R. c. Robertson, [1987] 1 R.C.S. 918
Sa Majesté La Reine Appelante
c.
James Douglas Robertson
Intimé
RÉPERTORIÉ: R. c. ROBERTSON
No du greffe: 19813.
1986: 16, 17 décembre; 1987: 4 juin.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard*,
Lamer, Wilson, Le Dain et La Forest.
*Le juge Chouinard n'a pas pris part au jugement.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
Droit criminel -- Agression sexuelle -- Exposé au jury -- Moyen de
défense d'erreur de fait -- Le juge du procès doit-il dans chaque affaire d'agression
sexuelle dire au jury d'examiner si l'accusé croyait sincèrement, mais à tort, qu'il y
avait eu consentement? -- Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 244(4),
246.1(1)a).
Preuve -- Admissibilité -- Preuve de faits similaires -- Accusé déclaré
coupable d'agression sexuelle -- Admissibilité du témoignage selon lequel l'accusé
a fait des avances sexuelles à la compagne de chambre de la plaignante -- Dans
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l'hypothèse de l'inadmissibilité, l'art. 613(1)b)(iii) du Code criminel s'applique-t-il
de manière que la déclaration de culpabilité puisse être maintenue?
L'accusé a été inculpé de l'infraction d'agression sexuelle prévue par
l'al. 246.1(1)a) du Code criminel. Au procès, la plaignante a témoigné que l'accusé,
qu'elle ne connaissait pas du tout, s'est fait admettre dans son appartement tôt un
matin en se faisant passer pour un ami de sa compagne de chambre. Quand celle-ci
lui a dit que, s'il ne partait pas, elle crierait, l'accusé lui a mis une main sur la
bouche et de l'autre il l'a prise par les cheveux, l'a éloignée de la porte et l'a poussée
par terre. Il lui a proféré des menaces, l'a frappée une fois pour assurer sa
soumission, puis a perpétré contre elle une agression sexuelle. Terrifiée, la
plaignante se tenait tranquille, craignant que, si elle résistait, l'accusé ne la blesse.
Après un certain temps, l'accusé s'est rhabillé et est parti.
Dans son témoignage, la compagne de chambre a indiqué qu'elle est
arrivée peu après l'incident, que la plaignante était toute bouleversée et qu'elle a
remarqué une meurtrissure au-dessus de son oeil. Elle a dit en outre avoir fait la
connaissance de l'accusé le mois précédent quand elle l'avait servi à l'épicerie de
dépannage où elle travaillait. Dans les jours qui ont suivi elle l'a revu deux fois et,
la seconde fois, ils sont allés à l'appartement. L'accusé y a remarqué des photos de
la plaignante et s'est dit désireux de faire sa connaissance. Quand il a dit à la
compagne de chambre qu'il voulait coucher avec elle, elle a refusé et lui a demandé
de partir. Devant son refus, elle est sortie elle-même de l'appartement et l'accusé a
suivi quelques minutes plus tard. Lorsqu'ils marchaient en direction de l'arrêt
d'autobus, l'accusé a immobilisé la compagne de chambre contre un mur et lui a dit
qu'il ne pourrait jamais l'aimer, qu'il pourrait seulement lui faire du mal.
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Pour sa défense, l'accusé a reconnu qu'il n'y avait aucune erreur
d'identité et a fait valoir que la plaignante avait donné son consentement ou,
subsidiairement, qu'il croyait qu'elle l'avait donné. Il n'a pas témoigné ni n'a cité de
témoins. Le moyen subsidiaire de l'accusé reposait sur certaines contradictions
qu'aurait présentées le témoignage de la plaignante.
Après avoir entendu toute la preuve, le juge du procès a dit au jury que,
pour pouvoir déclarer l'accusé coupable de l'infraction d'agression sexuelle, il fallait
conclure que le ministère public avait prouvé hors de tout doute raisonnable que
l'accusé s'était livré intentionnellement à des attouchements de caractère sexuel
sans le consentement de la plaignante. Le jury a déclaré l'accusé coupable de
l'infraction imputée, mais la Cour d'appel a accueilli l'appel interjeté par l'accusé et
a ordonné la tenue d'un nouveau procès. La cour a conclu que le juge du procès
avait omis de donner au jury des directives sur un élément essentiel de
l'infraction--que l'accusé savait que la plaignante ne consentait pas ou qu'il ne se
souciait pas de savoir si elle consentait ou non--et elle a estimé qu'elle ne pouvait
pas appliquer les dispositions réparatrices du sous-al. 613(1)b)(iii) du Code
criminel dans un cas semblable. Le pourvoi vise à déterminer (1) si un juge qui
instruit en première instance une affaire d'agression sexuelle doit toujours dire au
jury qu'il incombe au ministère public de prouver hors de tout doute raisonnable
soit que l'accusé savait que la plaignante ne consentait pas, soit qu'il ne se souciait
pas de savoir si elle consentait ou non; et (2) si l'admission du témoignage de la
compagne de chambre selon lequel l'accusé lui avait fait des avances sexuelles
constituait une violation de la règle d'exclusion relative à la preuve de "faits
similaires".
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Arrêt: Le pourvoi est accueilli.
(1) L'exposé du juge du procès
Il doit y avoir des éléments de preuve qui donnent une apparence de
vraisemblance à la prétention de l'accusé qu'il croyait que la plaignante consentait
avant de soumettre la question au jury. Dans les cas où le ministère public n'apporte
aucun élément de preuve indiquant que l'accusé croyait sincèrement au
consentement de la plaignante, une charge de présentation d'une preuve suffisante
incombe à l'accusé s'il veut que le jury soit saisi de la question. Lorsqu'il y a une
preuve suffisante, produite par le ministère public ou par la défense, pour que la
question soit soumise au jury, il incombe alors au ministère public la charge de
prouver hors de tout doute raisonnable que l'accusé savait que la plaignante ne
consentait pas ou qu'il ne se souciait pas de savoir si elle consentait ou non.
Le paragraphe 244(4) du Code constitue une expression législative des
principes de droit déjà posés relativement au caractère suffisant de la preuve
requise pour que puisse être soulevé le moyen de défense de croyance erronée au
consentement. Il en ressort clairement que le juge du procès n'est pas obligé dans
chaque cas de demander au jury d'examiner si l'accusé croyait sincèrement, mais à
tort, qu'il y avait eu consentement. Le juge du procès ne doit donner une telle
directive que dans la mesure où l'on satisfait à certaines exigences préliminaires:
premièrement, le par. 244(4) exige que l'accusé allègue une croyance sincère au
consentement et, deuxièmement, le juge du procès ne doit présenter au jury la
question de la sincérité de cette croyance que s'il est convaincu "qu'il y a une
preuve suffisante et que cette preuve constituerait une défense si elle était acceptée
- 5 -
par le jury". Cette disposition n'est pas destinée à imposer à l'accusé la charge de la
preuve relativement à ce moyen de défense; elle énonce simplement les conditions
à remplir pour que le juge du procès soit tenu de soumettre la question au jury. De
plus, le par. 244(4) permet toujours qu'une croyance sincère mais déraisonnable au
consentement constitue un moyen de défense. Il oblige néanmoins le jury à
considérer la présence ou l'absence de motifs raisonnables comme un élément de
preuve important à retenir en déterminant si l'accusé croyait sincèrement qu'il y
avait eu consentement.
Si l'on applique à la preuve produite en l'espèce le critère établi par la
loi, le juge du procès a eu raison de donner ses directives au jury sans mentionner le
moyen de défense d'erreur de fait. Les faits dans la présente instance ne suffisent
pas pour fonder l'allégation de l'accusé qu'il croyait que la plaignante avait
consenti.
(2)
La preuve de faits similaires
La preuve de toute conduite indigne antérieure de l'accusé tendant à
démontrer ses mauvaises tendances est inadmissible, à moins qu'elle ne soit à ce
point probante relativement à une question en litige qu'elle l'emporte sur le
préjudice causé. La règle d'exclusion relative à la preuve de faits similaires peut
s'appliquer à des actes autres que ceux de caractère criminel. En l'espèce,
l'admission du témoignage de la compagne de chambre selon lequel l'accusé lui
avait fait des avances sexuelles ne constitue pas une violation de la règle
d'exclusion relative à la preuve de "faits similaires". La valeur probante de cette
preuve est plus grande que son effet préjudiciable. La majeure partie du témoignage
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de la compagne de chambre revêt une grande pertinence en l'espèce. Il fournit
notamment le contexte dans lequel l'agression a eu lieu. De plus, on pourrait
prétendre que cette preuve se rapporte dans une certaine mesure à la question du
mobile et de l'intention. Il s'agit donc d'une preuve qui a une certaine valeur
probante. Quoique sous certains aspects la conduite de l'accusé envers la compagne
de chambre puisse être qualifiée d'indigne, le préjudice causé à l'accusé par le
témoignage de la compagne de chambre est minime parce que, quand elle lui a fait
savoir qu'elle ne voulait pas coucher avec lui, l'accusé ne l'a pas contrainte et n'a
pas insisté. En tout état de cause, même si la preuve n'aurait pas dû être admise, la
déclaration de culpabilité devrait être maintenue en vertu de la disposition
réparatrice du sous-al. 613(1)b)(iii) du Code. Étant donné le caractère convaincant
de la preuve produite, le verdict du jury aurait nécessairement été le même, même
si l'erreur de droit reprochée n'avait pas été commise.
Jurisprudence
Arrêts examinés: Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120;
Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570; Sweitzer c. La Reine, [1982] 1 R.C.S.
949; arrêts mentionnés: Woolmington v. D.P.P., [1935] A.C. 462; Mancini v.
D.P.P., [1942] A.C. 1; Latour v. The King, [1951] R.C.S. 19; R. c. Oakes, [1986] 1
R.C.S. 103; R. v. Cook (1985), 46 C.R. (3d) 128; R. v. White (1986), 24 C.C.C. (3d)
1; R. v. Moreau (1986), 26 C.C.C. (3d) 359; R. v. Barrington, [1981] 1 All E.R.
1132; Colpitts v. The Queen, [1965] R.C.S. 739; Makin v. Attorney-General for
New South Wales, [1894] A.C. 57.
Lois et règlements cités
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Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 244 [abr. & rempl. 1974-75-76, chap.
93, art. 21; abr. & rempl. 1980-81-82-83, chap. 125, art. 19], 246.1(1)a) [aj.
1980-81-82-83, chap. 125, art. 19], 613(1)b)(iii).
Doctrine citée
Boyle, Christine. Sexual Assault. Toronto: Carswells, 1984.
Cross, Sir Rupert and Colin Tapper. Cross on Evidence, 6th ed. London:
Butterworths, 1985.
Hoffmann, L. H. "Similar Facts After Boardman" (1975), 91 L.Q.R. 193.
Parker, Graham. "The "New" Sexual Offences" (1983), 31 C.R. (3d) 317.
Watt, David. The New Offences Against the Person: The Provisions of Bill C-127.
Toronto: Butterworths, 1984.
Williams, Glanville. Criminal Law: The General Part, 2nd ed. London: Stevens &
Sons Ltd., 1961.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario rendu le 3
mars 1986, qui a accueilli l'appel interjeté par l'accusé contre le verdict de
culpabilité prononcé contre lui relativement à une accusation d'agression sexuelle et
ordonné la tenue d'un nouveau procès. Pourvoi accueilli.
James K. Stewart et Sarah Welch, pour l'appelante.
Morris Manning, c.r., et Paul B. Schabas, pour l'intimé.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1.
LE JUGE WILSON--L'accusé a été inculpé de l'infraction d'agression
sexuelle prévue par l'al. 246.1(1)a) du Code criminel. La question principale est de
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savoir si un juge du procès dans une affaire d'agression sexuelle doit toujours dire
au jury qu'il incombe au ministère public de prouver hors de tout doute raisonnable
que l'accusé savait que la plaignante ne consentait pas ou qu'il ne se souciait pas de
savoir si elle consentait ou non.
1. Les faits
2.
La plaignante avait dix-neuf ans et venait de terminer ses études
secondaires dans une petite ville de l'Ontario. Environ trois mois avant l'incident en
cause elle avait déménagé à Toronto. Elle y habitait avec une amie, Eileen,
également âgée de 19 ans, dans un appartement aménagé dans une maison privée.
La plaignante était serveuse dans un restaurant et travaillait habituellement de 10 h
à 17 h. Sa compagne de chambre travaillait de 23 h à 7 h dans une épicerie de
dépannage du quartier.
3.
Vers la fin de novembre 1983, la compagne de chambre a fait la
connaissance de l'accusé, qui se prénomme Jim, quand elle l'a servi à l'épicerie de
dépannage. Une autre nuit l'accusé a passé six heures au magasin à bavarder avec la
compagne de chambre. Au cours de leur conversation, cette dernière a parlé de la
plaignante et a mentionné qu'elles se voyaient rarement à cause de leurs heures de
travail différentes.
4.
Le 3 décembre 1983, un homme, qui disait s'appeler Jim, a téléphoné à
l'appartement où demeuraient les deux jeunes femmes. (Au moment de son
arrestation le 8 décembre 1983, l'accusé avait un carnet sur lequel était inscrit le
numéro de téléphone.) C'est la plaignante qui a répondu. L'homme a demandé la
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compagne de chambre, mais s'est fait dire qu'elle était au travail. Il a ensuite
demandé s'il pouvait tout de même aller faire un tour chez elles. Comme la
plaignante ne connaissait pas son interlocuteur, elle a dit non, que son ami Doug
devait arriver sous peu. L'homme a répondu: [TRADUCTION] "Si je ne peux pas
t'avoir, j'irai chercher Eileen."
5.
À une autre occasion, l'accusé, sans avoir été invité, a rencontré la
compagne de chambre alors qu'elle faisait chauffer sa voiture le matin au sortir du
travail. Il a manifesté le désir de lui parler. Après discussion, ils ont décidé de se
rendre à l'appartement des deux jeunes femmes. La plaignante n'était pas là. Au
salon, l'accusé a remarqué des photos de la plaignante et s'est dit désireux de faire
sa connaissance. L'accusé et la compagne de chambre ont eu une longue
conversation. L'accusé lui a demandé s'il pouvait coucher avec elle. Elle a refusé. Il
l'a rapidement enlacée. Elle lui a demandé à plusieurs reprises de partir. Il a refusé.
Elle a quitté l'appartement et est allée sur le perron. Au bout de quelques minutes,
l'accusé est sorti, ayant décidé de rentrer chez lui en autobus. La compagne de
chambre marchait avec l'accusé vers l'arrêt d'autobus quand celui-ci l'a immobilisée
contre un mur et lui a dit qu'il ne pourrait jamais l'aimer, qu'il pourrait seulement
lui faire du mal. Puis il lui a intimé l'ordre de le conduire chez lui en voiture, ce
qu'elle a fait.
6.
Le 6 décembre 1983, l'accusé a téléphoné à la compagne de chambre
Eileen, à l'appartement. Elle lui a dit que la plaignante et elle-même travaillaient
toutes les deux cette nuit-là. La compagne de chambre est partie travailler à
22 h 30. La plaignante travaillait de 17 h à minuit, ce qui n'était pas son poste
- 10 -
habituel. Elle est rentrée chez elle à minuit et demi et est allée se coucher dans sa
chambre.
7.
Selon le témoignage de la plaignante, elle a été réveillée vers 4 h 30 par
quelqu'un qui frappait à la porte de l'appartement. Elle n'attendait personne. Elle
s'est levée. Vêtue d'une chemise de nuit bleue et d'une culotte, elle est allée à la
porte. La porte, qui s'ouvrait dans la salle de séjour, était fermée à clé.
8.
La plaignante a demandé qui était là et l'accusé a répondu que c'était
Bruce. Il a dit qu'il était un ami d'Eileen et qu'il avait quelque chose à remettre à la
plaignante de la part d'Eileen. (Or, Eileen n'avait pas vu l'accusé cette nuit-là ni ne
l'avait envoyé à l'appartement.) La plaignante lui a demandé plusieurs fois ce qu'il
avait à lui donner, mais il n'a pas voulu préciser. Il a dit que la plaignante devait le
laisser entrer et qu'il le lui remettrait à ce moment-là. La plaignante a essayé à trois
ou quatre reprises de téléphoner à Eileen au travail pour savoir si elle avait envoyé
quelqu'un. La ligne était toujours occupée. (Eileen était en longue conversation
avec son ami.) La plaignante a cru que sa compagne de chambre lui jouait peut-être
un tour, bien qu'elle ne lui eût jamais fait rien de semblable auparavant. Elle a
ouvert la porte et l'accusé est entré dans le salon. C'était la première fois que la
plaignante le voyait. Il paraissait avoir bu. Elle lui a demandé qui il était et ce qu'il
avait pour elle, mais il n'a pas répondu. Elle a demandé: [TRADUCTION] "Qui
es-tu, Bruce?" L'accusé a répondu: [TRADUCTION] "Bruce le méchant." L'accusé
n'est pas intervenu quand la plaignante a tenté, encore une fois sans succès, de
rejoindre sa compagne de chambre au téléphone. L'accusé s'est lui-même servi du
téléphone. Quoique la plaignante n'ait pas pu se rappeler la substance de la
conversation téléphonique de l'accusé, elle avait l'impression qu'il parlait avec son
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frère. L'accusé a mentionné un rendez-vous avec son avocat le lendemain matin. À
la fin de la conversation il a dit: [TRADUCTION] "Dis à ta femme que je l'aime".
9.
La plaignante s'est dirigée jusqu'à la porte et a dit à l'accusé de partir.
Au lieu de s'en aller, il lui a demandé à coucher avec lui. À ce moment-là elle a eu
peur. Elle a dit à l'accusé que s'il ne partait pas elle allait crier, sur quoi l'accusé lui
a mis une main sur la bouche et de l'autre main il l'a prise aux cheveux et l'a écartée
de la porte. Il l'a étendue par terre sur le dos et s'est allongé sur elle. La plaignante a
essayé de repousser l'accusé. Il lui a dit que plus elle se débattait plus Eileen aurait
de la difficulté à la trouver, qu'elle n'aurait plus la même apparence. Terrorisée, la
plaignante se tint tranquille.
10.
L'accusé s'est assis sur la poitrine de la victime, les genoux écartés sur
ses bras de manière à l'immobiliser. Elle l'a supplié d'arrêter et de la laisser en paix.
L'accusé a étendu le bras derrière lui et a baissé la culotte de la plaignante, la
déchirant en même temps. Puis il a introduit son doigt dans son vagin. La
plaignante pleurait. Elle se sentait impuissante. Au cours de son contre-
interrogatoire, elle a témoigné qu'elle aurait peut-être dû lutter davantage, mais
qu'elle avait peur, qu'elle tremblait et qu'elle était en désarroi. Elle craignait que, si
elle résistait, l'accusé ne la blesse.
11.
L'accusé s'est allongé sur la victime et a essayé de l'embrasser. Elle a
tenté de se détourner, mais il tenait le derrière de sa tête par les cheveux de sorte
qu'elle ne pouvait pas bouger. Elle a essayé de lui mordre les lèvres. L'accusé a
déchiré sa chemise de nuit et la lui a enlevée. Il a commencé ensuite à se
déshabiller lui-même. La plaignante l'a prié de ne pas le faire. Comme la plaignante
- 12 -
allait crier, l'accusé lui a fourré un vêtement dans la bouche afin d'étouffer le cri.
L'accusé l'a frappée sur le sourcil. Il lui a dit que si elle essayait de crier, il verrait à
ce qu'elle ne parle plus jamais. Elle est restée immobile pendant que l'accusé
achevait de se dévêtir.
12.
L'accusé s'est mis à cheval sur la poitrine de la victime et a introduit son
pénis dans sa bouche. Il ne l'y a pas gardé très longtemps et il n'a pas éjaculé. Il
s'est allongé sur elle de nouveau. La plaignante s'était croisée les jambes. Se servant
de son genou, l'accusé a écarté de force les jambes de la plaignante. Puis il a
introduit son pénis dans son vagin. La plaignante n'était pas certaine que l'accusé
avait éjaculé pendant les rapports sexuels (des tests pratiqués par la suite sur des
prélèvements provenant de la victime n'ont révélé aucune présence de sperme).
Après un certain temps, l'accusé a arrêté et s'est rhabillé. En ce faisant, il s'est
tourné vers la plaignante et a dit: [TRADUCTION] "T'es exactement comme elle.
T'es comme toutes les autres." La plaignante lui a demandé ce qu'il voulait dire par
là. Il a répondu: [TRADUCTION] "T'es ma sixième." Il a emmené la plaignante
avec lui dans la cuisine. Il a pris un verre d'eau et a bu du coke à la bouteille.
13.
La plaignante a dit à l'accusé que sa compagne de chambre reviendrait
bientôt. L'accusé lui a ordonné de téléphoner à la compagne de chambre au travail
et de lui demander à quelle heure elle serait de retour. Pendant qu'elle faisait l'appel
téléphonique, l'accusé se tenait derrière la plaignante, la main sur son cou. La
plaignante a demandé à sa compagne de chambre à quelle heure elle rentrait. La
compagne de chambre a dit qu'elle serait là à l'heure habituelle. Selon le
témoignage de la compagne de chambre, la plaignante avait l'air inquiète.
- 13 -
14.
L'accusé a persisté à demander à la plaignante s'il pouvait revenir la nuit
prochaine, ce à quoi elle a finalement consenti pour qu'il parte. L'accusé a demandé
où se trouveraient Doug ou Eileen s'il venait. La mention de Doug, dont la
plaignante n'avait pas parlé au cours de l'incident, lui a remis en mémoire l'appel
qu'elle avait reçu le 3 décembre 1983 d'un homme qui disait s'appeler Jim. Elle a
demandé à l'accusé s'il se nommait Jim, mais il n'a rien répondu. L'accusé est parti
vers 5 h 15 ou 5 h 30. Après s'être habillée, la plaignante a téléphoné de nouveau à
sa compagne de chambre. Celle-ci a témoigné que la plaignante lui paraissait
effrayée.
15.
La plaignante est allée dans sa chambre et s'est blottie sur son lit. Quand
sa compagne de chambre est arrivée à 6 h 45, elle a constaté que la plaignante était
toute bouleversée. Elle a remarqué une meurtrissure au-dessus de l'oeil de la
plaignante. Quand l'agent de police est arrivé sur les lieux à 8 h 16, il s'est aperçu
lui aussi que la plaignante semblait agitée et qu'elle s'exprimait d'une façon un peu
incohérente. La plaignante a remis au policier sa chemise de nuit et sa culotte
déchirées. Elle lui a montré la bouteille à coke, le verre et le téléphone (pour qu'il
puisse relever les empreintes digitales).
16.
Le docteur Lloyd Gordon a examiné la plaignante au service des
urgences de l'hôpital Wellesley le 7 décembre 1983 à 11 h 15. Il a découvert une
tache rouge au-dessus de son sourcil gauche. Il s'agissait d'une abrasion mineure du
genre que pourrait occasionner une gifle moyennement violente. La plaignante a
parlé en outre de sensibilité dans la région du coccyx. Un examen vaginal de la
plaignante a permis au Dr Gordon de constater une légère rougeur du col de l'utérus.
Cela pouvait s'expliquer par des rapports sexuels forcés. Au cours de son
- 14 -
contre-interrogatoire, il a témoigné que cela pouvait aussi s'expliquer par des
rapports sexuels énergiques.
2. Le procès
17.
Au procès, l'accusé a reconnu qu'il n'y avait aucune erreur d'identité. Il
a toutefois fait valoir que la plaignante avait donné son consentement ou,
subsidiairement, qu'il croyait qu'elle l'avait donné. L'accusé n'a pas témoigné ni n'a
cité de témoins.
18.
L'argument de l'accusé que la plaignante avait consenti ou qu'il croyait
qu'elle l'avait fait, reposait sur certaines contradictions qu'aurait présentées le
témoignage de la plaignante. Une contradiction relevée a été le fait qu'à l'enquête
préliminaire la plaignante a témoigné que l'accusé l'avait tenue par les cheveux
pendant toute la durée de l'incident. Au procès, par contre, elle a reconnu qu'il y
avait des moments où il a relâché sa prise sur ses cheveux. L'avocat de la défense a
soutenu qu'il y avait trois versions de la manière dont la porte de l'appartement a été
fermée, de sorte qu'on ignore si l'accusé l'a fermé d'un coup de pied, s'il l'a poussée,
ou si elle s'est fermée d'elle-même. La plaignante n'a pas mentionné à la police les
observations de l'accusé qu'elle était comme toutes les autres et qu'elle était sa
sixième et elle n'en a pas parlé non plus à l'enquête préliminaire. C'est environ six
mois plus tard qu'elle s'en est souvenue. L'avocat de la défense a souligné en outre
que la plaignante n'avait pas crié, que, mise à part la rougeur du col de l'utérus (ce
qui pouvait s'expliquer de plusieurs façons), il n'y avait aucune lésion des parties
génitales et que la plaignante n'avait subi aucune blessure apparente, si ce n'était
l'abrasion au-dessus du sourcil gauche et le coccyx endolori.
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19.
Après avoir entendu toute la preuve, le juge du procès a dit au jury que,
pour pouvoir déclarer l'accusé coupable de l'infraction d'agression sexuelle, il lui
fallait conclure que le ministère public avait prouvé hors de tout doute raisonnable
que l'accusé s'était livré intentionnellement à des attouchements de caractère sexuel
sans le consentement de la plaignante. Le jury a trouvé l'accusé coupable de
l'infraction imputée.
3. La Cour d'appel
20.
La Cour d'appel de l'Ontario a accueilli l'appel et ordonné un nouveau
procès. Elle a conclu que le juge du procès avait omis de donner au jury des
directives sur un élément essentiel de l'infraction, c'est-à-dire que l'accusé savait
que la plaignante ne consentait pas ou qu'il ne se souciait pas de savoir si elle
consentait ou non. Cette omission a été aggravée par ce que le juge a dit au jury
concernant l'intention: [TRADUCTION] "la seule intention, le seul élément moral
dont vous avez à tenir compte est l'intention de l'accusé de toucher la plaignante".
Bien que les membres de la Cour d'appel aient dit n'avoir que peu de doute quant au
verdict qui aurait été rendu si des directives appropriées avaient été données au
jury, ils se croyaient dans l'impossibilité d'appliquer les dispositions réparatrices du
sous-al. 613(1)b)(iii) du Code vu l'omission de donner au jury des directives sur un
élément essentiel de l'infraction.
4. Les textes législatifs
- 16 -
21.
L'accusé en l'espèce a été inculpé en vertu des nouvelles dispositions du
Code criminel en matière d'agression sexuelle. Plusieurs dispositions entrent en jeu.
L'infraction en question est énoncée à l'al. 246.1(1)a), dont voici le texte:
246.1 (1) Quiconque commet une agression sexuelle est coupable
a) d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement de dix ans;
La définition de voies de fait se trouve au par. 244(1) du Code:
244. (1) Commet des voies de fait, ou se livre à une attaque ou une
agression, quiconque
a) d'une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou
indirectement, contre une autre personne sans son consentement;
Suivant le par. 244(2), cette définition s'applique à l'al. 246.1(1)a):
244. ...
(2) Le présent article s'applique à toutes les espèces de voies de
fait, y compris les agressions sexuelles...
22.
L'absence du consentement du plaignant constitue un élément des voies
de fait. Le paragraphe 244(3) porte:
(3) Pour l'application du présent article, ne constitue pas un
consentement le fait pour le plaignant de se soumettre ou de ne pas
résister en raison:
- 17 -
a) de l'emploi de la force envers le plaignant ou une autre personne;
b) des menaces d'emploi de la force ou de la crainte de cet emploi
envers le plaignant ou une autre personne;
Le paragraphe 244(4), qui s'applique et aux voies de fait et à l'agression sexuelle,
est ainsi conçu:
(4) Lorsque l'accusé allègue qu'il croyait que le plaignant a consenti
aux actes sur lesquels l'accusation est fondée, le juge doit, s'il est
convaincu qu'il y a une preuve suffisante et que cette preuve
constituerait une défense si elle était acceptée par le jury, demander à ce
dernier de prendre en considération, en évaluant l'ensemble de la preuve
qui concerne la détermination de la sincérité de la croyance de l'accusé,
la présence ou l'absence de motifs raisonnables pour celle-ci.
5. Les questions en litige
a) Le juge du procès doit-il dans chaque affaire d'agression sexuelle dire au jury
d'examiner si l'accusé croyait sincèrement, mais à tort, qu'il y avait eu
consentement?
b) L'admission du témoignage de la compagne de chambre selon lequel l'accusé lui
avait fait des avances sexuelles constituait-elle une violation de la règle d'exclusion
relative à la preuve de "faits similaires"?
6.
Quand le juge du procès doit-il dire au jury d'examiner si l'accusé
croyait sincèrement, mais à tort, qu'il y avait eu consentement?
- 18 -
23.
L'avocat de l'accusé prétend que la connaissance qu'a l'accusé de
l'absence de consentement de la plaignante représente un élément essentiel de
l'infraction. Partant, dans chaque cas, le juge du procès doit dire au jury qu'il
incombe au ministère public de prouver hors de tout doute raisonnable soit que
l'accusé savait que la plaignante ne consentait pas, soit qu'il ne se souciait pas de
savoir si elle consentait ou non, à défaut de quoi un verdict de culpabilité ne peut
pas être rendu. L'accusé n'est pas obligé de produire des preuves sur cette question.
L'avocat de la défense soutient en outre que le par. 244(4) codifie dans la loi le
moyen de défense d'erreur de fait. Lorsqu'on invoque ce moyen de défense, il faut
présenter une preuve suffisante, sinon le juge du procès ne saurait dire au jury
d'examiner, dans la détermination de la culpabilité ou de l'innocence, si l'accusé
croyait sincèrement, mais à tort, que la plaignante consentait. En d'autres termes,
selon l'avocat de la défense, la question de la croyance sincère mais erronée de
l'accusé peut être soumise au jury de deux façons, soit en tant qu'élément de
l'infraction, soit en tant que moyen de défense. Il va de soi que, si l'avocat de
l'accusé a raison, le par. 244(4) devient superflu. Si la question de la croyance
sincère mais erronée doit toujours être présentée au jury à titre d'élément de
l'infraction, qu'importe-t-il si parfois cette question lui est également soumise à titre
de moyen de défense? L'avocat de l'accusé prétend que son argument est fondé sur
certains arrêts de cette Cour.
24.
La jurisprudence antérieure de cette Cour, en particulier les arrêts
Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, et Sansregret c. La Reine, [1985] 1
R.C.S. 570, établissent plusieurs principes. Tout d'abord, la mens rea en matière de
viol comporte comme élément la connaissance que la femme ne consent pas ou
- 19 -
l'insouciance quant à savoir si elle consent ou non. Le juge Dickson (alors juge
puîné) a affirmé dans l'arrêt Pappajohn, précité, aux pp. 139 et 140:
La nature et l'étendue de la mens rea varient selon le crime; seule
une analyse détaillée de l'actus reus de l'infraction permet de la
déterminer. De façon générale, du moins lorsque la situation n'est pas
"moralement indifférente", il faut faire la preuve de l'élément mental à
l'égard de toutes les circonstances et conséquences qui font partie de
l'actus reus. Il en découle que, dans le cas d'une accusation de viol,
lorsqu'un fait ou une circonstance est inconnu de l'accusé ou mal perçu
par lui, ce qui l'amène à croire erronément mais sincèrement au
consentement de la femme, son acte n'est pas coupable à l'égard de cet
élément de l'infraction:
[TRADUCTION] ...car si l'actus reus comprend toutes les
circonstances de l'affaire, il ne peut être qualifié d'intentionnel à moins
que tous ses éléments, y compris ces circonstances, soient connus.
(Glanville Williams, Criminal Law, The General Part, à la p. 141). (J'ai
mis des mots en italique.)
Partant de ces principes, quel élément mental l'art. 143 du Code
criminel exige-t-il sur une accusation de viol? Historiquement, on
considère ce crime comme une infraction de violence physique.
Blackstone a défini le viol comme [TRADUCTION] "l'union charnelle
avec une femme par la force et contre sa volonté" (Commentaries,
précité, à la p. 210). Archbold, Criminal Pleading, Evidence and
Practice (38e éd.) (1937), au par. 2871, donne une définition plus
complète du viol en common law:
[TRADUCTION] Le viol consiste à avoir des rapports sexuels illégaux
avec une femme sans son consentement par la force, la crainte ou la
fraude (citant 1 East's Pleas of the Crown 434 et 1 Hale's Pleas of the
Crown 627).
En bref, l'article 143 de notre Code définit le viol comme le fait d'avoir
des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin sans son
consentement ou avec son consentement si celui-ci est arraché par des
menaces ou par la crainte de lésions corporelles. On voit que la
définition légale ne diffère pas de façon importante de la définition de
common law. À toutes fins pratiques, le Code criminel ne fait que
codifier la common law. Le crime consiste essentiellement à avoir des
- 20 -
rapports sexuels quand la femme ne donne pas son consentement, ou un
consentement véritable.
L'actus reus du viol est complet lorsqu'il y a a) des rapports
sexuels; b) sans consentement. Conclure à la présence de chacun de ces
éléments ne met cependant pas fin à l'enquête, parce que, comme je l'ai
dit, il faut aussi qu'il y ait une intention coupable. La question
importante qui se pose alors est celle de savoir si, en common law et
selon l'art. 143 du Code, l'intention coupable dans le cas du viol s'étend
au consentement. En principe, il semble que ce devrait être le cas, parce
que l'intention relative au consentement est essentielle à la
responsabilité; un homme ne doit être puni que lorsqu'il commet un viol
sachant qu'il n'y a pas consentement, ou sans se soucier de savoir s'il y a
consentement. L'intention d'avoir des rapports sexuels et celle de
commettre cet acte en l'absence de consentement sont deux éléments
séparés et distincts de l'infraction.
Le juge McIntyre a confirmé ce point de vue dans l'arrêt Sansregret, précité, à la p.
581:
Je suis d'avis de conclure alors que la mens rea requise dans le cas d'un
viol, en vertu de l'al. 143a) du Code, doit comporter la connaissance du
fait que la personne du sexe féminin n'est pas consentante ou
l'insouciance quant à savoir si elle est consentante ou non et, dans le cas
du sous-al. 143b)(i), la connaissance du fait que le consentement a été
donné à cause des menaces ou de la crainte de lésions corporelles, ou
l'insouciance quant à la nature de ce consentement. Il s'ensuit, comme
cette Cour l'a conclu à la majorité dans l'arrêt Pappajohn, que la
conviction sincère, même déraisonnable, de la part de l'accusé que la
personne du sexe féminin a consenti aux rapports sexuels librement et
volontairement et non à cause de menaces a pour effet d'écarter la mens
rea requise au sous-al. 143b)(i) du Code et de permettre à l'accusé de
bénéficier d'un acquittement.
25.
Traditionnellement, cette Cour a décrit cette exigence en matière de
mens rea comme un moyen de défense d'erreur de fait pouvant être invoqué par
l'accusé. C'est ainsi que le juge McIntyre, parlant au nom de la majorité, l'a
qualifiée dans l'arrêt Pappajohn, précité. Le juge Dickson a estimé qu'il était plus
- 21 -
clair et plus exact de dire que la connaissance de l'absence de consentement faisait
partie intégrante de la mens rea. Dans l'arrêt Pappajohn, à la p. 148, il a souligné:
L'erreur constitue donc un moyen de défense lorsqu'elle empêche un
accusé de former la mens rea exigée en droit pour l'infraction même
dont on l'accuse. L'erreur de fait est plus justement décrite comme une
négation d'intention coupable que comme un moyen de défense positif.
Un accusé peut l'invoquer lorsqu'il agit innocemment, par suite d'une
perception viciée des faits, et qu'il commet néanmoins l'actus reus d'une
infraction.
Le juge McIntyre a adopté ce même raisonnement dans l'arrêt Sansregret, précité, à
la p. 580:
On a affirmé que le moyen de défense d'erreur de fait repose sur le
principe que la conviction erronée, mais sincère, enlève à l'accusé la
mens rea requise pour qu'il y ait infraction.
26.
Bien qu'il y ait eu des divergences d'opinions au sein de cette Cour
quant à savoir si la connaissance qu'a l'accusé de l'absence de consentement doit
être décrite comme un élément de l'infraction ou plutôt comme un moyen de
défense d'erreur de fait, la Cour a été unanime sur un point, savoir pour que la
question soit soumise au jury, il doit exister des éléments de preuve qui rendent
vraisemblable l'argument de l'accusé selon lequel il croyait que la plaignante
donnait son consentement. De plus, je crois que la jurisprudence établit que,
lorsqu'il y a une preuve suffisante pour que la question soit soumise au jury, il
incombe au ministère public de le persuader hors de tout doute raisonnable que
l'accusé savait que la plaignante ne consentait pas ou qu'il ne se souciait pas de
savoir si elle consentait ou non. Pour reprendre les termes employés par Glanville
Williams dans Criminal Law: The General Part (2nd ed. 1961), aux pp. 871 à 910,
- 22 -
la question de la croyance sincère mais erronée comporte une charge de la preuve
en deux parties distinctes: la charge de présentation et la charge de persuasion. Il
faut produire des éléments de preuve qui convainquent le juge qu'il y a lieu de
soumettre la question au jury. Cette preuve peut être présentée par le ministère
public ou par la défense. La charge de présentation n'incombe à l'accusé qu'en ce
sens restreint que, si rien dans la preuve produite par le ministère public n'indique
que l'accusé croyait sincèrement au consentement de la plaignante, il appartiendra
alors à ce dernier de produire la preuve requise s'il veut que le jury soit saisi de la
question. Une fois celle-ci soumise au jury, le ministère public court le risque de ne
pas être en mesure de convaincre le jury de la culpabilité de l'accusé.
27.
Le juge McIntyre, en traitant dans l'arrêt Pappajohn, précité, du moyen
de défense d'erreur de fait, a mentionné la charge de présentation, aux pp. 126 à
128:
Cela ne signifie pas cependant que le juge est obligé de soumettre tous
les moyens de défense mis de l'avant par l'avocat. Pour qu'une
obligation naisse à cet égard, la preuve doit contenir des éléments qui
puissent appuyer le moyen de défense et ce n'est que dans ce cas que le
juge doit le soumettre. Qui plus est, si pareils éléments n'existent pas, il
ne devrait pas soumettre le moyen de défense, car cela ne pourrait que
semer la confusion.
Quel critère le juge doit-il utiliser pour trancher cette question?
Habituellement, lorsqu'on établit un élément de fait dont la preuve peut
être pertinente à la culpabilité ou à l'innocence d'un accusé, le juge doit
laisser au jury le soin de tirer sa propre conclusion à cet égard.
Cependant, lorsqu'on demande au juge de soumettre au jury un moyen
de défense spécifique, il n'a pas à rechercher seulement s'il existe ou
non une preuve de fait. Présumant que la preuve sur laquelle l'accusé
fonde son moyen de défense est vraie, il doit examiner si elle est
suffisante pour justifier l'exposé du moyen au jury. Les tribunaux se
sont fréquemment penchés sur cette question: Voir Wu c. Le Roi, [1934]
R.C.S. 609, et Kelsey c. La Reine, [1953] 1 R.C.S. 220. Le critère à
- 23 -
appliquer, à mon avis, est celui formulé par le juge Fauteux, alors juge
puîné, dans l'arrêt Kelsey c. La Reine.
[TRADUCTION] Pour accorder quelque substance à un argument ou
quelque valeur à un grief qui se fonde sur l'omission du juge du procès
de mentionner cet argument, il faut qu'il y ait au dossier une preuve ou
un point qui puisse rendre vraisemblable l'argument et le grief.
De plus, je renvoie à ce qu'a dit le juge Judson, au nom de la majorité,
dans l'arrêt R. c. Workman et Huculak, [1963] R.C.S. 266:
Je ne vois aucun motif possible de donner au jury une directive que, de
quelque façon qu'on interprète la preuve, Huculak pourrait être un
complice après le fait et non l'auteur de l'infraction. Pour pouvoir le
faire, on doit trouver au dossier une preuve qui rendrait l'argument
vraisemblable (Kelsey c. La Reine, 105 C.C.C. 97 à la p. 102, [1953] 1
R.C.S. 220 à la p. 226, 16 C.R. 119 à la p. 125). Si l'avocat omet de
soulever cette question, le juge du procès n'en est pas pour autant
déchargé de l'obligation de soumettre un moyen de défense possible au
jury, mais l'existence de cette obligation doit reposer sur quelque chose
de plus que la simple imagination.
J'estime que, dans le passage précité de sa décision sur ce point, le
juge du procès a appliqué ce critère. Il a entendu toute la preuve. Il a
écouté la plaidoirie de l'avocat. Il a considéré toute la question avec la
plaidoirie à l'esprit et a conclu [TRADUCTION] "Je ne trouve pas dans
la preuve de base factuelle suffisante pour soumettre à ce jury le moyen
de défense d'erreur de fait". À mon avis il a appliqué la bonne règle de
droit.
Quand on relie les règles de droit aux faits d'une affaire donnée, il
faut garder à l'esprit ce que le juge du procès doit rechercher dans la
preuve pour décider s'il y a, comme l'a dit le juge Fauteux,
[TRADUCTION] "une preuve ou un point qui puisse rendre
vraisemblable l'argument et le grief". En l'espèce, pour qu'il y ait
vraisemblance, il doit y avoir une preuve qui, si on la croit, appuiera
l'existence d'une croyance erronée mais sincère que la plaignante
consentait en fait aux rapports sexuels qui ont effectivement eu lieu.
Ceci exige un exposé de la preuve plus détaillé qu'à l'accoutumée.
- 24 -
28.
Parlant de la connaissance de l'absence de consentement comme
élément essentiel de l'infraction, le juge Dickson a lui aussi conclu, dans l'arrêt
Pappajohn, précité, que des éléments de preuve doivent avoir été produits
relativement à cette question. Il a dit, à la p. 148:
L'erreur constitue donc un moyen de défense lorsqu'elle empêche un
accusé de former la mens rea exigée en droit pour l'infraction même
dont on l'accuse. L'erreur de fait est plus justement décrite comme une
négation d'intention coupable que comme un moyen de défense positif.
Un accusé peut l'invoquer lorsqu'il agit innocemment, par suite d'une
perception viciée des faits, et qu'il commet néanmoins l'actus reus d'une
infraction. L'erreur constitue cependant un moyen de défense, en ce
sens que c'est l'accusé qui le soulève. Le ministère public connaît
rarement les facteurs subjectifs qui ont pu amener un accusé à croire à
l'existence de faits erronés.
Si j'ai raison de dire que: (i) l'art. 143 du Code criminel exige une
mens rea, et (ii) la mens rea du viol inclut l'intention, ou l'insouciance
quant au non- consentement de la plaignante, une erreur qui dément
l'intention ou l'insouciance donne à l'accusé le droit d'être acquitté.
Dans le même ordre d'idées, il poursuit, à la p. 150:
Quoi qu'il en soit, il est clair que le recours à ce moyen de défense n'est
possible que lorsqu'un accusé produit une preuve suffisante à l'appui,
par son témoignage ou par les circonstances qui ont entouré l'acte.
Il ajoute, à la p. 158:
S'il y avait une "certaine" preuve "tendant à rendre vraisemblable" un
moyen de défense d'erreur quant au consentement, on aurait dû dire au
jury d'en tenir compte. Kelsey c. La Reine, [1953] 1 R.C.S. 220, à la
p. 226.
- 25 -
29.
L'arrêt Sansregret, précité, ne modifie ni n'écarte en rien la proposition
selon laquelle une charge de présentation incombe à l'accusé. Dans cette l'affaire,
l'accusé a subi son procès devant un juge siégeant sans jury. Or, en pareil cas, la
ligne de démarcation entre la charge de présentation et la charge de persuasion tend
à s'estomper. Le juge du procès a conclu que la plaignante avait consenti par crainte
et que l'accusé, refusant de se rendre à l'évidence, ne s'est pas interrogé sur la nature
du consentement donné. En matière de viol, la mens rea comporte comme élément
soit la connaissance que la femme consent à cause de menaces ou par crainte de
lésions corporelles, soit l'insouciance quant à la nature du consentement. Par
conséquent, le juge McIntyre a dit, à la p. 587:
À mon avis, le juge du procès a commis une erreur en faisant droit
au moyen de défense d'"erreur de fait" dans ces circonstances qui lui ont
fait conclure que la plaignante avait consenti par crainte et que
l'appelant s'est volontairement fermé les yeux devant les circonstances
en présence, voyant seulement ce qu'il souhaitait voir. Lorsque l'accusé
ignore un fait délibérément parce qu'il se ferme lui-même les yeux
devant la réalité, le droit présume qu'il y a connaissance, en l'espèce
connaissance de la nature du consentement. Il n'y a donc pas lieu
d'appliquer ce moyen de défense.
30.
Il y a une charge de présentation qui incombe à l'accusé mais, (et c'est
là, à mon avis, le point fondamental) si la preuve est suffisante pour que la question
soit soumise au jury, il incombe alors au ministère public de prouver hors de tout
doute raisonnable que l'accusé ne croyait pas sincèrement au consentement. Le
moyen de défense d'erreur, comme le juge Dickson l'a souligné dans l'arrêt
Pappajohn, est une simple négation de la mens rea qui ne fait peser sur l'accusé
aucune charge de la preuve. Il doit toutefois produire une preuve suffisante pour
que ce moyen de défense soit mis de l'avant. Glanville Williams, précité, aux pp.
- 26 -
909 et 910, exprime l'avis que le moyen de défense d'erreur de fait impose à
l'accusé une charge de présentation mais non une charge de persuasion.
31.
Selon moi, ces conclusions sur la nature de l'argument fondé sur
l'existence d'une "croyance sincère mais erronée" concordent avec la substance
générale du droit criminel. Dans l'arrêt Woolmington v. D.P.P., [1935] A.C. 462, la
Chambre des lords a affirmé que, dans un cas où l'on oppose à une accusation de
meurtre un moyen de défense d'accident ou de provocation, c'est encore la
poursuite qui a la charge de convaincre le jury. Les propos célèbres du vicomte
Sankey se trouvent à la p. 481:
[TRADUCTION] Dans toute la toile du droit criminel anglais se
retrouve toujours un certain fil d'or, soit le devoir de la poursuite de
prouver la culpabilité du prévenu, sous réserve [ . . . ] de la défense
excipant de l'aliénation mentale et sous réserve, également, de toute
exception créée par la loi. Si, à l'issue des débats, la preuve produite,
soit par la poursuite, soit par le prévenu, fait naître un doute raisonnable
[ . . . ], la poursuite a échoué et le prévenu a droit à un acquittement.
Peu importe la nature de l'accusation ou le lieu du procès, le principe
obligeant la poursuite à prouver la culpabilité du prévenu est consacré
dans la common law d'Angleterre et toute tentative d'y porter atteinte
doit être repoussée.
32.
Dans l'arrêt Mancini v. D.P.P., [1942] A.C. 1, la Chambre des lords a
davantage clarifié sa position. Elle a souligné que ce n'est pas simplement parce
que les moyens de défense d'accident ou de provocation ont été soulevés que le
juge est obligé d'en parler dans son exposé au jury. Il doit y avoir des éléments de
preuve de l'accident ou de la provocation qui puissent être vrais. Ce n'est qu'alors
que le juge est tenu d'aborder ces questions dans son résumé et ce n'est qu'alors que
le jury doit rendre un verdict en faveur de l'accusé, à moins que la poursuite ne
prouve hors de tout doute raisonnable que le moyen de défense est mal fondé.
- 27 -
33.
La reconnaissance la plus claire par la Cour suprême du Canada de la
distinction entre une charge de présentation et une charge de persuasion se dégage
de l'arrêt Latour v. The King, [1951] R.C.S. 19. Dans cette affaire-là, la Cour avait
à se pencher sur les plaidoyers de légitime défense et de provocation opposés à une
accusation de meurtre. La Cour a cité l'arrêt Woolmington, précité, ainsi que l'arrêt
Mancini, précité, puis a dit, à la p. 27:
[TRADUCTION] En effet, après avoir reçu des directives appropriées
sur ce qui, aux yeux de la loi, constitue les éléments de la légitime
défense ou de la provocation, le jury ne doit pas se demander si l'accusé
a prouvé l'existence de ces éléments, mais plutôt si la preuve indique
leur existence. Il convient ensuite de dire aux jurés que s'ils concluent
que c'est le cas ou s'il subsiste un doute dans leur esprit sur cette
question, l'accusé a droit à un acquittement complet s'il a invoqué la
légitime défense ou à un acquittement de l'infraction grave de meurtre
s'il a invoqué la provocation.
34.
Les tribunaux ont systématiquement conclu que la charge ultime de la
preuve incombe à la poursuite. Cependant, le législateur a parfois déplacé cette
charge. L'article 8 de la Loi sur les stupéfiants, par exemple, exigeait que l'accusé
établisse l'absence d'intention de se livrer au trafic une fois la possession prouvée.
Cette disposition a été jugée inconstitutionnelle dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1
R.C.S. 103, parce qu'elle violait la présomption d'innocence énoncée à l'al. 11d) de
la Charte canadienne des droits et libertés.
35.
C'est dans ce contexte qu'il faut considérer les nouvelles dispositions du
Code criminel en matière d'agression sexuelle. À mon avis, l'insertion du par.
244(4) dans le Code indique clairement que le juge du procès n'est pas obligé dans
chaque cas de demander au jury d'examiner si l'accusé croyait sincèrement, mais à
tort, qu'il y avait eu consentement. Le juge du procès ne doit donner une telle
- 28 -
directive que dans la mesure où l'on a satisfait à certaines exigences préliminaires.
Ces exigences concordent parfaitement avec la jurisprudence. Premièrement, le par.
244(4) exige que l'accusé allègue une croyance sincère au consentement.
Deuxièmement, le juge du procès ne doit présenter au jury la question de la
sincérité de cette croyance que s'il est convaincu "qu'il y a une preuve suffisante et
que cette preuve constituerait une défense si elle était acceptée par le jury". Cela
concorde avec l'opinion de cette Cour que le juge du procès doit dire au jury
d'examiner si l'accusé croyait sincèrement au consentement seulement lorsqu'il
existe des éléments de preuve à l'appui d'un tel plaidoyer. Quand le par. 244(4) dit
que le juge du procès doit se demander si la preuve en question constituerait un
moyen de défense, il s'agit, à mon avis, du moyen de défense d'erreur de fait. Cette
disposition n'est pas destinée à imposer à l'accusé la charge de la preuve
relativement à ce moyen de défense; elle énonce simplement les conditions à
remplir pour que le juge du procès soit obligé de soumettre la question au jury.
36.
Des tribunaux d'appel ont eu la possibilité d'étudier la question de la
croyance sincère mais erronée dans le contexte des nouvelles dispositions en
matière d'agression sexuelle. Ils ont conclu que le par. 244(4) constitue une
reconnaissance législative des principes de droit déjà posés relativement au
caractère suffisant de la preuve requise pour que puisse être soulevé le moyen de
défense de croyance erronée au consentement. Il faut des éléments de preuve qui
prêtent une apparence de vraisemblance au moyen de défense d'erreur de fait pour
que le tribunal le considère: voir R. v. Cook (1985), 46 C.R. (3d) 128 (C.A.C.-B.),
R. v. White (1986), 24 C.C.C. (3d) 1 (C.A.C.-B.), et R. v. Moreau (1986), 26 C.C.C.
(3d) 359 (C.A. Ont.) L'arrêt Moreau de la Cour d'appel de l'Ontario a été rendu
après son arrêt dans la présente affaire.
- 29 -
37.
Du moment que le juge du procès décide de soumettre au jury la
question de la croyance sincère, le par. 244(4) prévoit qu'il doit lui demander de
prendre en considération, en évaluant l'ensemble de la preuve qui concerne la
détermination de la sincérité de la croyance de l'accusé, la présence ou l'absence de
motifs raisonnables pour celle-ci. À mon avis, cette partie du par. 244(4) reflète
l'opinion exprimée par le juge Dickson dans l'arrêt Pappajohn, précité, à la p. 156:
...il est peu probable que le jury croie l'accusé qui déclare être dans
l'erreur à moins que celle-ci ne soit, aux yeux du jury, fondée sur des
motifs raisonnables. Le jury devra examiner le caractère raisonnable de
tous les motifs qui appuient le moyen de défense d'erreur ou que l'on
affirme tel. Bien que des "motifs raisonnables" ne constituent pas une
condition préalable au moyen de défense de croyance sincère au
consentement, ils déterminent le poids qui doit lui être accordé. Le
caractère raisonnable ou non de la croyance de l'accusé n'est qu'un
élément qui appuie ou non l'opinion que la croyance existait en réalité
et que, par conséquent, l'intention était absente.
...
Dans son Textbook of Criminal Law, à la p. 102, M. Glanville Williams se
dit d'avis, et je suis d'accord avec lui, que le juge du procès peut à bon
droit dire au jury [TRADUCTION] "que s'il estime que la croyance
alléguée est déraisonnable, ce peut être un facteur qui l'amène à conclure
qu'elle n'existait pas vraiment; mais il doit considérer les faits dans leur
ensemble". Ce n'est pas demain qu'un jury sera convaincu de l'existence
d'une croyance déraisonnable.
38.
Il me semble donc que le par. 244(4) permet toujours qu'une croyance
sincère mais déraisonnable au consentement constitue un moyen de défense. Il oblige
néanmoins le jury à considérer la présence ou l'absence de motifs raisonnables comme
un élément important à retenir en déterminant si l'accusé croyait sincèrement qu'il y
avait eu consentement. Telle est l'interprétation du par. 244(4) adoptée par la Cour
d'appel de la Colombie-Britannique dans l'arrêt R. v. White, précité, et par la Cour
- 30 -
d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R. v. Moreau, précité. C'est également le point de vue
exprimé dans la doctrine; voir D. Watt, The New Offences Against the Person: The
Provisions of Bill C-127 (1984), à la p. 83; G. Parker, "The "New" Sexual Offences"
(1983), 31 C.R. (3d) 317, aux pp. 320 et 321, quoique, dans certains cas, on soit arrivé
à cette conclusion à contrecoeur: voir, par exemple, C. Boyle, Sexual Assault (1984),
à la p. 79.
39.
Appliquant à la preuve produite en l'espèce le critère établi par la loi, je
conclus que l'exposé du juge du procès au jury ne renfermait aucune erreur. Il faut
présumer que le juge du procès a procédé de la manière prévue par le par. 244(4), qu'il
a en conséquence examiné si les exigences préliminaires de cette disposition avaient
été remplies et que, ayant conclu par la négative, il a fait son exposé au jury sans
mentionner le moyen de défense d'erreur de fait. À mon avis, les faits en l'espèce ne
suffisent pas pour fonder l'allégation de l'accusé qu'il croyait que la plaignante avait
consenti. Son assertion n'est pas du tout vraisemblable. L'accusé n'a pas témoigné. Il
n'a pas non plus cité de témoins. L'accusé et la plaignante ne se connaissaient pas. La
plaignante a subi des lésions corporelles. Elle n'a pas crié à cause des menaces et des
actes réels de violence. La plaignante n'a pas changé sa version des événements. Les
contradictions relevées par l'accusé sont insignifiantes.
7.
L'admission du témoignage de la compagne de chambre selon lequel
l'accusé lui avait fait des avances sexuelles constituait-elle une violation de la
règle d'exclusion relative à la preuve de "faits similaires"?
40.
La seconde question soulevée par l'accusé est celle de l'admissibilité du
témoignage de la compagne de chambre, Eileen, témoignage selon lequel l'accusé lui
- 31 -
avait fait des avances physiques et lui a exprimé le désir de coucher avec elle. Il fait
valoir que cette preuve aurait dû être écartée en raison de la règle relative à la preuve
de "faits similaires". Il s'agit d'une règle d'exclusion qui déroge au principe général et
fondamental de l'admissibilité de tous les éléments de preuve pertinents. Cette règle
d'exclusion porte en gros que la preuve de toute conduite indigne antérieure de l'accusé
produite pour démontrer ses mauvaises tendances est inadmissible, à moins qu'elle ne
soit à ce point probante relativement à une question ou à des questions en litige qu'elle
l'emporte sur le préjudice causé: voir Cross on Evidence (6th ed. 1985), à la p. 311. On
trouve dans l'arrêt Sweitzer c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 949, aux pp. 952 à 954, un
tour d'horizon très pratique de la règle relative à la preuve de faits similaires:
Dans la jurisprudence et la doctrine, dans les articles spécialisés et
dans les commentaires, on a beaucoup écrit sur la question de la
recevabilité de la preuve d'actes similaires. Le principe général énoncé par
lord Herschell dans l'arrêt Makin v. The Attorney-General for New South
Wales, [1894] A.C. 57, à la p. 65, a été largement accepté comme le
fondement de la recevabilité de cette preuve. Lord Herschell affirme:
[TRADUCTION] Leurs Seigneuries estiment que les principes qui
doivent régir la décision en l'espèce sont clairs, même si leur
application est loin d'être facile. Il ne fait pas de doute que la
poursuite ne peut, aux fins d'obtenir la conclusion que l'accusé est,
compte tenu de sa conduite criminelle ou de sa réputation, le genre de
personne susceptible d'avoir commis le crime dont il est inculpé,
apporter des preuves qui tendent à démontrer qu'il a déjà été reconnu
coupable de crimes autres que ceux visés par l'acte d'accusation.
D'autre part, le simple fait que la preuve apportée tend à démontrer la
perpétration d'autres crimes, n'entraîne pas pour autant son
irrecevabilité si elle porte sur une question dont le jury est saisi, ce qui
peut être le cas si elle se rapporte à la question de savoir si les actes
qui, à ce qu'on prétend, constituent le crime reproché dans l'acte
d'accusation étaient intentionnels ou accidentels; ce peut également
être le cas si cette preuve est présentée pour repousser un moyen de
défense que l'accusé pourrait autrement invoquer. Il est facile
d'énoncer ces principes généraux, mais il est évident qu'il peut souvent
être très difficile de tracer la ligne de démarcation et de décider de
quel côté se situe un élément de preuve en particulier.
- 32 -
Au cours des années, en cherchant à appliquer ce principe, les juges
ont eu tendance à créer une liste de catégories ou de types de cas où la
preuve d'actes similaires peut être recevable, en se référant généralement
à l'objet de la preuve. La preuve d'actes similaires a été produite pour
prouver l'intention, pour prouver l'existence d'un système ou d'un dessein,
pour démontrer la malice, pour repousser la défense d'accident ou d'erreur,
pour prouver l'identité, pour repousser la défense de rapports innocents et
à d'autres fins semblables et connexes. Cette liste n'est pas exhaustive.
...
Lorsqu'on aborde ce problème, il convient d'avoir présent à l'esprit le
principe général énoncé par lord Herschell dans l'arrêt Makin. Les
catégories sont parfois utiles, mais il reste qu'elles ne constituent que des
illustrations de l'application de cette règle générale.
41.
Les parties conviennent que le témoignage de la compagne de chambre,
Eileen, est pertinent et, partant, admissible, à moins a) qu'il ne relève de la règle
relative à la preuve de "faits similaires" et b) qu'il ne satisfasse aux critères
déterminant l'exclusion énoncés dans cette règle.
42.
La preuve produite en l'espèce relève-t-elle de la règle? Pour répondre à
cette question, il faut décider si la conduite de l'accusé a été indigne. Or, sa conduite
envers Eileen n'avait rien de criminel. Dans le passage tiré de l'arrêt Makin v.
Attorney-General for New South Wales, [1894] A.C. 57, lord Herschell parle
seulement de "crimes", de "conduite criminelle" et de "réputation". La conduite
indigne paraît toutefois ne pas se limiter aux seuls actes criminels. Tel a été l'avis de
la Cour d'appel d'Angleterre dans l'arrêt R. v. Barrington, [1981] 1 All E.R. 1132. Dans
cette affaire-là, la poursuite a cherché à soutenir les témoignages de trois jeunes
plaignantes relatifs aux attentats à la pudeur commis par l'accusé en produisant les
dépositions de trois autres jeunes filles. D'après les témoignages de ces dernières,
- 33 -
l'accusé avait agi sensiblement de la même manière en recrutant les jeunes filles
censément pour garder des enfants et en leur montrant des revues et des photographies
pornographiques. Elles n'alléguaient toutefois aucun comportement criminel ni aucun
attentat à la pudeur. Le tribunal a traité leurs témoignages comme une preuve de faits
similaires. Il décida que cette preuve pouvait à bon droit être admise parce qu'elle
présentait une ressemblance frappante avec les circonstances reliées à l'infraction
imputée et parce que rien n'indiquait que son effet préjudiciable l'emportait sur sa
valeur probante. Étant donné que la règle relative à la preuve de faits similaires peut
s'appliquer à des actes autres que ceux de caractère criminel, il y a lieu d'examiner si
la valeur probante de la preuve en question est plus grande que son effet préjudiciable:
voir l'arrêt Sweitzer, précité.
43.
Dans l'analyse de la valeur probante, il faut tenir compte de la mesure dans
laquelle les éléments de preuve en question se rapportent aux faits en litige et du poids
de la déduction qu'on peut en tirer. Bien entendu, la majeure partie du témoignage
d'Eileen revêt une grande pertinence en l'espèce. Il fournit le contexte dans lequel
l'agression a eu lieu. Il explique comment l'intimé a pu se présenter à la porte de la
plaignante le matin en question, comment il a connu le nom d'Eileen, pourquoi il
pouvait s'intéresser à la victime et pourquoi il a pu prévoir que celle-ci se trouverait
toute seule chez elle au moment pertinent.
44.
La preuve relative aux avances faites à Eileen rend plus clair l'exposé des
événements, car elle révèle le ton sur lequel s'est terminée la première visite à
l'appartement. Elle donne cohérence et crédibilité à l'assertion d'Eileen selon laquelle
elle n'a pas envoyé l'accusé voir la plaignante le matin en question. De plus, on
pourrait prétendre que cette preuve se rapporte dans une certaine mesure à la question
- 34 -
du mobile et de l'intention. Le ministère public soutient que l'accusé, rebuté par la
compagne de chambre Eileen, avait un motif de se tourner vers la plaignante, une
femme à l'égard de laquelle il avait déjà manifesté de l'intérêt. Le degré de valeur
probante requis varie en fonction de l'effet préjudiciable de l'admission de la preuve.
La valeur probante d'un élément de preuve peut augmenter s'il y a une certaine
similarité quant aux circonstances ainsi que proximité de temps et d'endroit.
L'admissibilité ne dépend toutefois pas d'une telle similarité frappante: voir L. H.
Hoffmann, "Similar Facts After Boardman" (1975), 91 L.Q.R. 193, à la p. 201. À mon
avis, la preuve présentement en cause a de la valeur probante, mais cette valeur n'est
pas très grande.
45.
S'agit-il d'une preuve préjudiciable? En l'espèce, la conduite envers la
compagne de chambre Eileen n'est certainement pas aussi indigne que, par exemple,
la conduite dans l'affaire Barrington, précitée. De fait, on pourrait prétendre que la
conduite de l'accusé n'avait rien d'indigne et, en conséquence, n'était pas préjudiciable
du tout. Il a fait des avances à une femme. Quand elle a dit que cela ne l'intéressait pas,
il n'a pas insisté. Il ne l'a pas contrainte. Certains éléments de l'incident peuvent
néanmoins être qualifiés d'indignes. Après qu'Eileen eut fait savoir à l'accusé qu'elle
ne coucherait pas avec lui, il l'a enlacée. Elle lui a demandé à plusieurs reprises de
partir et il a refusé chaque fois. Finalement, elle s'est sentie obligée de sortir sur le
perron. Quand ils se rendaient à l'arrêt d'autobus, il l'a immobilisée contre un mur. Il
a dit qu'il ne pourrait jamais l'aimer, qu'il pourrait seulement lui faire du mal. Bien que
cette déclaration puisse admettre une interprétation innocente, elle se prête aussi à une
interprétation menaçante. La preuve en question est préjudiciable jusqu'à un certain
point, mais ce préjudice est fort minime parce que l'accusé n'a pas insisté. Je conclus
donc que, à tout prendre, c'est à juste titre que cette preuve a été admise.
- 35 -
46.
Même à supposer que j'aie tort sur ce point et que la preuve n'ait pas dû
être admise, la déclaration de culpabilité devrait, selon moi, être maintenue en vertu
de la disposition réparatrice de l'al. 613(1)b)(iii) du Code. Étant donné le caractère
convaincant de la preuve produite en l'espèce, le verdict du jury aurait nécessairement
été le même (voir Colpitts v. The Queen, [1965] R.C.S. 739), même si l'erreur de droit
reprochée n'avait pas été commise.
8. Dispositif
47.
Pour les motifs que je viens d'exposer, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi
et de rétablir la déclaration de culpabilité.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l'appelante: Le procureur général de la province de
l'Ontario, Toronto.
Procureur de l'intimé: Morris Manning, Toronto.