsi conçus:
11. Tout inculpé a le droit:
- 13 -
...
d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable,
conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue
d'un procès public et équitable;
12. (1) Un témoin peut être interrogé sur la question de savoir s'il a
déjà été déclaré coupable de quelque infraction, et lorsqu'il est ainsi
interrogé, s'il nie le fait ou refuse de répondre, la partie adverse peut
prouver cette déclaration de culpabilité.
(2) La déclaration de culpabilité peut être prouvée par la production
a) d'un certificat contenant le fond et l'effet seulement, et omettant la
partie formelle, de l'acte d'accusation et de la déclaration de culpabilité, en
cas de mise en accusation, ou d'une copie de la déclaration sommaire de
culpabilité, si l'infraction est punissable par voie de déclaration sommaire
de culpabilité, donnés comme étant signés par le greffier de la cour ou un
autre fonctionnaire préposé à la garde des archives de la cour devant
laquelle la déclaration de culpabilité a été obtenue, en cas de mise en
accusation, ou à laquelle la déclaration de culpabilité a été renvoyée, en
cas de voie sommaire; et
b) d'une preuve d'identité.
4.
La question est de savoir si Corbett a subi une atteinte à son droit à un
procès équitable en raison de la production en preuve de sa condamnation antérieure
pour meurtre non qualifié.
II
Les questions constitutionnelles
- 14 -
5.
Les deux questions constitutionnelles suivantes ont été formulées aux
fins du présent pourvoi:
1.
Le paragraphe 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada est-il incompatible
avec l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où ce
paragraphe s'applique à une personne accusée d'une infraction?
2.
Dans l'affirmative, l'article premier de la Charte canadienne des droits et
libertés empêche-t-il que le par. 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada soit déclaré
nul et sans effet dans la mesure de cette incompatibilité?
6.
Les procureurs généraux du Canada, de l'Alberta, de l'Ontario et du
Québec sont intervenus pour soutenir la constitutionnalité du par. 12(1).
7.
Dans ses motifs de jugement, que j'ai eu l'avantage de lire, mon
collègue le juge La Forest conclut que, indépendamment de la Charte, un juge du
procès a le pouvoir discrétionnaire de refuser la tenue du contre-interrogatoire d'un
accusé relativement à son casier judiciaire, et qu'en l'espèce le juge du procès aurait
dû exercer ce pouvoir discrétionnaire au profit de l'accusé Corbett. Puisque cette
conclusion suffisait pour trancher le pourvoi, le juge La Forest n'avait pas à s'attarder
sur la question concernant la Charte. Je conviens avec lui qu'il existe un pouvoir
discrétionnaire d'écarter une preuve des condamnations antérieures d'un accusé.
Toutefois, comme j'adopte un point de vue différent quant à la manière dont le juge du
procès aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire, il est nécessaire que je me penche
sur la question de la constitutionnalité de l'art. 12 de la Loi sur la preuve au Canada.
- 15 -
III
Les faits
8.
Corbett a été accusé du meurtre au premier degré de Réal
Pinsonneault, qui avait été abattu à Vancouver le 2 décembre 1982. Corbett et
Pinsonneault s'adonnaient au trafic de cocaïne, le premier avançant des fonds à l'autre
pour l'achat de stupéfiants illégaux. Au moment de l'assassinat, Pinsonneault devait à
Corbett la somme de 27 000 $. Le 1er décembre 1982, soit la veille du meurtre, Corbett
s'est rendu de Victoria à Vancouver en compagnie de Colleen Allan. À l'époque en
cause, il était en liberté conditionnelle après avoir été condamné en 1971 à une peine
d'emprisonnement à perpétuité pour meurtre non qualifié, laquelle peine avait été
confirmée par cette Cour: Corbett c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 275. Sa libération
conditionnelle était assujettie notamment à la condition qu'il reste dans un rayon de 25
milles de la ville de Victoria, à moins d'obtenir l'autorisation de quitter la zone ainsi
délimitée. Corbett, sans avoir reçu cette autorisation, s'est rendu à Vancouver pour
recouvrer la somme que lui devait Pinsonneault. Corbett et Allan se sont inscrits au
Sands Motor Hotel sous le nom d'emprunt de "Baxter". Selon le témoignage de
Corbett, s'il s'est servi d'un nom d'emprunt, c'est parce que son voyage à Vancouver
constituait une violation des modalités de sa libération conditionnelle.
9.
Pinsonneault partageait un appartement avec Michèle Marcoux
(connue également sous le nom de Smith) et Gilles Bergeron, à quelques rues du Sands
Motor Hotel. Le soir du 1er décembre 1982, Corbett et Allan ont dîné à l'hôtel où ils
ont bu copieusement et il s'en est suivi une longue altercation dans leur chambre
d'hôtel. À minuit et demi, le réceptionniste de l'hôtel leur a téléphoné pour se plaindre
- 16 -
du vacarme. Un occupant de la chambre voisine a témoigné qu'il avait entendu Corbett
quitter sa chambre et Allan qui a d'abord essayé de persuader Corbett de revenir et qui
a fait ensuite un appel téléphonique au cours duquel elle a demandé à l'autre personne
au bout du fil si elle pouvait aller chez elle.
10.
Les faits suivants sont exposés dans les motifs du juge Craig de la
Cour d'appel (à la p. 139):
[TRADUCTION] Marcoux et Bergeron ont témoigné que, vers 1 h 30 le
2 décembre 1982, Allan, qu'ils connaissaient en raison de leurs relations
avec Corbett, s'est présentée à leur appartement. Allan avait une blessure
ou une coupure près de l'oeil. Quelques minutes plus tard, Corbett est
arrivé. Pinsonneault l'a fait entrer dans l'appartement. Après avoir dit
quelque chose à Allan, Corbett a demandé à Pinsonneault et à Bergeron de
s'asseoir. Quand Pinsonneault a protesté, Corbett a sorti une arme à feu et
a tiré plusieurs coups, tuant Pinsonneault instantanément et blessant
Bergeron. Marcoux s'est enfuie de l'appartement.
11.
Le ministère public n'a pas fait témoigner Colleen Allan au procès,
mais l'a fait comparaître à des fins de contre-interrogatoire seulement. Elle avait juré
à l'enquête préliminaire que ni elle ni Corbett n'avaient quitté l'hôtel la nuit en
question. Au procès, elle a toutefois avoué qu'un bon nombre des déclarations qu'elle
avait faites à l'enquête préliminaire, y compris celle selon laquelle elle n'avait pas été
témoin de l'assassinat de Pinsonneault, étaient fausses.
12.
Bergeron avait un lourd casier judiciaire. Marcoux avait également un
casier judiciaire quoique moins lourd que celui de Bergeron. Dans le récit des
événements qu'ils ont fait à la police peu après l'assassinat de Pinsonneault, ni
Bergeron ni Marcoux n'ont identifié Corbett comme étant l'assassin de la victime. Au
procès, l'avocat de Corbett a vigoureusement contre-interrogé ces deux témoins, qu'il
a plus tard qualifiés dans son exposé au jury de [TRADUCTION] "fieffés menteurs".
- 17 -
Au cours de leur interrogatoire principal mené par l'avocat de la poursuite, chacun
desdits témoins a reconnu ses antécédents criminels.
13.
Avant de présenter des éléments de preuve, l'avocat de Corbett a
demandé que soit rendue une décision portant que, si l'accusé était appelé à témoigner,
l'art. 12 de la Loi sur la preuve au Canada ne s'appliquerait pas à lui en raison de l'al.
11d) de la Charte et qu'il ne pourrait donc pas être contre-interrogé relativement à ses
antécédents criminels. Se fondant sur la décision R. v. Jarosz (1982), 3 C.R.R. 333, de
la Cour suprême de la Colombie-Britannique, le juge du procès a débouté Corbett sur
ce point. L'accusé a par la suite été appelé à la barre des témoins et, pour
[TRADUCTION] "limiter les dégâts", son propre avocat l'a interrogé concernant ses
antécédents criminels que Corbett a reconnus. Figurent dans son casier judiciaire les
infractions suivantes:
le 23 avril 1954 --
vol à main armée, recel, introduction par effraction et vol (quatre
chefs)
le 12 mai 1954 -- évasion
le 6 décembre 1954 -- vol d'une auto et introduction par effraction
le 8 novembre 1971 -- meurtre non qualifié
14.
Dans son témoignage, Corbett a nié avoir fait feu sur Pinsonneault et
a juré qu'il n'avait quitté sa chambre d'hôtel qu'une fois pendant la nuit en question
pour aller chercher de la boisson alcoolisée et des cigarettes dans sa voiture. Le
- 18 -
réceptionniste de l'hôtel a témoigné qu'il avait laissé Corbett rentrer dans l'hôtel à 3 h
10.
15.
En faisant son exposé au jury, le juge du procès a dit ceci au sujet de
la pertinence du casier judiciaire de Corbett:
[TRADUCTION] Il ressort du témoignage de l'accusé qu'il a déjà été
déclaré coupable de nombreuses infractions au Code criminel, y compris
celle de meurtre non qualifié, pour laquelle une déclaration de culpabilité
a été inscrite le 8 novembre 1971. Or, la preuve de condamnations
antérieures n'est admissible que relativement à la crédibilité du témoin.
Elle ne peut servir que pour apprécier la crédibilité de l'accusé. Bien que
l'accusé ait déjà été déclaré coupable de meurtre, vous, les jurés, ne devez
pas considérer cela comme un élément de preuve établissant qu'il a
commis le meurtre qu'on lui reproche en l'espèce. Vous, les jurés, ne devez
pas tenir compte de ses condamnations antérieures pour déterminer si le
ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable que l'accusé a
commis le meurtre qu'on lui impute.
Cette mise en garde est on ne peut plus explicite. Plus loin dans son exposé, le juge du
procès répète la même directive:
[TRADUCTION] Je vous le redis, monsieur le président du jury et
membres du jury, ce type d'élément de preuve, c'est-à-dire le casier
judiciaire, ne se rapporte qu'à la crédibilité.
Le juge du procès aborde ce sujet une troisième fois dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Je vous ai déjà dit que vous ne devez pas vous servir du
casier judiciaire de l'accusé à d'autres fins que l'appréciation de sa
crédibilité. En aucun cas, vous ne devez conclure qu'en raison de son
casier judiciaire il serait plus enclin ou prédisposé à commettre cette
infraction précise.
16.
Manifestement, les questions fondamentales étaient celle de la
crédibilité et celle de savoir si le jury croyait Bergeron et Marcoux, ou bien l'accusé.
- 19 -
Après avoir délibéré environ vingt-sept heures, le jury a prononcé un verdict de
culpabilité de meurtre au deuxième degré.
IV
Cour d'appel de la Colombie-Britannique
17.
Devant la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, l'appelant a
invoqué trois moyens: le juge du procès a commis une erreur (i) en ne concluant pas
que le par. 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada viole l'art. 7 et l'al. 11d) de la
Charte, (ii) en omettant de donner au jury des directives appropriées concernant la
théorie avancée par la défense et en omettant d'établir un rapport général entre les
témoignages et cette théorie, et (iii) en refusant d'accéder à la requête de l'avocat de
l'appelant visant à obtenir que, une fois le verdict rendu, on demande à chaque juré s'il
souscrivait à ce verdict. L'autorisation de se pourvoir devant cette Cour relativement
au deuxième moyen a été refusée et, en ce qui concerne le troisième, on n'a pas
demandé d'autorisation de pourvoi. Ne nous intéresse donc que le premier moyen, le
seul qui a donné lieu à une dissidence en Cour d'appel.
18.
Le juge Craig, dans de très longs motifs, a passé soigneusement en
revue la preuve et s'est penché sur chacun des trois moyens invoqués par l'appelant.
À propos de l'argument fondé sur la Charte, le juge Craig a dit qu'il portait
essentiellement que le jury ferait mauvais usage d'une preuve de condamnations
antérieures et qu'au lieu de ne se servir de cette preuve que pour apprécier la crédibilité
de l'accusé en tant que témoin, les jurés en déduiraient que l'accusé était le genre de
- 20 -
personne qui avait probablement commis l'infraction en question. Sa Seigneurie a
repoussé cet argument et en particulier a rejeté, à la p. 145,
[TRADUCTION] l'idée que, d'une manière générale ou invariablement,
le juge des faits utilise la preuve des condamnations antérieures d'un
accusé pour établir sa culpabilité du crime imputé, plutôt que de s'en servir
uniquement pour juger de sa crédibilité, et que les jurés sont
psychologiquement incapables de tenir compte de l'avertissement qu'ils ne
doivent la prendre en considération que relativement à la crédibilité.
19.
Le juge Craig a fait observer que, bien souvent, les jurys prononcent
l'acquittement en dépit de l'existence d'un casier judiciaire, ce qui indique que les jurés
tiennent réellement compte de la mise en garde du juge. Il a ajouté qu'en limitant le
droit du ministère public d'interroger l'accusé, on pourrait créer un grave déséquilibre
dans un cas comme celui-ci où l'accusé s'est servi du casier judiciaire des témoins à
charge pour attaquer leur crédibilité. Le juge Craig conclut (à la p. 146):
[TRADUCTION] Il serait injuste, surtout dans un cas comme celui-ci, de
permettre qu'une affaire soit soumise à l'appréciation du jury en tenant
pour acquis, d'une part, qu'il ne faut pas ajouter foi aux dépositions des
principaux témoins à charge en raison de leurs antécédents criminels et,
d'autre part, que l'accusé est digne de foi parce qu'il ne semble pas avoir
d'antécédents criminels, bien qu'il puisse en réalité en avoir.
20.
Le juge Seaton, qui a souscrit à l'avis du juge Craig, a longuement
examiné la jurisprudence américaine qui établit que l'accusé qui témoigne pour son
propre compte dans une affaire criminelle se met dans la position d'un témoin ordinaire
et s'expose à être discrédité dans le cadre d'un contre-interrogatoire portant sur ses
condamnations antérieures. Le juge Seaton a aussi passé en revue les dispositions
législatives anglaises qui permettent qu'on procède à de tels contre-interrogatoires dans
certaines circonstances, puis il a fait remarquer que, comme l'avocat de la défense a
contre-interrogé les témoins à charge, les dispositions anglaises auraient autorisé
- 21 -
l'avocat de la poursuite à contre-interroger l'accusé relativement à son casier judiciaire.
Le juge Seaton a conclu que l'accusé n'avait pas le droit en pareil cas de dissimuler son
casier judiciaire au jury.
21.
Le juge Hutcheon, dissident, a insisté sur la différence entre la
situation au Canada et celle qui existe en Angleterre, savoir que suivant la loi et la
pratique anglaises, on ne peut se servir des condamnations antérieures que dans des cas
bien précis et le juge du procès jouit du pouvoir discrétionnaire de refuser la tenue de
tout contre-interrogatoire portant sur les condamnations antérieures lorsque leur
production en preuve risquerait réellement de compromettre l'impartialité du jury au
détriment de l'accusé. Le juge Hutcheon a souligné qu'au Canada la jurisprudence tend
nettement à rejeter l'existence d'un tel pouvoir discrétionnaire. Il a souligné en outre
les critiques dont l'art. 12 a fait l'objet dans la doctrine et a conclu relativement aux
divers articles et aux différentes études (à la p. 161): [TRADUCTION] "Pour autant
que la question a été étudiée, on peut affirmer que la preuve d'une condamnation
antérieure pour la même infraction préjudicie indûment à l'accusé et que les directives
que le juge du procès peut donner au jury ne font rien pour écarter ce préjudice". Une
condamnation antérieure pour meurtre, a soutenu le juge Hutcheon, n'a qu'une valeur
probante minime en ce qui concerne la crédibilité, mais elle crée un risque important
de préjudice indu. En définitive, il a conclu que les conséquences de l'application de
l'art. 12 étaient incompatibles avec le droit de l'accusé à un procès équitable et que,
même s'il était impossible de nier que la preuve à charge était solide, il se pouvait que
la condamnation de l'accusé pour la même infraction [TRADUCTION] "ait eu pour
effet de faire pencher la balance contre lui".
V
- 22 -
L'objet et l'effet de l'art. 12 de la Loi sur la preuve au Canada
22.
Le juge La Forest dans les motifs qu'il a rédigés en l'espèce et le juge
Martin dans ceux qu'il a rédigés dans l'affaire R. v. Stratton (1978), 42 C.C.C. (2d) 449
(C.A. Ont.), font l'historique de l'art. 12 de la Loi sur la preuve au Canada et des
dispositions qui l'ont précédé. Au Canada, il est permis de contre-interroger un accusé
relativement à ses condamnations antérieures depuis que les accusés ont été habilités
pour la première fois à témoigner pour leur propre compte en 1893: R. v. D'Aoust
(1902), 5 C.C.C. 407 (C.A. Ont.) L'article 12 traduit l'opinion du législateur que les
condamnations antérieures influent réellement sur la crédibilité d'un témoin. En
décidant s'il croira un témoin donné, le jury, tout naturellement, prendra en
considération divers éléments. Les jurés observeront le comportement du témoin
pendant qu'il dépose, son apparence, le ton sur lequel il s'exprime et son attitude
générale. De même, le jury tiendra compte de tous renseignements qu'il possède
concernant les habitudes ou le mode de vie du témoin. Certes, on ne saurait nier que
le casier judiciaire d'un témoin influe, du moins jusqu'à un certain point, sur sa
crédibilité. Il est toutefois évident que ce n'est pas simplement parce qu'un témoin a
déjà été déclaré coupable d'une infraction qu'on doit nécessairement le considérer
comme indigne de foi, mais c'est là un fait dont un jury pourrait tenir compte en
appréciant sa crédibilité.
23.
Cette justification de l'art. 12 a été énoncée explicitement dans la
jurisprudence. Voir, par exemple, l'arrêt R. v. Stratton, précité, à la p. 461, où le juge
Martin affirme: [TRADUCTION] "Incontestablement, la théorie en vertu de laquelle
les condamnations antérieures sont admises en preuve relativement à la crédibilité est
celle selon laquelle la moralité du témoin, qui ressort de ses antécédents criminels,
- 23 -
constitue un fait pertinent qu'on doit prendre en considération en appréciant la
crédibilité du témoin."
24.
De la même façon, dans l'arrêt R. v. Brown (1978), 38 C.C.C. (2d) 339
(C.A. Ont.), à la p. 342, le juge Martin de la Cour d'appel dit: [TRADUCTION] "Le
fait qu'un témoin a été reconnu coupable d'un crime est pertinent relativement à sa
crédibilité en tant que témoin."
25.
Un tribunal américain a formulé ainsi le raisonnement sous-tendant
une règle analogue:
[TRADUCTION] Ce qu'une personne est détermine souvent si elle est
digne de foi. Quand un défendeur témoigne volontairement dans une
affaire criminelle, il demande au jury de croire ce qu'il dit. Il paraît n'y
avoir aucune raison suffisante de ne pas informer les jurés sur le genre de
personne qui leur demande d'ajouter foi à ses propos. Dans les opérations
de la vie quotidienne, c'est probablement la première chose qu'ils
voudraient savoir. Il nous semble donc vraiment que lorsqu'un défendeur
se présente à la barre, "sa réputation l'accompagne . . .» Le fait qu'il est
indigne de foi peut se manifester dans le mépris constant et réitéré qu'il
témoigne à l'égard de lois auxquelles il est légalement et moralement tenu
d'obéir, comme c'est le cas en l'espèce, quoique les infractions en question
ne consistent pas uniquement en des crimes où il est question "de
malhonnêteté et de fausses déclarations."
(State v. Duke, 123 A.2d 745 (N.H. 1956), à la p. 146; décision citée et approuvée dans
State v. Ruzicka, 570 P.2d 1208 (Wash. 1977), à la p. 1212).
Charte des droits et libertés
26.
On prétend cependant que permettre au ministère public de
contre-interroger un accusé relativement à ses antécédents criminels constitue une
violation du droit garanti par l'al. 11d) de la Charte, dont voici le texte:
- 24 -
11. Tout inculpé a le droit:
...
d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable,
conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue
d'un procès public et équitable;
27.
Soulignons au départ que ce n'est pas, à strictement parler, à cause du
contre-interrogatoire mené conformément à l'art. 12 de la Loi sur la preuve au Canada
que le casier judiciaire de l'accusé a été porté à l'attention du jury. L'avocat de l'accusé
a choisi de parler du casier judiciaire au cours de l'interrogatoire principal afin de
"limiter les dégâts". À mon avis, le juge La Forest a raison de conclure que cela ne
devrait pas empêcher l'accusé de contester la validité de l'art. 12. L'avocat de l'accusé
n'a décidé de produire en preuve le casier judiciaire de l'accusé qu'après que le juge du
procès eut rejeté sa demande visant à obtenir une décision que le casier judiciaire de
l'accusé ne pourrait être produit en preuve par la poursuite au cours du
contre-interrogatoire. Ayant à choisir entre soit produire le casier judiciaire lui-même,
soit le voir divulgué, comme l'aurait fait inévitablement l'avocat de la poursuite,
l'avocat de l'accusé a décidé que les intérêts de son client seraient mieux servis s'il
présentait lui-même la preuve potentiellement dommageable. Bien que dans l'arrêt R.
v. Grosse (1983), 9 C.C.C. (3d) 465 (C.S.N.-É., Div. App.), cela ait été jugé fatal à tout
recours à la Charte pour contester l'art. 12, ce n'est pas, selon moi, une raison
d'empêcher l'accusé de présenter son argument fondé sur la Charte. N'eût été l'art. 12,
les antécédents criminels de l'accusé n'auraient pas été soumis au jury. L'accusé ne
devrait pas se voir privé du droit de contester la constitutionnalité de cette disposition
du simple fait qu'il a essayé d'en atténuer l'effet.
- 25 -
28.
L'article 12 de la Loi sur la preuve au Canada viole-t-il la garantie
énoncée à l'al. 11d) de la Charte? De toute évidence, l'art. 12 ne crée aucune
présomption de culpabilité ni ne porte atteinte au droit de l'accusé "d'être présumé
innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable". L'article a pour seul effet de permettre
au ministère public de produire en preuve les condamnations antérieures dans la
mesure où celles-ci se rapportent à la crédibilité. La charge de la preuve incombe
toujours au ministère public et la production en preuve des condamnations antérieures
ne fait naître aucune présomption de culpabilité ni aucune présomption que l'accusé
est indigne de foi. Les condamnations antérieures constituent simplement un élément
de preuve que le jury pourra prendre en considération, avec tout le reste, pour
déterminer la crédibilité de l'accusé. Il reste toutefois à examiner si on peut dire que
l'art. 12 a pour effet de priver l'accusé d'un procès "équitable" en ce sens que la
production d'un tel élément de preuve distrairait le jury de sa tâche de rendre un
verdict en fonction d'une preuve admissible et juridiquement pertinente relativement
à l'accusation portée contre l'accusé.
29.
L'argument fondé sur la Charte porte essentiellement que, compte tenu
des règles de preuve limitant l'admissibilité de la preuve de faits similaires et de la
preuve de mauvaise moralité, la preuve des condamnations antérieures d'un accusé
serait normalement inadmissible. L'article 12 rend cette preuve admissible
relativement à la seule question de la crédibilité mais, prétend-on, le juge des faits sera
incapable de limiter à cette question l'utilisation de ladite preuve. On soutient que
permettre de procéder à un contre-interrogatoire au sujet des condamnations
antérieures préjudicie injustement à un accusé en ce sens que sont présentés au juge
des faits des éléments de preuve par ailleurs inadmissibles que celui-ci prendra
inévitablement en considération non seulement relativement à la question de la
- 26 -
crédibilité, mais aussi relativement à la question ultime de la culpabilité ou de
l'innocence. Devant des renseignements de ce genre, fait-on valoir, le jury aura
forcément tendance à conclure que l'accusé est une personne de mauvaise moralité ou
une personne ayant une propension à commettre des infractions criminelles, et à tirer
ainsi une conclusion qu'il n'est pas légalement autorisé à tirer.
30.
Il est vrai que, mise à part sa pertinence relativement à la question de
la crédibilité, la preuve des condamnations antérieures serait inadmissible à moins de
relever d'une des exceptions à la règle générale de l'exclusion de la preuve de faits
similaires. Une telle preuve n'établit nullement que l'accusé a commis l'infraction pour
laquelle il subit maintenant son procès: Makin v. Attorney-General for New South
Wales, [1894] A.C. 57, à la p. 65; Koufis v. The King, [1941] R.C.S. 481; R. v.
Stratton, précité, à la p. 461. Il est en outre bien établi que le juge du procès est tenu,
dans les cas où l'accusé a été contre-interrogé relativement à ses condamnations
antérieures, de donner au jury des directives concernant l'usage limité qu'il lui est
permis de faire de cette preuve: R. v. Stratton, précité; R. v. Fushtor (1946), 85 C.C.C.
283 (C.A. Sask.); R. v. Bodnarchuk (1949), 94 C.C.C. 279 (C.A. Man.)
31.
On fait valoir cependant que, même si les condamnations antérieures
influent dans une certaine mesure sur la crédibilité, on ne peut simplement pas confier
ces renseignements au jury car, même à supposer qu'il ait reçu des directives claires,
il ne pourra s'empêcher de commettre l'erreur de déclarer l'accusé coupable pour le
motif qu'il s'agit d'une personne ayant des penchants criminels. Or, pareille conclusion
irait à l'encontre des règles d'exclusion bien établies pour la preuve de faits similaires
et la preuve de mauvaise moralité. La question qui se pose donc est de savoir si le
risque que le jury fasse mauvais usage de la preuve des condamnations antérieures est
- 27 -
tellement grand que le législateur ne saurait édicter, comme il l'a fait à l'art. 12 de la
Loi sur la preuve au Canada, qu'un témoin, et plus particulièrement, en l'espèce, un
accusé, peut être contre-interrogé concernant ses condamnations criminelles
antérieures.
32.
Dans toutes les décisions publiées qui traitent du rapport entre le par.
12(1) de la Loi sur la preuve au Canada et l'al. 11d) de la Charte, on a conclu que le
par. 12(1) ne porte pas atteinte aux droits garantis par l'al. 11d). La Division d'appel
de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, dans l'arrêt R. v. Grosse, précité, a jugé la
Charte inapplicable aux faits de cette affaire, en raison du problème de la rétroactivité.
Toutefois, le juge Morrison, qui a rédigé l'arrêt unanime de la cour, a examiné la
valeur de l'argument fondé sur la Charte et est arrivé à la conclusion suivante, à la p.
473:
[TRADUCTION] ... je ne crois pas que les dispositions de l'art. 12 de la
Loi sur la preuve au Canada violent le droit garanti par l'al. 11d) de la
Charte canadienne des droits et libertés d'être présumé innocent tant qu'on
n'a pas été déclaré coupable par un tribunal équitable et impartial. À cet
égard, le jury a reçu des directives appropriées concernant l'usage limité
qu'il pouvait faire de la preuve du casier judiciaire de l'accusé. Le savant
juge du procès a pris soin de faire remarquer aux jurés qu'ils ne pouvaient
tenir compte de l'existence d'un casier judiciaire que dans leur appréciation
de la crédibilité du témoin. Il s'agit là de la directive normalement donnée
au jury lorsque ce type de preuve a été produit.
33.
Dans l'arrêt R. v. Kulba (1986), 27 C.C.C. (3d) 349 (autorisation de
pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée, [1986] 2 R.C.S. vii), la Cour
d'appel du Manitoba a tiré une conclusion semblable. De même, dans la décision R. v.
Jarosz, précitée, le juge Davies de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a
conclu, à la p. 335:
- 28 -
[TRADUCTION] Dans les affaires criminelles, cependant, et surtout dans
celles qui revêtent un caractère sexuel, la question de la crédibilité est
souvent cruciale. Le ministère public et l'accusé doivent tous les deux
pouvoir vérifier la crédibilité des témoins dans les limites légalement
permises. C'est ainsi qu'a été interprété l'art. 12 de la Loi sur la preuve au
Canada et j'estime que cette façon de procéder ne contrevient pas aux
dispositions de l'al. 11d). L'accusé bénéficie toujours de la présomption
d'innocence. À mon avis, s'il doit y avoir une modification en ce qui
concerne l'interrogatoire d'un accusé au sujet de son casier judiciaire, cette
modification devra être apportée par le législateur fédéral.
34.
Selon moi, étant donné les faits de l'espèce, un grave déséquilibre
aurait résulté si le jury n'avait pas été informé du casier judiciaire de Corbett. L'avocat
de ce dernier a vigoureusement attaqué la crédibilité des témoins à charge et on a fait
grand cas des casiers judiciaires de Marcoux et de Bergeron. Quelle aurait été
l'impression du jury si Corbett avait déposé dans un contexte où il aurait été défendu
au ministère public d'attirer l'attention du jury sur le fait que Corbett avait un lourd
casier judiciaire? Il serait impossible d'expliquer au jury que les règles qui s'appliquent
aux témoins ordinaires sont différentes de celles qui s'appliquent à l'accusé, car le fait
même de donner une telle explication minerait l'objet de la règle d'exclusion. Si le
casier judiciaire de Corbett n'avait pas été révélé, le jury aurait cru, à tort, que tous les
témoins à charge étaient des criminels endurcis tandis que l'accusé avait un passé sans
reproche. Il ne se peut pas que le droit de l'accusé à un procès équitable ne puisse être
respecté qu'au prix de cette situation entièrement trompeuse.
35.
Il y a peut-être le risque que le jury, si on lui apprenait que l'accusé a
un casier judiciaire, attache à ce fait plus d'importance qu'il ne le devrait. Cependant,
la dissimulation du casier judiciaire d'un accusé qui témoigne prive le jury de
renseignements se rapportant à sa crédibilité et crée un risque sérieux que le jury
obtienne une description trompeuse de la situation.
- 29 -
36.
À mon avis, la meilleure façon de réaliser l'équilibre et d'atténuer ces
risques est de fournir au jury des renseignements complets, mais de lui donner, en
même temps, des directives claires quant à l'usage limité qu'il doit faire de ces
renseignements. Les règles qui imposent des restrictions aux renseignements pouvant
être portés à la connaissance du juge des faits devraient être évitées sauf en dernier
recours. Il vaut mieux s'en remettre au bon sens des jurés et leur donner tous les
renseignements pertinents, à condition que ceux-ci soient accompagnés de directives
claires dans lesquelles le juge du procès précise les limites de leur valeur probante en
droit.
37.
L'équilibre atteint par la conjugaison de l'art. 12 de la Loi sur la preuve
au Canada et de l'exigence que le juge donne des directives claires est admirablement
résumé dans l'extrait suivant des motifs du juge Martin dans l'affaire R. v. Davison,
DeRosie and MacArthur (1974), 20 C.C.C. (2d) 424 (C.A. Ont.), aux pp. 441 et 442:
[TRADUCTION] L'accusé qui témoigne a deux qualités. En tant
qu'accusé il est protégé par une règle fondamentale de politique générale
qui interdit à la poursuite de produire des éléments de preuve tendant à
démontrer sa mauvaise moralité, sous réserve évidemment des exceptions
reconnues à cette règle. En sa qualité de témoin, cependant, sa crédibilité
peut être attaquée. Si la situation d'un accusé qui témoigne est assimilable
à tous les égards à celle d'un témoin ordinaire, il n'y a rien qui s'oppose à
ce qu'il soit contre-interrogé sur toute conduite déshonorante qu'il a pu
avoir et sur sa fréquentation d'individus louches.
Si, sous prétexte d'attaquer sa crédibilité en tant que témoin, on
pouvait dans tous les cas soumettre un accusé à un contre-interrogatoire
destiné à démontrer qu'il est un criminel professionnel, il lui serait alors
presque impossible de subir un procès équitable relativement à l'accusation
précise pour laquelle il se fait juger. Il est irréaliste de supposer qu'en
temps normal le jury sera en mesure, aux fins de son verdict, de ne tenir
compte d'un tel contre-interrogatoire qu'à l'égard de la question de la
crédibilité.
- 30 -
À mon avis, la règle de politique générale qui met un accusé à l'abri
de toute contestation de sa bonne moralité, de crainte que le jury ne soit
détourné de la question qu'il est appelé à trancher, savoir celle de la
culpabilité ou de l'innocence de l'accusé relativement à l'accusation précise
dont la cour se trouve saisie, n'est pas complètement subordonnée à la
règle permettant qu'un accusé qui choisit de témoigner soit
contre-interrogé sur la question de sa crédibilité. Dans ce domaine du
droit, comme dans bien d'autres, un équilibre a été établi entre des intérêts
contradictoires, équilibre par lequel on essaie autant que possible de
reconnaître l'objet des deux règles sans appliquer l'une à l'exclusion totale
de l'autre.
38.
On peut maintenant ajouter dans la balance, en faveur de l'accusé, le
pouvoir discrétionnaire qu'a le juge du procès d'écarter la preuve de ses condamnations
antérieures dans les cas exceptionnels où l'application automatique de l'art. 12 minerait
son droit à un procès équitable.
39.
Selon moi, on aurait bien tort de trop insister sur le risque que le jury
puisse faire mauvais usage de ladite preuve. En effet, une telle attitude pourrait nuire
gravement à l'ensemble du système de jurys. Ce qui fait toute la force du jury, c'est que
la question ultime de la culpabilité ou de l'innocence est tranchée par un groupe de
citoyens ordinaires qui ne sont pas des juristes et qui apportent au processus judiciaire
une saine mesure de bon sens. Le jury est évidemment tenu de respecter les principes
de droit que lui explique le juge du procès. Les directives aux jurys sont souvent
longues et ardues, mais l'expérience des juges confirme que les jurys s'acquittent de
leurs obligations d'une manière conforme à la loi. Il faut donc se montrer très méfiant
face à des arguments portant qu'il vaut mieux priver les jurés de renseignements
pertinents que de tout leur divulguer en prenant bien soin d'expliquer les restrictions
imposées à l'usage qu'ils peuvent faire de ces renseignements. Pourvu que le jury
reçoive des directives claires quant à la façon dont il peut se servir ou ne pas se servir
de la preuve de condamnations antérieures produite au cours du contre-interrogatoire
de l'accusé, on peut prétendre que le risque de mauvais usage cède le pas devant le
- 31 -
risque beaucoup plus grave d'erreur qui surgirait si le jury était obligé de se prononcer
à l'aveuglette sur la question en litige.
40.
Bien entendu, il est tout à fait possible de concevoir un argument qui
attaque la théorie du procès avec jury. Les jurys sont capables de commettre des
erreurs énormes et ils peuvent parfois sembler mal adaptés aux exigences d'un droit
criminel de plus en plus compliqué et subtil. Mais tant que le législateur n'aura pas
modifié le modèle existant, la cour devra s'abstenir de mettre en doute la capacité des
jurys d'accomplir la tâche qui leur est assignée. Toute expression de doute de ce genre
risquerait d'avoir des conséquences incalculables. De plus, le droit fondamental à un
procès avec jury a été souligné récemment par l'al. 11f) de la Charte. Or, si ce droit
revêt une telle importance, il est tout à fait illogique de conclure que les jurys sont
incapables de suivre les directives explicites d'un juge. Pourtant, c'est précisément ce
que l'appelant demande à cette Cour de conclure, car il n'y a que cette conclusion qui
puisse justifier une décision portant que, lorsqu'il est invoqué contre un accusé, le par.
12(1) de la Loi sur la preuve au Canada viole le droit dudit accusé à un "procès
équitable".
41.
L'opinion dissidente exprimée en Cour d'appel de la
Colombie-Britannique repose en grande partie sur deux études sociologiques tendant
à démontrer que les jurés sont incapables de distinguer entre une preuve qui se
rapporte à la culpabilité et une preuve qui se rapporte à la crédibilité. Les études en
question ont fait l'objet d'une analyse fort poussée de la part de l'intervenant, le
procureur général du Canada, et on a soulevé des doutes concernant la méthode
scientifique employée dans leur réalisation. Au surplus, le procureur général du
Canada se réfère à d'autres études sociologiques et psychologiques qui mettent en
- 32 -
doute les conclusions tirées dans les études invoquées par le juge Hutcheon, dissident.
Il est impossible d'entreprendre, aux fins de l'espèce, une analyse complète de toutes
ces études, mais leurs résultats contradictoires ainsi que les limitations inhérentes à de
telles enquêtes devraient inciter la Cour à hésiter à se fier aux données produites par
l'appelant devant la Cour d'appel.
42.
Nous devrions conserver notre foi dans les jurys qui, comme l'a
affirmé sir William Holdsworth, [TRADUCTION] "depuis des centaines d'années
n'ont cessé d'appliquer les règles de droit en fonction du bon sens contemporain"
(Holdsworth, A History of English Law (7th ed. 1956), vol. I, à la p. 349).
43.
Pour insuffler une solide dose de bon sens à l'analyse, je cite
simplement les propos tenus par le juge Seaton en Cour d'appel (à la p. 138):
[TRADUCTION] En l'espèce, les témoins à charge ont été
contre-interrogés relativement à leurs condamnations antérieures et le juge
du procès a averti le jury du danger qu'il y avait à croire ces gens. Le
contre-interrogatoire a été tenu et la mise en garde faite parce qu'un casier
judiciaire est généralement considéré comme une indication qu'il s'agit
d'une personne dont le témoignage est sujet à caution. L'expérience
démontre que de telles personnes ne sont pas dignes de foi. L'appelant
désire profiter de tout cela, mais en même temps, il ne veut pas que nous
disions au jury qu'à cet égard il ressemble aux autres témoins. Peut-être
pire. Je ne crois pas qu'il a droit à cela. Ce n'est pas un élément essentiel
d'un procès équitable.
44.
Il existe bien des cas où il est permis au jury d'entendre et d'utiliser des
éléments de preuve qui se rapportent à une question, mais non à une autre. Dans ces
cas-là, il suffit simplement de donner au jury des directives claires quant à ce qui est
un usage permis et quant à ce qui ne l'est pas.
- 33 -
45.
Dans certains cas, par exemple, une preuve de faits similaires est
admissible pour établir une caractéristique ou un dessein particuliers. En même temps,
cependant, il faut dire au jury qu'il ne saurait simplement conclure que l'accusé a une
propension générale au mal, qui permet de déduire qu'il a commis l'infraction précise
qu'on lui reproche: Makin v. Attorney-General for New South Wales, précité.
46.
Au procès conjoint de coaccusés, la confession d'un accusé n'est
admissible que contre lui et on doit dire aux jurés qu'ils ne peuvent prendre cette
preuve en considération pour déterminer la culpabilité d'un coaccusé. Voir, par
exemple, Schmidt v. The King, [1945] R.C.S. 438, à la p. 439, R. v. Rudd (1948), 32
Cr. App. R. 138 (C.C.A.), et R. v. Lane and Ross (1969), 6 C.R.N.S. 273 (S.C. Ont.),
où le juge Addy affirme, à la p. 279:
[TRADUCTION] À mon sens, il est tout à fait possible, comme on
l'a souvent fait dans le passé, d'expliquer clairement aux jurés, de telle
manière qu'ils agissent en conformité avec les directives du juge, que la
confession d'un des accusés dans un procès conjoint n'est pas un élément
de preuve pouvant être retenu contre un coaccusé. Il y a évidemment un
danger réel de déni de justice, ce qui doit être pris en considération mais,
d'un autre côté, je ne crois pas qu'en tranchant une question de ce genre,
on doit supposer que les jurés sont des crétins, tout à fait dénués
d'intelligence et totalement incapables de comprendre une règle de preuve
de ce type ou de la suivre. S'il en était ainsi, les jurys n'auraient aucune
raison d'être et ce qui a été considéré depuis des siècles comme un bastion
de notre système démocratique et une garantie de nos libertés
fondamentales se révélerait purement illusoire.
47.
La preuve d'une déclaration antérieure incompatible faite par un
témoin n'est pertinente que relativement à la crédibilité de ce témoin et ne constitue
nullement une preuve des faits exposés dans ladite déclaration antérieure, et le jury
doit être prévenu de cela: Deacon v. The King, [1947] R.C.S. 531, R. c. Mannion,
[1986] 2 R.C.S. 272, à la p. 278, le juge McIntyre.
- 34 -
48.
Si le risque que le jury fasse mauvais usage de certains éléments de
preuve suffisait pour les rendre inadmissibles dans tous les cas, alors l'exclusion serait
obligatoire dans chacun des cas qui viennent d'être mentionnés. Pourtant, le risque
d'erreur est tellement grand lorsque le jury est privé de ces renseignements qu'on
assure l'équilibre entre les parties en permettant la réception des éléments de preuve
en question, sous réserve de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge du procès;
mais on tient en même temps à ce que le juge du procès prenne soin de donner des
directives concernant les conclusions qui peuvent en être tirées. Comme on l'a dit dans
une décision américaine (State v. Anderson, 641 P.2d 728 (Wash. Ct. App. 1982), à la
p. 731, le juge Durham): [TRADUCTION] "Si nous voulons maintenir notre
conviction que c'est le procès avec un jury composé de douze pairs qui permet de
déterminer de la manière la plus équitable la culpabilité ou l'innocence, alors il faut
reconnaître aux jurés suffisamment d'intelligence et de conscience pour ne tenir
compte de la preuve de condamnations antérieures que relativement à la crédibilité du
défendeur s'ils reçoivent des directives en ce sens." De même, dans la décision State
v. Ruzicka, précitée, à la p. 1214, le juge Hamilton a affirmé: [TRADUCTION] "Nous
ne sommes pas convaincus que les jurys ne peuvent suivre ou refusent délibérément
de suivre les directives de la cour lorsque celle-ci leur enjoint de ne se servir de la
preuve du casier judiciaire d'un défendeur que pour apprécier sa véracité lorsqu'il
témoigne."
49.
Il convient également de faire remarquer qu'on aurait bien tort de
considérer isolément cet aspect de l'art. 12 et la preuve relative aux condamnations
antérieures. La jurisprudence a soigneusement délimité l'usage que le ministère public
peut faire de condamnations antérieures. On a conclu, par exemple, que l'accusé ne
peut être interrogé que sur le fait de la condamnation elle-même et non pas sur la
- 35 -
conduite qui a amené cette condamnation: R. v. Stratton, précité, à la p. 467; R. v.
Laurier (1983), 1 O.A.C. 128; Koufis v. The King, précité. Dans le même ordre d'idées,
il a été conclu qu'on ne saurait, dans le but de démontrer que son témoignage a déjà été
rejeté par un jury, demander à un accusé au cours du contre-interrogatoire s'il a
témoigné à l'occasion antérieure où il a été déclaré coupable: R. v. Geddes (1979), 52
C.C.C. (2d) 230 (C.A. Man.) Par ailleurs, le ministère public, en attaquant la
crédibilité de l'accusé, n'a pas le droit d'aller au-delà de ses condamnations antérieures
et de le contre-interroger sur toute conduite déshonorante qu'il a pu avoir ou sur sa
fréquentation d'individus louches: R. v. Waite (1980), 57 C.C.C. (2d) 34 (C.S.N.-É.,
Div. App.), aux pp. 45 et 46; R. v. Davison, DeRosie and MacArthur, précité, à la p.
444; R. v. MacDonald (1939), 72 C.C.C. 182 (C.A. Ont.), à la p. 197. À moins que
l'accusé ne témoigne lui-même, il est interdit au ministère public de produire une
preuve de ses condamnations antérieures, même si l'accusé a mis en doute la bonne
moralité de certains témoins à charge: R. v. Butterwasser, [1948] 1 K.B. 4 (C.C.A.) Il
a été décidé en outre qu'un accusé ne peut être contre-interrogé que relativement à ses
"condamnations" au sens strict et qu'aucun contre-interrogatoire n'est possible lorsque
l'accusé, après avoir été reconnu coupable, s'est vu accorder une libération
conditionnelle et qu'il a par la suite rempli les conditions de cette libération: R. v.
Danson (1982), 66 C.C.C. (2d) 369 (C.A. Ont.)
50.
Ces restrictions imposées à l'usage des condamnations antérieures,
conjuguées avec le pouvoir discrétionnaire reconnu dans les motifs du juge La Forest,
traduisent une vive préoccupation pour le droit de l'accusé à un procès équitable et
révèlent que le droit régissant l'usage des condamnations antérieures vise autant que
possible à écarter le risque que le procès d'un accusé soit compromis par la production
d'une preuve de ses méfaits antérieurs. Dans l'ensemble, le droit dans ce domaine
- 36 -
protège sans réserve le droit d'un accusé de n'être déclaré coupable que sur la foi d'une
preuve se rapportant directement à l'accusation en cause. Dans ce contexte, on ne
saurait prétendre que l'art. 12 de la Loi sur la preuve au Canada a pour effet de priver
l'accusé du droit à un procès équitable.
VII
Le juge du procès a-t-il le pouvoir discrétionnaire d'interdire les contre-interrogatoires
relatifs aux condamnations antérieures?
51.
Je suis d'accord avec mon collègue le juge La Forest pour dire que les
règles fondamentales du droit de la preuve comportent un principe d'inclusion en vertu
duquel il est permis de produire en preuve tout ce qui sert logiquement à prouver un
fait en litige, sous réserve des règles d'exclusion reconnues et des exceptions à
celles-ci. Pour le reste, c'est une question de valeur probante. La valeur probante d'un
élément de preuve peut être forte, faible ou nulle. En cas de doute, il vaut mieux
pécher par inclusion que par exclusion et, à mon avis, conformément à la transparence
de plus en plus grande de notre société, nous devrions nous efforcer de favoriser
l'admissibilité, à moins qu'il n'existe une raison très claire de politique générale ou de
droit qui commande l'exclusion.
52.
Je suis d'accord avec le juge La Forest pour dire que le juge du procès
a le pouvoir discrétionnaire d'écarter, lorsque cela est indiqué, une preuve
préjudiciable de condamnations antérieures.
- 37 -
53.
En toute déférence, je ne suis cependant pas d'accord avec lui pour dire
que ce pouvoir discrétionnaire aurait dû être exercé en faveur de l'appelant dans les
circonstances de la présente affaire. Dans ses motifs, le juge La Forest dresse une liste
utile des facteurs dont on peut tenir compte en déterminant comment ce pouvoir
discrétionnaire doit s'exercer. Selon moi, toutefois, mon collègue n'accorde pas assez
de poids au fait qu'en l'espèce l'accusé appelant a délibérément attaqué la crédibilité
des témoins à charge, en se fondant principalement sur leurs casiers judiciaires. La
question à trancher par le jury était uniquement celle de la crédibilité. Comme le fait
remarquer le juge La Forest, la preuve en cause n'aurait pas été exclue sous le régime
de portée plus large établi par la loi anglaise dans ce domaine. À mon avis, l'exclusion
de la preuve des antécédents criminels de Corbett aurait créé un grave déséquilibre.
Si son casier judiciaire avait été exclu, le jury, comme je l'ai déjà indiqué, aurait eu
l'impression tout à fait erronée que les témoins à charge étaient des criminels endurcis
tandis que Corbett avait un passé sans reproche. Ce problème ne pouvait, selon moi,
être résolu par l'admission en preuve de toutes les condamnations sauf celle pour
meurtre. Abstraction faite de la condamnation pour meurtre en 1971, les
condamnations antérieures remontaient à 1954, soit une trentaine d'années auparavant.
Or, je ne suis pas du tout convaincu que le déséquilibre entre le ministère public et
l'accusé aurait été évité si on avait admis en preuve seulement les condamnations pour
des infractions commises par l'accusé pendant sa jeunesse. J'estime donc que
l'exclusion de cette preuve, loin d'aider le jury, l'aurait induit en erreur et que, dans les
circonstances, on ne saurait affirmer que son admission a préjudicié injustement à
l'accusé.
IX
- 38 -
Conclusion
54.
Je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de répondre aux questions
constitutionnelles de la manière suivante:
Question 1
Le paragraphe 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada n'est pas
incompatible avec l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés.
Question 2
Compte tenu de la réponse donnée à la première question, il n'est pas
nécessaire de répondre à la seconde question.
Version française des motifs rendus par
55.
LE JUGE BEETZ--Je souscris à l'opinion du Juge en chef.
56.
Je désire toutefois ajouter le commentaire suivant.
57.
À mon avis, le par. 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C.
1970, chap. E-10, ne serait pas compatible avec l'art. 7 et l'al. 11(d) de la Charte
canadienne des droits et libertés à moins qu'on ne l'interprète comme accordant au
juge du procès la discrétion de refuser le contre-interrogatoire d'un accusé au sujet de
ses condamnations antérieures, si ces condamnations sont d'une valeur probante ténue
dans l'évaluation de la crédibilité du témoignage et si leur dévoilement est hautement
préjudiciable à l'accusé.
Version française des motifs des juges McIntyre et Le Dain rendus par
- 39 -
58.
LE JUGE MCINTYRE--J'ai lu les motifs de jugement rédigés en l'espèce
par mes collègues, le juge en chef Dickson et le juge La Forest. Sous réserve de ce qui
suit, je souscris à la conclusion proposée par le Juge en chef et je souscris globalement
à ses motifs. Je ne suis pas d'accord pour dire que, compte tenu du texte clair de l'art.
12 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, le juge du procès a le
pouvoir discrétionnaire d'écarter les questions posées par le ministère public sur les
condamnations antérieures d'un accusé qui témoigne à son procès.
59.
Tant le Juge en chef que le juge La Forest ont conclu que le par. 12(1)
de la Loi sur la preuve au Canada ne viole pas l'al. 11d) de la Charte canadienne des
droits et libertés. Je suis d'accord avec cette conclusion. Quoique le Juge en chef soit
d'accord avec le juge La Forest pour dire que "le juge du procès a le pouvoir
discrétionnaire d'écarter, lorsque cela est indiqué, une preuve préjudiciable de
condamnations antérieures", sa conclusion portant que le par. 12(1) ne viole pas le
droit garanti par la Charte à l'al. 11d) est largement appuyée par ses motifs
indépendamment de l'existence d'un tel pouvoir discrétionnaire et, sur ce fondement,
je les adopte.
60.
Rien au par. 12(1), ni d'ailleurs dans d'autres parties de la Loi sur la
preuve au Canada qui pourraient se rapporter à l'art. 12, ne mentionne de pouvoir
judiciaire discrétionnaire permettant d'écarter l'application de cet article. Ni le par. (1),
ni le par. (2) de l'art. 12 ne mentionnent que leur application respective peut dépendre
d'un pouvoir judiciaire discrétionnaire et, de fait, la permission précise de poser ces
questions, jointe au pouvoir précis de prouver l'existence des condamnations
antérieures si l'accusé les nie, contribuerait clairement à l'élimination d'un tel pouvoir
s'il a jamais existé. Le seul appui que la jurisprudence de cette Cour donne à
- 40 -
l'existence d'un tel pouvoir se trouve dans l'arrêt R. c. Wray, [1971] R.C.S. 272, qui
reconnaît le pouvoir discrétionnaire d'exclure une preuve par ailleurs recevable s'il est
inéquitable envers l'accusé de l'admettre et si sa valeur probante est faible, mais qu'elle
a un effet fortement préjudiciable. La doctrine de la suprématie du Parlement ne
permet pas, en l'absence d'une violation de la Charte, une intervention judiciaire non
autorisée en pareil cas et aucun principe juridique connu n'accorde à un tribunal le
pouvoir ou la compétence de faire passer un pouvoir discrétionnaire général de
common law au rang de modification d'une disposition précise et claire comme l'art.
12 de la Loi sur la preuve au Canada qui donne la permission sans équivoque au
substitut de poser des questions et n'accorde aucun pouvoir au juge du procès de les
exclure: voir R. v. Stratton (1978), 42 C.C.C. (2d) 449 (C.A. Ont.)
61.
Quel que soit le pouvoir discrétionnaire qui a pu permettre aux juges
du procès d'exclure des éléments de preuve admissibles en common law, rien dans la
jurisprudence ou dans les principes ne permet de conclure qu'un tribunal pouvait, en
vertu de ce pouvoir discrétionnaire, interdire que soient posées à un témoin des
questions concernant ses condamnations antérieures, compte tenu du texte clair du par.
12(1) de la Loi sur la preuve au Canada, une disposition qui a été expressément jugée
compatible avec la Charte. Admettre l'existence d'un tel pouvoir discrétionnaire
reviendrait à dire que le Parlement ne saurait par un texte législatif explicite modifier
la common law. Je suis d'avis de trancher le pourvoi comme le propose le Juge en chef.
Version française des motifs rendus par
62.
LE JUGE LA FOREST (dissident)--L'appelant, Lawrence Wilburn
Corbett, demande l'annulation du verdict de culpabilité de meurtre au deuxième degré
- 41 -
rendu contre lui relativement à la mort d'un nommé Réal Pinsonneault. Le moyen
principal invoqué par l'appelant est qu'une preuve fortement préjudiciable d'une
condamnation antérieure pour meurtre non qualifié n'aurait pas dû être admise.
63.
L'article 12 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap.
E-10 et ses modifications, autorise l'admission en preuve des condamnations
antérieures d'un témoin; cette preuve est considérée comme pertinente quant à la
question de la crédibilité de ce dernier. L'appelant prétend cependant que l'art. 12, si
l'on s'en tient à l'interprétation qu'il a reçue jusqu'à présent, est incompatible avec l'al.
11d) et l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où il
s'applique à un inculpé. Aux termes de l'al. 11d), chacun a le droit "d'être présumé
innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal
indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable" (je souligne). Pour
ce qui est de l'art. 7, il dispose que chacun a "droit [. . .] à la liberté [. . .]" et qu'"il ne
peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice
fondamentale". Ces dispositions, affirme l'appelant, lui garantissent un procès
équitable exempt de tout préjugé.
64.
Comme nous l'avons déjà fait observer, l'inéquité dont on se plaint
expressément pour le compte de l'appelant est l'admission en preuve de sa déclaration
de culpabilité de meurtre non qualifié, que, selon l'interprétation courante de l'art. 12
initialement adoptée dans l'arrêt R. v. Stratton (1978), 42 C.C.C. (2d) 449 (C.A. Ont.),
le juge du procès n'avait aucun pouvoir discrétionnaire d'exclure. La Charte,
poursuit-on, est venue dépouiller l'arrêt Stratton de son fondement conceptuel et a
donc rendu inopérant l'art. 12 ou, à tout le moins, celui-ci devrait maintenant
s'interpréter comme conférant au juge du procès le pouvoir discrétionnaire d'exclure
- 42 -
des éléments de preuve, ce qui fait que la condamnation antérieure pour meurtre non
qualifié n'aurait pas dû en l'espèce être révélée au jury. Cette exclusion, a-t-on soutenu,
était nécessaire si on voulait assurer à l'appelant le bénéfice de son droit, conféré par
la Charte, à un procès équitable devant un tribunal impartial ou, comme l'a dit son
avocat, à un procès [TRADUCTION] "exempt de tout préjugé".
65.
Puisque j'ai conclu, indépendamment de la Charte, que l'art. 12 de la
Loi sur la preuve au Canada ne doit pas être interprété de manière à retirer au juge du
procès le pouvoir discrétionnaire qu'il avait en common law d'exclure certains éléments
de preuve préjudiciables, les arguments fondés sur la Charte perdent beaucoup de leur
force. Je vais donc me concentrer principalement sur les questions de l'existence et de
l'étendue du pouvoir discrétionnaire du juge du procès relativement à la preuve
produite conformément à l'art. 12, mais je dirai néanmoins un mot concernant l'effet
de la Charte sur cette disposition telle que je l'ai interprétée.
Les faits et le procès
66.
Bien qu'un grand nombre de faits soient contestés en l'espèce, les
points essentiels peuvent être exposés ainsi. L'appelant a été formellement accusé, le
24 janvier 1983, de meurtre au premier degré relativement au décès de Réal
Pinsonneault, qui faisait avec lui le trafic de stupéfiants et qui avait été abattu le 2
décembre 1982 à Vancouver (Colombie-Britannique). Au moment de la mort de
Pinsonneault, l'appelant était en liberté conditionnelle après avoir été condamné en
1971 à une peine d'emprisonnement à perpétuité pour meurtre non qualifié.
- 43 -
67.
L'appelant vivait alors à Victoria (Colombie-Britannique) avec son
amie Colleen Allan. Suivant les modalités de sa libération conditionnelle, il ne devait
pas quitter sans autorisation les environs immédiats de Victoria. Toutefois, au cours
de l'après-midi du 1er décembre 1982, sans avoir obtenu la permission requise, il s'est
rendu avec Allan à Vancouver où il s'est inscrit au Sands Motor Hotel sous un nom
d'emprunt. Il a expliqué cette situation en disant qu'ils avaient décidé à l'improviste
d'aller faire des emplettes et qu'il avait eu [TRADUCTION] "des problèmes ici". S'il
s'est servi d'un nom d'emprunt, a-t-il dit, c'est parce qu'il n'avait pas obtenu la
permission de quitter Victoria.
68.
Après avoir dîné au restaurant du motel et avoir bu copieusement, ils
ont tous les deux, semble-t-il, regagné leur chambre où une dispute bruyante a éclaté
et s'est prolongée, au cours de laquelle Mme Allan a été blessée à l'oeil. À minuit et
demi, le réceptionniste leur a téléphoné pour se plaindre du vacarme. L'un des
occupants d'une chambre attenante a témoigné avoir entendu un homme et une femme
qui se querellaient à voix haute. Il a entendu ensuite ce qu'il a pris pour les pas d'une
femme qui est sortie de la chambre, a couru vers l'ascenseur, puis est retournée à la
chambre. Quelques minutes plus tard, il a entendu la femme demander à l'homme de
revenir et en a déduit que celui-ci avait quitté la chambre.
69.
L'appelant a témoigné qu'après la dispute ils ont fini par se coucher,
mais qu'il ne pouvait pas dormir et que, finalement, il s'est levé un peu avant 3 h pour
aller chercher des cigarettes et de la boisson alcoolisée dans sa voiture qui se trouvait
dans le stationnement. Au cours de son interrogatoire principal, il a dit que le
réceptionniste l'avait laissé sortir de l'hôtel et l'avait fait rentrer, mais en
contre-interrogatoire il a semblé laisser entendre qu'il avait emprunté une sortie de
- 44 -
secours, puis était rentré par la porte principale que le réceptionniste lui avait ouverte.
Ce dernier a témoigné qu'il avait fermé la porte à clé, mais qu'il était possible à
n'importe qui de quitter les lieux par les différentes sorties de secours. Il a ajouté qu'il
avait laissé rentrer l'appelant par la porte principale vers 3 h.
70.
Cela nous amène aux témoignages, critiques pour le ministère public,
de Michèle Marcoux (Mme Smith) et de Gilles Bergeron. La victime, Réal
Pinsonneault, et Marcoux habitaient un appartement situé au 1355, rue Bute à
Vancouver, à quelques rues du Sands Motor Hotel. Gilles Bergeron demeurait avec
eux. À l'instar de Pinsonneault, il avait un lourd casier judiciaire; Marcoux avait elle
aussi un casier judiciaire qui était toutefois moins chargé. Les deux ont reconnu ces
faits au procès.
71.
Au procès, Marcoux a donné le témoignage suivant. Vers 1 h 30, le 2
décembre 1982, Allan, qu'elle connaissait en raison de ses relations avec l'appelant,
s'est présentée à son appartement. Quelques minutes plus tard, Bergeron est arrivé. Peu
après, on a sonné à la porte. Pinsonneault a répondu et a fait entrer l'appelant dans
l'appartement. L'appelant a dit à Pinsonneault et à Bergeron de s'asseoir parce qu'il
avait quelque chose à leur dire. Il semblait en colère. Quand Pinsonneault a protesté,
l'appelant a sorti sans avertissement une arme à feu et a tiré plusieurs coups, tuant
Pinsonneault instantanément et blessant Bergeron. Marcoux s'est enfuie de
l'appartement. Le témoignage de Bergeron corrobore essentiellement celui de
Marcoux.
72.
Toutefois, ces deux témoins avaient au départ donné une version
différente des faits. Quelques minutes après les coups de feu, Marcoux, en pleine crise
- 45 -
d'hystérie, a dit à un policier qu'une femme, qu'elle n'a pas identifiée, était arrivée à
l'appartement et que, peu après, un homme y était entré et avait tiré sur Pinsonneault
et Bergeron. Sa description de l'assaillant ne correspondait pas au signalement de
l'appelant. Ce n'est qu'à 6 h 30 qu'elle a fait à la police une déclaration concordante
avec son témoignage au procès. Ni l'un ni l'autre des policiers auxquels on a dit que
cette déclaration avait été faite n'ont été cités comme témoin à charge.
73.
Quant à Bergeron, il avait à plusieurs reprises, au cours
d'interrogatoires menés par plusieurs policiers les 2 et 3 décembre, répété qu'il n'avait
[TRADUCTION] "rien" vu, si ce n'était que la flamme jaillir d'une arme à feu. Il n'a
pas non plus à ces occasions identifié celui qui avait tiré, bien qu'il connût l'appelant.
Au cours du procès, Bergeron a témoigné qu'il avait menti aux occasions en question
mais que, à 17 h 13 le 7 décembre 1982, soit environ cinq jours après l'incident, il avait
dit la vérité en donnant sa version des événements à un policier qui, tout comme dans
le cas de Marcoux, n'a pas été cité lui non plus comme témoin à charge.
74.
Il y a eu une autre déposition portant sur ce qui s'est produit au 1355,
rue Bute, mais cette déposition s'est révélée à la fois sommaire et non concluante. Il
s'agit du témoignage d'une personne habitant une maison voisine, qui a affirmé qu'elle
avait été réveillée, aux petites heures du matin le 2 décembre, par le grincement d'une
barrière qui donnait accès au 1355, rue Bute, et que peu de temps après, elle avait
entendu des bruits, de toute évidence, des coups de feu. Puis cette personne a vu un
homme et une femme quitter le 1355, rue Bute, mais tout ce qu'elle a pu dire pour les
identifier était que l'homme portait une veste de couleur pâle et la femme un jean et
une veste de ski marron. Toutefois, comme le juge l'a rappelé au jury en passant en
- 46 -
revue la preuve, la description des vêtements de la femme ne semblait pas
correspondre à ce que portait Allan cette nuit-là.
75.
Le ministère public avait cité Colleen Allan comme témoin à l'enquête
préliminaire, mais il ne lui a pas fait subir d'interrogatoire principal au procès où elle
a été citée seulement pour permettre à l'avocat de la défense de la contre-interroger.
À l'enquête préliminaire, Mme Allan avait fait un récit des événements qui étayait
généralement celui de l'appelant. Elle avait affirmé notamment que ni lui ni elle
n'avaient quitté l'hôtel au cours de la nuit du 1er au 2 décembre. Au procès, le
contre-interrogatoire de l'avocat de la défense a porté presque exclusivement sur la
déposition qu'avait faite Allan à l'enquête préliminaire. Allan a toutefois témoigné que
beaucoup des réponses qu'elle avait données à l'enquête préliminaire étaient véridiques
mais qu'un bon nombre ne l'étaient pas, y compris celles portant que ni elle ni
l'appelant n'avaient quitté l'hôtel pendant la nuit en question, qu'elle n'était jamais allée
au 1355, rue Bute, et qu'elle n'avait pas été témoin de l'assassinat de Pinsonneault.
76.
En plus d'avouer qu'elle avait menti à l'enquête préliminaire, Allan a
également reconnu qu'au moment où elle parlait elle était sous le coup d'une accusation
d'avoir fait le trafic de cocaïne et aussi d'avoir importé des stupéfiants au Canada. Dans
son exposé au jury concernant le témoignage d'Allan, le juge Callaghan a dit:
[TRADUCTION] Elle reconnaît que, si elle est déclarée coupable
d'importation, elle est passible d'une peine minimale de sept ans
d'emprisonnement dans un pénitencier. Elle a dit à l'avocat de la défense
qu'elle ne croyait pas que la police porterait contre elle une accusation de
parjure par suite de son témoignage à cette audience. L'avocat de la
défense a déduit de ce témoignage que, si elle collabore maintenant avec
les autorités, celles-ci pourront très bien se montrer moins sévères à son
égard.
- 47 -
77.
Comme nous l'avons constaté, la défense de l'appelant consistait
essentiellement à invoquer un alibi, mais il a cherché en outre à établir l'absence de
mobile pour commettre le crime, en tentant de démontrer que ses relations avec
Pinsonneault et Bergeron étaient celles de "banquier" dans des opérations de trafic de
stupéfiants et que Pinsonneault lui devait environ 30 000 $. Il a dit qu'il avait pris
rendez-vous avec Pinsonneault, mais qu'il ne s'était pas rendu sur la rue Bute tôt le
matin du 2 décembre et qu'il ne l'avait pas tué.
78.
Il se dégage nettement de l'exposé qui précède que la crédibilité est un
élément crucial dans la présente affaire, laquelle n'est guère simplifiée par la mauvaise
moralité des témoins principaux et de l'appelant. L'avocat de la défense a essayé de
mettre à profit cet élément en commentant la preuve de la poursuite. Dans son exposé
au jury, il a décrit Marcoux et Bergeron comme des [TRADUCTION] "fieffés
menteurs" et a dit que le jury ne devrait pas ajouter foi à leur témoignage. De plus, il
a laissé entendre que les jurés devraient se demander sérieusement s'il convenait de
retenir le témoignage d'Allan qui, de son propre aveu, s'était parjurée et qui avait
également à répondre à au moins deux accusations en matière de stupéfiants.
79.
Cependant, la moralité de l'appelant a également causé des problèmes
à la défense. Comme l'avocat de la défense entendait faire témoigner l'appelant, il a
donc tenté, à la conclusion de la preuve à charge, d'empêcher la poursuite de
contre-interroger l'appelant au sujet de son casier judiciaire en vertu de l'art. 12 de la
Loi sur la preuve au Canada en faisant valoir que cela irait à l'encontre de la Charte.
Permettre qu'il y ait un contre-interrogatoire portant sur les condamnations antérieures
d'un accusé, par opposition à un témoin ordinaire, serait fortement préjudiciable. En
particulier, l'avocat a soutenu que permettre de procéder à un contre-interrogatoire
- 48 -
relativement à la condamnation antérieure de l'appelant pour meurtre non qualifié et
de faire la preuve de cette condamnation, serait si préjudiciable pour l'appelant qu'il
en résulterait une atteinte à son droit à un procès équitable, garanti par la Charte.
L'avocat a prétendu en outre que, dans les circonstances de l'espèce, le juge du procès
pouvait, en vertu du par. 24(1) de la Charte, refuser d'autoriser un tel
contre-interrogatoire. Se fondant sur la décision R. v. Jarosz (1982), 3 C.R.R. 333,
rendue par un autre juge de la Cour suprême de la Colombie- Britannique, le juge du
procès a rejeté cet argument. (On peut faire remarquer ici que le même argument a été
écarté aussi dans les arrêts R. v. Grosse (1983), 9 C.C.C. (3d) 465 (C.S.N.-É., Div.
App.), et R. v. Kulba (1986), 27 C.C.C. (3d) 349 (C.A. Man.))
80.
Dans son exposé introductif au jury, l'avocat de l'appelant a exprimé
son intention de produire en interrogatoire principal une preuve du casier judiciaire de
l'appelant afin de [TRADUCTION] "limiter les dégâts". L'appelant a par la suite
déposé en tant que témoin à décharge et a reconnu avoir été déclaré coupable des
infractions suivantes:
le 23 avril 1954 --
vol à main armée, recel, introduction par effraction et vol (quatre
chefs)
le 12 mai 1954 -- évasion
le 6 décembre 1954 -- vol d'une auto et introduction par effraction
le 8 novembre 1971 -- meurtre non qualifié
- 49 -
81.
En donnant ses directives au jury, le juge du procès a dit que la preuve
relative aux condamnations antérieures de l'appelant ne pouvait servir que pour
apprécier sa crédibilité. Il a ajouté:
[TRADUCTION] Bien que l'accusé ait déjà été déclaré coupable de
meurtre, vous, les jurés, ne devez pas considérer cela comme un élément
de preuve établissant qu'il a commis le meurtre qu'on lui reproche en
l'espèce. Vous, les jurés, ne devez pas tenir compte de ses condamnations
antérieures pour déterminer si le ministère public a prouvé hors de tout
doute raisonnable que l'accusé a commis le meurtre qu'on lui impute.
82.
Le jury s'est retiré pour délibérer à 14 h 42, le 20 avril 1983, et a
poursuivi ses délibérations le lendemain. Il est intéressant de noter qu'à 17 h 50 ce
jour-là, les jurés ont demandé au juge du procès de leur expliquer de nouveau le doute
raisonnable. À la suite de ces directives supplémentaires, ils se sont retirés et, à 18 h
15, le 21 avril 1983, ils ont rendu un verdict de culpabilité relativement à l'accusation
de meurtre au deuxième degré. Lorsque le juge du procès leur a demandé s'ils avaient
des recommandations à formuler quant à la peine à imposer, les jurés ont recommandé
que l'accusé soit obligé de purger la peine minimale de dix ans d'emprisonnement
avant de devenir admissible à la libération conditionnelle.
Les motifs de la Cour d'appel
83.
La Cour d'appel de la Colombie-Britannique, à la majorité (les juges
Seaton et Craig, et le juge Hutcheon, dissident), a rejeté l'appel interjeté devant elle:
(1984), 17 C.C.C. (3d) 129. Étant donné la nature des débats qui se sont déroulés
devant eux, les motifs des juges traitent principalement des arguments fondés sur la
Charte, mais ils sont aussi pertinents relativement à l'interprétation de l'art. 12 de la
Loi sur la preuve au Canada.
- 50 -
84.
La cour à la majorité a conclu que l'art. 12 n'était incompatible ni avec
l'art. 7 ni avec l'al. 11d) de la Charte. Le juge Craig, avec qui le juge Seaton a été
[TRADUCTION] "généralement d'accord", a d'abord examiné l'argument de l'avocat
de l'appelant suivant lequel un procès n'est pas impartial au sens de ces dispositions
si le tribunal est au courant des condamnations, parce que le tribunal a tendance à
utiliser la preuve de condamnations antérieures non pas pour vérifier la crédibilité de
l'accusé, mais pour établir que l'accusé a commis le crime imputé. À cet égard, le juge
Craig a fait observer que la possibilité que le juge des faits puisse, consciemment ou
inconsciemment, attribuer une importance indue aux condamnations antérieures plutôt
que de n'en tenir compte que relativement à la question de la crédibilité est un élément
qu'il incombe à l'avocat de la défense de prendre en considération en décidant s'il
conseillera à l'accusé de témoigner. Il a reconnu que le juge des faits peut, dans un cas
donné, utiliser la preuve de condamnations antérieures à d'autres fins que la simple
détermination de la crédibilité, mais il a ajouté (aux pp. 145 et 146):
[TRADUCTION] . . . je rejette l'idée que, d'une manière générale ou
invariablement, le juge des faits utilise la preuve des condamnations
antérieures d'un accusé pour établir sa culpabilité du crime imputé, plutôt
que de s'en servir uniquement pour juger de sa crédibilité, et que les jurés
sont psychologiquement incapables de tenir compte de l'avertissement
qu'ils ne doivent la prendre en considération que relativement à la
crédibilité. Les verdicts rendus dans bien des affaires établissent que les
jurés écoutent bel et bien la mise en garde concernant l'usage limité qu'ils
peuvent faire des condamnations antérieures. L'importance de la crédibilité
varie d'un cas à l'autre, allant de relativement peu importante à cruciale.
En l'espèce, elle était cruciale. Les condamnations antérieures peuvent
jouer un rôle très important dans l'appréciation de la crédibilité.
85.
Le juge Craig est ensuite passé à l'argument de l'appelant selon lequel
il est permis de contre-interroger les témoins à charge relativement à des antécédents
criminels, mais il est inéquitable de le permettre lorsque c'est l'accusé qui témoigne,
en raison de la possibilité que le jury considère son casier judiciaire comme une preuve
- 51 -
qu'il a probablement commis le crime imputé. Selon le juge Craig, c'était là donner à
la notion d'"équité" une portée trop restreinte. Il a dit que [TRADUCTION] "[l']équité
est un terme relatif qui emporte la prise en considération des intérêts de l'État aussi
bien que ceux de l'accusé" (p. 146). À son avis, [TRADUCTION] "[i]l serait injuste,
surtout dans un cas comme celui-ci, de permettre qu'une affaire soit soumise à
l'appréciation du jury en tenant pour acquis, d'une part, qu'il ne faut pas ajouter foi aux
dépositions des principaux témoins à charge en raison de leurs antécédents criminels
et, d'autre part, que l'accusé est digne de foi parce qu'il ne semble pas avoir
d'antécédents criminels, bien qu'il puisse en réalité en avoir" (p. 146).
86.
Le juge Seaton a exprimé ce dernier point d'une façon encore plus
énergique (à la p. 138):
[TRADUCTION] En l'espèce, les témoins à charge ont été
contre-interrogés relativement à leurs condamnations antérieures et le juge
du procès a averti le jury du danger qu'il y avait à croire ces gens. Le
contre-interrogatoire a été tenu et la mise en garde faite parce qu'un casier
judiciaire est généralement considéré comme une indication qu'il s'agit
d'une personne dont le témoignage est sujet à caution. L'expérience
démontre que de telles personnes ne sont pas dignes de foi. L'appelant
désire profiter de tout cela, mais en même temps, il ne veut pas que nous
disions au jury qu'à cet égard il ressemble aux autres témoins. Peut-être
pire. Je ne crois pas qu'il a droit à cela. Ce n'est pas un élément essentiel
d'un procès équitable.
87.
Pour les raisons résumées ci-dessus, le juge Craig a tiré cette
conclusion générale (aux pp. 146 et 147):
[TRADUCTION] Eu égard à l'importance de la crédibilité et à
l'importance que peuvent revêtir les condamnations antérieures à ce sujet,
j'estime que le par. 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada n'est pas
incompatible avec l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte, même si l'on admet la
possibilité que, dans un cas d'espèce, le jury puisse avoir tendance à se
servir des condamnations antérieures de l'accusé à d'autres fins que la
simple appréciation de sa crédibilité.
- 52 -
88.
Les deux juges, et particulièrement le juge Seaton, se sont fondés en
outre sur la procédure anglaise qui, à leur avis, aurait également permis le
contre-interrogatoire de l'accusé. Le juge Hutcheon, dissident, a exprimé son désaccord
en faisant remarquer qu'il subsistait en Angleterre un pouvoir discrétionnaire
prépondérant d'exclure une telle preuve dans le but d'assurer un procès équitable.
89.
Le juge Hutcheon aurait ordonné la tenue d'un nouveau procès étant
donné qu'il estimait que, dans son application à l'accusé en l'espèce, l'art. 12 constituait
une atteinte inacceptable au droit à un procès équitable que lui garantit la Charte. À
son avis, le "procès équitable" auquel l'accusé a droit en vertu de l'al. 11d) de la Charte
doit notamment être "exempt de tout préjugé". Il a souligné que la Cour d'appel de
l'Ontario avait reconnu le risque particulier auquel s'expose un accusé qui témoigne
pour son propre compte, savoir celui qu'on se serve de ses condamnations antérieures
pour attaquer sa crédibilité, ce qui compromettrait sa position vis-à-vis du jury
relativement à l'accusation alors instruite.
90.
Le juge Hutcheon a ensuite fait observer qu'il n'avait pas trouvé un
seul glossateur qui ne reconnaissait pas qu'il s'agissait là d'un préjudice indu. Ces
glossateurs (dont plusieurs seront mentionnés plus loin) ainsi que la recherche
empirique appuient tous l'idée que la production d'éléments de preuve concernant des
condamnations antérieures augmente les chances d'être déclaré coupable et que le fait
de dire au jury de ne pas tenir compte de ces éléments de preuve ne suffit pas pour
dissiper l'effet des condamnations antérieures. Cela est d'autant plus vrai lorsque les
infractions révélées ressemblent à celle qu'aurait commise l'accusé.
- 53 -
91.
Il a conclu que l'interprétation courante de l'art. 12 était incompatible
avec les droits garantis à l'accusé par la Charte, que le préjudice causé à l'accusé par
la production en preuve de sa condamnation antérieure pour meurtre non qualifié était
indu, réel et certain, et que les directives données au jury n'ont vraisemblablement rien
fait pour l'effacer. Il a dit (à la p. 161):
[TRADUCTION] La preuve d'une condamnation antérieure pour
meurtre n'a que peu de valeur probante en ce qui concerne la crédibilité;
son admission crée cependant un risque important de causer un préjudice
indu. À supposer que le juge du procès ait joui du pouvoir discrétionnaire
d'admettre cette preuve, c'eût été une erreur de le faire.
Cette dernière observation, a-t-il fait remarquer, ne s'appliquait pas à des témoins qui
n'étaient pas des accusés.
92.
Ce qui préoccupait le juge Hutcheon (et c'était là aussi la question
principale soulevée par l'avocat de l'appelant devant toutes les cours) était l'admission
en preuve de la condamnation antérieure pour meurtre. À l'argument selon lequel le
témoignage de l'appelant donnerait une impression injustifiée de véracité à moins que
sa condamnation antérieure pour meurtre ne soit admise en preuve, le juge Hutcheon
a répondu que la preuve relative aux autres condamnations antérieures ainsi que
d'autres éléments de preuve la feraient disparaître. Il a précisé (à la p. 162):
[TRADUCTION] Dans la mesure où ses condamnations en 1954 pour vol
à main armée, pour introduction par effraction et pour vol d'un véhicule
automobile, si éloignées soient-elles, influaient sur la véracité, cela a été
transmis au jury par la preuve de ces condamnations antérieures. Dans la
mesure où la perpétration d'un crime dont on ignore l'existence pourrait
influer sur la crédibilité, cela a été transmis au jury par le témoignage de
Corbett qui a dit avoir utilisé un nom d'emprunt en s'inscrivant au motel
parce que son voyage à Vancouver constituait une violation des modalités
de sa liberté conditionnelle.
- 54 -
Le juge Hutcheon a ensuite tiré la conclusion suivante:
[TRADUCTION] À supposer que la preuve d'une condamnation
antérieure ne se rapporte qu'à la crédibilité, la preuve de la condamnation
antérieure pour meurtre n'ajoutait que peu ou rien du tout. Ce que cela a
pu ajouter, c'était une preuve de mauvaise moralité qui a nui injustement
à l'accusé.
93.
Puis, ayant souligné que le jury, après avoir longuement délibéré, a
demandé au juge de lui [TRADUCTION] "expliquer de nouveau le doute
raisonnable", avant de déclarer l'appelant coupable de meurtre au deuxième degré, le
juge Hutcheon a poursuivi en paraphrasant ainsi l'observation faite par le lord
chancelier Sankey dans l'arrêt Maxwell v. Director of Public Prosecutions, [1935] A.C.
309, à la p. 323: [TRADUCTION] "[même s']il est impossible de nier que la preuve
à charge était solide, il se pourrait bien que le fait que l'accusé a été quelques années
auparavant déclaré coupable d'une infraction similaire ait eu pour effet de faire
pencher la balance contre lui."
94.
Donc, de l'avis du juge Hutcheon, l'art. 12 ne devrait pas, en raison de
la Charte, être interprété de manière à permettre l'admission en preuve de la
condamnation antérieure de l'appelant pour meurtre non qualifié. Selon lui, cette
admission serait incompatible avec le droit à un procès équitable que garantit à
l'appelant l'al. 11d) de la Charte.
Le pourvoi devant cette Cour
95.
Le 18 janvier 1985, un avis de pourvoi devant cette Cour a été déposé en
vertu de l'al. 618(1)a) du Code criminel. Les questions constitutionnelles suivantes ont
alors été formulées:
- 55 -
1.
Le paragraphe 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada est-il incompatible
avec l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où ce
paragraphe s'applique à une personne accusée d'une infraction?
2.
Dans l'affirmative, l'article premier de la Charte canadienne des droits et
libertés empêche-t-il que le par. 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada soit déclaré
nul et sans effet dans la mesure de cette incompatibilité?
Avis d'une question constitutionnelle a été signifié au procureur général du Canada et
aux procureurs généraux des provinces. Les procureurs généraux du Canada, de
l'Ontario, du Québec et de l'Alberta sont intervenus pour soutenir la constitutionnalité
de l'art. 12.
Question préliminaire
96.
Le paragraphe 12(1) de la Loi sur la preuve au Canada est ainsi conçu:
12. (1) Un témoin peut être interrogé sur la question de savoir s'il a
déjà été déclaré coupable de quelque infraction, et lorsqu'il est ainsi
interrogé, s'il nie le fait ou refuse de répondre, la partie adverse peut
prouver cette déclaration de culpabilité.
Le paragraphe 12(2) prévoit simplement la manière dont une déclaration de culpabilité
peut être prouvée et point n'est besoin d'en parler davantage ici.
97.
On voit bien que l'art. 12 se rapporte à la preuve de condamnations
antérieures au stade du contre-interrogatoire plutôt qu'à celui de l'interrogatoire
principal. Du point de vue pratique, cependant, c'est uniquement en raison de la
- 56 -
décision du juge du procès que l'art. 12 était constitutionnel et permettait de faire la
preuve des déclarations de culpabilité qu'on a fait mention de celles-ci au cours de
l'interrogatoire principal, afin de [TRADUCTION] "limiter les dégâts" pour reprendre
l'expression de l'avocat de la défense. Je ne crois pas que cela change quoi que ce soit.
La tactique de l'avocat de la défense a été directement motivée par ladite décision et,
pour autant que cette décision soit erronée, l'appelant a droit à ce qu'il y soit remédié.
Principes généraux
98.
Tout comme pour ce qui est de régler la plupart, sinon la totalité, des
questions reliées au droit de la preuve, il faut se reporter d'abord et avant tout aux
principes qui l'animent, c'est-à-dire à ses principes fondamentaux, car ce n'est que par
référence à ceux-ci qu'il est possible de comprendre et d'évaluer les règles plus
précises en matière de preuve. En effet, l'omission de tenir compte de ces principes
aboutit souvent, malheureusement, au divorce du raisonnement juridique d'avec le bon
sens, ce qui a pour conséquence qu'on est porté à considérer que les règles de preuve
ont leurs propres vitalité et raison d'être. La présente affaire montre en outre que les
règles de preuve établies par la loi doivent elles aussi s'interpréter en fonction de ces
principes directeurs.
99.
Les principes fondamentaux du droit de la preuve peuvent être
formulés simplement. Tout élément de preuve pertinent est admissible, sous réserve
du pouvoir discrétionnaire d'exclure tout ce qui risque de causer un préjudice indu,
d'induire en erreur ou d'embrouiller le juge des faits, de prolonger démesurément les
procédures, ou ce qui devrait par ailleurs être exclu pour des motifs clairs de droit ou
de principe. Bien entendu, les questions de la pertinence et de l'exclusion relèvent de
- 57 -
la compétence du juge du procès, mais au cours des années un bon nombre de règles
d'exclusion précises ont été élaborées pour sa gouverne, à tel point que le droit de la
preuve peut à première vue paraître ne consister qu'en une série d'exceptions aux
règles d'admissibilité, exceptions qui connaissent elles-mêmes des exceptions,
lesquelles souffrent également des exceptions.
100.
Les principes de base ont été énoncés de nouveau dans l'arrêt récent
Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190 ("l'affaire Morris de 1983"), où le juge Lamer,
exprimant sur ce point l'avis de cette Cour à l'unanimité, dit, à la p. 201:
Le principe de droit qui s'applique encore au Canada a été ainsi
formulé par Thayer [Thayer, A preliminary treatise on evidence at the
common law, à la p. 530]:
[TRADUCTION] (1) que rien ne doit être admis qui ne constitue pas une
preuve logique d'un fait qui doit être prouvé; et (2) que tout ce qui
constitue une telle preuve doit être admis, à moins qu'un motif de principe
ou de droit n'entraîne manifestement son exclusion.
À cette déclaration générale doit être ajouté le pouvoir discrétionnaire
qu'ont les juges d'exclure certains éléments de preuve logiquement
pertinents:
[TRADUCTION] . . . à cause de leur trop faible importance ou en raison
de leur lien excessivement conjectural et indirect; d'autres, à cause de leur
effet dangereux sur le jury qui est susceptible d'en faire un mauvais usage
ou d'en surestimer la valeur; d'autres encore parce qu'ils sont impolitiques
ou hasardeux pour des raisons d'intérêt public; d'autres simplement par
l'application d'un précédent. Comme je l'ai déjà dit, c'est ce genre de chose
-- le rejet, pour un motif quelconque d'ordre pratique, de ce qui a une
véritable valeur probante -- qui caractérise le droit de la preuve et qui en
fait le fruit du système de jurys. (Thayer, à la p. 266.)
C'est par l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire que les juges ont
établi des règles d'exclusion. Comme le dit Thayer, à la p. 265, quand il
parle de la règle générale de la recevabilité de ce qui est logiquement
probant:
- 58 -
[TRADUCTION] . . . sur le plan historique, ce n'est pas la règle
fondamentale à laquelle font exception les différentes exclusions. Ce qui
s'est passé en fait c'est que les juges ont, à l'occasion, écarté telle et telle
chose de sorte que, progressivement, l'exclusion a été consacrée dans une
règle. Ces règles d'exclusion ont elles aussi connu des exceptions; ainsi,
le droit a pris la forme d'un ensemble de règles d'exclusion fondamentales
auxquelles on a ajouté une série d'exceptions.
101.
Soulignons que ce passage suit une étude générale du concept de la
pertinence au cours de laquelle la Cour a affirmé qu'il n'est pas nécessaire qu'une
preuve ait une certaine valeur probante minimale pour être considérée comme
pertinente. La Cour a bien précisé que la pertinence ne tient nullement à l'existence
d'une valeur probante suffisante et que, comme le dit le juge McIntyre, à la p. 192, "On
ne doit [. . .] pas confondre l'admissibilité de la preuve avec son poids". Il y a donc un
principe fondamental de notre droit de la preuve qui veut que tout ce qui, selon la
logique et l'expérience humaine, tend le moindrement à établir un fait en litige, soit
admissible en preuve, sous réserve évidemment du pouvoir discrétionnaire
prépondérant qu'ont les tribunaux d'écarter, pour les raisons d'ordre pratique et de
principe déjà évoquées, l'élément de preuve en question. Ce qui importe aussi, surtout
dans le présent contexte, est le fait que la Cour a reconnu que les règles d'exclusion
actuelles ne constituent que des manifestations précises du pouvoir discrétionnaire
général subsistant qu'ont les tribunaux d'exclure, pour des motifs pratiques ou de
principe, des éléments de preuve qui sont certes pertinents. Nous reviendrons sur ce
sujet plus loin, car c'est en fonction de ces considérations générales que doit
s'interpréter l'art. 12.
Historique de l'art. 12
102.
Jusqu'au XIXe siècle, bien des gens qui étaient en mesure de faire des
dépositions pertinentes n'avaient pas capacité pour témoigner dans des procédures
- 59 -
judiciaires. Parmi ceux qui étaient frappés d'incapacité de témoigner à un procès
criminel figuraient les personnes ayant été reconnues coupables de crimes infâmes, les
personnes ayant un intérêt pécuniaire ou un droit de propriété susceptible d'être touché
par l'issue des procédures, ainsi que les parties à ces procédures et leurs conjoints.
Même si on pouvait s'attendre à ce que beaucoup de ces personnes fassent des
dépositions qui soient pertinentes relativement aux questions en litige -- et, en réalité,
extrêmement pertinentes dans le cas des accusés -- on a jugé qu'il serait imprudent de
les laisser témoigner parce que leurs témoignages seraient dénués de toute crédibilité
étant donné la mauvaise moralité de ces individus, démontrée par leurs condamnations
antérieures, ou compte tenu de l'intérêt qu'ils avaient dans l'issue du procès.
103.
Toutefois, vers le début du XIXe siècle, le Royaume-Uni a adopté des
lois visant à supprimer ces restrictions en matière de capacité qu'imposait la common
law. Les textes adoptés en 1828 (An Act for amending the Law of Evidence in certain
Cases (R.-U.), 9 Geo. 4, chap. 32, art. 4) et en 1843 (An Act for improving the Law of
Evidence (R.-U.), 6 & 7 Vict., chap. 85, art. 1) disposaient qu'une personne n'était pas
inhabile à témoigner du seul fait qu'elle avait un intérêt dans l'affaire ou qu'elle avait
commis un crime. Cependant, la seconde loi prévoyait expressément l'incapacité des
parties et de leurs conjoints. Des antécédents criminels devenaient dès lors, tout au
plus, un facteur qui pouvait nuire à la crédibilité d'un témoin, mais qui ne pouvait pas
venir empêcher la réception de son témoignage.
104.
Si je dis "tout au plus" c'est parce que, pendant longtemps, il n'était pas
du tout certain que la crédibilité d'un témoin pouvait être attaquée par la production
d'une preuve de condamnations antérieures. Le problème était double. En premier lieu,
il était douteux qu'on puisse poser à un témoin des questions tendant à le discréditer
- 60 -
ou lui demander de répondre à ces questions. En deuxième lieu, même à supposer que
de telles questions aient pu être posées, il semblait que, si l'allégation était niée ou
laissée sans réponse, on ne pouvait à ce moment-là prouver la condamnation antérieure
parce que cela aurait constitué une violation de l'interdiction de produire des éléments
de preuve incidents (Friedland, "Criminal Law -- Evidence -- Cross-Examination on
Previous Convictions in Canada -- Section 12 of the Canada Evidence Act" (1969), 47
R. du B. can. 656, à la p. 660; R. v. Stratton, précité, aux pp. 459 et 460, le juge
Martin).
105.
Il importe toutefois de souligner que les restrictions imposées à ce
genre de questions avaient une origine bien précise. Elles ne procédaient nullement du
fait que ces questions étaient considérées comme n'ayant aucun rapport avec la
crédibilité. Bien au contraire. En Angleterre, les obstacles à la production de
condamnations antérieures pour attaquer la crédibilité d'un témoin ont été
expressément levés en 1854 pour les affaires civiles (The Common Law Procedure Act,
1854 (R.-U.), 17 & 18 Vict., chap. 125, art. 25) et en 1865 pour les affaires criminelles
(An Act for amending the Law of Evidence and Practice on Criminal Trials (R.-U.),
28 & 29 Vict., chap. 18, art. 6). Ces lois prévoyaient expressément que si un témoin
refusait de répondre à de telles questions ou niait qu'il avait fait l'objet de
condamnations antérieures, on pouvait alors produire une preuve établissant l'existence
de ces dernières. La raison pour laquelle on autorisait la production de ce genre
d'éléments de preuve semblait reposer sur la conviction que les personnes ayant
commis des crimes dans le passé ne sont pas en règle générale dignes de foi et qu'on
ne devrait pas compter sur elles pour dire la vérité. Comme l'a dit Wigmore:
[TRADUCTION] L'argument en faveur de l'utilisation d'une preuve
de mauvaise moralité générale pour discréditer un témoin porte, en bref,
- 61 -
que la mauvaise moralité entraîne nécessairement une diminution de la
capacité de dire la vérité, que la preuve d'une dégénérescence morale
générale emporte inévitablement preuve de la dégénérescence sur le plan
de la véracité et que le premier type de dégénérescence est souvent plus
facilement décelable que le second.
(Wigmore on Evidence (Chadbourn Rev. 1970), vol. 3A, § 922, à la p. 726.)
À mon sens, les lois susmentionnées indiquent clairement que le législateur a jugé que
le principe de common law en vertu duquel les condamnés se trouvaient frappés
d'incapacité devait être conservé, mais sous la forme d'un ensemble de règles
autorisant la réception du témoignage de ces personnes, tout en permettant néanmoins
que leur crédibilité soit soumise à un examen minutieux.
106.
Pour compléter ce tableau historique, il suffit de faire observer qu'une
loi essentiellement semblable à la loi anglaise de 1865 a été adoptée au Canada en
1869 (Acte concernant la Procédure dans les causes criminelles ainsi que certaines
autres matières relatives à la loi criminelle, S.C. 1869, chap. 29, art. 65). Cette
disposition est devenue plus tard l'art. 695 du Code criminel, 1892, et finalement, l'art.
12 de la Loi de la preuve en Canada, S.R.C. 1906, chap. 145.
107.
L'analyse qui précède traite des dispositions qui ont précédé l'art. 12
et de leur application aux témoins ordinaires qui n'étaient pas parties au litige. Fait
révélateur, ni la loi de 1865 au Royaume-Uni ni celle de 1869 au Canada n'était
applicable aux accusés en leur qualité de témoins, parce que, d'une manière générale,
ce n'est qu'à partir de 1898 au Royaume-Uni (Criminal Evidence Act, 1898 (R.-U.), 61
& 62 Vict., chap. 36, art. 1) et de 1893 au Canada (Acte de la preuve en Canada, 1893,
S.C. 1893, chap. 31, art. 4), que ces personnes sont devenues habiles à témoigner.
- 62 -
L'article 12 et la pertinence
108.
De toute évidence, ces lois constituent l'expression du principe général
portant qu'il existe une grande diversité de crimes qui sont pertinents quant à la
capacité de témoins éventuels de dire la vérité et que ces crimes ne se limitent pas aux
activités criminelles qui comportent implicitement des éléments de malhonnêteté ou
de fausseté. Comme l'a affirmé le comité consultatif américain sur les règles fédérales
de la preuve:
[TRADUCTION] Bien qu'on puisse faire valoir que les facteurs de
pertinence devraient jouer de manière à ce que seules puissent être
prouvées les condamnations pour des crimes marqués par le recours au
mensonge, certains actes sont désignés comme des crimes majeurs parce
qu'ils portent gravement atteinte aux droits d'autres personnes ou du public
ou parce qu'ils traduisent un mépris de ces droits. Un cas prouvé d'une
volonté d'agir au mépris des modes de comportement acceptés peut être
considéré comme établissant une disposition à donner un faux témoignage.
(Federal Rules of Evidence Manual (4th ed. 1986), à la p. 557.)
109.
D'aucuns contestent toutefois cette conclusion et soutiennent que la
preuve de condamnations antérieures qui ne mettent nullement en cause l'honnêteté n'a
aucun rapport avec la crédibilité et ne devrait donc pas être admissible parce que cela
contreviendrait à la Charte ou, indépendamment de celle-ci, aux principes
fondamentaux du droit de la preuve. Wigmore (op. cit., § 926) est peut-être le plus
éminent partisan du point de vue selon lequel cette théorie porte atteinte aux principes
fondamentaux du droit de la preuve. Selon lui, seuls devraient être admis en preuve les
crimes qui sont utiles pour démontrer l'absence de véracité, comme par exemple, le
faux, la tricherie, etc. Un point de vue semblable a été adopté au Canada dans le
- 63 -
Rapport du groupe de travail fédéral- provincial sur l'uniformisation des règles de
preuve (1983), par. 26.11, à la p. 384.
110.
Il importe cependant de reconnaître, bien que cela ne règle peut-être
pas complètement la question soulevée ci-dessus, que Wigmore et le groupe de travail
ont eu recours à des définitions de la pertinence qui dénotaient [TRADUCTION]
"quelque chose de plus qu'une valeur probante minimale" (Wigmore on Evidence
(Tillers Rev. 1983), vol. 1A, § 28, à la p. 969), et que cela a bien pu dans une certaine
mesure influer sur leurs conclusions concernant la pertinence. Quoi qu'il en soit, cette
Cour, je le répète, a rejeté à l'unanimité dans l'affaire Morris de 1983, précitée, cette
conception de la pertinence.
111.
Néanmoins la question fait naître certaines inquiétudes fondées sur la
Charte. Ces inquiétudes sont justifiées jusqu'à un certain point par des études
empiriques récentes qui laissent entendre, quoique d'une manière non concluante, que
la question de savoir si une personne dit la vérité telle qu'elle la perçoit dépend avant
tout des circonstances ou du contexte en présence et non pas de la conduite antérieure,
ou que, tout au plus, seules sont pertinentes (au sens où l'entend Thayer) relativement
à la crédibilité les condamnations pour des crimes comportant comme élément la
fausseté: voir, par exemple, Lawson, "Credibility and Character: A Different Look at
an Interminable Problem" (1975), 50 Notre Dame Lawyer 758, aux pp. 783 à 789;
Doob et Kirshenbaum, "Some Empirical Evidence on the Effect of s. 12 of the Canada
Evidence Act Upon an Accused" (1972-73), 15 Crim. L.Q. 88; voir aussi l'analyse que
l'on trouve dans Schiff, Evidence in the Litigation Process (2nd ed. 1983), vol. 1, à la
p. 544.
- 64 -
112.
Je ne suis toutefois pas convaincu qu'on aurait raison de considérer une
telle preuve comme dénuée de pertinence soit de manière générale, soit par définition.
Comme je l'ai fait remarquer auparavant, au stade de l'enquête préliminaire sur la
pertinence, les principes fondamentaux du droit de la preuve expriment une politique
d'inclusion suivant laquelle tout élément de preuve qui, selon le bon sens, la logique
et l'expérience humaine, tend le moindrement à prouver un fait en litige devrait, à
première vue, être admis pour aider à découvrir la vérité parce que l'effet cumulatif
d'une telle preuve peut s'avérer suffisant pour établir un fait en litige. McCormick, en
proposant un critère semblable pour déterminer la pertinence, lequel consiste à se
demander si l'élément de preuve en question rend la déduction souhaitée
[TRADUCTION] "plus probable qu'elle ne le serait" sans cet élément de preuve, a fait
remarquer avec justesse qu'une [TRADUCTION] "brique n'est pas un mur" (Evidence
(2nd ed. 1972), aux pp. 436 et 437).
113.
Comme je l'ai déjà dit, les dispositions qui ont précédé l'art. 12 et, en
fait, l'art. 12 lui-même, en rendant admissibles en preuve toutes les condamnations
antérieures aux fins d'attaquer la crédibilité d'un témoin (à quoi d'autre une telle preuve
pourrait-elle légitimement servir?), traduisent nécessairement un jugement de la part
du législateur que cette preuve se rapporte à la crédibilité. À moins qu'il ne soit
démontré d'une manière convaincante que la preuve de condamnations antérieures n'est
pas pertinente à cette fin, le fait que des gens raisonnables puissent ne pas être d'accord
quant à sa pertinence témoigne simplement de l'impossibilité d'obtenir l'unanimité sur
des questions relevant du bon sens et de l'expérience humaine.
114.
Qui plus est, j'estime pour ma part qu'il vaut mieux pencher du côté de
l'inclusion. Ces doutes seraient appropriés en appréciant le poids ou la valeur probante
- 65 -
qui doivent être attribués à cette preuve, car personne n'a jamais laissé entendre que
toutes les condamnations antérieures influent de la même manière sur la crédibilité
d'un témoin. Comme l'a dit le juge Martin dans l'arrêt R. v. Brown (1978), 38 C.C.C.
(2d) 339 (C.A. Ont.), à la p. 342:
[TRADUCTION] Le fait qu'un témoin a été reconnu coupable d'un crime
est pertinent relativement à sa crédibilité en tant que témoin. Évidemment,
des condamnations pour des infractions où il est question de malhonnêteté
ou de fausses déclarations ont une influence plus grande sur la question de
savoir si un témoin est susceptible de dire la vérité que celle qu'ont des
déclarations de culpabilité d'infractions telles que la conduite dangereuse
d'un véhicule automobile ou les voies de fait. La valeur probante des
condamnations antérieures, en ce qui concerne la crédibilité personnelle
du témoin, varie aussi en fonction de leur nombre et du temps écoulé entre
leur perpétration et le moment où le témoin fait sa déposition. Un jury
pourrait bien être justifié de conclure qu'une condamnation, même pour
une infraction grave commise bien des années auparavant, a peu ou point
de valeur relativement à la crédibilité d'un témoin qui a depuis lors vécu
honnêtement.
115.
Finalement, comme nous allons le constater, les tribunaux détiennent
un pouvoir discrétionnaire salutaire qui leur permet d'assurer que cette preuve par
ailleurs pertinente et admissible sera exclue lorsque cela s'impose dans l'intérêt de la
justice.
L'article 12 et l'accusé en tant que témoin
116.
Dès que les accusés eurent été habilités à témoigner pour assurer leur
propre défense, on n'a pas tardé à reconnaître que leur position en tant que témoins
était, aux fins de ce qui constitue maintenant l'art. 12, généralement comparable à celle
d'un témoin ordinaire. Dans l'arrêt R. v. D'Aoust (1902), 5 C.C.C. 407 (C.A. Ont.), le
juge Osler a dit, aux pp. 411, 412 et 413:
- 66 -
[TRADUCTION] L'accusé jouit à présent du droit et, si on peut dire,
du privilège de témoigner lui-même. S'il le fait, il se présente comme une
personne digne de foi et, sauf dans la mesure où il bénéficie d'une
protection légale quelconque, il se trouve sur le même pied que n'importe
quel autre témoin quant à la possibilité d'avoir à subir un
contre-interrogatoire et quant à l'ampleur de celui-ci.
...
[L'accusé] qui choisit de témoigner pour son propre compte court le risque
qu'on se serve de ses condamnations antérieures pour mettre en doute sa
crédibilité et, par le fait même, de compromettre accessoirement sa
position vis-à-vis du jury relativement à l'accusation alors en cause --
risque qu'on a jugé à propos d'écarter en vertu de la loi impériale.
117.
À mon avis, il va de soi que, si des condamnations antérieures sont
considérées comme pertinentes et admissibles à première vue relativement à la
crédibilité d'un témoin ordinaire, elles ne le sont pas moins dans le cas d'un accusé qui
témoigne pour assurer sa propre défense, car il se trouve par là à demander au jury
d'ajouter foi à ses dires. La comparaison s'arrête toutefois là. Comme l'a fait remarquer
le juge Osler, la production d'une telle preuve risque de compromettre accessoirement
la position de l'accusé par rapport au jury quant au fond du litige. Cela tient à ce que
cette preuve pourrait être admise comme tendant à établir non seulement le manque
de crédibilité, mais aussi le fait que l'accusé est une "mauvaise" personne qui a, en
conséquence, une propension ou une tendance à commettre tous les genres de crimes,
y compris celui dont il est inculpé. L'appelant a beaucoup insisté sur ce point et j'y
reviendrai plus loin. La loi impériale à laquelle fait allusion le juge Osler, savoir la
Criminal Evidence Act, 1898, fera également l'objet d'un examen.
118.
Pour atténuer ce risque de préjudice, on en est venu à exiger du juge
qu'il fasse dans son exposé au jury une mise en garde portant que même si cette preuve
peut être utilisée pour attaquer la crédibilité de l'accusé, on ne saurait s'en servir
- 67 -
comme preuve de sa culpabilité: voir, par exemple, R. v. Fushtor (1946), 85 C.C.C.
283 (C.A. Sask.), à la p. 354. De plus, on a conclu que le juge du procès peut, et
parfois doit, si c'est indiqué, donner au jury des directives concernant la faible valeur
probante de certaines condamnations relativement à la question de la crédibilité; voir
les arrêts Brown et Stratton, précités.
119.
Une protection supplémentaire contre les effets potentiellement
préjudiciables de l'admission en preuve des condamnations antérieures de l'accusé a
été établie dans la décision R. v. Powell (1977), 37 C.C.C. (2d) 117 (Ont.) Dans cette
affaire, le juge Misener de la Cour de comté a estimé que, antérieurement à l'arrêt de
cette Cour R. c. Wray, [1971] R.C.S. 272, le juge du procès possédait un large pouvoir
discrétionnaire d'écarter tout élément de preuve dont la valeur probante se révélait
nettement inférieure à son effet préjudiciable possible. Même s'il croyait que cet arrêt
était venu restreindre le caractère général de ce pouvoir discrétionnaire, il a estimé que
la restriction s'appliquait uniquement aux questions de fond et non pas à celles
touchant la crédibilité. À la page 119, il explique ainsi le fondement de son opinion:
[TRADUCTION] À mon avis, lorsque la preuve produite porte
uniquement sur la crédibilité, il existe un pouvoir discrétionnaire qu'il faut
exercer pour assurer la tenue d'un procès équitable, en d'autres termes,
pour assurer que l'accusé est jugé en fonction de la preuve de fond et
qu'aucune preuve ne soit présentée qui se rapporte uniquement à la
crédibilité et qui puisse lui causer un préjudice grave en ce qui concerne
les questions de fond. J'estime que la cour possède le pouvoir
discrétionnaire d'écarter une telle preuve, laquelle revêt évidemment en
l'espèce la forme d'une preuve de condamnations antérieures. Dans l'esprit
du citoyen ordinaire, ce genre de preuve met en doute la bonne moralité
de l'accusé. Il s'agit là d'une proposition qui a été reconnue, dans la mesure
où la cour peut le faire, dans R. v. Tennant and Naccarato (1975), 23
C.C.C. (2d) 80, 7 O.R. (2d) 687, 31 C.R.N.S. 1. À la page 102 C.C.C., p.
25 C.R.N.S., la cour affirme que le préjudice causé par le fait qu'un casier
judiciaire met en doute la bonne moralité de l'accusé n'est plus
sérieusement contesté de nos jours. Il me semble donc qu'un pouvoir
discrétionnaire d'exclure tout élément de preuve qui se rapporte
exclusivement à la crédibilité ou dont la production est fondée entièrement
- 68 -
sur la crédibilité, peut encore s'exercer si la valeur probante de la preuve
portant sur la question de la crédibilité est faible et si l'effet préjudiciable
pour l'accusé relativement à la question de fond risque d'être très
important.
La Haute Cour de l'Ontario s'est engagée dans la même voie dans la décision R. v.
Skehan (1978), 39 C.C.C. (2d) 196.
120.
La reconnaissance de l'existence d'un pouvoir discrétionnaire résiduel
d'exclure une telle preuve s'est révélée de courte durée. En effet, six mois après la
décision Skehan, précitée, la Cour d'appel de l'Ontario, dans l'arrêt Stratton, précité,
a statué qu'il n'y a aucun pouvoir discrétionnaire d'écarter une preuve rendue
admissible par l'art. 12. Le juge Martin, qui a prononcé le jugement de la cour, a fait
observer que, dans l'arrêt D'Aoust, précité, l'art. 12 avait été jugé applicable aux
personnes accusées et que, sur ce point, l'arrêt D'Aoust n'avait jamais été attaqué. Il a
souligné en outre que cette conclusion cadrait avec la position anglaise car, en
adoptant la Criminal Evidence Act, 1898, qui habilitait les accusés à témoigner, on
avait cru nécessaire de protéger les accusés contre la divulgation automatique de leurs
casiers judiciaires.
121.
Par ailleurs, le juge Martin a reconnu le danger que le jury éprouve de
la difficulté à n'appliquer la preuve de condamnations antérieures qu'à la question de
la crédibilité et qu'il s'en serve dans le but interdit de déterminer que l'accusé est une
personne qui, à en juger par sa conduite criminelle, a probablement commis l'infraction
en cause. Il a toutefois conclu que l'art. 12 n'admettait pas l'existence d'un pouvoir
discrétionnaire d'écarter une telle preuve et a désapprouvé les avis contraires exprimés
dans les décisions Powell et Skehan, précitées. Puisque, malgré tout le respect que je
lui dois, je ne souscris pas à la conclusion du savant juge sur ce point, qui constitue la
- 69 -
question fondamentale soulevée en l'espèce, les motifs de sa conclusion seront soumis
à un examen plus attentif. Toutefois, il est d'abord nécessaire d'examiner de plus près
la nature du préjudice qui, prétend-on, résulte de l'art. 12.
La nature du préjudice
122.
L'appelant avance tout simplement deux arguments. Il allègue en
premier lieu que l'admission en preuve des condamnations antérieures d'un accusé
risque de porter gravement préjudice au caractère équitable de son procès. En
deuxième lieu, il soutient qu'il doit exister un moyen quelconque (constitutionnel ou
autre) de supprimer ce risque.
123.
Pour les raisons exposées ci-après et devant l'uniformité éclatante des
opinions exprimées dans la jurisprudence et la doctrine et compte tenu d'une preuve
empirique établissant que l'application réelle ou théorique de l'article en question
risque à divers titres de préjudicier à l'intérêt qu'a l'accusé (et même le public) à ce que
le procès soit équitable, on ne peut que convenir de la force des arguments de
l'appelant relativement au préjudice. Par préjudice il faut entendre, bien sûr, que
l'acceptation d'une telle preuve pourrait avoir des conséquences inéquitables et
injustes, et non seulement malheureuses pour l'accusé; voir Wray, précité, le juge
Martland, à la p. 293; Director of Public Prosecutions v. Boardman, [1975] A.C. 421
(H.L.)
124.
La manifestation la plus évidente de ce préjudice vient de ce que
l'application de l'art. 12 contourne sensiblement, et souvent injustement, l'ensemble de
règles qui, en général, interdisent au ministère public de produire une preuve soit de
- 70 -
la "mauvaise moralité" d'un accusé, soit de sa propension à exercer des activités
criminelles ou à commettre des actes déshonorants qui n'ont rien à voir avec
l'accusation en question. Cette proscription, décrite par le lord chancelier le vicomte
Sankey dans l'arrêt Maxwell v. Director of Public Prosecutions, précité, à la p. 317,
comme [TRADUCTION] "l'un des principes les plus profondément enracinés et les
plus jalousement protégés de notre droit criminel", est exprimée ainsi dans l'arrêt de
principe Makin v. Attorney-General for New South Wales, [1894] A.C. 57 (C.P.):
[TRADUCTION] Il ne fait pas de doute que la poursuite ne peut, aux fins
d'obtenir la conclusion que l'accusé est, compte tenu de sa conduite
criminelle ou de sa réputation, le genre de personne susceptible d'avoir
commis le crime dont il est inculpé, apporter des preuves qui tendent à
démontrer qu'il a déjà été reconnu coupable de crimes autres que ceux
visés par l'acte d'accusation.
(Le lord chancelier Herschell, à la p. 65.)
125.
La raison d'être de cet avertissement concernant l'obligation de juger
un individu non pas en fonction du type de personne qu'il peut être, mais en fonction
de l'infraction qu'il a pu commettre, a été éloquemment exposée par Karl Llewellyn
dans le passage reproduit ci-après (cité dans Ratushny, Self-Incrimination in the
Canadian Criminal Process (1979), à la p. 335):
[TRADUCTION] Fût-il un ange ou fût-il un démon, tout homme a droit
à ce que sa culpabilité soit déterminée au cours d'un procès équitable.
Fût-il un ange ou fût-il un démon, il a droit à un procès équitable en vue
de déterminer non pas son utilité générale dans la société, mais sa
culpabilité de l'infraction précise qu'on lui impute. Telle est la lettre de la
loi. Telle est également son esprit. Et la lettre et l'esprit ont leur raison
d'être. La loi est appliquée par des hommes. Or, nous ne pouvons compter
sur des hommes pour être parfaitement sages, ni parfaitement justes [. . .]
Il incombe donc à la cour et au jury de juger si le suspect a commis
l'infraction particulière . . .
- 71 -
126.
Toutefois, comme l'a fait observer le juge Martin dans l'arrêt Stratton,
précité, en assimilant un accusé à un témoin ordinaire, l'art. 12 met le juge des faits
dans la position peu enviable d'avoir à garder simultanément présentes à l'esprit deux
idées hautement, et souvent irréductiblement, discordantes. Comme le souligne
Ratushny, le juge des faits est en droit de déduire que parce que l'accusé a commis des
actes criminels dans le passé, il est maintenant plus susceptible de mentir, mais ce
même juge ne saurait en déduire que l'accusé est également plus susceptible d'avoir
commis l'acte répréhensible pour lequel il subit actuellement son procès (précité, aux
pp. 336 et 337). Ironiquement toutefois, selon la logique et l'expérience humaine qui
sont, après tout, nos pierres de touche dans la présente étude, la valeur probante d'une
telle preuve relativement à cette dernière question (celle de la culpabilité) paraît
beaucoup plus grande.
127.
Cette impression, comme l'a démontré le juge Hutcheon en Cour
d'appel, est partagée à la fois par les auteurs de doctrine, par les avocats praticiens et
par les juges; voir, par exemple, Friedland, loc. cit., particulièrement à la p. 658; Teed,
"The Effect of s. 12 of the Canada Evidence Act upon an Accused" (1970-71), 13
Crim. L.Q. 70, particulièrement aux pp. 75 et 76. En fait, pour ce qui est de la preuve
de crimes semblables à celui pour lequel l'accusé subit son procès, il est pour le moins
ironique que les critères judiciaires soigneusement élaborés, qui exigent le rejet de
toute preuve de faits similaires, à moins que sa valeur probante ne soit à ce point
élevée qu'elle l'emporte sur tout préjudice pouvant résulter de son admission,
devraient, suivant l'art. 12, cesser automatiquement de s'appliquer. Il en ressort
nettement que le préjudice explicitement reconnu par la loi ne disparaît pas du simple
fait que l'accusé décide de témoigner.
- 72 -
128.
Je suis d'accord avec le professeur Friedland, loc. cit., pour dire que
la position juridique qu'on s'est tant appliqué à maintenir, selon laquelle la moralité
d'un accusé ne saurait être prise en considération que si c'est lui qui soulève la question
en premier lieu ou si le ministère public satisfait aux critères en matière de preuve de
faits similaires, ne devrait pas facilement céder le pas devant le fait, souligné dans un
document de la Commission de réforme du droit du Canada, que "L'article 12 [. . .]
présume à tort qu'il est logique de traiter l'accusé de la même manière qu'un témoin qui
n'est pas partie au procès" (La preuve (1972), Document préliminaire no 3: "La
crédibilité", à la p. 8). De plus, j'estime qu'il est évident en soi que le droit ne saurait
professer de tirer leçon du bon sens et de l'expérience tout en refusant d'en tenir
compte dans certaines situations. Selon moi, il est aussi révélateur que je n'aie pu
découvrir aucune preuve théorique ou empirique tendant à contredire ces observations.
En fait, c'est tout le contraire; voir Wissler et Saks, "On the Inefficacy of Limiting
Instructions: When Jurors Use Prior Conviction Evidence to Decide on Guilt" (1985),
9 Law and Human Behavior 37; Ratushny, op. cit.; Friedland, loc. cit.
129.
À mon avis, le droit ne devrait pas non plus se contenter de nier
l'existence de ce problème, comme on semble le faire dans certains cas, en obéissant
au réflexe de vanter les mérites du système de jurys et, en particulier, d'invoquer la
thèse, consacrée par l'usage et manifestement pratique et nécessaire, suivant laquelle
les jurés sont parfaitement capables de suivre les directives du juge concernant les fins
limitées auxquelles peut servir la preuve; voir, par exemple, State v. Anderson, 641
P.2d 728 (Wash. Ct. App. 1982); R. v. Lane and Ross (1969), 6 C.R.N.S. 273 (C.S.
Ont.), à la p. 279. Il paraît en fait ressortir de cette jurisprudence que reconnaître
l'existence du problème revient en quelque sorte à miner la justification du système de
jurys.
- 73 -
130.
Il me semble trompeur d'affirmer qu'en reconnaissant ce qui, d'après
l'expérience, constitue les limites du raisonnement humain, nous nous trouvons en
même temps à minimiser l'utilité générale du jury en tant qu'instrument de justice. De
fait, la conscience des limites humaines ne peut que profiter au système dans son
ensemble en garantissant qu'il en sera tenu compte et que des mesures seront prises
pour y parer. Nous nous leurrons si nous nous attendons à ce que les jurés adoptent des
modes de raisonnement qui, nous le savons bien grâce à notre expérience d'avocats et
de juges, sont souvent irréalistes, voire impossibles.
131.
D'autres manières, nettement connexes, par lesquelles un tel préjudice
peut se manifester, ont été évoquées par Ratushny, op. cit., aux pp. 340 et 341. Ses
opinions sur ce point sont très représentatives. Premièrement, la production d'une telle
preuve peut nuire à l'accusé en apportant un assouplissement effectif de la norme de
preuve à laquelle il faut satisfaire pour obtenir un verdict de culpabilité. Il se pourrait,
dit-on, qu'un juge des faits ait moins de réticence à rendre un verdict de culpabilité
erroné contre un criminel notoire qu'il n'en éprouve dans le cas d'une personne au
passé sans reproche. Comme le fait observer Ratushny à la p. 341, [TRADUCTION]
"[p]areil résultat est tout à fait contraire au fondement même de notre processus
criminel".
132.
Toujours à la p. 341, Ratushny laisse entendre que le danger est
aggravé du fait que, ce qui est naturel d'ailleurs, c'est souvent l'existence de
condamnations antérieures qui amène la police à soupçonner et à inculper une
personne, parfois pour des motifs bien ténus. Cette situation peut créer un "cercle
vicieux". Une personne est soupçonnée et fait l'objet d'une enquête à cause de son
- 74 -
casier judiciaire et l'existence de ce casier judiciaire augmente les chances d'une
déclaration de culpabilité. C'est ainsi que Ratushny conclut, à la p. 341:
[TRADUCTION] À son procès, l'accusé innocent qui a des
antécédents judiciaires se trouve en conséquence devant un dilemme cruel.
Se présentera-t-il à la barre des témoins pour donner une explication,
auquel cas il sera probablement reconnu coupable de toute façon en raison
de son inconduite antérieure? Ou doit-il simplement garder le silence et
permettre qu'on tire de son omission de s'expliquer des conclusions
défavorables, même s'il peut très bien être en mesure de fournir une
explication?
Cette dernière observation évoque un aspect différent de l'argument relatif au
préjudice, savoir la crainte que l'art. 12 n'ait pour effet d'entraîner l'inégalité quant à
la capacité des accusés de se défendre, crainte qu'a exprimée également la Commission
de réforme du droit du Canada dans le document préliminaire susmentionné (loc. cit.,
à la p. 9); voir en outre Wright, "Evidence -- Credibility of Witness --
Cross-Examination as to Previous Conviction" (1940), 18 R. du B. can. 808, à la p.
810.
133.
Finalement, il existe des éléments de preuve empiriques qui indiquent
que l'art. 12 a réellement pour effet de créer l'inégalité en ce qui concerne la capacité
des accusés de se défendre, surtout lorsque les condamnations antérieures admises en
preuve se rapportent à des crimes semblables à celui dont ils se trouvent accusés.
Wissler et Saks, loc. cit., particulièrement aux pp. 38 et 39, 43 et 44, passent en revue
les différentes études portant sur ce sujet. De plus, Ratushny, à la p. 341, mentionne
une étude qui indique qu'au Canada les accusés choisissent plus fréquemment de ne
pas témoigner que ce n'est le cas en Angleterre où le contre-interrogatoire relativement
aux condamnations antérieures est expressément limité et assujetti à un pouvoir
discrétionnaire général qui permet aux tribunaux d'éviter qu'un préjudice indu ne soit
- 75 -
causé. Quelle que soit la mesure dans laquelle ces résultats donnent prise à une critique
méthodologique ou autre, je crois qu'il est important de souligner que les études en
question tendent uniformément à appuyer l'argument de l'appelant selon lequel l'art.
12 est susceptible de jouer contre l'accusé. Étant convaincu que le risque de préjudice
n'a rien de spéculatif ni d'illusoire, j'en viens maintenant à la question de savoir si l'art.
12 admet l'existence d'un pouvoir discrétionnaire en vertu duquel le juge du procès
peut empêcher un tel préjudice de se concrétiser.
L'arrêt Stratton et le pouvoir discrétionnaire de prononcer l'exclusion
134.
Comme je l'ai dit précédemment, je me vois incapable de souscrire à
la conclusion tirée dans l'arrêt Stratton, précité, selon laquelle il n'existe pas de
pouvoir discrétionnaire d'écarter, lorsque cela est indiqué, toute preuve préjudiciable
de condamnations antérieures et je compte maintenant exposer la nature de ce
désaccord. Selon mon interprétation de cet arrêt, il est bien évident que, de l'avis du
juge Martin, ce pouvoir discrétionnaire doit être expressément conféré par le texte
même de l'art. 12, sans quoi on ne saurait conclure à son existence. Il n'a, à aucun
moment, examiné la possibilité que ce pouvoir discrétionnaire existe en common law
et que l'art. 12 ne soit pas venu l'abolir. À la page 461, le savant juge affirme:
[TRADUCTION] La prémisse voulant que le juge du procès possède
un tel pouvoir discrétionnaire repose essentiellement sur l'interprétation
selon laquelle la disposition de l'art. 12 portant qu'un témoin "peut" être
interrogé relativement à ses condamnations antérieures confère au juge le
pouvoir discrétionnaire de ne pas permettre ce genre d'interrogatoire.
Ayant ainsi qualifié la question en litige, il a conclu que le mot "peut", loin d'investir
le juge du procès d'un pouvoir discrétionnaire d'écarter la preuve en question,
- 76 -
exprimait simplement le fait que la poursuite détenait un pouvoir discrétionnaire de
produire ladite preuve.
135.
En tirant cette conclusion, le juge Martin a rejeté une série de
décisions américaines dans lesquelles on avait jugé que la question cruciale aux fins
de déterminer l'effet d'une loi rédigée d'une manière semblable à celle dont il s'agit en
l'espèce est de savoir si son texte "permet" un tel pouvoir discrétionnaire. Dans l'arrêt
Luck v. United States, 348 F.2d 763 (1965), le juge de circuit McGowan, s'exprimant
au nom de la Court of Appeals, circuit du district de Columbia, affirme aux pp. 767 et
768:
[TRADUCTION] L'article 305 n'a rien d'impératif. Il porte en fait que la
condamnation "peut", par opposition à "doit", être admise en preuve; et
nous estimons que les mots choisis dans le présent cas sont révélateurs. En
effet, le tribunal de première instance n'est pas tenu de permettre qu'on
invoque des condamnations antérieures pour attaquer la crédibilité du
défendeur chaque fois que celui-ci témoigne pour sa propre défense. La
Loi, selon nous, permet que les tribunaux exercent un sain pouvoir
discrétionnaire en tenant compte des circonstances qui se présentent dans
chaque cas. [Je souligne.]
Le juge Martin a préféré l'opinion dissidente exprimée par le juge de circuit Danaher
dans cette affaire, portant que la disposition visait le pouvoir discrétionnaire de la
poursuite et non l'admission d'éléments de preuve.
136.
Pour ma part, je préfère le point de vue du juge McGowan selon lequel
le mot "peut" figurant dans la disposition en cause dans cette affaire, ainsi que dans
l'art. 12, n'exigeait pas que le juge du procès admette en preuve toutes les
condamnations, mais permettait plutôt l'exercice d'un [TRADUCTION] "sain pouvoir
discrétionnaire" qui existait indépendamment de la Loi. Ce pouvoir discrétionnaire,
nous l'avons vu, existe en common law, étant l'un des principes fondamentaux du droit
- 77 -
de la preuve. Il est souvent assimilé à l'affaire Wray, précitée, où le juge en chef
Cartwright, quoique dissident, a fait observer que "[l]e pouvoir discrétionnaire, s'il
existe, n'est pas d'origine législative mais judiciaire" (p. 281). Cela a manifestement
été accepté par la Cour à la majorité qui a conclu, quoique sous forme d'opinion
incidente, qu'il existait effectivement un pouvoir discrétionnaire général d'exclure des
éléments de preuve préjudiciables. Ce pouvoir discrétionnaire est, à mon sens, si
essentiel à la notion de procès équitable que, même mises à part les considérations
relatives à la Charte, son abrogation par la loi ne devrait pas être prise à la légère. Rien
dans l'art. 12 n'indique qu'il est abrogé et, par conséquent, rien ne l'empêche de
continuer à exister.
137.
Il convient d'ailleurs de faire remarquer que l'opinion exprimée dans
l'arrêt Luck, selon laquelle le juge du procès conserve le pouvoir discrétionnaire
d'exclure toute preuve de condamnations antérieures lorsque leur valeur probante aux
fins d'établir le manque de crédibilité l'emporte sur leur effet préjudiciable, a été
adoptée dans la quasi-totalité des circuits (Federal Rules of Evidence Manual, op. cit.,
à la p. 519), et a été pour l'essentiel incorporée dans la règle 609a) des Federal Rules
of Evidence, quoique ladite règle constitue, pour reprendre les termes du Manual,
[TRADUCTION] "une espèce de compromis" en ce sens que, tout en maintenant la
règle posée dans l'arrêt Luck, elle n'accorde aucun pouvoir discrétionnaire lorsque le
crime dont le défendeur a été déclaré coupable comporte de la malhonnêteté ou de
fausses déclarations.
138.
Le point de vue que je préconise est également étayé par la position
anglaise sous le régime de l'al. 1f) de la Criminal Evidence Act, 1898, dont voici le
texte:
- 78 -
[TRADUCTION]
f.)
Aucune question tendant à démontrer qu'elle a commis une infraction autre
que celle dont elle est alors inculpée, ou qu'elle en a été déclarée coupable ou accusée,
ou qu'elle est de mauvaise réputation, ne peut être posée à une personne accusée et
appelée à témoigner sous l'empire de la présente loi, et si telle question est posée, cette
personne n'est pas tenue de répondre, sauf --
(i)
si la preuve qu'elle a commis ou qu'elle a été déclarée coupable
de cette autre infraction est recevable pour démontrer qu'elle a
commis l'infraction dont elle est alors inculpée; ou
(ii)
si elle a, personnellement ou par l'entremise de son avocat,
interrogé les témoins du poursuivant dans le but d'établir sa propre
bonne réputation, ou si elle a donné une preuve de sa bonne
réputation, ou si la nature de la défense ou la façon dont elle est
conduite est de nature à porter atteinte à la réputation du poursuivant
ou de ses témoins; ou
(iii) si elle a témoigné contre toute autre personne inculpée de la
même infraction.
Le juge Martin a également examiné cette disposition. Citant l'arrêt de principe Selvey
v. Director of Public Prosecutions, [1970] A.C. 304 (H.L.), le juge Martin a convenu
que la jurisprudence anglaise avait confirmé l'existence d'un pouvoir discrétionnaire
de refuser la tenue d'un tel contre-interrogatoire nonobstant le fait qu'en se défendant
l'accusé avait agit de manière à entraîner l'application de cet alinéa, s'exposant ainsi,
à première vue, à ce genre de questions. Toutefois, il n'a pas jugé cette jurisprudence
convaincante étant donné qu'elle portait sur l'interprétation de dispositions législatives
tout à fait différentes (p. 463). Soulignons entre parenthèses que le juge Seaton de la
Cour d'appel semble ne pas avoir tenu compte de cette jurisprudence lorsqu'il a déclaré
que, si on avait pu en l'espèce suivre la pratique anglaise, il aurait été possible de
- 79 -
procéder à un contre-interrogatoire relativement à la déclaration de culpabilité de
meurtre.
139.
L'arrêt Selvey établit clairement que le pouvoir discrétionnaire exercé
en vertu de l'al. 1f) de la loi anglaise revêt un caractère général et qu'il continue
d'exister tout à fait indépendamment de cette disposition. Lord Hodson fait remarquer,
à la p. 346:
[TRADUCTION] L'intimé, par contre, a fait valoir devant vos
Seigneuries que le juge du procès n'a pas le pouvoir discrétionnaire
d'admettre ou d'écarter des éléments de preuve. Le texte de l'article est
clair et il précise les circonstances dans lesquelles l'accusé jette son
bouclier. Dans ces circonstances il n'est plus protégé et la Loi prévoit
clairement qu'il peut être interrogé au sujet de ses antécédents judiciaires.
Quand donc, demande-t-il, peut-il y avoir exercice d'un pouvoir
discrétionnaire pour empêcher que cela ne se fasse? Il y a deux réponses
à cette question. Tout d'abord, une longue série de décisions appuie le
point de vue selon lequel on peut exercer un tel pouvoir discrétionnaire en
vertu de cet alinéa. En deuxième lieu, et cela est plus important d'après
moi, il existe une jurisprudence abondante établissant que, dans des
affaires criminelles, il y a un pouvoir discrétionnaire d'écarter des éléments
de preuve qui sont admissibles en droit, mais dont l'effet préjudiciable
qu'ils ont pour l'accusé l'emporte, de l'avis du juge du procès, sur sa valeur
probante. [Je souligne.]
(Voir en outre les motifs du vicomte Dilhorne aux pp. 339 à 342, et ceux de lord Guest
aux pp. 351 et 352.) D'ailleurs, il ressort nettement du texte même de l'al. 1f) que la
question de l'attribution d'un pouvoir discrétionnaire n'aurait jamais pu se poser dans
le contexte de cette disposition qui, comme on le constate en la lisant, est rédigée en
des termes qui laissent entendre que ce genre d'interrogatoire est parfaitement
acceptable une fois remplies les conditions préalables établies par la Loi. (Voir R. v.
Sang, [1980] A.C. 402 (H.L.), à la p. 447, lord Fraser.)
- 80 -
140.
Alors, si je comprends bien, les questions qu'il faut examiner sont non
pas de savoir s'il y a quelque chose dans la Loi qui crée un pouvoir discrétionnaire,
mais plutôt de savoir (1) si, comme en Angleterre, les juges du procès au Canada
détiennent ce pouvoir discrétionnaire général et (2), dans l'affirmative, si l'article en
cause supprime ce pouvoir ou de quelque autre manière en empêche l'exercice.
141.
Pour ce qui est de cette dernière question, même si, comme l'a dit le
juge Martin, le mot "peut" accorde un pouvoir discrétionnaire à la poursuite pour poser
ce genre de questions, ceci, à mon sens, ne règle pas la question. J'estime que, puisqu'il
existe en common law un pouvoir discrétionnaire d'exclure des éléments de preuve par
ailleurs pertinents et admissibles, le fait que la loi en cause rend admissible ces
éléments de preuve n'emporte nullement obligation de les admettre en preuve.
142.
Dans l'arrêt R. v. Tretter (1974), 18 C.C.C. (2d) 82, le juge Martin
lui-même est arrivé à la conclusion qu'un tel pouvoir discrétionnaire d'exclure existait
relativement à l'art. 643 du Code criminel, dont les termes ressemblent à ceux de l'art.
12. L'article 643 prévoit que, lorsque certaines conditions sont remplies, la déposition
d'une "personne qui a rendu témoignage [. . .] lors de l'enquête préliminaire sur
l'inculpation [. . .] peut être lu[e] à titre de preuve dans les procédures . . .» (je
souligne). Tout en concluant que le mot "peut" ne conférait pas au juge du procès le
pouvoir discrétionnaire d'écarter la preuve rendue admissible aux termes de la loi en
cause, il a expressément reconnu qu'un pouvoir discrétionnaire général résiduel
continuait d'exister. À la page 89, il affirme:
[TRADUCTION] Nous sommes tous d'avis que, dans un cas où l'on
prouve que les conditions posées par l'art. 643 ont été remplies, la preuve
recueillie au cours de l'enquête préliminaire en présence de l'accusé est
admissible à la demande soit de la poursuite, soit de la défense, et que le
- 81 -
juge du procès ne jouit d'aucun pouvoir discrétionnaire d'exclure cette
preuve si elle est par ailleurs pertinente et admissible, sous réserve
évidemment du pouvoir discrétionnaire limité reconnu dans l'arrêt La
Reine c. Wray, précité. [Je souligne.]
À mon avis, le changement mineur que l'on constate dans la phraséologie des art. 12
et 643 ne commande pas un résultat différent.
143.
Un autre point mérite d'être mentionné. Dans l'arrêt Stratton, le juge
Martin s'est fondé sur le langage quelque peu énigmatique de l'arrêt de cette Cour R.
v. Leforte (1961), 131 C.C.C. 169, qui pouvait être considéré comme appuyant sa
position. Cette affaire n'est pas mentionnée dans Tretter. En tout état de cause, je suis
convaincu que l'arrêt Leforte ne peut être considéré comme justifiant la proposition
selon laquelle l'art. 12 vient supprimer tout pouvoir discrétionnaire. Dans cet arrêt, la
Cour a simplement confirmé l'opinion dissidente du juge Sheppard de la Cour d'appel
de la Colombie-Britannique, qui n'avait pas directement abordé la question du pouvoir
discrétionnaire étant donné qu'il jugeait que la preuve de la culpabilité de l'accusé était
de toute façon écrasante. La Cour fait observer brièvement, à la p. 170:
[TRADUCTION] Nous souscrivons entièrement aux motifs du juge
Sheppard, sous cette seule réserve que nous n'avons pas à nous pencher sur
sa conclusion qu'il n'y a eu ni préjudice ni déni de justice graves.
Cependant, on pourrait ajouter qu'en ce qui concerne l'admissibilité en
preuve des condamnations antérieures de l'intimé, les décisions sur
lesquelles s'est fondée la Cour d'appel à la majorité dans ses motifs et qui
ont été invoquées au cours des débats devant nous, reposent sur une
disposition différente de l'art. 12 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C.
1952, chap. 307.
Selon toute vraisemblance, la Cour faisait alors allusion à la jurisprudence anglaise
fondée sur l'al. 1f) de la Criminal Evidence Act, 1898. Cependant, je ne crois pas que
la Cour, dans cet arrêt, a directement abordé ou tranché la question.
- 82 -
144.
En fait, dans l'arrêt Morris c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 405, la Cour
semble avoir jugé que la question demeurait entière. Dans cette affaire, il s'agissait
principalement de déterminer si l'accusé pouvait être interrogé sur son casier judiciaire
de jeune délinquant. Le juge Pratte affirme aux pp. 433 et 434:
Il est vrai qu'il existe une théorie selon laquelle, aux termes du par.
12(1), le juge du procès possède le pouvoir discrétionnaire de rejeter les
questions relatives aux condamnations antérieures qui, à son avis, n'ont
aucun rapport avec la crédibilité du témoin et n'aideront donc pas le jury
à l'évaluer ou dont la valeur probante quant à la crédibilité du témoin serait
largement dépassée par le préjudice qu'il subirait: R. v. McLean (1940), 73
C.C.C. 310; voir également Phipson, 12e éd., nos 1601 et 1605; R. v.
Sweet-Escott (1971), 55 C.A.R. 316.
Je n'ai pas besoin de me prononcer sur le bien-fondé de cette théorie;
il suffit de dire que même si le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire
de rejeter les questions relatives aux condamnations antérieures, ce
pouvoir discrétionnaire, quelle que soit sa portée, ne doit pas, à mon avis,
être exercé de façon à interdire un contre-interrogatoire dont le but est
d'obtenir du témoin des aveux qui tendraient à établir la fausseté d'une
partie de son interrogatoire principal.
145.
Je suis conscient que le point de vue qu'il existe un pouvoir
discrétionnaire de prononcer l'exclusion peut susciter certaines difficultés pratiques.
Ainsi, le juge Martin, à la p. 467 de l'arrêt Stratton, précité, exprime la crainte que
[TRADUCTION] "en l'absence de lignes directrices acceptables, la reconnaissance
d'un tel pouvoir discrétionnaire entraînerait un manque d'uniformité dans son
application, ce qui serait incompatible avec la bonne administration de la justice". À
ce propos, il souligne la difficulté qu'il y a à classer les condamnations pour certains
types d'actes criminels en fonction de leur pertinence plus ou moins grande en ce qui
concerne l'évaluation de la crédibilité d'un témoin. Voilà qui, selon le juge Martin,
milite contre toute interprétation tendant à restreindre la portée de l'expression
"quelque infraction" figurant à l'art. 12. Toutefois, comme je l'ai déjà fait remarquer,
cette Cour a depuis fait observer que ces craintes concernent la valeur probante de la
- 83 -
preuve plutôt que son admissibilité. En outre, je ne partage pas la crainte qu'un tel
pouvoir discrétionnaire entraînerait un manque d'uniformité intolérable qui serait
incompatible avec la bonne administration de la justice. Cela ne s'est pas produit dans
d'autres ressorts de common law. D'autre part, l'interprétation couramment admise de
l'art. 12 favorise elle-même le manque d'uniformité dans la mesure où elle tend à
dissuader de témoigner les accusés ayant des condamnations antérieures. Il peut
également en résulter une injustice. En tout état de cause, je ne puis accepter que la
certitude d'une injustice est préférable à l'exercice judicieux, fondé sur des principes
directeurs établis par les tribunaux, d'un pouvoir discrétionnaire qui favorise
l'exclusion lorsqu'il pourrait autrement y avoir injustice.
La nature du pouvoir discrétionnaire
146.
Passons maintenant à l'examen de la nature et de l'étendue du pouvoir
discrétionnaire. À cette fin, il est nécessaire de se référer à l'arrêt Wray, précité, de
cette Cour qui est celui qu'on cite le plus souvent à l'appui de l'existence de ce pouvoir
discrétionnaire.
147.
La notoriété des faits de l'affaire Wray nous dispense d'avoir à les
répéter ici. Ce qui importe aux fins de l'espèce c'est de souligner que l'accusé dans
cette affaire demandait qu'une preuve pertinente et admissible soit exclue pour le motif
qu'elle avait été obtenue de manière inéquitable et que, par conséquent, son admission
en preuve serait de nature à discréditer l'administration de la justice. Dans l'arrêt Wray,
le juge Martland, s'exprimant au nom de la majorité (les juges Fauteux, Abbott, Ritchie
et Pigeon souscrivant à son avis), a expressément conclu à l'absence de tout pouvoir
discrétionnaire de ce genre (p. 287). Le juge Martland a cependant reconnu qu'il y
- 84 -
avait un pouvoir discrétionnaire d'écarter des éléments de preuve qui, s'ils étaient
admis, pourraient empêcher l'accusé de subir un procès équitable. Se référant à une
opinion incidente exprimée par le lord juge en chef Goddard dans l'arrêt du Conseil
privé Kuruma v. The Queen, [1955] A.C. 197 (opinion apparemment fondée elle-même
sur l'arrêt Noor Mohamed v. The King, [1949] A.C. 182 (C.P.)), il affirme, à la p. 293:
Il reconnaît un pouvoir discrétionnaire d'écarter une preuve lorsque
l'application stricte des règles de recevabilité serait inéquitable envers
l'accusé. Même si l'on accepte cet énoncé, de la façon dont il est formulé,
il n'y a lieu pour le juge de première instance d'exercer ce pouvoir
discrétionnaire que s'il y est inéquitable de recevoir la preuve. Recevoir
une preuve pertinente à la question en litige et de grande force probante
peut avoir un effet défavorable à l'accusé, sans être inéquitable. C'est
seulement le fait de recevoir une preuve fortement préjudiciable à l'accusé
et dont la recevabilité tient à une subtilité, mais dont la valeur probante à
l'égard de la question fondamentale en litige est insignifiante, qui peut être
considéré comme inéquitable.
Puis il conclut, à la p. 295:
À mon avis, la jurisprudence ne justifie pas la reconnaissance du
pouvoir discrétionnaire d'écarter une preuve recevable, sauf dans la mesure
restreinte acceptée dans l'affaire Noor Mohamed, et il ne serait pas
opportun d'aller au-delà. Il ne faut pas empêcher la réception d'une preuve
pertinente, recevable et probante, sauf dans le cadre très restreint accepté
dans cette affaire-là.
148.
Comme l'a toutefois fait remarquer le juge Judson, les observations
concernant ce dernier type de pouvoir discrétionnaire étaient, à proprement parler, des
opinions incidentes (à la p. 297):
On prétend ici qu'il faudrait écarter cette preuve, bien qu'elle soit
pertinente, recevable et très probante, parce que la recevoir serait
inéquitable envers l'accusé et, d'après la Cour d'appel, discréditerait
l'administration de la justice. Je ne parle pas ici d'écarter une preuve
recevable et pertinente, mais dont la valeur probante est si faible qu'il faut
l'écarter à cause de sa tendance préjudiciable à l'égard du jury. De
nombreux jugements vont dans ce sens: Maxwell v. Director of Public
- 85 -
Prosecutions; Stirland v. Director of Public Prosecutions; R. v. Cook;
Noor Mohamed v. The King.
Il est également dit, dans 7 C.E.D. 2e édition, page 105, que le juge
peut, à sa discrétion, écarter des éléments de preuve de faible valeur s'ils
sont susceptibles de porter préjudice indu, de prendre par surprise ou
d'embrouiller le litige. Ce principe, je le répète, n'est pas en cause dans le
présent pourvoi.
En fait, l'exercice du pouvoir discrétionnaire dans les deux situations décrites ci-dessus
implique des préoccupations tout à fait différentes. Cela a été reconnu par d'autres
membres de la Cour dans l'arrêt Wray, précité (aux pp. 288, 295, motifs du juge
Martland, et à la p. 282, motifs du juge en chef Cartwright, dissident); voir aussi: R.
v. Sang, précité, Weinberg, "The Judicial Discretion to Exclude Relevant Evidence"
(1975), 21 McGill L.J. 1, aux pp. 25 et 26. C'est ce dernier type de pouvoir
discrétionnaire qui nous intéresse en l'espèce.
149.
Quoique, comme je l'ai fait remarquer, les observations déjà citées du
juge Martland concernant le pouvoir discrétionnaire reconnu dans l'arrêt Noor
Mohamed, précité, constituent strictement des opinions incidentes, elles ont néanmoins
été considérées comme péremptoires et ont souvent été appliquées par des tribunaux
d'instance inférieure, ce qui confirme clairement l'existence de ce pouvoir
discrétionnaire au Canada.
150.
Il y a toutefois moins de certitude quant à la nature précise du rapport
qui doit exister entre le préjudice éventuel et la valeur probante de la preuve dont on
cherche à obtenir l'exclusion, pour entraîner l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire.
L'interprétation prédominante de l'arrêt Wray, précité, qu'ont adoptée, bien qu'à
contrecoeur, les tribunaux d'instance inférieure, porte qu'il s'agit d'un pouvoir
discrétionnaire de portée fort restreinte qui ne peut s'exercer que lorsque la valeur
- 86 -
probante de la preuve est "insignifiante" et que les risques de préjudice sont grands.
À certains égards donc, les propos du juge Martland ont acquis toute la rigidité d'un
"critère" qui, une fois ses conditions remplies, emporte l'exclusion. À mon sens, on ne
saurait guère prétendre que cet examen constitue l'exercice d'un pouvoir
discrétionnaire. Toutefois, dans l'affaire Morris de 1983, précitée, le juge Lamer
souligne que ce qui était envisagé c'était une comparaison de facteurs plutôt qu'un
critère absolu. Il souligne néanmoins l'incertitude qui règne quant à l'étendue de ce
pouvoir discrétionnaire. Comme il l'affirme, à la p. 202:
Cela ne signifie pas qu'une preuve qui se rapporte à une question
litigieuse donnée sera nécessairement exclue simplement parce qu'elle tend
également à établir la propension. Une telle preuve sera recevable à la
condition que le juge en détermine d'abord la recevabilité en comparant sa
valeur probante relativement à la question soulevée (par exemple,
l'identité) et l'effet préjudiciable qu'elle risque d'avoir. Le degré de valeur
probante requis pour surmonter la règle d'exclusion fait actuellement
l'objet d'un désaccord et le droit est donc quelque peu incertain. Point n'est
besoin de nous attarder sur cet aspect de la règle, puisque l'exception ne
s'applique pas aux faits en l'espèce. [Je souligne.]
151.
Si le droit manque de clarté à l'heure actuelle, cela tient notamment à
l'assouplissement marqué des termes restrictifs employés pour décrire le pouvoir
discrétionnaire limité dont le Conseil privé a conclu à l'existence dans l'arrêt Noor
Mohamed, précité, et sur lequel cette Cour s'est fondée dans l'arrêt Wray, précité. On
accepte maintenant en Angleterre qu'un juge du procès a le pouvoir discrétionnaire de
soupeser les considérations de valeur probante et de préjudice pour écarter un élément
de preuve non seulement si sa valeur probante est "insignifiante", mais aussi dans tous
les cas où son [TRADUCTION] "effet préjudiciable serait "disproportionné à sa valeur
probante réelle"" (R. v. Sang, précité, lord Fraser -- approuvant cette formulation
employée dans l'arrêt Harris v. Director of Public Prosecutions, [1952] A.C. 694
- 87 -
(H.L.), à la p. 707 -- aux pp. 446 et 447; voir en outre, aux pp. 433 et 434, lord
Diplock; aux pp. 438 et 439, le vicomte Dilhorne; et à la p. 445, lord Salmon).
152.
À l'instar du juge Lamer dans l'affaire Morris de 1983, précitée,
j'estime que cette question demeure entière. Toutefois, pour les raisons que je vais
exposer, compte tenu des faits particuliers de la présente espèce et de ce que la
question n'a pas été débattue devant nous, il ne m'est pas nécessaire de l'aborder ici et
je devrais même éviter de le faire. Le fait que la question relève, sous un certain
aspect, de la Charte ne change rien, car le pouvoir discrétionnaire découlant de la
common law repose, en dernière analyse, sur le principe selon lequel l'accusé a droit
à un procès équitable (voir les passages reproduits antérieurement tirés de l'arrêt Wray,
précité, à la p. 293, et de l'arrêt Powell, précité, à la p. 119), ce qui est précisément
l'exigence posée par la Charte. Par conséquent, la réponse donnée à la question de
savoir si l'on retiendra l'interprétation restrictive ou l'interprétation large du pouvoir
discrétionnaire va dépendre de ce qu'on juge nécessaire pour appliquer ce principe. Il
suffit donc simplement, aux fins de la présente affaire, de reconnaître l'existence du
pouvoir discrétionnaire de prononcer l'exclusion.
Les facteurs à prendre en considération
153.
La dernière question à étudier se rapporte aux facteurs dont il pourrait
être utile de tenir compte relativement à l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire dans
le présent contexte. En examinant ce point, je traiterai de l'expérience du
Royaume-Uni et des États-Unis car, bien que leurs dispositions législatives régissant
l'admission en preuve de condamnations antérieures diffèrent nettement de l'art. 12,
- 88 -
un bon nombre des principes directeurs établis dans ces pays se révèlent tout de même
instructifs.
154.
Il est impossible de dresser une liste exhaustive des facteurs qui sont
pertinents pour déterminer la valeur probante d'une telle preuve ou le risque de
préjudice qu'elle peut présenter, mais parmi les plus importants figurent la nature de
la condamnation antérieure et son degré de proximité par rapport à la présente
accusation.
155.
De toute évidence, la valeur probante et l'effet préjudiciable d'une
condamnation antérieure dépendent directement de la nature de cette condamnation.
Comme l'a dit la Court of Appeals, circuit du district de Columbia, dans l'arrêt Gordon
v. United States, 383 F.2d 936 (1967), à la p. 940:
[TRADUCTION] En examinant de quelle façon la cour de district
doit exercer le pouvoir discrétionnaire par nous conféré, nous devons tenir
compte de l'objectif légitime de toute tentative d'attaquer la crédibilité, qui
est, bien entendu, non pas de montrer que l'accusé qui est à la barre est une
"mauvaise" personne, mais plutôt d'établir l'existence d'antécédents qui
influent directement sur la question de savoir si les jurés devraient ajouter
foi à son témoignage plutôt qu'aux dépositions contraires d'autres témoins.
L'expérience humaine de tous les jours révèle que les actes de tromperie,
de fraude, de tricherie ou de vol, par exemple, sont universellement
considérés comme indiquant un manque d'honnêteté et d'intégrité. Les
actes de violence, par contre, qui peuvent résulter d'un caractère irascible,
d'une humeur combative, d'une extrême provocation ou d'autres causes,
ont généralement peu ou point de répercussions directes sur l'honnêteté et
la véracité.
Voir aussi R. v. Watts (1983), 77 Cr. App. R. 126 (C.C.A.), à la p. 129; cf. R. v. Powell
(1985), 82 Cr. App. R. 165 (C.C.A.), aux pp. 171 et 172.
- 89 -
156.
Il est clair en outre que plus l'infraction qui a donné lieu à la
condamnation antérieure ressemble à la conduite pour laquelle l'accusé subit son
procès, plus le préjudice résultant de son admission en preuve risque d'être grand. Je
partage entièrement l'opinion exprimée par la cour dans l'arrêt Gordon, précité, à la p.
940, savoir:
[TRADUCTION] Un problème particulier et encore plus épineux se
pose lorsque la condamnation antérieure porte sur la même ou
essentiellement la même conduite que celle pour laquelle l'accusé subit son
procès. Lorsqu'il est possible de prouver l'existence de plusieurs
condamnations de différentes sortes, il y a alors de bonnes raisons
d'écarter celles qui ont été imposées pour le même crime du fait que les
jurés, tout profanes qu'ils sont, seront inévitablement portés à croire que
"s'il l'a déjà fait dans le passé, il l'a probablement fait cette fois-ci". En
règle générale, les condamnations pour le même crime ne devraient être
admises en preuve qu'avec modération; une solution possible serait
d'exercer le pouvoir discrétionnaire de manière à ne permettre d'invoquer
qu'une seule condamnation pour attaquer la crédibilité au moyen d'une
preuve de crimes similaires et, même encore là, seulement lorsque, d'après
les circonstances, il existe de bonnes raisons de permettre la divulgation
et lorsque la condamnation se rapporte directement à la véracité. [Je
souligne.]
Voir en outre les arrêts britanniques Maxwell v. Director of Public Prosecutions,
précité, à la p. 321; R. v. Watts, précité; mais cf. R. v. Burke (1985), 82 Cr. App. R.
156 (C.C.A.), à la p. 164; Powell (C.C.A.), précité.
157.
J'estime qu'un tribunal devrait se montrer fort réticent à admettre la
preuve d'une condamnation antérieure pour un crime similaire, surtout quand on songe
à la raison d'être du critère rigoureux à remplir pour que soit admise une preuve de
"faits similaires".
158.
Le degré de proximité de la condamnation antérieure constitue
également, comme l'a dit la cour dans l'arrêt Gordon, précité, [TRADUCTION] "un
- 90 -
facteur non négligeable" (p. 940). Vient s'ajouter à ce facteur la situation de l'accusé.
Comme l'affirme la cour dans cette affaire, à la p. 940:
[TRADUCTION] Même [une condamnation] pour fraude ou vol, par
exemple, si elle est survenue longtemps auparavant et si elle a été suivie
d'une vie légalement irréprochable, devrait généralement être écartée en
raison du faible degré de proximité.
159.
Un autre facteur, problématique à mon sens, qui surgit souvent dans
la jurisprudence des deux pays (comme c'est le cas d'ailleurs en l'espèce) est la
question de savoir s'il est juste non seulement pour l'accusé mais pour la poursuite
d'interdire tout contre-interrogatoire relatif aux condamnations antérieures, surtout
dans un cas où la crédibilité d'un témoin à charge a été délibérément attaquée et où la
résolution du litige dépend essentiellement d'un concours de crédibilité entre l'accusé
et ledit témoin. Or, cette question a déjà été soulevée dans les arrêts R. v. Jenkins
(1945), 31 Cr. App. R. 1 (C.C.A.), à la p. 15; R. v. Cook (1959), 43 Cr. App. R. 138
(C.C.A.), à la p. 143; Powell (C.C.A.), précité, aux pp. 171 et 172; Burke, précité, à
la p. 161. En ce qui concerne la jurisprudence anglaise, toutefois, il convient de faire
remarquer que l'al. 1f) de la Criminal Evidence Act, 1898, porte expressément (sous
réserve, comme nous l'avons vu, du pouvoir discrétionnaire prépondérant de prononcer
l'exclusion) que, du moment qu'il met en doute la bonne moralité du poursuivant ou
de son témoin, un accusé n'est plus à l'abri du contre-interrogatoire; il est peut-être
alors particulièrement justifiable que l'accent soit mis sur ce facteur.
160.
La raison pour laquelle il est permis de procéder à un
contre-interrogatoire dans de telles circonstances est maintenant que les jurés devraient
être informés des antécédents de la personne qui attaque la crédibilité du témoin à
charge, afin de pouvoir déterminer si cette personne mérite davantage d'être crue que
- 91 -
la personne dont la crédibilité a été mise en doute. Dans le contexte américain, la cour
dans l'affaire Gordon, précitée, énonce ainsi la question, à la p. 941:
[TRADUCTION] Bien que nous n'ayons pas à chercher plus loin que
l'omission de l'appelant de soulever la question qu'il invoque maintenant,
soulignons que, contrairement à ce que prétend l'appelant, l'admission en
preuve de son casier judiciaire et de celui du témoin plaignant en l'espèce
n'avait rien de vindicatif et ne constituait pas une application de la loi du
talion. Il a plutôt été admis parce que l'affaire était devenue limitée à la
question de la crédibilité de deux personnes, l'accusé et l'accusateur, et
dans ces circonstances il importait d'autant plus d'épuiser tous les moyens
nécessaires pour clarifier la question de savoir lequel des deux témoins
était digne de foi.
La controverse que suscite ce point ressort toutefois nettement des observations
suivantes du juge du procès dans l'affaire United States v. Brown, 409 F. Supp. 890
(W.D.N.Y. 1976), à la p. 892:
[TRADUCTION] Je tiens pour erronées les considérations énoncées
dans la décision United States v. Jackson [405 F. Supp. 938 (E.D.N.Y.
1975)] . . . Jackson, prétend-on, est une affaire dans laquelle le
gouvernement disposait d'une abondante preuve à charge, de sorte que
l'issue ne dépendait nullement de la confrontation de deux témoins dans
une situation où la crédibilité de ceux-ci constituait le facteur décisif. Le
juge a laissé entendre que, dans cette dernière hypothèse, il aurait eu
tendance à admettre la preuve relative à la condamnation antérieure.
À mon avis, cette analyse de la gravité du préjudice est fautive. Ce
devrait être l'inverse. Si le gouvernement possède une preuve solide contre
un défendeur, l'admission en preuve de ses condamnations antérieures
représentera normalement une "erreur anodine" et, partant, non
préjudiciable. Si, par contre, l'affaire devait être tranchée essentiellement
en fonction de la crédibilité du défendeur en tant que témoin, l'admission
en preuve de ses condamnations antérieures serait hautement préjudiciable.
Dans l'affaire Jackson, la cour affirme que le gouvernement, s'il dispose
d'une abondante preuve à charge, ne subira aucun préjudice par suite de
l'exclusion de cet élément de preuve. Voilà qui paraît tout à fait différent
du critère dont parle la règle 609a).
161.
Pour ma part, j'estime qu'il peut y avoir des cas où, afin de ne pas
présenter au jury un tableau dénaturé des faits, il pourrait s'avérer nécessaire de
- 92 -
permettre un tel contre-interrogatoire, mais je ne crois pas que ce facteur puisse
l'emporter sur le droit à un procès équitable. En fait, il ne devrait être permis de
procéder à un contre-interrogatoire pour le motif susmentionné que lorsque cela aura
pour effet de rendre le procès plus, plutôt que moins, équitable; voir l'arrêt Luck,
précité.
162.
Il faut se rappeler que la possibilité de préjudice et la valeur probante
ne sont pas des qualités abstraites. Elles existent dans le contexte d'une affaire concrète
et doivent être déterminées en fonction des circonstances de cette affaire. Cela dit,
j'entreprends maintenant un bref examen de la Charte.
L'article 12 et la Charte
163.
On peut prétendre que même la reconnaissance de l'existence d'un
pouvoir discrétionnaire d'écarter des éléments de preuve après avoir pris en
considération les facteurs exposés précédemment ne garantit pas que l'art. 12, dans la
mesure où il s'applique à un accusé, satisfait aux exigences constitutionnelles de la
Charte. En effet, bien que l'appelant allègue principalement qu'il doit exister tout au
moins un tel pouvoir discrétionnaire pour que l'art. 12 ne soit pas contraire à la Charte,
il paraît également contester d'une manière plus générale l'application de l'art. 12 aux
accusés, peu importe les circonstances.
164.
Pour autant que son argument mette en doute le caractère équitable du
procès ou l'impartialité des juges des faits (al. 11d)) pour le motif que l'art. 12 autorise
l'admission d'une preuve n'ayant aucun rapport avec la question de la crédibilité, je
répète que, selon moi, cette preuve est pertinente et qu'elle est admissible à première
- 93 -
vue. La preuve de condamnations antérieures sert plus ou moins à établir un fait en
litige, c.-à-d. la crédibilité d'un accusé qui témoigne, d'où sa pertinence. À mon avis,
l'admission d'une preuve pertinente, lorsqu'il n'y a aucune raison valable de l'écarter,
concorde avec les principes de justice fondamentale de la même manière que
l'exclusion de toute preuve non pertinente. Donc, ce principe général ou principe
premier du droit de la preuve, savoir le principe de la pertinence, contribue à assurer
un procès équitable dans le cadre duquel justice est rendue.
165.
Si l'argument plus général de l'appelant repose sur la notion selon
laquelle, pour garantir un procès équitable et l'impartialité des jurés, la preuve des
condamnations antérieures d'un accusé doit toujours, sur le plan du droit, être exclue
en raison de son effet préjudiciable et en dépit de sa valeur probante, je ne puis
l'accepter. Certes, l'art. 11 de la Charte consacre dans la Constitution le droit d'un
accusé, et non pas celui de l'État, à un procès équitable devant un tribunal impartial.
Mais "l'équité" implique, commande même à mon avis, qu'entrent également en ligne
de compte les intérêts de l'État en tant que représentant du public. De même, les
principes de justice fondamentale ont pour effet de protéger l'intégrité du système
lui-même, car ils reconnaissent les intérêts légitimes non seulement de l'accusé, mais
aussi de l'accusateur. Retenir l'argument de l'appelant reviendrait à faire abstraction
de ces considérations.
166.
Selon moi, la reconnaissance de l'existence d'un pouvoir
discrétionnaire d'exclure une preuve lorsque sa valeur probante est éclipsée par son
effet préjudiciable assure la prise en considération des intérêts légitimes tant du public
que de l'accusé. La justice et l'équité n'exigent rien de moins et ne prévoient rien de
plus. Les facteurs qui devraient être pris en considération en exerçant ce pouvoir
- 94 -
discrétionnaire et que j'ai exposés plus haut, garantissent cela. Chacun desdits facteurs
aide à axer l'examen sur la question de savoir si la valeur probante de toute
condamnation antérieure que le ministère public cherche à produire en preuve suffit
pour compenser le préjudice injustifié qui en résultera pour l'accusé, de manière à
garantir à l'une et l'autre partie un traitement équitable. De fait, comme je l'ai souligné
précédemment, la pierre de touche en ce qui concerne tous ces facteurs est le caractère
équitable des procédures.
167.
La reconnaissance et l'exercice régulier de ce pouvoir discrétionnaire
assurent donc la constitutionnalité de l'art. 12. Bien entendu, s'il est exercé d'une
manière irrégulière ou si, comme en l'espèce, le juge du procès ne reconnaît pas qu'il
détient un tel pouvoir, alors un tribunal d'appel peut examiner l'affaire et ordonner la
tenue d'un nouveau procès, conclure qu'il n'y a pas eu de déni de justice et confirmer
la déclaration de culpabilité ou encore, si cela est indiqué, exercer son propre pouvoir
discrétionnaire en l'espèce; voir l'arrêt R. v. Watts, précité.
168.
Je souligne toutefois que, comme c'est le cas lorsqu'un tribunal d'appel
entreprend d'examiner la décision d'un juge de première instance qui s'est fondé, du
moins en partie, sur les circonstances particulières de la cause dont il se trouve saisi
et sur ce qu'il a pu lui-même observer au cours des débats, il faut se montrer réticent
à intervenir pour modifier une décision prise par un juge de première instance dans
l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Plus précisément, en l'absence d'une erreur
manifeste, un tribunal d'appel ne doit jamais simplement substituer à l'avis du premier
juge sa propre opinion quant à la manière dont ce pouvoir discrétionnaire aurait dû être
exercé.
- 95 -
169.
J'en viens maintenant à la question de savoir si, dans les circonstances
de la présente affaire, le juge du procès, s'il s'était estimé investi du pouvoir
discrétionnaire d'ordonner l'exclusion, aurait dû écarter la condamnation antérieure
pour meurtre non qualifié et, dans l'affirmative, si la déclaration de culpabilité inscrite
contre l'appelant peut être maintenue.
Dispositif
170.
Je suis d'avis que, même selon l'interprétation restrictive du pouvoir
discrétionnaire d'ordonner l'exclusion reconnu dans l'arrêt Wray, précité, la
condamnation antérieure pour meurtre n'aurait pas due être admise en preuve en
l'espèce.
171.
Comme je l'ai indiqué dans mes observations précédentes concernant
l'admission en preuve de condamnations antérieures pour des infractions semblables
à celle pour laquelle l'accusé subit son procès, je crois qu'il va de soi que le risque de
préjudice qui en résulterait si l'on admettait en preuve à un procès pour meurtre une
condamnation antérieure pour meurtre non qualifié serait extrêmement grave. De plus,
la valeur probante de cet élément de preuve en ce qui concerne la crédibilité (qui est
la seule question relativement à laquelle on pourrait légitimement s'en servir) est, tout
au plus, insignifiante, du moins dans la présente affaire. Ces seules considérations
paraissent satisfaire aux exigences d'une interprétation restrictive du critère énoncé
dans l'arrêt Wray, précité.
172.
Toutefois, je le répète, l'exercice par les tribunaux de leur pouvoir
discrétionnaire ne saurait se faire en l'absence de tout contexte; ce n'est qu'en fonction
- 96 -
des circonstances de l'affaire que l'exercice de ce pouvoir prend un sens. Les
circonstances de la présente espèce, cependant, plutôt que de révéler "de bonnes
raisons de permettre la divulgation" (Gordon, précité, à la p. 940), militent fortement
en faveur de l'exclusion. Il est vrai que l'appelant avait attaqué la crédibilité des
témoins à charge et, en fait, que la question capitale au procès était celle de la
crédibilité. Toutefois, les circonstances de l'affaire elles-mêmes, qui révèlent
l'existence d'une violation par l'appelant des modalités de sa liberté conditionnelle, et
l'essentiel de la défense de l'appelant, qui révèle clairement sa participation au trafic
de cocaïne, auraient fait voir au jury les tendances criminelles de l'appelant et, suivant
la théorie selon laquelle une telle preuve nuit à la crédibilité, on aurait atteint le but
visé. Cela, avec la preuve des condamnations antérieures de l'appelant pour vol et
introduction par effraction, était largement suffisant pour mettre en doute sa
crédibilité. De fait, les condamnations pour vol et introduction par effraction,
quoiqu'elles datent d'il y a assez longtemps, sembleraient constituer une preuve
beaucoup plus convaincante d'une propension à la malhonnêteté que ne l'est une
condamnation pour meurtre. En l'espèce, la condamnation pour meurtre n'a guère aidé
le jury à déterminer la propension de l'appelant à dire la vérité; d'un autre côté, pour
reprendre les propos qu'a tenus le juge Hutcheon en Cour d'appel, "il se pourrait bien
que le fait que l'accusé a été quelques années auparavant déclaré coupable d'une
infraction similaire ait eu pour effet de faire pencher la balance contre lui". Les actes
posés par le jury au cours du procès en l'espèce ne diminuent aucunement cette
possibilité.
Conclusion
- 97 -
173.
Je conclus donc que l'art. 12 de la Loi sur la preuve au Canada,
lorsqu'il est pris conjointement avec le salutaire pouvoir discrétionnaire conféré par
la common law d'écarter toute preuve préjudiciable, ne porte atteinte ni au droit d'un
accusé à un procès équitable ni à son droit à la liberté, si ce n'est en conformité avec
les principes de justice fondamentale. En l'espèce, le juge du procès a commis une
erreur de droit en ne reconnaissant pas l'existence du pouvoir discrétionnaire
d'ordonner l'exclusion décrit plus haut et, par conséquent, en admettant en preuve la
condamnation antérieure pour meurtre. Puisque j'estime que la production de cet
élément de preuve a, dans les circonstances de l'espèce, nui d'une manière injustifiable
au caractère équitable du procès de l'appelant, je me vois dans l'impossibilité de
conclure que cela n'a entraîné aucun préjudice ni aucun déni de justice graves. En
conséquence, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler la déclaration de
culpabilité et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès conformément à l'al. 613(2)b)
du Code criminel. Je suis d'avis de répondre à la première question constitutionnelle
par la négative et je juge donc inutile de répondre à la seconde question
constitutionnelle.
Pourvoi rejeté, le juge LA FOREST est dissident.
Procureurs de l'appelant: Young & Co., Vancouver.
Procureur de l'intimée: Le ministère du Procureur général, Vancouver.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: Frank
Iacobucci, Ottawa.
- 98 -
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Le ministère
du Procureur général, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Québec: Jacques
Gauvin, Ste-Foy.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Alberta: Le ministère
du Procureur général, Edmonton.