CANADA |
COUR DU QUÉBEC |
PROVINCE DE QUÉBEC |
Chambre criminelle et pénale |
DISTRICT DE BONAVENTURE |
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N°: 105-01-002723-976
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NEW-CARLISLE, le 13 mai 1998. |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE JEAN-PAUL DECOSTE, juge de la Cour du Québec (JD1515).
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LA REINE Me Christian Trudel Procureur de la Couronne
c.
JOEY LEBLANCMe Jules Grenier Procureur de la Défense
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JUGEMENT
Le Ministère public a porté contre monsieur Joey Leblanc une accusation de conduite avec acuité affaiblies, de conduite avec un taux excédant 80mg d’alcool/l00ml de sang, de voies de fait et d’entrave contre une agente de la paix.
LES FAITS
Les incidents se produisent en fin d’après-midi le 30 août 1997 à New-Carlisle. Au volant de son véhicule, l’accusé frappe un garde-fou et endommage légèrement le gazon sur un terrain privé, et quitte les lieux sans en aviser qui que ce soit. Une dame qui a vu la scène, et qui reconnaît l’accusé, en prévient la Sûreté du Québec.
Sur la foi de ces renseignements, une agente de la Sûreté du Québec se rend donc directement chez l’accusé dans le but de lui remettre un constat d’infraction en vertu du Code de la Sécurité routière.
À partir de là, il y a divergence entre la version de l’agente et celle de l’accusé.
Madame prétend qu’elle est entrée dans la maison après avoir frappé, puis a demandé à monsieur Leblanc de la suivre jusqu’au véhicule patrouille afin de prendre ses coordonnées (permis de conduire, certificat d’enregistrement, d’assurance, etc.). L’accusé, qui était en train de prendre une bière au salon, était au début quelque peu arrogant, impoli, mais finit par la suivre. Rendu au véhicule, elle lui demande de vider ses poches. D’après elle, jusque là il n’était pas en état d’arrestation.
Mais avant qu’il ne monte dans le véhicule, même s’il avait déjà exhibé le contenu de ses poches, elle décide de le fouiller sommairement en le «tâtant sur le corps». Alors l’accusé riposte en la frappant sur un bras. Une altercation s’ensuivit et l’accusé fut maîtrisé, menotté, grâce surtout à l’aide d’un collègue de Madame accouru lui porter secours. On l’informe alors qu’il est en état d’arrestation pour voies de fait sur un policier et entrave, et de son droit de consulter un avocat.
On amène l’accusé au poste de police, on le soumet à l’alcootest; les résultats excédent la limite permise (180-170) et l’analyse est effectuée moins de deux heures après la conduite du véhicule. Madame ne mentionne aucun motif pour obliger l’accusé à se soumettre à l’ivressomètre, sinon le fait qu’il sentait l’alcool.
Admettant avoir légèrement endommagé la pelouse d’un terrain qui n’est pas le sien, l’accusé reconnaît avoir quitté les lieux sans prévenir. Après être passé quelques minutes chez son amie de cœur, il se rend chez lui.
Il prenait une bière avec un ami dans le salon lorsqu’il a vu la policière arriver chez lui. Sans avoir sonné à la porte, elle se présente dans le salon et lui ordonne de la suivre à son véhicule en l’empoignant par sa chemise. Malgré sa réticence il accepte, et accepte même une fois dehors de vider ses poches.
Il a résisté lorsqu’elle a voulu le fouiller. Il a surtout résisté lorsqu’après lui avoir passé une menotte, elle forçait sur cette menotte trop serrée.
ARGUMENTATION
La défense allègue le caractère illégal de l’arrestation, non seulement parce que cette arrestation va à l’encontre de la Charte canadienne des Droits et Libertés, mais parce qu’elle est contraire à l’esprit du Code criminel et de la Common law.
Ni le Code de la Sécurité routière ni le Code criminel ne justifiaient une arrestation et/ou détention. D’autre part, en agissant de la sorte on a violé le droit à la protection contre la détention arbitraire (art. 9 de la Charte des Droits et Libertés), et en obligeant l’accusé à sortir de sa résidence, on a alors violé les droits prévus aux articles 10a) et 10b) de la même Charte.
Cette arrestation étant illégale, injustifiée et abusive, la résistance de l’accusé à se soumettre à la fouille est légale, et cette résistance ne peut entraîner de verdict à l’encontre des articles 270 et 129 du Code criminel.
Enfin, la preuve obtenue en analysant l’haleine de l’accusé est le résultat direct de la violation du droit prévu à l’article 9 de la Charte et devrait être écartée.
LE DROIT
Un agent de la paix, tant en vertu de la Common law que du Code criminel et de multiples lois, est justifié et tenu de poser tous gestes légaux nécessaires afin de trouver l’auteur d’un crime, le maîtriser s’il le faut, et/ou amasser tout élément de preuve pertinent. Mais le respect de l’intimité de chaque citoyen, notamment à sa résidence, a toujours été une valeur chère aux yeux des Canadiens et du législateur. L’adoption de la Charte canadienne des Droits et Libertés a constitutionnalisé cette valeur.
A) Arrestation - Détention
On comprend des articles 495 et suivants du Code criminel que, règle générale, l’agent de la paix ne procède pas à l’arrestation de toute personne soupçonnée ou accusée d’avoir commis un acte criminel. Jusqu’à récemment, on estimait qu’en vertu de la Common law, l’arrestation par exemple d’une personne dans des lieux privés, à la suite d’une entrée sans permission, était légale si elle répondait aux conditions suivantes:
1° Le policier qui l’effectue a des motifs raisonnables de croire que la personne recherchée est sur les lieux.
2° Une annonce régulière est faite.
3° Le policier croit qu’il a des motifs raisonnables d’effectuer l’arrestation.
4° Objectivement, il existe des motifs raisonnables et probables d’effectuer l’arrestation.
Tel était l’enseignement de la Cour Suprême dans R. c. LANDRY([1]). Or l’arrêt FEENEY([2]) a statué que ce critère était insuffisant.
«Il doit être adapté aux valeurs de la Charte qui, malgré la grande importance qui est accordée à la sécurité et à l’intimité du foyer en common law, accroissent considérablement la consécration juridique de l’intimité du foyer. En général, le droit à la vie privée l’emporte désormais sur le droit de la police et les arrestations sans mandat dans une maison d’habitation sont interdites En général un mandat est requis pour effectuer une arrestation dans une maison d’habitation.» (p.15)
Par ailleurs, nous sommes d’avis que l’exception relative à la prise en chasse d’un suspect, décrétée dans l’affaire DOUGLAS JOHN MACOOH([3]) demeure toujours. La Cour Suprême dans cette décision statuait que:
«... même sans mandat d’arrestation, il existe donc, en cas de prise en chasse, un droit d’entrer dans des locaux résidentiels aux fins de procéder à une arrestation tant à l’égard d’infractions provinciales que d’actes criminels, pourvu que les circonstances justifient par ailleurs une arrestation sans mandat.»
Le Code de Procédure pénale, en ses articles 84 et 85, prévoit ces situations où l’arrestation se justifie, par exemple dans le but de protéger la vie ou la sécurité des personnes et des biens, et dans le cas d’une prise en chasse d’un contrevenant.
B) Quand une personne est-elle arrêtée, détenue?
Une personne peut-être détenue ou arrêtée sans qu’on lui ait textuellement dit: «Vous êtes en état d’arrestation pour le crime X, commis à telle date, à tel endroit.» D’autre part, le cliché traditionnel des «menottes aux poignets» n’est pas non plus essentiel à la naissance de l’arrestation ou de la détention.
La Cour Suprême a défini ce qu’il fallait entendre par ces termes dans le contexte des articles 9 et 10 de la Charte, dans l’affaire THERENS([4]).
L’essentiel est qu’il y ait restriction de la liberté physique. En sus des cas de privation de liberté par contrainte ou force physique, il y aura détention lorsqu’un agent de l’état restreint la liberté d’action d’une personne au moyen d’une demande ou de directives pouvant avoir des conséquences juridiques sérieuses. Par exemple, la Cour Suprême du Canada dans l’affaire THOMSEN([5]) a statué que l’accusé qui se conforme à l’article 254(2) du Code criminel est une personne détenue. Même sans menace ou contrainte physique, une personne est considérée «détenue» si elle se soumet ou acquiesce à la restriction de sa liberté en croyant de façon raisonnable qu’elle n’a pas le choix d’agir autrement.
Est-elle arrêtée ou détenue, qu’une personne doit alors être «informée dans les plus brefs délais des motifs de son arrestation et de sa détention» et «d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informée de ce droit».
C) Le droit d’un agent de la paix de fouiller...
Convenons que l’arrestation d’une personne peut justifier sa fouille, et les circonstances dicteront aux policiers jusqu’à quel point cette fouille pourra être envahissante. Dans l’affaire CLOUTIER-LANGLOIS([6]), la Cour Suprême explique que ce pouvoir de fouiller «...n’est pas sans limite. Premièrement, ce pouvoir n’impose pas un devoir. Les policiers jouissent d’une discrétion et ils peuvent, s’ils sont convaincus que l’application de la loi peut s’effectuer d’une façon efficace et sécuritaire, juger opportun de ne pas procéder à une fouille.»
Ce n’est pas parce qu’il est agent de la paix et exclusivement pour cette raison qu’il peut arrêter, détenir ou fouiller quelqu’un. C’est parce qu’en sus de son titre, des motifs spécifiques et clairs le lui permettent. (Voir LISE BERGERON CAPPOCI c. R.([7]) et R. c. COTTAM et COTTAM([8]))
Par exemple, sera toujours acceptée l’explication du policier à l’effet qu’il effectuait cette fouille par mesure de sécurité ou dans le but de découvrir sur l’accusé quelque élément de preuve susceptible de prouver la culpabilité de l’accusé, s’il est en état d’arrestation.
Si par ailleurs l’arrestation d’une personne est illégale, il va de soi que la fouille l’est également. Et il faut alors convenir que toute personne victime d’une arrestation ou d’une fouille illégale est en droit de résister, sans risquer d’être reconnue coupable d’entrave (129 C.cr.) ou de voies de fait sur un agent de la paix (270 C.cr.). Voir la décision R. c. LUSSIER([9]) du juge Gomery, C.S.
Naturellement, comme le mentionnaient les juges Brassard et Dubé dans l’affaire DAVEY DEER([10]): «Il ne faut pas que la résistance ait été de telle intensité ni accompagnée de telle violence qu’elle ait constitué une résistance déraisonnable, lui donnant un caractère criminel.» (Au même effet: R. c. JACQUES([11]) du juge Jean-François Dionne, C.Q. et R. c. CORRIER([12])).
D) L’exclusion de la preuve
L’affaire COLLINS([13]) avait tracé la ligne à suivre en matière d’exclusion de la preuve en vertu de l’article 24(2) de la Charte des Droits et Libertés, en suggérant trois catégories de facteurs. La première concerne l’équité du procès, la deuxième la gravité de la violation de la Charte, et la troisième vise la possibilité que l’administration de la justice puisse être déconsidérée, par l’exclusion de preuve illégalement obtenue.
Sur le premier aspect, la décision STILLMAN([14]) adopte une interprétation des plus libérales. On peut y lire:
«Si la preuve a été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui-même et que le Ministère public ne démontre pas, suivant la balance des probabilités, qu’elle aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui-même, son utilisation rendra alors le procès inéquitable. En règle générale, le tribunal écartera la preuve sans examiner la gravité de la violation, ni l’incidence de son exclusion sur la considération dont jouit l’administration de la justice. Il doit en être ainsi puisqu’un procès inéquitable déconsidérerait nécessairement l’administration de la justice.»
DISPOSITIF
Lorsque l’agente pénètre dans la résidence de l’accusé et lui intime de la suivre à l’extérieur de la maison, son geste fait en sorte que l’accusé est alors une «personne détenue». Notre Charte oblige alors qu’on l’informe immédiatement des motifs de sa détention et qu’il a le droit d’avoir recours sans délai aux services d’un avocat. Dès cet instant, on a violé un droit constitutionnel des plus importants.
D’autre part, même avant que ne soit rendu l’arrêt FEENEY précité (13 mai 1997), le tribunal ne voit pas comment dans les circonstances du présent dossier, un policier pouvait justifier une arrestation dans une maison d’habitation pour une infraction au Code de la Sécurité routière.
Un policier a le droit de se rendre chez quelqu’un pour lui signifier un billet de contravention. Il peut aussi, si le suspect y consent de façon libre et volontaire, obtenir de lui une déclaration. Mais en l’instance, accepter cette conduite de la policière signifierait qu’on lui donne le droit d’arrêter quelqu’un pour une infraction au Code de la Sécurité routière dans l’unique but d’obtenir des informations pour l’incriminer, et ce dans sa résidence.
L’étape suivante révèle une situation tout aussi illégale. Comment peut-on obliger une personne qui n’est pas en état d’arrestation, à vider le contenu de ses poches puis à se soumettre à une fouille, même mineure, par palpation? On le comprend et on l’accepte pour celui qui veut par exemple franchir une aire de sécurité quelconque, ou entrer au pays. Mais comment justifier cela si on l’oblige de quelqu’un avec qui on prétend s’entretenir librement dans un véhicule de police, cette personne étant déjà très réticente à s’asseoir dans le véhicule?
On ne peut d’une part prétendre que l’accusé est libre, mais qu’il est tenu de se soumettre à une fouille avant d’entrer dans ce véhicule. En somme, non seulement la détention de l’accusé entre le moment où il quitte la maison et se rend près du véhicule est illégale, mais la fouille l’est également.
La conséquence est donc la suivante: la résistance, même physique, posée par l’accusé était justifiée et ne peut entraîner un verdict de culpabilité sur les chefs d’entrave et de voies de fait. Si l’accusé avait par ailleurs exagéré dans l’usage de la force, ce qui n’est pas le cas, il eut été possible de maintenir le chef de voies de fait.
Quant à l’accusation de conduite avec facultés affaiblies, l’agente de paix ne fait allusion qu’à un seul symptôme pour la soutenir, à savoir que l’accusé «avait haleine de boisson». On conviendra que cela est insuffisant.
L’analyse de l’haleine de l’accusé n’a pas été obtenue en conformité avec les dispositions du Code. Nulle part dans la preuve ne m’a-t-on énuméré les motifs ayant justifié les autres policiers à ordonner à l’accusé de se soumettre à l’ivressomètre. Avant l’adoption de la Charte, cette situation importait peu. (Voir RILLING([15]))
Mais il y a plus que cela. Cette preuve a été obtenue parce qu’on a illégalement arrêté et détenu Joey Leblanc: sa détention et son arrestation étaient arbitraires, contraires à l’article 9 de la Charte canadienne des Droits et Libertés.
L’interprétation récente (STILLMAN précité) de la Cour Suprême donnée à l’article 24(2) oblige l’exclusion presque automatique puisque dans la réalité on oblige l’accusé à se mobiliser contre lui-même.
Nous terminons ce trop long jugement sur, le point suivant. Lorsque dans un procès pénal l’accusé veut faire exclure une preuve, il doit s’y objecter avant qu’elle ne soit déposée, et en prévenant à l’avance les procureurs du Ministère public afin d’éviter une demande d’ajournement.
En l’instance, telle procédure n’a pas été suivie, mais nous avons accepté de nous en saisir puisque d’une part les deux parties ont pu soumettre adéquatement leur point de vue respectif, et d’autre part parce que le débat excédait le cadre constitutionnel.
CONCLUSION
L’accusé est acquitté des chefs suivants:
1° De conduite d’un véhicule avec une alcoolémie excédant 80mg d’alcool/l00ml de sang puisque la preuve des résultats de l’analyse de l’haleine est exclue.
2° De conduite avec facultés affaiblies par l’effet de l’alcool puisque la preuve est insuffisante.
3° Des chefs d’entrave et de voies de fait sur un policier puisque l’accusé était justifié de résister physiquement à une arrestation et à une fouille illégales.
JEAN-PAUL DECOSTE, j c Q
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