ford c. québec (procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712
Le procureur général du Québec
Appelant
c.
La Chaussure Brown's Inc.
Intimée
et
Valerie Ford
Intimée
et
McKenna Inc.
Intimée
et
Nettoyeur et Tailleur Masson Inc.
Intimée
et
La Compagnie de Fromage Nationale Ltée
Intimée
et

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Le procureur général du Canada, le procureur général de l'Ontario et le
procureur général du Nouveau-Brunswick
Intervenants
RÉPERTORIÉ: FORD c. QUÉBEC (PROCUREUR GÉNÉRAL)
No du greffe: 20306.
1987: 16, 17, 18 novembre; 1988: 15 décembre.
Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey*, McIntyre, Lamer, Wilson
et Le Dain*.
EN APPEL DE LA COUR D'APPEL DU QUÉBEC
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Application -- Dérogation par
déclaration expresse -- Loi provinciale exigeant que l'affichage public, la publicité
commerciale et les raisons sociales soient en français seulement -- La loi provinciale
est-elle soustraite à l'application de l'art. 2b) de la Charte canadienne des droits et
libertés par une disposition dérogatoire valide et en vigueur? -- Charte canadienne
des droits et libertés, art. 33 -- Charte de la langue française, L.R.Q., chap. C-11, art.
58, 69, 214 -- Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1983, chap. 56, art.
52 -- Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982, L.Q. 1982, chap. 21, art. 1, 7.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Disposition dérogatoire -- Loi
provinciale ajoutant une disposition dérogatoire type à toutes les lois provinciales
* Les juges Estey et Le Dain n'ont pas pris part au jugement.

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adoptées avant le 23 juin 1982 -- Disposition dérogatoire type ayant effet rétroactif
-- Les dispositions dérogatoires types édictées par la loi provinciale sont-elles
valides? -- La loi provinciale est-elle compatible avec l'art. 33 de la Charte
canadienne? -- Peut-il être dérogé à toutes les dispositions de l'art. 2 et des art. 7 à
15 de la Charte canadienne par un seul texte législatif? -- La disposition dérogatoire
peut-elle avoir un effet rétroactif? -- Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982,
L.Q. 1982, chap. 21, art. 1, 2, 7 -- Charte de la langue française, L.R.Q., chap. C-11,
art. 214 -- Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1983, chap. 56, art.
52.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Liberté d'expression -- Loi
provinciale exigeant que l'affichage public, la publicité commerciale et les raisons
sociales soient en français seulement -- La liberté d'expression garantie par l'art. 2b)
de la Charte canadienne des droits et libertés comprend-elle la liberté de s'exprimer
dans la langue de son choix? -- La garantie de liberté d'expression s'étend-elle à
l'expression commerciale? -- La loi provinciale viole-t-elle la garantie de liberté
d'expression? -- La restriction que la loi provinciale impose à la liberté d'expression
est-elle justifiable en vertu de l'article premier de la Charte canadienne? -- Le déni
ou la négation d'un droit ou d'une liberté garantis peuvent-ils constituer une
restriction aux fins de l'article premier? -- Charte de la langue française, L.R.Q.,
chap. C-11, art. 58, 69.
Législation -- Application -- Loi provinciale sur les droits de la personne
-- Dates à partir desquelles l'art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne
du Québec avait préséance sur les dispositions des autres lois provinciales -- Charte

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des droits et libertés de la personne, L.R.Q., chap. C-12, art. 3, 52 -- Loi -- Loi
modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1983, chap. 56, art. 12.
Libertés publiques -- Loi provinciale sur les droits de la personne --
Liberté d'expression -- Loi provinciale exigeant que l'affichage public, la publicité
commerciale et les raisons sociales soient en français seulement -- La liberté
d'expression garantie par l'art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du
Québec comprend-elle la liberté de s'exprimer dans la langue de son choix? -- La
garantie de liberté d'expression s'étend-elle à l'expression commerciale? -- La loi
provinciale viole-t-elle la garantie de liberté d'expression? -- La restriction que la loi
provinciale impose à la liberté d'expression est-elle justifiable en vertu de l'art. 9.1 de
la Charte québécoise? -- Charte de la langue française, L.R.Q., chap. C-11, art. 58,
69.
Libertés publiques -- Discrimination fondée sur la langue -- Loi
provinciale exigeant que l'affichage public, la publicité commerciale et les raisons
sociales soient en français seulement -- La loi provinciale viole-t-elle la garantie
contre la discrimination fondée sur la langue reconnue à l'art. 10 de la Charte des
droits et libertés de la personne du Québec? -- Charte de la langue française, L.R.Q.,
chap. C-11, art. 58, 69.
En février 1984, les intimées ont demandé en Cour supérieure un jugement
déclarant que les art. 58 et 69 de la Charte de la langue française, L.R.Q., chap. C-11,
ainsi que ses art. 205 et 208, dans la mesure où ils s'appliquent aux art. 58 et 69, sont
inopérants et sans effet. Aux termes de l'art. 58, "L'affichage public et la publicité
commerciale se font uniquement" en français et l'art. 69 dispose que ". . . seule la

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raison sociale en langue française peut être utilisée au Québec". Les articles 205 à 208
portent sur les infractions, les peines et les autres sanctions qu'entraîne une
contravention aux dispositions de la Charte de la langue française. La Cour supérieure
a accueilli la requête en partie et a déclaré l'art. 58 inopérant. Le procureur général du
Québec a interjeté appel et les intimées ont formé un appel incident fondé sur le fait
que la Cour supérieure n'avait pas déclaré inopérants les art. 69 et 205 à 208. La Cour
d'appel a rejeté l'appel et a accueilli l'appel incident. Le pourvoi vise à déterminer (1)
si les art. 58 et 69 portent atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la
Charte canadienne des droits et libertés et par l'art. 3 de la Charte des droits et
libertés de la personne du Québec, L.R.Q., chap. C-12; et (2) si les art. 58 et 69 violent
la garantie contre la discrimination fondée sur la langue, énoncée à l'art. 10 de la
Charte québécoise.
Arrêt: Le pourvoi est rejeté. Les articles 58 et 69 de la Charte de la langue
française et ses art. 205 à 208, dans la mesure où ils s'appliquent aux art. 58 et 69,
enfreignent l'art. 3 de la Charte québécoise et ne sont pas justifiés par l'art. 9.1 de
celle-ci. L'article 69 et les art. 205 à 208, dans la mesure où ils s'appliquent à l'art. 69,
enfreignent l'al. 2b) de la Charte canadienne et ne sont pas justifiés par l'article
premier de celle-ci. Les articles 58 et 69 contreviennent à l'art. 10 de la Charte
québécoise.
a) Application de la Charte canadienne
L'article 58 de la Charte de la langue française, remplacé par l'art. 12 de
la Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1983, chap. 56, est soustrait à
l'application de l'al. 2b)ition de forme imposée par l'art. 33 est que la déclaration

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dérogatoire indique expressément qu'une loi ou une de ses dispositions a effet
indépendamment d'une disposition donnée de l'art. 2 ou des art. 7 à 15 de la Charte
canadienne. Une déclaration faite en vertu de l'art. 33 est suffisamment explicite si elle
mentionne le numéro de l'article, du paragraphe ou de l'alinéa de la Charte qui contient
la disposition ou les dispositions auxquelles on entend déroger. Bien entendu, si le
législateur entend ne déroger qu'à une partie d'une disposition d'un article, il faudra
que des mots indiquent clairement ce qui fait l'objet de la dérogation. L'article 69 de
la Charte de la langue française n'est pas soustrait à l'application de l'al. 2b) parce
qu'il n'est pas touché par la Loi modifiant la Charte de la langue française.
L'article 214 de la Charte de la langue française ne soustrait plus l'art. 69
à l'application de l'al. 2b) de la Charte canadienne. Suivant le par. 33(3) de la Charte
canadienne, l'art. 214, adopté par l'art. 1 de la Loi concernant la Loi constitutionnelle
de 1982, L.Q. 1982, chap. 21, a cessé d'avoir effet le 23 juin 1987, soit cinq ans après
la date d'entrée en vigueur de la loi qui l'a édicté.
L'article 1 de la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982, qui adopte
de nouveau, en y ajoutant la disposition dérogatoire type, toutes les lois québécoises
adoptées avant le 17 avril 1982, date d'entrée en vigueur de la Charte canadienne,
constitue un exercice valable du pouvoir législatif et n'empêche pas la déclaration
dérogatoire ainsi introduite dans chaque loi d'être une déclaration expresse au sens de
l'art. 33 de la Charte canadienne. Toutefois, en prévoyant que l'art. 1 s'appliquait à
partir du 17 avril 1982, l'art. 7 de la Loi donnait un effet rétroactif lilité avec l'art. 33
de la Charte canadienne, ce qui a pour conséquence que les dispositions dérogatoires
types adoptées par l'art. 1 de ladite loi sont entrées en vigueur le 23 juin 1982
conformément avec la première phrase de l'art. 7.

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b) Application de la Charte québécoise
Les articles 58 et 69 de la Charte de la langue française sont tous les deux
assujettis à l'art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Par
l'effet de l'art. 52 de la Charte québécoise, tel que modifié par l'art. 16 de la Loi
modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1982, chap. 61, et par
l'effet de l'art. 34 de la loi modificatrice, qui prévoit l'entrée en vigueur de l'art. 16 par
proclamation, l'art. 3 de la Charte québécoise avait, à partir du 1er octobre 1983, date
où la loi modificatrice est entrée en vigueur par proclamation, préséance sur "les lois
postérieures à cette date" et, à partir du 1er janvier 1986, sur "les lois antérieures" au
1er octobre 1983. L'expression "loi postérieure", à l'art. 34 désigne un texte législatif
adopté après le 1er octobre 1983, indépendamment de son effet sur les lois déjà en
vigueur à ce moment-là. Par conséquent, l'art. 3 de la Charte québécoise s'appliquait
à l'art. 58 de la Charte de la langue française dès le 1er février 1984, c'est-à-dire la date
à laquelle l'art. 58, modifié par l'art. 12 de la Loi modifiant la Charte de la langue
française, L.Q. 1983, chap. 56, a été proclamé en vigueur, et s'appliquait à l'art. 69 de
la Charte de la langue française au plus tard le 1er janvier 1986.
c) Liberté d'expression
La "liberté d'expression" garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne et
par l'art. 3 de la Charte québécoise comprend la liberté de s'exprimer dans la langue
de son choix. La langue est si intimement liée à la forme et au contenu de l'expression
qu'il ne peut y avoir de véritable liberté d'expression linguistique s'il est interdit de se
servir de la langue de son choix. Le langage n'est pas seulement un moyen ou un mode
d'expression. Il colore le contenu et le sens de l'expression. C'est pour un peuple un

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moyen d'exprimer son identité culturelle. C'est aussi le moyen par lequel on exprime
son identité personnelle et son individualité. Reconnaître que la "liberté d'expression"
englobe la liberté de s'exprimer dans la langue de son choix ne compromet ni ne
contredit les garanties expresses ou précises de droits linguistiques énoncées à l'art.
133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et aux art. 16 à 23 de la Charte canadienne.
L'expression envisagée aux art. 58 et 69 de la Charte de la langue
française -- appelée par souci de commodité "expression commerciale" -- est une
expression au sens de l'al. 2b) de la Charte canadienne et de l'art. 3 de la Charte
québécoise. L'expression commerciale, comme l'expression politique, est un des modes
d'expression qui méritent une protection constitutionnelle parce qu'ils servent à
promouvoir certaines valeurs individuelles et collectives dans une société libre et
démocratique. Au-delà de sa valeur intrinsèque en tant que mode d'expression,
l'expression commerciale, qui protège autant celui qui s'exprime que celui qui l'écoute,
joue un rôle considérable en permettant aux individus de faire des choix économiques
éclairés, ce qui représente un aspect important de l'épanouissement individuel et de
l'autonomie personnelle. Cela mène à la conclusion que l'art. 58 portpar l'art. 3 de la
Charte québécoise.
d) Limites raisonnables
Les documents produits devant la Cour ne justifient pas la restriction
imposée à la liberté d'expression par les art. 58 et 69 de la Charte de la langue
française. Ces documents établissent que la Charte de la langue française vise un
objectif législatif important -- l'amélioration de la situation de la langue française au
Québec -- et qu'elle est destinée à répondre à un besoin réel et urgent -- la survie de la

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langue française. La menace pesant sur la langue française a convaincu le
gouvernement qu'il devait notamment prendre des mesures pour que le "visage
linguistique" du Québec reflète la prédominance du français. Quoique les documents
montrent le lien rationnel qui existe entre le fait de protéger la langue française et le
fait d'assurer que la réalité de la société québécoise se reflète dans le "visage
linguistique", ils ne démontrent pas que l'exigence de l'usage exclusif du français posée
par les art. 58 et 69 est nécessaire pour atteindre l'objectif législatif ni qu'elle est
proportionnée à cet objectif. Alors qu'exiger que la langue française prédomine, même
nettement, dans l'affichage serait proportionnel à l'objectif de promotion et de
préservation d'un "visage linguistique" français au Québec, et serait donc justifié en
vertu de l'art. 9.1 de la Charte québécoise et de l'article premier de la Charte
canadienne, l'obligation d'employer exclusivement le français n'a pas été justifiée. On
pourrait exiger que le français accompagne toute autre langue ou l'on pourrait exiger
qu'il soit plus en évidence qu'une autre langue. Par conséquent la restriction imposée
à la liberté d'expression par l'art. 58 de la Charte de la langue française n'est pas
justifiée en vertu de l'art. 9.1 de la Charte québécoise, et la restriction imposée
àstificative correspondant à l'article premier de la Charte canadienne, son application
étant également soumise au critère de la proportionnalité et du lien rationnel.
e) Discrimination fondée sur la langue
Suivant l'art. 10 de la Charte québécoise, une "distinction, exclusion ou
préférence" fondée sur l'un des motifs énumérés au même article est discriminatoire
lorsqu'elle "a pour effet de détruire ou de compromettre" le droit à la reconnaissance
et à l'exercice, en pleine égalité, d'un droit ou d'une liberté de la personne. Quoique
l'art. 58 de la Charte de la langue française s'applique à tous, l'exigence de l'usage

- 10 -
exclusif du français, indépendamment de la langue usuelle, produit des effets différents
sur différentes catégories de personnes selon leur langue usuelle. Il est permis aux
francophones de se servir de leur langue usuelle, alors que cela est interdit aux
anglophones et aux autres non francophones. Du fait qu'il touche et affecte
différemment les personnes suivant leur langue usuelle, l'art. 58 crée une distinction
fondée sur la langue au sens de l'art. 10. Le droit ou la liberté de la personne en cause
est la liberté de s'exprimer dans la langue de son choix. La distinction fondée sur la
langue usuelle créée par l'art. 58 a pour effet de détruire le droit à la reconnaissance
et à l'exercice, en pleine égalité, de cette liberté. Il s'ensuit que l'art. 58 est inopérant
parce qu'il contrevient à l'art. 10 de la Charte québécoise. La même conclusion
s'impose à l'égard de l'art. 69 de la Charte de la langue française.
Jurisprudence
Arrêt appliqué: Forget c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S.
90; arrêt écarté: Alliance des professeurs de Montréal c. Procureur général du
Québec, [1985] C.A. 376, inf. [1985] C.S.enne des droits de l'homme 339; X. c.
Belgique (1965), 8 Annuaire de la Convention européenne des droits de l'homme 283;
X. c. Irlande (1970), 13 Annuaire de la Convention européenne des droits de l'homme
793; Affaire "Relative à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en
Belgique" (1968), 11 Annuaire de la Convention européenne des droits de l'homme
833; arrêts examinés: Re Grier and Alberta Optometric Association (1987), 42 D.L.R.
(4th) 327; Valentine v. Chrestensen, 316 U.S. 52 (1942); Virginia State Board of
Pharmacy v. Virginia Citizens Consumer Council Inc., 425 U.S. 748 (1976); Central
Hudson Gas & Electric Corp. v. Public Service Commission of New York, 447 U.S.
557 (1980); Posadas de Puerto Rico Associates v. Tourism Co. of Puerto Rico, 106

- 11 -
S.Ct. 2968 (1986); arrêt non suivi: Re Klein and Law Society of Upper Canada
(1985), 16 D.L.R. (4th) 489; arrêts mentionnés: Devine c. Procureur général du
Québec, [1982] C.S. 355, conf. [1987] R.J.Q. 50, inf. en partie [1988] 2 R.C.S. 790;
Irwin Toy Ltd. c. Procureur général du Québec, [1986] R.J.Q. 2441; Gustavson
Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271; Renvoi
relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; MacDonald c. Ville
de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460; Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick Inc.
c. Association of Parents for Fairness in Education, [1986] 1 R.C.S. 549; R. c. Big M
Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Edwards
Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2
R.C.S. 573; Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School
Boards, [1984] 2 R.C.S. 66, conf. [1983] C.A. 77, conf. [1982] C.S. 673; R. c.
Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Law Society of Upper Canade des droits de la
personne et O'Malley c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536; Bhinder c.
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b), 7 à 15, 16 à 23, 24(1), 33.
Charte de la langue française, L.R.Q., chap. C-11, art. 1, 58 [rempl. 1983, chap. 56,
art. 12], 69, 89, 205 [mod. 1986, chap. 58, art. 15], 206 [mod. 1986, chap. 58,
art. 16], 207, 208, 209, 214 [ad. 1982, chap. 21, art. 1].
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., chap. C-12, art. 3, 9.1 [ad. 1982,
chap. 61, art. 2], 10 [mod. 1978, chap. 7, art. 112; mod. 1980, chap. 11, art. 34;
mod. 1982, chap. 61, art. 3], 51, 52 [rempl. 1982, chap. 61, art. 16].
Code de procédure civile, L.R.Q., chap. C-25, art. 454, 507 [mod. 1979, chap. 37, art.
24; rempl. 1982, chap. 32, art. 44].
Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982, L.Q. 1982, chap. 21, art. 1, 2, 5, 6, 7.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 133.

- 12 -
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi d'interprétation, L.R.Q., chap. I-16, art. 13.
Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, chap. I-23, art. 36f).
Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1983, chap. 56, art. 12, 52.
Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1982, chap. 61, art.
2, 3, 16, 34.
Loi sur la Cour suprême, S.R.C. 1970, chap. S-19, art. 67.
Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., chap. P-40.1, art. 364 [ad. 1982, chap.
21, art. 1].
Doctrine citée
Côté, Pierre-André. Interprétation des lois. Cowansville: Yvon Blais Inc., 1982.
Emerson, Thomas I. "Toward a General Theory of the First Amendment" (1963), 72
Yale L.J. 877.
Fishman, Joshua A. The Sociology of Language: An Interdisciplinary Social Approach
to Language in Society. Rowley, Mass.: Newbury House Publishers, 1972.
Jackson, Thomas H. and John Calvin Jeffries. "Commercial Speech: Economic Due
Process and the First Amendment" (1979), 65 Va. L. Rev. 1.
Kurland, Philip B. "Posadas de Puerto Rico v. Tourism Company: «'Twas Strange,
'Twas Passing Strange; 'Twas Pitiful, 'Twas Wondrous Pitiful»," [1986] Sup. Ct.
Rev. 1.
Langlois, Raynold. "Les clauses limitatives des Chartes canadienne et québécoise des
droits et libertés et le fardeau de la preuve". Dans Perspectives canadiennes et
européennes des droits de la personne. Sous la direction de Daniel Turp et de
Gérald A. Beaudoin. Cowansville: Yvon Blais Inc., 1986, pp. 159 à 186.
Lively, Donald E. "The Supreme Court and Commercial Speech: New Words with an
Old Message" (1987), 72 Minn. L. Rev. 289.
Sharpe, Robert J. "Commercial Expression and the Charter" (1987), 37 U. of T.L.J.
229.
"The Supreme Court--Leading Cases" (1986), 100 Harv. L. Rev. 100.
Weinberg, Jonathan. "Constitutional Protection of Commercial Speech" (1982), 82
Colum. L. Rev. 720.

- 13 -
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1987] R.J.Q. 80,
5 Q.A.C. 119, 36 D.L.R. (4th) 374, qui a rejeté l'appel interjeté par l'appelant contre
un jugement du juge Boudreault, [1985] C.S. 147, 18 D.L.R. (4th) 711, qui avait
accueilli en partie la demande des intimées visant à faire déclarer inopérants certains
articles de la Charte de la langue française. Pourvoi rejeté.
Yves de Montigny, André Tremblay et Richard Tardif, pour l'appelant.
Harvey Yarosky et Allan R. Hilton, pour les intimées.
Georges Emery, c.r., et André Bluteau et René LeBlanc, pour l'intervenant
le procureur général du Canada.
Lorraine Weinrib, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Grant S. Garneau, pour l'intervenant le procureur général du
Nouveau-Brunswick.
Le jugement suivant a été rendu par
1.
LA COUR-- La principale question soulevée par le présent pourvoi est
de savoir si les art. 58 et 69 de la Charte de la langue française du Québec, L.R.Q.,
chap. C-11, qui exigent que l'affichage public et la publicité commerciale se fassent
uniquement en français et que seule soit utilisée la raison sociale en langue française,
portent atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne
des droits et libertés et par l'art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du
Québec, L.R.Q., chap. C-12. La question se pose en outre de savoir si les art. 58 et 69

- 14 -
de la Charte de la langue française violent la garantie contre la discrimination fondée
sur la langue énoncée à l'art. 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du
Québec. L'application de la Charte canadienne des droits et libertés dépend d'abord
de la validité et de l'applicabilité d'une disposition dérogatoire, adoptée en vertu de
l'art. 33 de la Charte canadienne, déclarant que les art. 58 et 69 de la Charte de la
langue française ont effet indépendamment de l'al. 2b) de la Charte canadienne.
2.
Le présent pourvoi, formé avec l'autorisation de cette Cour, attaque
l'arrêt de la Cour d'appel du Québec en date du 22 décembre 1986, [1987] R.J.Q. 80,
5 Q.A.C. 119, 36 D.L.R. (4th) 374, rejetant l'appel formé par le procureur général du
Québec contre le jugement du 28 décembre 1984, [1985] C.S. 147, 18 D.L.R. (4th)
711, par lequel le juge Boudreault de la Cour supérieure du district de Montréal, sur
requête en jugement déclaratoire, a déclaré l'art. 58 de la Charte de la langue française
inopérant dans la mesure où il prescrit que l'affichage public et la publicité
commerciale doivent se faire uniquement en langue française. Le présent pourvoi
attaque également l'arrêt de la Cour d'appel en ce qu'il a accueilli l'appel incident
formé par les intimées contre le jugement du juge Boudreault et a déclaré l'art. 69 de
la Charte de la langue française inopérant dans la mesure où il prescrit que seule la
raison sociale en langue française peut être utilisée. En accueillant l'appel incident, la
Cour d'appel a aussi déclaré inopérants, dans la mesure où ils s'appliquent aux art. 58
et 69, les art. 205 à 208 de la Charte de la langue française relatifs aux infractions
ainsi qu'aux peines et aux autres sanctions qu'entraînent les contraventions à ses
dispositions.
I

- 15 -
La requête des intimées en jugement déclaratoire
3.
Le 15 février 1984, les intimées ont présenté une requête en jugement
déclaratoire, en vertu de l'art. 454 du Code de procédure civile du Québec et du par.
24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. La publicité commerciale et
l'affichage faits par les cinq intimées sont décrits aux paragraphes 1 à 5 de leur
requête:
[TRADUCTION] 1. La Chaussure Brown's Inc. ("Brown's") exploite une
entreprise de vente de chaussures au détail partout au Québec et, depuis le
1er septembre 1981 au moins, elle a utilisé et affiché à l'intérieur et à
l'extérieur des locaux occupés par son magasin situé au centre commercial
Fairview, 6801, route Transcanadienne, Pointe-Claire, une publicité
commerciale contenant les mots suivants:
BRAVO BRAVO
«Brown's quality.
La qualité
Bravo. price.
à tout prix»
2. Valerie Ford, qui fait affaires sous la raison sociale Les Lainages du
Petit Mouton Enr. ("Ford"), exploite un magasin de vente au détail où elle
vend notamment de la laine et, depuis le 1er septembre 1981 au moins, a
utilisé et affiché aux locaux situés au 311, bd St. Johns, Pointe-Claire, une
enseigne extérieure portant l'inscription suivante:
"LAINE
WOOL"
3. Nettoyeur et Tailleur Masson Inc. ("Nettoyeur Masson") exploite un
atelier de tailleur et une entreprise de nettoyage à sec et, depuis le 1er
septembre 1981 au moins, a utilisé et affiché aux locaux situés au 3259,
rue Masson, Montréal, une enseigne extérieure portant l'inscription
suivante:
NETTOYEURS
Masson CLEANERS
TAILLEUR
inc. TAILOR
SERVICE
ALTERATIONS

- 16 -

HEURE
REPAIRS
1
HOUR
4. McKenna Inc. ("McKenna") exploite un commerce de fleurs dans la
ville de Montréal et, depuis le 1er septembre 1981 au moins, a utilisé et
affiché aux locaux situés au 4509, chemin Côte des Neiges, Montréal, une
enseigne extérieure portant l'inscription suivante:
«Fleurs McKENNA Flowers»
5. La Compagnie de Fromage Nationale Ltée ("Fromage Nationale")
exploite une entreprise de distribution de fromages et, depuis le 1er
septembre 1981 au moins, a utilisé et affiché aux locaux situés au 9001,
rue Salley, Ville de LaSalle, des enseignes extérieures portant l'inscription
suivante:
«NATIONAL CHEESE La Cie de FROMAGE
Co Ltd. NATIONALE Ltée»
4.
La requête allègue en outre que les intimées La Chaussure Brown's
Inc., Valerie Ford et La Compagnie de Fromage Nationale Ltée ont reçu de la
Commission de surveillance de la langue française une mise en demeure les avisant
que leurs enseignes contrevenaient à la Charte de la langue française et les sommant
de s'y conformer, et que des accusations ont été portées, en vertu de la Charte de la
langue française, contre les intimées McKenna Inc. et Nettoyeur et Tailleur Masson
Inc.
5.
Les intimées sollicitent dans leur requête un jugement déclarant
qu'elles ont le droit, nonobstant les art. 58, 69 et 205 à 208 de la Charte de la langue
française, de faire la publicité commerciale et l'affichage public décrits dans la requête
et déclarant que les art. 58 et 69 ainsi que 205 à 208, dans la mesure où ces derniers
s'appliquent aux art. 58 et 69 de la Charte de la langue française, sont inopérants et
sans effet.

- 17 -
II
Les dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes
6.
Pour faciliter la compréhension des questions soulevées en l'espèce,
telles qu'elles se dégagent des motifs des jugements de la Cour supérieure et de la Cour
d'appel ainsi que des questions constitutionnelles et des arguments présentés devant
cette Cour, il est utile de citer les dispositions législatives et constitutionnelles
pertinentes.
A.
La Charte de la langue française
7.
Les articles 1, 58, 69, 89, 205, 206, 207 et 208 de la Charte de la
langue française, L.R.Q., chap. C-11, disent:
1. Le français est la langue officielle du Québec.
58. L'affichage public et la publicité commerciale se font uniquement dans
la langue officielle.
Toutefois, dans les cas et suivant les conditions ou les circonstances
prévus par règlement de l'Office de la langue française, l'affichage public
et la publicité commerciale peuvent être faits à la fois en français et dans
une autre langue ou uniquement dans une autre langue.
69. Sous réserve de l'article 68, seule la raison sociale en langue française
peut être utilisée au Québec.
89. Dans les cas où la présente loi n'exige pas l'usage exclusif de la langue
officielle, on peut continuer à employer à la fois la langue officielle et une
autre langue.

- 18 -
205. Quiconque contrevient à une disposition de la présente loi autre que
l'article 136 ou des règlements adoptés en vertu de la présente loi par le
gouvernement ou par l'Office de la langue française est coupable d'une
infraction et passible, en plus du paiement des frais,
a) pour chaque infraction, d'une amende de 30 $ à 575 $ dans le cas
d'une personne physique et de 60 $ à 1 150 $ dans le cas d'une personne
morale;
b) pour toute récidive dans les deux ans suivant une infraction, d'une
amende de 60 $ à 1 150 $ dans le cas d'une personne physique, et de 575
$ à 5 750 $ dans le cas d'une personne morale.
206. Une entreprise qui commet une infraction visée à l'article 136 est
passible, en plus du paiement des frais, d'une amende de 125 $ à 2 300 $
pour chaque jour où elle poursuit ses activités sans certificat.
207. Le procureur général ou la personne qu'il autorise intente, par voie
sommaire, les poursuites prévues à la présente loi et exerce les recours
nécessaires à son application.
208. Un tribunal de juridiction civile peut, à la requête du procureur
général, ordonner que soient enlevés ou détruits, dans un délai de huit
jours à compter du jugement, les affiches, les annonces, les
panneaux-réclame et les enseignes lumineuses qui contreviennent aux
dispositions de la présente loi, et ce, aux frais des intimés.
La requête peut être dirigée contre le propriétaire du matériel
publicitaire ou contre quiconque a placé ou fait placer l'affiche, l'annonce,
le panneau-réclame ou l'enseigne lumineuse.
B.
La Charte des droits et libertés de la personne du Québec
8.
Les articles 3, 9.1 et 10 de la Charte des droits et libertés de la
personne, L.R.Q., chap. C-12, se lisent ainsi:
3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté
de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté
d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association.

- 19 -
9.1 Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des
valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des
citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice.
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine
égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou
préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation
sexuelle, l'état civil, l'âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion,
les convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la
condition sociale, le handicap ou l'utilisation d'un moyen pour pallier ce
handicap.
Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou
préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
9.
Les articles 51 et 52 de la Charte des droits et libertés de la personne
du Québec, L.R.Q., chap. C-12, se lisent ainsi:
51. La Charte ne doit pas être interprétée de manière à augmenter,
restreindre ou modifier la portée d'une disposition de la loi, sauf dans la
mesure prévue par l'article 52.
52. Aucune disposition d'une loi, même postérieure à la Charte, ne peut
déroger aux articles 1 à 38, sauf dans la mesure prévue par ces articles, à
moins que cette loi n'énonce expressément que cette disposition s'applique
malgré la Charte.
10.
Avant d'être modifié par l'art. 16 de la Loi modifiant la Charte des
droits et libertés de la personne, L.Q. 1982, chap. 61, l'art. 52 de la Charte québécoise
se lisait ainsi:
52. Les articles 9 à 38 prévalent sur toute disposition d'une loi
postérieure qui leur serait contraire, à moins que cette loi n'énonce
expressément s'appliquer malgré la Charte.

- 20 -
11.
Par l'effet de l'art. 34 de la Loi modifiant la Charte des droits et
libertés de la personne, l'art. 16, qui édictait l'art. 52 dans sa version actuelle, devait
entrer en vigueur par proclamation. Voici le texte de l'art. 34:
34. L'article 16 de la présente loi entrera en vigueur à la date fixée par
proclamation du gouvernement et l'article 52 de la Charte des droits et
libertés de la personne, édicté par cet article 16, prendra effet à cette date
en ce qui concerne la préséance des articles 1 à 8 de cette charte sur les
lois postérieures à cette date.
En ce qui concerne la préséance des articles 1 à 8 sur les lois
antérieures à la date fixée par la proclamation visée dans le premier alinéa
et la préséance des articles 9 à 38 sur les lois antérieures au 27 juin 1975,
l'article 52 aura effet à compter de la date fixée par une autre proclamation
du gouvernement ou au plus tard le 1er janvier 1986.
Toutefois, en ce qui concerne la préséance des articles 9 à 38 sur les
lois postérieures au 27 juin 1975, l'article 52 a effet depuis cette dernière
date.
12.
L'article 16 a été proclamé en vigueur le 1er octobre 1983, (1983) 115
G.O. II 4139 (no 42, 5/10/83). Le décret, pris conformément à l'art. 34 de la loi
modificatrice, en précisait l'effet sur l'application de l'art. 52 modifié de la Charte
québécoise:
En vertu de l'article 34 de cette loi, l'article 16 entre en vigueur par la
présente proclamation, le 1er octobre 1983, et l'article 52 de la Charte des
droits et libertés de la personne, édicté par cet article 16, prendra effet à
cette date en ce qui concerne la préséance des articles 1 à 8 de cette charte
sur les lois postérieures à cette date.
En ce qui concerne la préséance des articles 1 à 8 sur les lois
antérieures au 1er octobre 1983 et la préséance des articles 9 à 38 sur les
lois antérieures au 27 juin 1975, l'article 52 aura effet à compter de la date
fixée par une autre proclamation du gouvernement ou au plus tard le 1er
janvier 1986.

- 21 -
Toutefois, en ce qui concerne la préséance des articles 9 à 38 sur les
lois postérieures au 27 juin 1975, l'article 52 a effet depuis cette dernière
date.
C.
La Charte canadienne des droits et libertés et la Loi constitutionnelle de
1982
13.
L'article premier et l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et
libertés et le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 se lisent ainsi:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et
libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle
de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification
puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
...
b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la
liberté de la presse et des autres moyens de communication;
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle
rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de
droit.
D.
Les dispositions de la Charte canadienne et des lois québécoises
concernant la dérogation législative aux droits ou aux libertés garantis par la Charte
canadienne
14.
L'article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés se lit ainsi:

- 22 -
33. (1) Le Parlement ou la législature d'une province peut adopter une
loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions
a effet indépendamment d'une disposition donnée de l'article 2 ou des
articles 7 à 15 de la présente charte.
(2) La loi ou la disposition qui fait l'objet d'une déclaration conforme
au présent article et en vigueur a l'effet qu'elle aurait sauf la disposition en
cause de la charte.
(3) La déclaration visée au paragraphe (1) cesse d'avoir effet à la date
qui y est précisée ou, au plus tard, cinq ans après son entrée en vigueur.
(4) Le Parlement ou une législature peut adopter de nouveau une
déclaration visée au paragraphe (1).
(5) Le paragraphe (3) s'applique à toute déclaration adoptée sous le
régime du paragraphe (4).
15.
Les articles 1, 2, 5, 6 et 7 de la Loi concernant la Loi constitutionnelle
de 1982, L.Q. 1982, chap. 21, sanctionnée le 23 juin 1982, prévoient:
1. Chacune des lois adoptées avant le 17 avril 1982 est remplacée par
le texte de chacune de ces lois telles qu'elles existaient à cette date, après
l'avoir modifié par l'addition, à la fin et comme article distinct, de ce qui
suit:
"La présente loi a effet indépendamment des dispositions des articles
2 et 7 à 15 de la Loi constitutionnelle de 1982 (annexe B de la Loi sur le
Canada, chapitre 11 du recueil des lois du Parlement du Royaume-Uni
pour l'année 1982)."
Le texte ainsi modifié de chacune de ces lois constitue une loi
distincte.
Une telle loi ne fait office de droit nouveau qu'aux fins de l'article 33
de la Loi constitutionnelle de 1982; à toutes autres fins, elle a force de loi
comme s'il s'agissait d'une refonte de la loi qu'elle remplace.
Chacune des dispositions d'une telle loi a effet à compter de la date où
la disposition qu'elle remplace a pris effet ou doit prendre effet.

- 23 -
Une telle loi doit être citée de la même façon que la loi qu'elle
remplace.
2. Chacune des lois adoptées entre le 17 avril 1982 et le 23 juin 1982
est remplacée par le texte de chacune de ces lois telles qu'elles existaient
le 23 juin 1982, après l'avoir modifié par l'addition, à la fin et comme
article distinct, de la disposition dérogatoire prévue au premier alinéa de
l'article 1.
Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième alinéas de l'article
1 s'appliquent, compte tenu des adaptations nécessaires, aux lois visées par
le premier alinéa.
5. La présente loi a effet indépendamment des dispositions des articles
2 et 7 à 15 de la Loi constitutionnelle de 1982.
6. La sanction de la présente loi vaut pour chacune des lois édictées
en vertu de l'article 1 ou 2.
7. La présente loi entre en vigueur le jour de sa sanction.
Toutefois, l'article 1 et le premier alinéa de l'article 3 ont effet depuis
le 17 avril 1982; l'article 2 et le deuxième alinéa de l'article 3 ont effet
depuis la date à compter de laquelle chacune des lois remplacées en vertu
de l'article 2 est entrée en vigueur.
16.
L'article 1 de la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982 a
ajouté l'art. 214 à la Charte de la langue française, dont voici le texte:
214. La présente loi a effet indépendamment des dispositions des articles
2 et 7 à 15 de la Loi constitutionnelle de 1982 (annexe B de la Loi sur le
Canada, chapitre 11 du recueil des lois du Parlement du Royaume-Uni
pour l'année 1982).
17.
Les articles 12 et 52 de la Loi modifiant la Charte de la langue
française, L.Q. 1983, chap. 56, sanctionnée le 22 décembre 1983 et proclamée en
vigueur le 1er février 1984, (1984) 116 G.O. II 1204 (no 8, 15/2/84) prévoient:

- 24 -
12. L'article 58 de cette charte est remplacé par le suivant:
"58. L'affichage public et la publicité commerciale se font
uniquement dans la langue officielle.
Toutefois, dans les cas et suivant les conditions ou les
circonstances prévus par règlement de l'Office de la langue française,
l'affichage public et la publicité commerciale peuvent être faits à la
fois en français et dans une autre langue ou uniquement dans une autre
langue."
52. La présente loi a effet indépendamment des dispositions des
articles 2 et 7 à 15 de la Loi constitutionnelle de 1982 (annexe B de la Loi
sur le Canada, chapitre 11 du recueil des lois du Parlement du
Royaume-Uni pour l'année 1982).
III
Les jugements de la Cour supérieure et de la Cour d'appel
18.
En Cour supérieure, le juge Boudreault a conclu que la garantie de
liberté d'expression énoncée à l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés
ne s'appliquait pas aux art. 58 et 69 de la Charte de la langue française en raison de
la disposition dérogatoire que cette dernière contenait à son art. 214. Pour décider que
l'art. 214 constituait une disposition dérogatoire valide adoptée en conformité avec
l'art. 33 de la Charte canadienne des droits et libertés, il a appliqué le jugement rendu
sur cette question par le juge en chef Deschênes dans l'affaire Alliance des professeurs
de Montréal c. Procureur général du Québec, [1985] C.S. 1272. Le juge Boudreault
a en outre décidé, pour les raisons énoncées par le juge Dugas dans l'affaire Devine c.
Procureur général du Québec, [1982] C.S. 355, que ni l'art. 58 ni l'art. 69 de la Charte
de la langue française ne portaient atteinte à la garantie contre la discrimination
fondée sur la langue, énoncée à l'art. 10 de la Charte des droits et libertés de la

- 25 -
personne du Québec. En ce qui concerne l'application de la garantie de liberté
d'expression énoncée à l'art. 3 de la Charte québécoise, le juge Boudreault a estimé
qu'en vertu de l'art. 52 modifié de cette Charte, l'art. 3 avait préséance sur l'art. 58 de
la Charte de la langue française dès le 1er février 1984 mais qu'à la date du jugement,
il n'avait pas préséance sur l'art. 69. Appliquant l'art. 3, il a conclu que la liberté
d'expression comprenait la liberté de s'exprimer dans la langue de son choix et qu'elle
englobait l'expression commerciale. Finalement, il a jugé que, puisque l'art. 58
interdisait l'usage d'une langue autre que le français plutôt que d'exiger simplement que
le français soit utilisé avec l'autre langue, il portffichage public et la publicité
commerciale doivent se faire uniquement en français.
19.
Le procureur général du Québec a interjeté appel de ce jugement. Les
intimées pour leur part ont formé un appel incident portant sur le fait que la Cour
supérieure n'avait pas déclaré inopérants les art. 69 et 205 à 208 de la Charte de la
langue française. La Cour d'appel (les juges Montgomery, Paré, Monet, Bisson et
Chouinard) a unanimement rejeté l'appel et accueilli l'appel incident. Les conclusions
du juge Bisson (maintenant Juge en chef), auxquelles se sont ralliés les autres membres
de la cour, peuvent se résumer de la manière suivante: l'al. 2b) de la Charte
canadienne des droits et libertés s'applique aux art. 58 et 69 de la Charte de la langue
française puisque, selon l'arrêt de la Cour d'appel dans l'affaire Alliance des
professeurs de Montréal c. Procureur général du Québec, [1985] C.A. 376, qui
infirmait la décision de la Cour supérieure, la disposition dérogatoire type utilisée dans
la législation québécoise et prévoyant qu'une loi a effet indépendamment des
dispositions de l'art. 2 et des art. 7 à 15 de la Charte canadienne des droits et libertés,
est ultra vires et sans effet parce que non-conforme aux exigences de l'art. 33 de la
Charte canadienne. Toutefois, étant donné que l'arrêt rendu par la Cour d'appel dans

- 26 -
l'affaire Alliance des professeurs avait été porté en appel devant cette Cour, il valait
mieux étudier d'abord les art. 58 et 69 de la Charte de la langue française qui faisaient
l'objet d'une contestation fondée sur les art. 3 et 10 de la Charte des droits et libertés
de la personne du Québec. Pour les raisons exposées dans l'arrêt Devine c. Procureur
général du Québec, [1987] R.J.Q. 50 (C.A.), aux pp. 67 à 69, les art. 58 et 69 ne
violaient pas la garantie contre la discrimination fondée sur la langue, énoncée à l'art.
10 de la Charte québécoise. Quant à l'art. 3 de la Charte québécoise, il avait préséance
sur l'art. 58 de la Charte de la langue française à partir du 1er janvier 1986 et non à
partir du 1er février 1984, comme l'avait conclu le premier juge. La liberté d'expression
comprenait do d'expression garantie par l'art. 3 de la Charte québécoise et n'était pas
légitimé par l'art. 9.1. Pour les mêmes raisons, l'art. 58 constituait une violation de la
liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés
et ne pouvait être légitimé par l'article premier de cette dernière. Des conclusions
identiques s'imposaient à l'égard de l'art. 69 de la Charte de la langue française.
L'article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec avait préséance
à partir du 1er janvier 1986. La Cour d'appel a rejeté l'appel et a déclaré que l'art. 58 de
la Charte de la langue française, dans la mesure où il exigeait que l'affichage public
et la publicité commerciale soient faits uniquement en français, était inopérant depuis
le 1er janvier 1986 en raison de la Charte des droits et libertés de la personne du
Québec et, à compter du 17 avril 1982, en raison de la Charte canadienne des droits
et libertés. En accueillant l'appel incident, la cour a déclaré que l'art. 69 de la Charte
de la langue française, dans la mesure où il prescrivait que seule la raison sociale en
langue française pouvait être utilisée, et les art. 205 à 208 de la Charte de la langue
française, dans la mesure où ils s'appliquaient à ses art. 58 et 69, étaient inopérants,
à partir du 1er janvier 1986, en raison de la Charte des droits et libertés de la personne

- 27 -
du Québec et, dès le 17 avril 1982, en raison de la Charte canadienne des droits et
libertés.
IV
Les questions constitutionnelles et les questions soulevées par le pourvoi
20.
En appel devant cette Cour, les questions constitutionnelles suivantes
ont été formulées par le juge Lamer dans son ordonnance du 11 mai 1987:
1. L'article 214 de la Charte de la langue française, L.R.Q. 1977, chap.
C-11, tel que mis en vigueur par L.Q. 1982, chap. 21 art. 1, et l'art. 52 de
la Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1983, chap. 56,
sont-ils incompatibles avec l'art. 33(1) de la Loi constitutionnelle de 1982
et par conséquent inopérants et sans effet en vertu de l'art. 52(1) de cette
dernière Loi?
2. Si la question 1 reçoit une réponse affirmative, dans la mesure où ils
exigent l'usage exclusif du français, est-ce que les art. 58 et 69, ainsi que
les art. 205 à 208 dans la mesure où ils s'y appliquent, de la Charte de la
langue française, L.R.Q. 1977, chap. C-11, telle que modifiée par L.Q.
1983, chap. 56, sont incompatibles avec la garantie de liberté d'expression
aux termes de l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
3. Si la question 2 reçoit une réponse affirmative en totalité ou en partie,
est-ce que les art. 58 et 69, ainsi que les art. 205 à 208 dans la mesure où
ils s'y appliquent, de la Charte de la langue française, L.R.Q. 1977, chap.
C-11, telle que modifiée par L.Q. 1983, chap. 56, sont justifiés par
l'application de l'art. 1 de la Charte canadienne des droits et libertés et par
conséquent ne sont pas incompatibles avec la Loi constitutionnelle de
1982?
21.
Les questions à trancher dans le présent pourvoi, telles qu'elles se
dégagent des questions constitutionnelles reproduites ci-dessus, des motifs des
jugements de la Cour supérieure et de la Cour d'appel, ainsi que des arguments avancés
en cette Cour se résument à ceci:

- 28 -
1. L'article 58 ou l'art. 69 de la Charte de la langue française sont-ils soustraits à l'application
de l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés par une
disposition dérogatoire valide et applicable adoptée conformément aux
exigences de l'art. 33 de la Charte canadienne?
2. À partir de quelle date l'art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec
avait-il préséance, en cas de conflit, sur les art. 58 et 69 de la Charte de la
langue française?
3. La liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne et par l'art. 3 de la
Charte québécoise comprend-elle la liberté de s'exprimer dans la langue
de son choix?
4. La liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne et par l'art. 3 de la
Charte québécoise s'étend-elle à l'expression commerciale?
5. Si l'exigence de l'usage exclusif du français posée par les art. 58 et 69 de la Charte de la
langue française porte atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al.
2b) de la Charte canadienne et par l'art. 3 de la Charte québécoise, la
restriction imposée à la liberté d'expression par les art. 58 et 69 est-elle
justifiée en vertu de l'article premier de la Charte canadienne et de l'art.
9.1 de la Charte québécoise?
6. Les articles 58 et 69 de la Charte de la langue française violent-ils la garantie contre la
discrimination fondée sur la langue, énoncée à l'art. 10 de la Charte des
droits et libertés de la personne du Québec?

- 29 -
22.
Des arguments concernant la validité et l'application des dispositions
dérogatoires en cause et concernant l'étendue de la liberté d'expression ainsi que l'effet
de l'article premier de la Charte canadienne et de l'art. 9.1 de la Charte québécoise ont
également été avancés dans les pourvois Devine c. Québec (Procureur général),
[1988] 2 R.C.S. 790, et Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), C.S.C., no
20074, qui ont été entendus en même temps que le présent pourvoi. On tiendra
nécessairement compte de ces arguments pour trancher les questions soulevées en
l'espèce.
V
L'article 58 ou l'art. 69 de la Charte de la langue française sont-ils soustraits à
l'application de l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés par une
disposition dérogatoire valide et applicable adoptée en conformité avec l'art. 33 de la
Charte canadienne?
23.
Il ressort de la partie II des présents motifs, où sont citées les
dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes, et de la première question
constitutionnelle que deux dispositions dérogatoires sont en cause: a) l'art. 214 de la
Charte de la langue française, édicté par l'art. 1 de la Loi concernant la Loi
constitutionnelle de 1982, L.Q. 1982, chap. 21; et b) l'art. 52 de la Loi modifiant la
Charte de la langue française, L.Q. 1983, chap. 56. Ces deux dispositions dérogatoires
sont identiques et se lisent ainsi: "La présente loi a effet indépendamment des
dispositions des articles 2 et 7 à 15 de la Loi constitutionnelle de 1982 (annexe B de
la Loi sur le Canada, chapitre 11 du recueil des lois du Parlement du Royaume-Uni
pour l'année 1982)." La question qui se pose, à l'égard de la validité de l'art. 214 et de

- 30 -
l'art. 52, est de savoir si une déclaration de ce genre constitue un exercice légitime du
pouvoir de dérogation conféré par l'art. 33 de la Charte canadienne des droits et
libertés. Pour ce qui est de la validité de l'art. 214 de la Charte de la langue française
se posent en outre d'autres questions tenant à son mode d'édiction, c'est-à-dire le fait
qu'il ait été édicté par une loi omnibus, et à l'effet rétroactif que lui donne son art. 7,
dont le texte a déjà été reproduit.
24.
L'article 214 de la Charte de la langue française a cessé d'avoir effet
cinq ans après son entrée en vigueur, suivant le par. 33(3) de la Charte canadienne des
droits et libertés, et n'a pas été adopté de nouveau en vertu du par. 33(4) de cette
Charte. Si l'art. 7 de la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982 a validement
donné à l'art. 214 un effet rétroactif au 17 avril 1982, celui-ci ne s'appliquait plus à
compter du 17 avril 1987. Dans l'hypothèse contraire, l'art. 214 a cessé d'avoir effet
le 23 juin 1987, soit cinq ans après la date d'entrée en vigueur de la loi dans laquelle
il a été édicté, c'est-à-dire le jour où cette loi a été sanctionnée. Dans l'un ou l'autre cas,
la question de la validité de l'art. 214 ne présente qu'un intérêt théorique si l'on tient
pour acquis, comme il a été fait en l'espèce, qu'un tribunal saisi d'une requête en
jugement déclaratoire devrait dire le droit tel qu'il existe au moment de son jugement.
Étant donné l'importance que cette question pourrait revêtir dans des instances
pendantes devant d'autres tribunaux, les parties au présent pourvoi et aux pourvois
connexes, nous ont néanmoins invités à nous prononcer sur la validité de la disposition
dérogatoire type édictée par la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982. Avant
de répondre à cette invitation, la Cour entend examiner l'autre disposition dérogatoire
en cause laquelle, répétons-le, soulève la même question de validité.

- 31 -
25.
Ce n'est que le 1er février 1989 que, par l'application du par. 33(3) de
la Charte canadienne des droits et libertés, l'art. 52 de la Loi modifiant la Charte de
la langue française, proclamée en vigueur le 1er février 1984, cessera d'avoir effet. Il
nous faut donc étudier sa validité puisque le procureur général du Québec soutient qu'il
met l'art. 58 de la Charte de la langue française à l'abri de l'application de l'al. 2b) de
la Charte canadienne des droits et libertés. Quant aux intimées dans le présent
pourvoi, elles font valoir que l'art. 52 est inopérant parce qu'il s'agit d'une déclaration
dérogatoire qui n'a pas été faite en conformité avec l'art. 33 de la Charte canadienne.
L'appelante Singer dans l'affaire Devine a également soulevé une question au sujet de
l'application de l'art. 52. Elle prétend qu'il n'est pas applicable à l'art. 58 modifié de la
Charte de la langue française. Nous allons examiner ce moyen avant de passer à la
question de la validité de la disposition dérogatoire type énoncée à l'art. 52.
26.
L'appelante Singer dans l'affaire Devine, avec l'appui du procureur
général du Canada, a soutenu que l'art. 52 ne s'appliquait qu'aux formules d'édiction
de la Loi modifiant la Charte de la langue française et non aux dispositions de la
Charte de la langue française, dont l'art. 58, qui ont été modifiées par la première. En
outre, elle a allégué que l'art. 52, entré en vigueur avant que l'art. 214 cesse d'avoir
effet, ne pouvait avoir pour objet de soustraire certaines dispositions de la Charte de
la langue française, mais non d'autres, à l'application de la Charte canadienne des
droits et libertés après la date où l'art. 214 ne s'appliquerait plus. Ces arguments sont
sans fondement. L'article 52 serait sans objet et sans effet s'il ne s'appliquait qu'aux
formules d'édiction de la Loi modifiant la Charte de la langue française, par exemple
aux mots liminaires de son art. 12 ("L'article 58 de cette charte est remplacé par le
suivant . . .»), et non à l'art. 58 tel que modifié par l'art. 12. L'expression "la présente
loi a effet . . .», à l'art. 52, vise certainement la totalité de ce qui est édicté ou de ce qui

- 32 -
devient opérant par suite de l'édiction. En ce qui concerne le rapport entre l'art. 52 et
l'art. 214 de la Charte de la langue française, l'art. 52 paraît avoir été adopté dans le
cadre d'une politique et d'une pratique législatives bien établies à l'époque qui
consistaient à inclure la disposition dérogatoire type dans chaque loi québécoise.
L'article 52 a été adopté avant que la disposition dérogatoire de l'art. 214 de la Charte
de la langue française cesse d'avoir effet. Il s'agit d'une disposition dérogatoire
distincte n'ayant aucun lien avec l'art. 214. Rien ne justifie qu'on se livre à des
conjectures quant à savoir si, au moment de son adoption, le législateur vourait pas
adopté de nouveau en vertu du par. 33(4) de la Charte canadienne des droits et
libertés. En conséquence, l'art. 52 de la Loi modifiant la Charte de la langue française
se veut applicable à l'art. 58 de la Charte de la langue française tel que modifié et, s'il
est valide, l'art. 52 doit recevoir son plein effet pour la période de cinq ans prévue au
par. 33(3) de la Charte canadienne.
27.
Ceux qui contestent la constitutionnalité des dispositions dérogatoires
de l'art. 214 de la Charte de la langue française et de l'art. 52 de la Loi modifiant la
Charte de la langue française se sont appuyés principalement sur l'arrêt Alliance des
professeurs de Montréal c. Procureur général du Québec, précité, dans lequel la Cour
d'appel du Québec a conclu que la disposition dérogatoire type était ultra vires et
entachée de nullité parce qu'elle ne constituait pas un exercice légitime du pouvoir
conféré par l'art. 33 de la Charte canadienne des droits et libertés. Nous avons vu plus
haut que l'arrêt Alliance des professeurs a été appliqué par la Cour d'appel en l'espèce.
L'autorisation de former un pourvoi devant cette Cour contre l'arrêt Alliance des
professeurs de la Cour d'appel a été accordée le 30 septembre 1985 mais, au moment
où le présent pourvoi a été entendu, le procureur général du Québec n'avait pas encore
inscrit son pourvoi pour audition. L'avocat du procureur général nous a informés qu'il

- 33 -
avait été décidé de ne pas procéder pour le moment dans cette affaire pour donner la
priorité aux pourvois en l'espèce et dans les affaires Devine et Irwin Toy. Cependant,
comme les parties à ces trois pourvois se sont appuyées sur le raisonnement adopté par
la Cour supérieure et par la Cour d'appel dans l'affaire Alliance des professeurs, force
nous est de l'étudier.
28.
Dans cette affaire, la requérante, l'Alliance des professeurs de
Montréal, demandait une déclaration que l'art. 1 et d'autres dispositions de la Loi
concernant la Loi constitutionnelle de 1982, qui visaient à ajouter la disposition
dérogatoire type à toutes les lois provinciales adoptées jusqu'au 23 juin 1982, ainsi que
les dispositions dérogatoires types figurant dans quarante-neuf lois adoptées après
cette date, étaient ultra vires et entachés de nullité parce qu'ils n'étaient pas conformes
aux exigences de l'art. 33 de la Charte canadienne des droits et libertés. La requérante
mettait donc en doute non seulement la validité de la disposition dérogatoire type
adoptée par la loi omnibus qu'était la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982,
mais aussi la validité de cette même disposition telle qu'elle était adoptée dans des lois
distinctes. Le raisonnement et les conclusions de la Cour supérieure et de la Cour
d'appel dans l'affaire Alliance des professeurs sont donc pertinents quant à la question
de la validité tant de la disposition dérogatoire de l'art. 52 de la Loi modifiant la
Charte de la langue française que de celle de l'art. 214 de la Charte de la langue
française. Comme dans le présent pourvoi et les deux autres pourvois connexes, la
question de la validité de la disposition dérogatoire type a été soulevée et débattue
essentiellement en fonction de la question de savoir si, indépendamment de son mode
d'édiction, une disposition dérogatoire type était conforme à l'art. 33 de la Charte
canadienne des droits et libertés.

- 34 -
29.
Dans l'affaire Alliance des professeurs ainsi que dans le présent
pourvoi et dans les pourvois connexes, l'argument essentiel contre la validité de la
disposition dérogatoire type, argument qui a été rejeté par la Cour supérieure mais
retenu par la Cour d'appel, consistait à dire que cette disposition ne précisait pas
suffisamment les droits ou libertés garantis auxquels la loi entend déroger. L'argument
s'appuyait non seulement sur le libellé des par. 33(1) et (2) de la Charte, mais aussi sur
certaines considérations générales concernant l'efficacité du processus démocratique.
Pour faciliter l'analyse, il convient de citer de nouveau la disposition dérogatoire type
en cause ainsi que les par. 33(1) et (2) de la Charte:
La présente loi a effet indépendamment des dispositions des articles
2 et 7 à 15 de la Loi constitutionnelle de 1982 (annexe B de la Loi sur le
Canada, chapitre 11 du recueil des lois du Parlement du Royaume-Uni
pour l'année 1982).
33. (1) Le Parlement ou la législature d'une province peut adopter une
loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions
a effet indépendamment d'une disposition donnée de l'article 2 ou des
articles 7 à 15 de la présente charte.
(2) La loi ou la disposition qui fait l'objet d'une déclaration conforme
au présent article et en vigueur a l'effet qu'elle aurait sauf la disposition en
cause de la charte.
30.
On a soutenu que le choix de l'expression "une disposition donnée de
l'article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte", au par. 33(1), et de l'expression
"sauf la disposition en cause de la charte" au par. 33(2) indique que, pour être valide,
une déclaration faite en vertu de l'art. 33 doit préciser la disposition particulière d'un
article de la Charte à laquelle le législateur fédéral ou provincial entend déroger. En
d'autres termes, il faut que le droit ou la liberté garantis auxquels on entend déroger
soient désignés par les mots employés dans la Charte et non pas simplement par le
numéro de l'article ou du paragraphe qui confère ce droit ou cette liberté. La raison en

- 35 -
est qu'il faut appeler suffisamment l'attention des membres de la législature et du
public sur la nature du droit ou de la liberté garantis dont il est question afin qu'ils
puissent évaluer la gravité relative de ce qui est envisagé et réagir par le processus
démocratique. Comme l'a dit le procureur général de l'Ontario, qui conteste la
constitutionnalité de la disposition dérogatoire type, il faut qu'il y ait un "prix
politique" à payer chaque fois qu'on déroge à un droit ou à une liberté garantis.
31.
La première question abordée dans l'arrêt Alliance des professeurs
consistait à déterminer si un législateur pouvait dans un seul texte législatif déroger
validement à toutes les dispositions de la Charte auxquelles il est possible de déroger
aux termes de l'art. 33 -- c'est-à-dire, à l'art. 2 et aux art. 7 à 15 inclusivement. En Cour
supérieure, le juge en chef Deschênes a répondu par l'affirmative. Selon lui, les mots
"une disposition" au par. 33(1) et les mots "la disposition" au par. 33(2) ne visent pas
à limiter le nombre de dispositions pouvant faire l'objet d'une dérogation dans une
déclaration faite en vertu de l'art. 33 et, comme il est possible de déroger à plus d'une
disposition, il n'y a aucune raison de principe qui empêche de déroger validement à
toutes les dispositions de l'art. 2 et des art. 7 à 15 par une déclaration unique. Le juge
en chef Deschênes a conclu en outre que le renvoi à ces articles par leur numéro suffit
pour indiquer les dispositions auxquelles on entend déroger, puisqu'il est évident que
le législateur a l'intention de déroger à toutes les dispositions de ces articles. À son
avis, si le par. 33(1) parle d'"une disposition", c'est simplement pour qu'il ne fasse
aucun doute qu'un législateur peut validement déroger à un seul droit ou liberté parmi
plusieurs droits ou libertés garantis par un article ou un paragraphe donné de la Charte.
En tirant ces conclusions, le juge en chef Deschênes a affirmé que les conditions de
validité à remplir aux fins de l'art. 33 sont des conditions de pure forme et non pas de
fond. En effet, rien ne justifie qu'on impose des restrictions de fond à l'exercice du

- 36 -
pouvoir conféré par l'art. 33, en limitant par exemple la portée de la déclaration aux
dispositions de la Charte pouvant raisonnablement être considérées comme visées par
le tex
32.
La Cour d'appel (les juges Kaufman, Mayrand, Jacques et Vallerand)
a infirmé à l'unanimité ce jugement et a statué que la disposition dérogatoire type était
ultra vires ou inopérante parce que non conforme aux exigences de l'art. 33 de la
Charte. La cour a conclu qu'un seul texte législatif peut validement déroger à plus
d'une disposition de l'art. 2 ou des art. 7 à 15, mais qu'il ne suffit pas de renvoyer au
numéro de l'article contenant la disposition devant faire l'objet de la dérogation. Il se
dégage nettement des propos qu'ont tenus les juges de la Cour d'appel relativement à
cette question, et surtout des motifs du juge Jacques, qui a rédigé l'opinion principale,
que les droits ou libertés garantis précis auxquels on veut déroger doivent être
adéquatement désignés par des mots et non pas simplement par les numéros des
articles ou des paragraphes qui contiennent ces droits ou libertés. À cela, le juge
Jacques a ajouté une exigence de forme supplémentaire, savoir que la déclaration faite
en vertu de l'art. 33 précise le lien ou le rapport existant entre la loi ou la disposition
législative en question et le droit ou la liberté garantis auxquels il sera dérogé. En
d'autres termes, le législateur doit indiquer quelle disposition est considérée comme
pouvant porter atteinte à un droit ou à une liberté garantis spécifiés. Les juges
Mayrand et Vallerand, qui souscrivent à l'opinion du juge Jacques, ne mentionnent pas
expressément l'exigence supplémentaire d'un lien ou d'un rapport entre la loi
dérogatoire et le droit ou la liberté garantis devant faire l'objet de la dérogation, mais
ils n'ont pas exprimé de désaccord sur ce point. Tout comme le juge Jacques, ils ont
souligné qu'il importe, dans le contexte du processus démocratique, de bien informer
les citoyens des droits ou des libertés précis auxquels on
33.

- 37 -
Au cours des débats, différentes opinions ont été exprimées sur la
perspective constitutionnelle à adopter pour étudier la question du sens et de
l'application de l'art. 33 de la Charte canadienne des droits et libertés. Selon un point
de vue, l'art. 33 traduit l'importance que continue de revêtir la souveraineté des
législatures, tandis que l'autre point de vue fait ressortir la gravité de la décision du
législateur de déroger à des droits et libertés garantis, décision qu'il est important de
ne prendre que dans le cadre d'un processus démocratique éclairé. Ces deux
perspectives ne sont pas particulièrement pertinentes ou utiles dans l'interprétation des
exigences posées par l'art. 33. L'article 33 établit des exigences de forme seulement et
il n'y a aucune raison d'y voir la justification d'un examen au fond de la politique
législative qui a donné lieu à l'exercice du pouvoir dérogatoire dans un cas donné.
L'exigence d'un lien ou d'un rapport apparent entre la loi dérogatoire et les droits ou
libertés garantis auxquels on veut déroger semble ouvrir la voie à un examen au fond
car il semble exiger que le législateur précise les dispositions de la loi en question qui
pourraient par ailleurs porter atteinte à des droits ou à des libertés garantis spécifiés.
Ce serait exiger dans ce contexte une justification prima facie suffisante de la décision
d'exercer le pouvoir dérogatoire et non pas simplement une certaine expression
formelle de cette décision. Rien dans les termes de l'art. 33 ne permet d'y voir une telle
exigence. Il se peut en fait que le législateur ne soit pas en mesure de déterminer avec
certitude quelles dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés pourraient
être invoquées avec succès contre divers aspects de la loi en question. C'est pour cette
raison qu'il doit être permis, dans un en cause constitue un exercice valable du pouvoir
conféré par l'art. 33 dans la mesure où elle a pour effet de déroger à toutes les
dispositions de l'art. 2 et des art. 7 à 15 de la Charte. La principale condition de forme,
imposée par l'art. 33, est donc que la déclaration dérogatoire dise expressément qu'une
loi ou une de ses dispositions a effet indépendamment d'une disposition donnée de

- 38 -
l'art. 2 ou des art. 7 à 15 de la Charte. Avec égards pour le point de vue contraire, la
Cour est d'avis qu'une déclaration faite en vertu de l'art. 33 est suffisamment explicite
si elle mentionne le numéro de l'article, du paragraphe ou de l'alinéa de la Charte qui
contient la disposition ou les dispositions auxquelles on entend déroger. Bien entendu,
si l'on entend ne déroger qu'à une partie de la disposition ou des dispositions d'un
article, d'un paragraphe ou d'un alinéa, il faut que des mots indiquent clairement ce qui
fait l'objet de la dérogation. Pour autant que les exigences tenant au processus
démocratique soient pertinentes, telle est la méthode employée dans la rédaction des
lois pour renvoyer aux dispositions législatives à modifier ou à abroger. Il n'y a aucune
raison d'exiger davantage en vertu de l'art. 33. Un renvoi au numéro de l'article, du
paragraphe ou de l'alinéa contenant la disposition ou les dispositions auxquelles il sera
dérogé suffit pour informer les intéressés de la gravité relative de ce qui est envisagé.
Il n'est pas possible que par l'emploi du mot "expressément", l'on ait voulu obliger le
législateur à alourdir une déclaration faite en vertu de l'art. 33 en y reproduisant
textuellement la disposition ou les dispositions de la Charte auxquelles il entend
déroger, ce qui, dans le cas de la disposition dérogatoire type en cause, l'obligerait à
être particulièrement prolixe.
34.
En conséquence, l'art. 52 de la Loi modifiant la Charte de la langue
française, qui soustrait l'art. 58 de la Charte de la langue française à l'application de
l'al. 2b) de la Charte canadienne, est un exercice valide et effectif du pouvoir de
dérogation conféré par l'art. 33 de la Charte canadienne des droits et libertés. L'article
69 de la Charte de la langue française ne bénéficie pas de cette protection puisqu'il
n'est pas touché par la Loi modifiant la Charte de la langue française. En définitive,
ainsi qu'il est indiqué à la partie VI des présents motifs, l'art. 58 est assujetti à l'art. 3
de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, tandis que l'art. 69 est

- 39 -
assujetti à la fois à l'al. 2b) de la Charte canadienne et à l'art. 3 de la Charte
québécoise.
35.
Avant de terminer la partie V de ces motifs, il reste à examiner si la
Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire et se prononcer sur les autres aspects de
la question de la validité de la disposition dérogatoire type adoptée dans la Loi
concernant la Loi constitutionnelle de 1982. Ces aspects sont, d'une part, le fait qu'il
s'agit d'une loi omnibus et, d'autre part, l'effet rétroactif de la disposition dérogatoire.
Ces questions touchent tant l'art. 214 de la Charte de la langue française, qui est en
cause en l'espèce et dans le pourvoi Devine, que l'art. 364 de la Loi sur la protection
du consommateur, L.R.Q., chap. P-40.1, qui est en cause dans le pourvoi Irwin Toy.
La Cour conclut que, bien que ces deux dispositions aient cessé d'avoir effet, il
convient de trancher dans ces pourvois toutes les questions concernant leur validité,
en raison de l'importance qu'elles peuvent revêtir dans d'autres affaires. Étant donné
sa conclusion que l'adoption de la disposition dérogatoire type dans la forme
susmentionnée constitue un exercice légitime du pouvoir conféré par l'art. 33 de la
Charte canadienne des droits et libertés, la Cour est d'avis que la validité de son
édiction n'est nullement compromise par le fait que cette disposition a été insérée au
moyen d'un seul texte législatif dans toutes les lois québécoises adoptées avant une
date donnée. Il s'agissait d'un exercice valable du pouvoir législatif qui n'empêche
aucunement la déclaration dérogatoire ainsi introduite dans chaque loi d'être une
déclaration expresse au sens de l'art. 33 de la Charte canadienne. Les avocats ont dit
de cette façon de procéder qu'elle représentait un exercice "machinal" inacceptable du
pouvoir de dérogation ou même une "perversion" de ce pouvoir. On a même prétendu
qu'il s'agissait d'une tentative de modifier la Charte. L ffisamment expresse. Comme
il a été dit, rien à l'art. 33 ne justifie que de telles considérations soient retenues

- 40 -
comme fondement de l'examen judiciaire d'un exercice particulier du pouvoir attribué
par l'art. 33. La Cour est cependant d'un autre avis en ce qui concerne l'effet rétroactif
donné à la disposition dérogatoire type par l'art. 7 de la Loi concernant la Loi
constitutionnelle de 1982, qu'il est utile de citer de nouveau:
7. La présente loi entre en vigueur le jour de sa sanction.
Toutefois, l'article 1 et le premier alinéa de l'article 3 ont effet depuis
le 17 avril 1982; l'article 2 et le deuxième alinéa de l'article 3 ont effet
depuis la date à compter de laquelle chacune des lois remplacées en vertu
de l'article 2 est entrée en vigueur.
En prévoyant que l'art. 1, qui adoptait de nouveau toutes les lois québécoises adoptées
avant le 17 avril 1982 en y ajoutant la disposition dérogatoire type, s'appliquait à partir
de cette date, l'art. 7 visait à donner un effet rétroactif à la disposition dérogatoire. À
cet égard, le libellé du par. 33(1) de la Charte canadienne n'est pas sans ambiguïté. Il
est utile de citer le paragraphe dans ses deux versions:
33. (1) Le Parlement ou la législature d'une province peut adopter une
loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions
a effet indépendamment d'une disposition donnée de l'article 2 ou des
articles 7 à 15 de la présente charte.
33. (1) Parliament or the legislature of a province may expressly
declare in an Act of Parliament or of the legislature, as the case may be,
that the Act or a provision thereof shall operate notwithstanding a
provision included in section 2 or sections 7 to 15 of this Charter.
Dans la version anglaise, l'expression-clef est "shall operate notwithstanding". En
règle générale, "shall" exprime le futur ou l'impératif, ou les deux. De même,
l'expression française correspondante "a effet indépendamment", qui emploie le
présent intemporel, peut être validement interprétée comme exprimant plusieurs temps.

- 41 -
36.
Dans son ouvrage Interprétation des lois (1982), Pierre-André Côté
traite en détail du principe de la non-rétroactivité de la loi. Il fait observer ceci, à la p.
105:
Les affirmations jurisprudentielles du principe de la non-rétroactivité
de la loi sont très nombreuses, sinon toujours heureusement formulées,
comme on le verra.
Le dictum du juge Wright dans l'arrêt Re Athlumney est souvent cité
à ce sujet:
"Il se peut qu'aucune règle d'interprétation ne soit plus solidement établie
que celle-ci: un effet rétroactif ne doit pas être donné à une loi de manière
à altérer un droit ou une obligation existants, sauf en matière de procédure,
à moins que ce résultat ne puisse pas être évité sans faire violence au texte.
Si la rédaction du texte peut donner lieu à plusieurs interprétations, on doit
l'interpréter comme devant prendre effet pour l'avenir seulement." [[1898]
2 Q.B. 547, aux pp. 551 et 552]
Dans l'arrêt Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1
R.C.S. 271, le juge Dickson (maintenant Juge en chef) écrivait ceci au nom de la
majorité (à la p. 279):
Selon la règle générale, les lois ne doivent pas être interprétées comme
ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la Loi ne le décrète
expressément ou n'exige implicitement une telle interprétation.
Lorsque, comme en l'espèce, une disposition habilitante est ambiguë sur le point de
savoir si elle autorise la rétroactivité de la législation, la même règle d'interprétation
s'applique. En l'espèce, le par. 33(1) se prête à deux interprétations possibles; l'une
permet au Parlement ou à une assemblée législative d'édicter des dispositions
dérogatoires rétroactives, l'autre n'autorise que des dérogations applicables pour
l'avenir. Nous concluons que la seconde interprétation, qui est la plus étroite, est
l'interprétation exacte et que l'art. 7 ne peut donner un effet rétroactif à une disposition

- 42 -
dérogatoire. L'article 7 de la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982 est
inopérant dans la mesure de cette incompatibilité avec l'art. 33 de la Charte
canadienne. Les dispositions dérogatoires types adoptées par l'art. 1 de cette loi sont
donc entrées en vigueur le 23 juin 1982 conformément à la première phrase de l'art.
7.
VI
Les dates à partir desquelles l'art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne
du Québec avait préséance, en cas de conflit, sur les art. 58 et 69 de la Charte de la
langue française
37.
L'article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec
s'applique aux art. 58 et 69 de la Charte de la langue française en l'espèce parce que,
par le jeu de l'art. 52 de la Charte québécoise, tel que modifié, l'art. 3 avait préséance
sur les art. 58 et 69 au plus tard le 1er janvier 1986. Toutefois, comme cela a été déjà
signalé, il y a entre la Cour supérieure et la Cour d'appel une divergence d'opinions
quant à la date à partir de laquelle l'art. 3 avait préséance sur l'art. 58. La Cour
supérieure a conclu que c'était le 1er février 1984 et la Cour d'appel le 1er janvier 1986.
Quoiqu'il ne soit pas strictement nécessaire de régler cette question aux fins du présent
pourvoi, les avocats nous ont demandé d'exprimer une opinion à son sujet en raison
de l'importance qu'elle pourrait revêtir dans d'autres causes. La Cour va le faire pour
des raisons semblables à celles exprimées relativement à la question de la validité de
la disposition dérogatoire type adoptée par la Loi concernant la Loi constitutionnelle
de 1982.

- 43 -
38.
Par l'effet de l'art. 52 de la Charte québécoise, tel que modifié par l'art.
16 de la Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1982, chap.
61, et par l'effet de l'art. 34 de la loi modificatrice, qui prévoit l'entrée en vigueur de
l'art. 16 par proclamation, articles qui sont tous reproduits à la partie II des présents
motifs, l'art. 3 de la Charte québécoise avait, à partir du 1er octobre 1983, date où la
loi modificatrice est entrée en vigueur par proclamation, préséance sur "les lois
postérieures à cette date" et, à partir du 1er janvier 1986, sur "les lois antérieures" au
1er octobre 1983. La divergence d'opinions entre la Cour supérieure et la Cour d'appel
tient à la question de savoir si l'art. 58 de la Charte de la langue française, qui a été
remplacé par l'art. 12 de la Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1983,
chap. 56, sanctionnée le 22 décembre 1983 et proclamée en vigueur le 1er février 1984,
était une loi "postérieure" au 1er octobre 1983 au sens de l'art. 34 de la loi
modificatrice, ou une loi antérieure à cette date. Dans sa version d'origine, l'art. 58 de
la Charte de la langue française avait été édicté en 1977 dans L.Q. 1977, chap. 5, et
était entré en vigueur le 3 juillet 1978 en application de l'art. 209 de la Charte. L'article
58 se lisait ainsi: «58. Sous réserve des exceptions prévues par la loi ou par les
règlements de l'Office de la langue française, l'affichage public et la publicité
commerciale se font uniquement dans la langue officielle." L'article 58 a été remplacé
par l'art. 12 de la Loi modifiant la Charte de la langue française et dit maintenant:
58. L'affichage public et la publicité commerciale se font uniquement
dans la langue officielle.
Toutefois, dans les cas et suivant les conditions ou les circonstances
prévus par règlement de l'Office de la langue française, l'affichage public
et la publicité commerciale peuvent être faits à la fois en français et dans
une autre langue ou uniquement dans une autre langue.

- 44 -
La divergence d'opinions sur ce point tenait à la question de savoir si l'expression "lois
postérieures", à l'art. 34 de la loi modificatrice, signifiait postérieure dans le temps ou
bien postérieure au sens de "nouvel énoncé du droit" par opposition à une simple
refonte. Le juge Boudreault, qui a conclu que l'art. 3 de la Charte des droits et libertés
de la personne du Québec avait préséance sur l'art. 58 de la Charte de la langue
française, tel que modifié, à partir du 1er février 1984 (conclusion qui s'imposait pour
qu'il puisse appliquer l'art. 3 au moment de son jugement), a estimé que l'expression
"lois postérieures" signifiait postérieures dans le temps, car elle désignait l'ordre
chronologique des lois et non pas la nature de leur effet concret sur les lois en vigueur.
Le juge Bisson de la Cour d'appel était d'avis que l'art. 58, remplacé par l'art. 12 de la
loi modificatrice, n'était pas une loi postérieure au 1er octobre 1983 au sens de l'art. 34
de la loi modificatrice parce qu'il n'était pas de droit nouveau mais présentait les
caractères d'une refonte. Il a appliqué la règle d'interprétation des lois que renferme
l'al. 36f) de la Loi d'interprétation fédérale, S.R.C. 1970, chap. I-23, et que le
professeur Côté a énoncée à titre de règle générale d'interprétation dans son traité,
Interprétation des lois, op. cit. Suivant cette règle, si une disposition législative est
remplacée par une autre qui lui est identique, quant au fond, la disposition qui la
remplace équivaut à une refonte. Par conséquent, elle n'est pas censée être de droit
nouveau et doit s'interpréter comme un énoncé du droit antérieur qui, aux fins de
l'interprétation, est considéré comme étant resté en vigueur. La théorie sous- tendant
l'art. 13, qui est la disposition correspondante dans lan nouvelle. Il faut donc
déterminer si la règle d'interprétation formulée par le professeur Côté, qui s'inspire en
partie de la disposition fédérale, s'applique à l'interprétation des lois québécoises. Il
n'est toutefois pas nécessaire de trancher cette question parce que, comme le dit le juge
Boudreault de la Cour supérieure, l'expression "lois postérieures" à l'art. 34 de la Loi
modifiant la Charte de la langue française désigne un texte législatif adopté après le

- 45 -
1er octobre 1983, indépendamment de son effet sur les lois déjà en vigueur à ce
moment-là. Il s'ensuit que l'art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du
Québec s'appliquait à l'art. 58 de la Charte de la langue française, tel que modifié, dès
le 1er février 1984.
VII
La liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et
libertés et par l'art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec
comprend-elle la liberté de s'exprimer dans la langue de son choix?
39.
Pour les fins de cette question, il convient de prêter le même sens aux
mots "liberté d'expression" employés à l'al. 2b) de la Charte canadienne et à l'art. 3 de
la Charte québécoise. Nous avons déjà signalé que la Cour supérieure et la Cour
d'appel ont conclu que la liberté d'expression comprend la liberté de s'exprimer dans
la langue de son choix. Le juge Boudreault de la Cour supérieure fait ressortir le
rapport essentiel entre expression et langue en se référant à leurs définitions dans les
dictionnaires, et affirme que la langue est nécessaire à l'expression dans sa forme
courante ou générale. En Cour d'appel, le juge Bisson souscrit aux motifs du juge
Boudreault sur ce point et exprime sa propre opinion en posant la question suivante:
"Y a-t-il plus pure forme de liberté d'expression que la langue parlée et la langue
écrite?" Pour soutenir sa conclusion, il cite la déclaration suivante faite par cette Cour
dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, à la
p. 744: "L'importance des droits en matière linguistique est fondée sur le rôle essentiel
que joue la langue dans l'existence, le développement et la dignité de l'être humain.
C'est par le langage que nous pouvons former des concepts, structurer et ordonner le

- 46 -
monde autour de nous. Le langage constitue le pont entre l'isolement et la collectivité,
qui permet aux êtres humains de délimiter les droits et obligations qu'ils ont les uns
envers les autres, et ainsi, de vivre en société."
40.
La conclusion de la Cour supérieure et de la Cour d'appel sur cette
question est exacte. La langue est si intimement liée à la forme et au contenu de
l'expression qu'il ne peut y avoir de véritable liberté d'expression linguistique s'il est
interdit de se servir de la langue de son choix. Le langage n'est pas seulement un
moyen ou un mode d'expression. Il colore le contenu et le sens de l'expression. Comme
le dit le préambule de la Charte de la langue française elle-même, c'est aussi pour un
peuple un moyen d'exprimer son identité culturelle. C'est aussi le moyen par lequel un
individu exprime son identité personnelle et son individualité. Que le concept
d'"expression" utilisé à l'al. 2b) de la Charte canadienne et à l'art. 3 de la Charte
québécoise aille au-delà du simple contenu de l'expression ressort de la protection
spécifiquement accordée à la "liberté de pensée, de croyance [et] d'opinion" à l'art. 2
et à la "liberté de conscience" et à la "liberté d'opinion" à l'art. 3. Cela nous permet de
penser que la "liberté d'expression" est censée englober plus que le contenu de
l'expression au sens étroit.
41.
Le procureur général du Québec a opposé plusieurs moyens à la
conclusion tirée par la Cour supérieure et par la Cour d'appel sur cette question dont
les plus importants peuvent être ainsi résumés: a) pour déterminer le sens de la liberté
d'expression, la Cour devrait faire la distinction entre le message et son véhicule,
distinction dont les rédacteurs des chartes canadienne et québécoise devaient avoir
connaissance; b) il se dégage de la garantie expresse des droits linguistiques énoncée
aux art. 16 à 23 de la Charte canadienne qu'on n'a pas voulu qu'une liberté d'ordre

- 47 -
linguistique résulte accessoirement de la liberté d'expression garantie par l'al. 2b); c)
reconnaître la liberté de s'exprimer dans la langue de son choix en vertu de l'al. 2b) de
la Charte canadienne et de l'art. 3 de la Charte québécoise compromettrait le statut
constitutionnel particulier et limité accordé aux droits linguistiques précis garantis par
l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et par les art. 16 à 23 de la Charte
canadienne, statut sur lequel cette Cour a mis l'accent dans l'arrêt MacDonald c. Ville
de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460, et dans l'arrêt Société des Acadiens du
Nouveau-Brunswick Inc. c. Association of Parents for Fairness in Education, [1986]
1 R.C.S. 549; et d) admettre que la liberté d'expression comprend la liberté de
s'exprimer dans la langue de son choix irait à l'encontre des opinions données sur cette
question par la Commission européenne des droits de l'homme et par la Cour
européenne des droits de l'homme.
42.
Dans la décision Devine c. Procureur général du Québec, précité, le
juge Dugas de la Cour supérieure s'est fondé sur la distinction entre le message et le
véhicule par lequel il est transmis pour conclure que la liberté d'expression n'englobe
pas la liberté de s'exprimer dans la langue de son choix. Il a déjà été expliqué que cette
distinction ne peut être appliquée à la langue comme moyen d'expression en raison du
rapport intime entre langage et sens. Pour reprendre les propos de l'une des sommités
en matière linguistique qu'a cités l'appelante Singer dans le pourvoi Devine:
[TRADUCTION] ". . . la langue n'est pas uniquement un moyen de communication
interpersonnelle et un moyen de rayonnement. Ce n'est pas seulement le véhicule d'un
message latent ou manifeste. La langue est elle-même un message, un référent pour les
loyautés et les animosités, un indicateur du statut social et des relations
interpersonnelles, une manière de délimiter situations et sujets ainsi que les buts visés
par la société et les immenses champs d'interrelation, tous chargés de valeurs, qui

- 48 -
caractérisent chaque communauté linguistique" (J. Fishman, The Sociology of
Language (1972), à la p. 4). Comme nous l'avons déjà fait observer, cette
caractéristique de la langue est reconnue par la Charte de la langue française
elle-même dans le premier alinéa de son préambule: "Langue distinctive d'un peuple
majoritairement francophone, la langue française permet au peuple québécois
d'exprimer son identité."
43.
Les deuxième et troisième moyens invoqués par le procureur général
du Québec et résumés ci- dessus, visent ce qu'impliquent pour la question à l'étude les
garanties expresses ou précises de droits linguistiques énoncées à l'art. 133 de la Loi
constitutionnelle de 1867 et aux art. 16 à 23 de la Charte canadienne des droits et
libertés. Ces moyens sont étroitement liés et peuvent être traités ensemble. Ces
garanties spéciales de droits linguistiques ne font pas obstacle, par implication, à une
interprétation de la liberté d'expression qui englobe la liberté de s'exprimer dans la
langue de son choix. La liberté générale de s'exprimer dans la langue de son choix et
les garanties spéciales de droits linguistiques dans certains secteurs d'activité ou de
compétence gouvernementale -- la législature et l'administration, les tribunaux et
l'enseignement -- sont des choses tout à fait différentes. Comme l'a fait observer cette
Cour dans l'arrêt MacDonald, précité, et dans l'arrêt Société des Acadiens, précité, ces
garanties spéciales de droits linguistiques ont un fondement historique, politique et
constitutionnel qui leur est propre. Tous les droits linguistiques expressément reconnus
dans la Constitution canadienne ont ceci de commun qu'ils s'appliquent aux institutions
gouvernementales et que, d'une manière générale, ils obligent le gouvernement à
prévoir, ou du moins à tolérer, l'emploi des deux langues officielles. En ce sens, ils
s'apparentent davantage à des droits proprement dits qu'à des libertés. Ils donnent droit
à un avantage précis qui est conféré par le gouvernement ou dont une personne peut

- 49 -
jouir dans le cadre de ses rapports avec le gouvernement. Parallèlement, le
gouvernement est tenu de fournir certains services ou avantages dans les deux langues
officielles ou tout au moins gne de conduite dans le cadre d'un large champ d'activités
privées. Les droits linguistiques garantis par la Constitution imposent au gouvernement
et aux institutions gouvernementales des obligations qui, pour reprendre l'expression
employée par le juge Beetz dans l'arrêt MacDonald, forment un "système précis" qui
donne expressément l'option d'employer l'anglais ou le français ou de recevoir des
services en anglais ou en français dans certaines circonstances concrètes, facilement
déterminables et limitées. En l'espèce, par contre, ce que demandent les intimées est
une liberté comme celle dont parle le juge Dickson (maintenant Juge en chef) dans
l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 336: "La liberté peut
se caractériser essentiellement par l'absence de coercition ou de contrainte. Si une
personne est astreinte par l'État ou par la volonté d'autrui à une conduite que, sans cela,
elle n'aurait pas choisi d'adopter, cette personne n'agit pas de son propre gré et on ne
peut pas dire qu'elle est vraiment libre. L'un des objectifs importants de la Charte est
de protéger, dans des limites raisonnables, contre la coercition et la contrainte." Les
intimées désirent se dégager de l'exigence, imposée par l'État, de faire leur publicité
et leur affichage commerciaux uniquement en français et réclament la liberté, dans le
domaine entièrement privé ou non gouvernemental de l'activité commerciale, de faire
leur publicité et leur affichage dans la langue de leur choix ainsi qu'en français. À
l'évidence, les intimées ne cherchent pas à utiliser la langue de leur choix dans des
relations directes, quelles qu'elles soient, avec un organisme gouvernemental et ne
cherchent pas non plus à obliger le gouvernement à leur fournir des services ou
d'autres avantages dans la langue de leur choix. En cela, les intimées revendiquent une
liberté, la par la Constitution. Reconnaître que la liberté d'expression englobe la liberté
de s'exprimer dans la langue de son choix ne compromet ni ne contredit les garanties

- 50 -
spéciales relatives aux droits en matière de langues officielles dans des domaines
relevant de la compétence ou de la responsabilité du gouvernement. La structure
juridique, la fonction et les obligations des institutions gouvernementales en ce qui
concerne l'anglais et le français ne sont aucunement touchées par la reconnaissance
que la liberté d'expression comprend la liberté de s'exprimer dans la langue de son
choix en dehors des domaines pour lesquels les garanties linguistiques spéciales ont
été prévues.
44.
Indépendamment du fait que, comme l'observait le juge Bisson en
Cour d'appel, elles s'inscrivent dans un contexte constitutionnel tout à fait différent,
on peut faire la même distinction avec les décisions de la Commission européenne des
droits de l'homme et de la Cour européenne des droits de l'homme qu'a invoquées le
procureur général du Québec. En effet, il s'agissait dans toutes ces affaires de droits
linguistiques qui étaient revendiqués dans le cadre de relations avec un gouvernement
et qui auraient imposé une obligation au gouvernement en question. Voici dans l'ordre
chronologique les décisions de la Commission: Vingt-trois habitants d'Alsemberg et
de Beersel c. Belgique (1963), 6 Annuaire de la Convention européenne des droits de
l'homme 333; Habitants de Leeuw-St. Pierre c. Belgique (1965), 8 Annuaire de la
Convention européenne des droits de l'homme 339; X. c. Belgique (1965), 8 Annuaire
de la Convention européenne des droits de l'homme 283; X. c. Irlande (1970), 13
Annuaire de la Convention européenne des droits de l'homme 793. La décision de la
Cour européenne des droits de l'homme est l'Affaire "Relative à certains aspects du
régime linguistique de l'enseignement en Belgique" (1968), 11 Annuaire de la
Convention européenne des droits de l'homme 833; cette affaire tirait son origine de
la décision rendue par la Commission dans l'affaire Alsemberg et relativement à des
requêtes connexes. Dans l'affaire Alsemberg, ainsi que dans la cause qui en a résulté

- 51 -
devant la Cour européenne des droits de l'homme, le droit linguistique revendiqué était
le droit à l'enseignement public dans une langue particulière. Dans les affaires
Habitants de Leeuw-St. Pierre, X. c. Belgique et X. c. Irlande, le droit linguistique
revendiqué était celui de recevoir certains documents administratifs dans une langue
particulière. de l'homme. Dans l'affaire décidée par la Cour européenne des droits de
l'homme, les articles 9 et 10 ne se trouvaient pas en cause puisque la Commission avait
jugé les requêtes irrecevables en ce qui les concernait. L'article 9 prévoit un "droit à
la liberté de pensée, de conscience et de religion" et l'article 10 un "droit à la liberté
d'expression". Les décisions renvoient en outre aux articles 5(2), 6(3)a) et e) de la
Convention. L'article 5(2) dispose que toute personne arrêtée doit être informée, dans
le plus court délai et "dans une langue qu'elle comprend", des raisons de son
arrestation et de toute accusation portée contre elle. Aux termes de l'article 6(3)a), tout
accusé a le droit d'être informé, dans le plus court délai, "dans une langue qu'il
comprend" et d'une manière détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée
contre lui. Quant à l'article 6(3)e), il dit que tout accusé a le droit de se "faire assister
gratuitement d'un interprète, s'il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée
à l'audience". Ce que la Commission a en fait décidé dans ces affaires, et ce que la
Cour européenne des droits de l'homme a implicitement accepté, est que des droits
linguistiques du type revendiqué, qui comportaient une obligation de la part du
gouvernement, ne pouvaient être fondés sur la liberté de pensée et la liberté
d'expression énoncées aux articles 9 et 10 mais devaient être spécialement prévus,
comme l'étaient les droits linguistiques de cette nature garantis par les articles 5(2),
6(3)a) et e). Cette distinction est clairement exprimée dans la décision Habitants de
Leeuw-St. Pierre, où la Commission a appliqué le raisonnement suivant de l'une de ses
décisions antérieures sur une demande que certaines "formalités administratives" se
fassent dans une langue particulière, à la p. 349:

- 52 -
Ces considérations sont manifestement, et sans restriction aucune,
applicables aux griefs formulés par les requérants concernant l'emploi des
langues en matière administrative. Il est clair que ce n'est pas sans
détourner les textes de leur sens normal [les articles 9 et 10 de la
Convention] que l'on peut transformer le droit d'exprimer librement sa
pensée dans la langue de son choix en un droit d'accomplir et de voir
accomplir toutes les formalités administratives dans la langue de son
choix.
La thèse des requérants ne serait acceptable que dans la mesure où elle
pourrait se fonder sur des textes analogues aux articles 5§2 et 6§3a) et e)
de la Convention. Admettre que cette thèse puisse se fonder sur les articles
9 et 10 de la Convention reviendrait à donner à ces deux articles une
portée d'une étendue telle que les garanties précises prévues aux articles
5 et 6 devraient être considérées comme inutiles.
Ce raisonnement, qui possède une certaine force convaincante même s'il ne nous lie
pas, est parfaitement compatible avec la distinction déjà faite et avec la conclusion
tirée ci-dessus, savoir que la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte
canadienne et par l'art. 3 de la Charte québécoise comprend la liberté de s'exprimer
dans la langue de son choix.
VIII
La garantie de liberté d'expression s'étend-elle à l'expression commerciale?
45.
Au cours des débats on s'est demandé si la question formulée ci-dessus
était en litige dans ce pourvoi. D'après le procureur général du Québec, si la garantie
de liberté d'expression comprend la liberté de s'exprimer dans la langue de son choix,
les intimées doivent encore démontrer que la garantie s'étend à l'expression
commerciale. Les intimées ont contesté cet argument, soutenant que les dispositions
attaquées concernent la langue utilisée et ne réglementent pas ce qui est exprimé. Elles
ont néanmoins présenté des arguments subsidiaires pour démontrer que la garantie

- 53 -
s'applique également à l'expression commerciale. Sur cette question, le procureur
général du Québec a raison: il ne peut y avoir de liberté garantie de s'exprimer dans
la langue de son choix pour une forme ou un type d'expression qui n'est pas protégé
par la garantie de liberté d'expression. Il nous faut donc déterminer, en l'espèce, si la
garantie de liberté d'expression à l'al. 2b) de la Charte canadienne et à l'art. 3 de la
Charte québécoise s'étend au type d'expression envisagé aux art. 58 et 69 de la Charte
de la langue française, appelée par souci de commodité "expression commerciale".
Les moyens soulevés dans les pourvois Devine et Irwin Toy sur la question de
l'expression commerciale seront examinés dans le cadre de notre étude de cette même
question en l'espèce.
46.
Personne n'a contesté que l'affichage public, la publicité commerciale
et les raisons sociales mentionnés aux art. 58 et 69 de la Charte de la langue française
constituaient des modes d'expression. Il a également été tenu pour acquis ou accepté
à l'audience que le type d'expression envisagé par ces dispositions pouvaient être
qualifié d'expression commerciale. Les articles 58 et 69 se trouvent au chapitre VII de
la Charte de la langue française, qui s'intitule "La langue du commerce et des
affaires". N'oublions cependant pas que, si les mots "expression commerciale"
représentent une façon pratique de désigner le type d'expression dont il s'agit dans les
dispositions en cause, ils n'ont aucune signification ni aucun sens particuliers en droit
constitutionnel canadien. En cela ils diffèrent de son équivalent "discours commercial"
("commercial speech"), qui a été reconnu aux États-Unis comme une catégorie
particulière de discours bénéficiant, en vertu du premier amendement, d'une protection
plus restreinte que celle accordée à d'autres types de discours. La question qui se pose
en l'espèce n'est pas de savoir si la garantie de liberté d'expression à l'al. 2b) de la
Charte canadienne et à l'art. 3 de la Charte québécoise doit être interprétée comme

- 54 -
englobant des catégories particulières d'expression, ce qui donnerait lieu à d'épineux
problèmes de définitions, mais plutôt de savoir s'il existe une raison pour laquelle la
garantie ne devrait pas s'étendre à un type particulier d'expression, en l'occurrence
celle envisagée par les art. 58 et 69 de la Charte de la langue française. Toutefois,
comme l'expérience américaine dans le domaine de la protection du "discours
commercial" en vertu du premier amendement a été invoquée en l'espèce et dans
d'autres affaires, tant pour défendre que po ici.
47.
Dans l'affaire Valentine v. Chrestensen, 316 U.S. 52 (1942), la Cour
suprême des États-Unis a refusé de faire bénéficier de la protection du premier
amendement tout discours qui ne faisait rien d'autre que proposer une opération
commerciale. Trente-quatre ans plus tard, dans l'arrêt Virginia State Board of
Pharmacy v. Virginia Citizens Consumer Council Inc., 425 U.S. 748 (1976), la Cour
suprême a confirmé une décision rejetant l'idée que le discours commercial constituait
une exception non protégée à la garantie accordée par le premier amendement.
L'affaire Virginia Pharmacy portait sur une loi de Virginie qui interdisait aux
pharmaciens de faire de la publicité sur les prix des médicaments délivrés sur
ordonnance. La loi a été contestée par des clients qui faisaient valoir, en vertu du
premier amendement, un droit de recevoir les renseignements que le pharmacien
désirait leur communiquer sur les prix des médicaments. Il s'agissait d'un discours
purement commercial puisqu'il se limitait à proposer une opération commerciale. En
concluant que la publicité concernant les prix n'échappait pas à l'application du
premier amendement, la Cour a écarté la prémisse fondamentale de la doctrine du
discours commercial selon laquelle la publicité commerciale qui se limite à inviter une
opération commerciale peut être réglementée par le gouvernement comme tout autre
aspect des activités commerciales. Le juge Blackmun, qui a rédigé le jugement de la

- 55 -
Cour, a centré ses motifs sur la fonction informative que remplit le discours du point
de vue de l'auditeur qui s'y intéresse, dit-il, [TRADUCTION] "peut-être aussi
vivement, sinon beaucoup plus vivement, qu'aux questions politiques les plus
pressantes" (p. 763). D'après la Cour, la protection accordée au discours commercial
en vertu du premier amendement se justifiait par l'intérêt du consoouligner dans ses
motifs que, si le discours commercial est protégé, la protection dont il bénéficie est
moindre que celle accordée à d'autres types de discours. Affirmant que
[TRADUCTION] "les gens sauront déterminer où est leur intérêt, pour peu qu'ils
soient assez bien renseignés, et que le meilleur moyen d'y parvenir est d'ouvrir les
voies de communication plutôt que de les fermer" (p. 770), la Cour a repoussé
l'argument selon lequel le public pouvait être tenu dans l'ignorance afin d'empêcher
une conduite légale que le gouvernement considère comme nuisible. Il ressort
implicitement de l'arrêt Virginia Pharmacy que l'État ne saurait supprimer
complètement une publicité véridique et non trompeuse concernant des produits légaux
en faisant valoir que les renseignements à communiquer auraient un effet nuisible.
48.
Dès 1980, année où la Cour suprême des États-Unis a rendu l'arrêt
Central Hudson Gas & Electric Corp. v. Public Service Commission of New York, 447
U.S. 557 (1980), il était évident qu'une publicité véridique pouvait légitimement être
soumise à une certaine réglementation pourvu que cette réglementation serve
directement à promouvoir un intérêt étatique substantiel. Le juge Powell, auteur des
motifs de la Cour, a proposé une analyse en quatre parties pour déterminer si une
réglementation particulière du discours commercial était compatible avec le premier
amendement. Il résume son analyse à la p. 566:
[TRADUCTION] Donc en matière de discours commercial, une
analyse en quatre temps a été élaborée. Au départ, il faut déterminer si

- 56 -
l'expression est protégée par le premier amendement. Pour que le discours
commercial soit assujetti à cette disposition, il doit d'abord se rapporter à
une activité légale et ne pas être de nature à induire en erreur. Il faut
ensuite se demander si l'intérêt allégué par le gouvernement est substantiel.
Dans l'hypothèse d'une réponse affirmative à chacune de ces questions, il
faut déterminer si la réglementation en question sert à promouvoir
directement l'intérêt gouvernemental allégué et si elle n'est pas plus
étendue qu'il ne faut pour servir cet intérêt.
Le juge Powell avait auparavant énoncé ce critère applicable aux moyens choisis pour
servir l'intérêt gouvernemental particulier, dans les termes suivants, à la p. 564:
[TRADUCTION] L'État doit faire valoir un intérêt substantiel à servir
par des restrictions apportées au discours commercial. De plus, le mode de
réglementation doit être proportionné à cet intérêt. La restriction imposée
à l'expression doit être soigneusement conçue pour atteindre l'objectif visé
par l'État. L'observation de cette exigence peut-être vérifiée selon deux
critères. En premier lieu, la restriction doit servir à promouvoir
directement l'intérêt étatique en question; la réglementation ne saurait être
maintenue si elle ne soutient que d'une façon inefficace ou indirecte le but
que vise le gouvernement. En deuxième lieu, si l'intérêt gouvernemental
peut aussi bien être servi par une restriction plus limitée du discours
commercial, les restrictions excessives doivent être écartées.
Il a été dit que ce critère se rapproche beaucoup de celui qu'a adopté cette Cour dans
l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, pour établir une justification fondée sur
l'article premier de la Charte. Le critère formulé dans l'arrêt Central Hudson a été
qualifié de "compromis précaire" entre des tendances divergentes de la théorie du
discours commercial. Il tente en réalité de concilier la légitimité de règlements
gouvernementaux destinés à protéger les consommateurs contre un discours
commercial nuisible et la croyance que la libre circulation des idées et de l'information
est nécessaire pour que les consommateurs soient bien renseignés et autonomes.
49.
Dans l'affaire Posadas de Puerto Rico Associates v. Tourism Co. of
Puerto Rico, 106 S.Ct. 2968 (1986), la Cour a appliqué le critère énoncé dans l'arrêt
Central Hudson d'une manière qui lui a attiré beaucoup de critiques parce que, selon

- 57 -
certains commentateurs, la Cour avait fait preuve d'une attitude excessivement
déférente à l'égard de la réglementation gouvernementale, alors que l'État n'avait pas
suffisamment démontré que les moyens législatifs adoptés servaient directement
l'intérêt substantiel allégué ou encore qu'ils restreignaient le moins possible les intérêts
protégés par le premier amendement. Voir, par exemple, Philip B. Kurland, "Posadas
de Puerto Rico v. Tourism Company: «'Twas Strange, 'Twas Passing Strange; 'Twas
Pitiful, 'Twas Wondrous Pitiful»," [1986] Sup. Ct. Rev. 1; et "The Supreme
Court--Leading Cases" (1986) 100 Harv. L. Rev. 100, à la p. 172. On voit dans l'arrêt
Posadas de quelle manière le point de vue adopté ou l'insistance sur un aspect donné
du critère formulé dans l'arrêt Central Hudson peuvent déterminer l'étendue réelle de
la protection du discours commercial contre sa limitation ou sa restriction par le
législateur. L'arrêt Posadas révèle un tiraillement entre deux valeurs: celle de la libre
diffusion de l'information commerciale et celle de la protection du consommateur
contre le discours commercial nuisible. De plus, l'expérience américaine dans le
domaine de la protection constitutionnelle du discours commercial illustre les
difficultés inhérentes à son application et en particulier le rôle que les tribunaux sont
appelés à jouer dans l'évaluation de politiques de réglementation en matière de
protection du consommateur. La jurisprudence américaine sur le discours commercial
a été l'objet d'abondantes analyses et critiques dans la doctrine. Parmi les principaux
articles nous trouvons: Jackson et Jeeme Court and Commercial Speech: New Words
with an Old Message" (1987), 72 Minn. L. Rev. 289. Notons également une analyse de
la jurisprudence américaine dans un article très utile du professeur Robert J. Sharpe
et traitant de l'expression commerciale: "Commercial Expression and the Charter"
(1987), 37 U. of T.L.J. 229.

- 58 -
50.
En l'espèce, le juge Boudreault de la Cour supérieure a statué que la
liberté d'expression garantie par l'art. 3 de la Charte québécoise s'étendait à
l'expression commerciale. Pour cela, il s'est fondé tout particulièrement sur le
raisonnement adopté dans les décisions américaines et a cité de longs extraits tirés des
motifs du juge Blackmun qui, dans l'affaire Virginia Pharmacy, explique la
justification de la protection du discours commercial aux États-Unis. Le juge
Boudreault a souligné, comme on l'a fait dans l'arrêt Virginia Pharmacy, que non
seulement celui qui parle mais aussi celui qui l'écoute a un intérêt dans la liberté
d'expression. En Cour d'appel, le juge Bisson a appliqué l'opinion majoritaire de la
Cour d'appel sur cette question dans l'affaire Irwin Toy Ltd. c. Procureur général du
Québec, [1986] R.J.Q. 2441, et a cité des extraits des motifs des juges Jacques et
Vallerand dans cette affaire. Dans Irwin Toy, le juge Jacques avait conclu que la
rédaction de l'al. 2b) de la Charte canadienne ne permettait pas de faire des
distinctions, en ce qui concerne la garantie de liberté d'expression, entre divers types
d'expression, qu'ils soient de nature politique, artistique, culturelle ou autre. Selon lui,
l'expression commerciale devait être protégée au même titre que les autres types
d'expression en raison du rôle important qu'elle joue en facilitant les choix
économiques éclairés. Il a cependant ajouté que l'expression commerciale pouvait, en
vertu de l'article premier de la Charte canadienne, être soumise à des limites qui
pouvaient être raisonnables pour ce type d'expression mais qui ne le seraient pas dans
le cas de l'expression politique. Bien que le juge Jacques n'ait pas mentionné
expressément la jurisprudence américaine sur le discours commercial, sa façon
générale d'aborder ans une mesure moindre que l'expression politique. Le juge
Vallerand a émis une opinion similaire dans laquelle il s'est dit d'accord avec la
justification de la protection de l'expression commerciale telle qu'elle se dégage de la
jurisprudence américaine: l'intérêt qu'ont les particuliers et la société dans la libre

- 59 -
diffusion de l'information commerciale qui est indispensable à la prise de décisions
économiques éclairées.
51.
Au cours des débats, mention a été faite de deux autres décisions
canadiennes reflétant les différents points de vue opposés sur la question de savoir si
la liberté d'expression devrait s'étendre à l'expression commerciale. Il s'agit de l'arrêt
rendu par la Cour divisionnaire de l'Ontario, à la majorité, dans l'affaire Re Klein and
Law Society of Upper Canada (1985), 16 D.L.R. (4th) 489, et de l'arrêt unanime de la
Cour d'appel de l'Alberta dans l'affaire Re Grier and Alberta Optometric Association
(1987), 42 D.L.R. (4th) 327. Dans l'affaire Klein, sur laquelle se fondent
particulièrement le procureur général du Québec et ceux qui l'appuient pour dire que
la liberté d'expression ne devrait pas comprendre l'expression commerciale, la question
pertinente était de savoir si les Rules of Professional Conduct de la Law Society of
Upper Canada qui interdisent aux avocats de faire de la publicité concernant leurs
honoraires, portaient atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la
Charte. Citant les décisions antérieures à la Charte portant sur la liberté d'expression
ainsi que la jurisprudence américaine traitant du discours commercial, le juge
Callaghan, à l'avis duquel a souscrit le juge Eberle, a conclu que la liberté d'expression
garantie par l'al. 2b) ne devrait pas s'étendre à l'expression commerciale. Selon lui,
l'expression commerciale n'a aucun rapport avec l'expression politique, laquelle est
l'objet principal, sinon exclusif, de la protection accordée par l'al. 2b). À la page 532,
le juge Callaghan affirme: [TRADUCTION] "La Charte traduit une préoccupation à
l'égard des droits politiques de l'individu qu'elle n'exprime pas, à mon avis, à l'égard
du domaine économique ni à l'égard de ce qui s'y rattache, par exemple le discours
commercial." Puis: [TRADUCTION] "De prime abord donc, la ln de savoir si
l'expression artistique relève de l'al. 2b))." Après une analyse très poussée de la

- 60 -
jurisprudence et de l'expérience américaines en matière de protection du discours
commercial en vertu du premier amendement, le juge Callaghan se dit d'avis qu'il y a
de bonnes raisons de ne pas suivre l'exemple américain, l'une d'elles étant que cette
protection astreint les tribunaux à la tâche difficile de contrôler cas par cas la politique
de réglementation. À la page 539, il arrive à la conclusion suivante: [TRADUCTION]
"Je conclus qu'il n'y a aucune raison d'élargir le sens du mot "expression" qui figure
à l'al. 2b) de la Charte de manière à lui faire englober le discours purement
commercial. Le discours commercial n'apporte rien au système de gouvernement
démocratique parce qu'il ne dit rien sur la façon dont un peuple est gouverné ni sur la
manière dont il devrait se gouverner. Il est étranger aux politiques gouvernementales
et aux questions d'intérêt public qui constituent des éléments essentiels du processus
démocratique. Le discours commercial concerne le domaine économique et c'est au
législateur qu'il appartient de le réglementer." Le juge Henry, dissident, a suivi les
décisions américaines en adoptant leur justification de la protection de l'expression
commerciale. À ce propos, il a souligné le rôle indispensable de la publicité
commerciale dans une économie de marché, dont la bonne marche revêt une
importance vitale pour le corps politique.
52.
Dans l'arrêt Grier, la Cour d'appel de l'Alberta (les juges Lieberman,
Kerans et Irving) a jugé qu'une brochure faisant état du prix de différents services,
qu'un optométriste licencié avait envoyée par la poste à des clients et à d'autres
personnes, était une forme d'expression qui bénéficiait de la protection de l'al. 2b) de
la Charte. Refusant de suivre l'arrêt Klein sur la question de l'expression commerciale,
la cour s'est dite d'accord avec ce qu'avait décidé la Cour d'appel du Québec à ce sujet
dans l'affaire Irwin Toy. Dans le cadre d'une étude de la valeur protégée qui justifie que
la liberté d'expression commerciale soit garantie en vertu de l'al. 2b), le juge Kerans

- 61 -
a cité avec approbation l'énoncé, fait par le juge Jacques dans l'affaire Irwin Toy, de
la raison fondamentale de la protection de l'expression commerciale. Il a ajouté, à la
p. 336: [TRADUCTION] "Donc, l'activité importante dont il s'agit en l'espèce est la
diffusion d'information sur des produits et des services afin d'assurer la protection du
consommateur."
53.
L'argumentation du procureur général du Québec et de ceux qui l'ont
soutenu sur ce point se résume à ceci: conformément à l'exigence posée dans l'arrêt R.
c. Big M Drug Mart Ltd., précité, l'étendue d'une liberté garantie doit se déterminer en
fonction de la nature de la Charte canadienne et de ses objets de portée plus générale
ainsi qu'en fonction du contexte linguistique, philosophique et historique dans lequel
s'insère la liberté en question. Aucun fondement historique d'une garantie de liberté
d'expression commerciale ne se dégage de la jurisprudence antérieure à la Charte,
jurisprudence qui reconnaissait l'existence d'une liberté d'expression politique fondée
sur le partage des pouvoirs et sur une "charte des droits implicite". Tant dans la Charte
canadienne que dans la Charte québécoise la liberté d'expression figure sous la
rubrique "Libertés fondamentales". Or, l'expression commerciale n'a rien de
fondamental. Une garantie de liberté d'expression qui inclurait la publicité
commerciale serait la protection d'un droit économique alors qu'il ressort nettement et
de la Charte canadienne et de la Charte québécoise qu'elles ne visent pas à protéger
de tels droits. Quant aux décisions américaines accordant au discours commercial, en
vertu du premier amendement, une protection limitée, elles doivent être placées dans
le contexte d'une constitution qui protège le droit de propriété, droit qui a été
délibérément exclu de la protection offerte par l'art. 7 de la Charte canadienne. Cette
Cour, en refusant de conclure que le droit de grève est garanti par la Constitution, a
reconnu que la Charte canadienne ne s'étend pas aux droits ou libertés d'ordre

- 62 -
économique. Donner à la liberté d'expression une portée qui dépasse l'expression
politique et, peut-être, l'ex'article premier, tel qu'il a été interprété et appliqué par les
tribunaux, n'admet pas cette inégalité d'application. La liberté d'expression
commerciale, surtout dans le domaine de la publicité commerciale, ne sert à
promouvoir aucune des valeurs pouvant justifier sa protection en vertu de la
Constitution. La publicité commerciale vise à manipuler le public et cherche à
conditionner ou à diriger les choix économiques plutôt qu'à fournir les données de base
nécessaires à la prise d'une décision éclairée. Comme le montre l'expérience
américaine, la reconnaissance d'une protection limitée pour l'expression commerciale
implique une évaluation de la politique de réglementation qu'il vaudrait mieux laisser
au législateur. Les critiques doctrinales ainsi que les réserves exprimées par les
tribunaux justifient amplement qu'on n'adopte pas la position américaine à l'égard du
discours commercial.
54.
La Cour estime que la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la
Charte canadienne et par l'art. 3 de la Charte québécoise ne peut se limiter à
l'expression politique, si importante soit-elle dans une société libre et démocratique.
Si la jurisprudence antérieure à la Charte a insisté sur l'importance de l'expression
politique, cela tenait à ce qu'elle était la forme d'expression qui donnait le plus souvent
lieu à des contestations fondées sur le partage des pouvoirs et sur la "charte des droits
implicite" et que, dans ce contexte, la liberté d'expression politique pouvait être
rattachée au maintien et au fonctionnement des institutions d'un gouvernement
démocratique. L'expression politique n'est toutefois qu'une forme d'expression dans
la grande diversité de types d'expression qui méritent une protection constitutionnelle
parce qu'ils servent à promouvoir certaines valeurs individuelles et collectives dans
une société libre et démocratique.

- 63 -
55.
Selon les arrêts rendus par cette Cour depuis l'entrée en vigueur de la
Charte, la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte ne se limite pas à
l'expression politique. En concluant dans l'arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd.,
[1986] 2 R.C.S. 573, que le piquetage secondaire constituait une forme d'expression
au sens de l'al. 2b), la Cour a reconnu que la liberté d'expression garantie par la
Constitution englobait une forme d'expression qui ne pouvait être qualifiée
d'expression politique au sens traditionnel mais qui était plutôt de la nature d'une
expression ayant un but économique. Quoique la doctrine et la jurisprudence
examinées tendent à mettre l'accent sur l'expression politique, il est clair que le juge
McIntyre, dans sa propre déclaration concernant l'importance de la liberté
d'expression, englobe une expression qui peut être définie comme ayant une
importance autre que politique. En effet, il dit, à la p. 583: "Elle constitue l'un des
concepts fondamentaux sur lesquels repose le développement historique des
institutions politiques, sociales et éducatives de la société occidentale."
56.
On a tenté à plusieurs reprises de cerner et de formuler les valeurs
justifiant la protection constitutionnelle de la liberté d'expression. La tentative la plus
connue est probablement celle du professeur Thomas I. Emerson dans son article
intitulé "Toward a General Theory of the First Amendment" (1963), 72 Yale L.J. 877,
où il, résume dans les termes suivants, à la p. 878, les valeurs en question:
[TRADUCTION] Les valeurs que la société vise à promouvoir par la
protection du droit à la liberté d'expression peuvent se grouper en quatre
grandes catégories. Le maintien d'un système de libre expression est
nécessaire (1) pour permettre l'épanouissement personnel des individus,
(2) pour permettre la recherche de la vérité, (3) pour obtenir la
participation des membres de la société à la prise de décisions d'intérêt
social, y compris dans le domaine politique, et (4) pour maintenir un
équilibre entre la stabilité et le changement dans la société.

- 64 -
Les troisième et quatrième valeurs, si elles ne se chevauchent pas, paraissent
étroitement liées. D'une manière générale, les valeurs qu'on prétend justifier par la
protection constitutionnelle de la liberté d'expression sont présentées comme
comportant trois aspects. C'est ce qui se dégage de l'article susmentionné du professeur
Sharpe intitulé "Commercial Expression and the Charter", où il parle des trois "raisons
d'être" d'une telle protection dans le passage suivant tiré de la p. 232:
[TRADUCTION] La première, est que la liberté d'expression est
nécessaire pour qu'un peuple puisse se gouverner intelligemment et
démocratiquement [. . .] La deuxième théorie est que la liberté
d'expression protège la libre diffusion d'opinions, créant une certaine
concurrence sur le marché des idées et facilitant par là la recherche de la
vérité . . .
La troisième théorie valorise l'expression pour sa valeur intrinsèque.
Suivant ce point de vue, l'expression est un aspect de l'autonomie
individuelle et doit être protégée parce qu'elle est indispensable au
développement et à l'épanouissement personnels.
57.
Ces tentatives de définition des valeurs qui justifient la protection
constitutionnelle de la liberté d'expression ont leur utilité pour mettre en relief les plus
importantes d'entre elles. Toutefois, elles sont, d'une manière générale, formulées dans
un contexte philosophique qui soude la question de savoir si tel mode ou telle forme
d'expression fait partie des intérêts protégés par la valeur qu'est la liberté d'expression,
à celle de savoir si, en dernière analyse, ce mode ou cette forme d'expression mérite,
sous le régime de la Charte canadienne et de la Charte québécoise, une protection
contre toute atteinte. Ces deux questions distinctes appellent deux analyses distinctes.
La première question, dans le contexte de la Charte canadienne du moins, doit être
tranchée par l'emploi de la méthode d'interprétation fondée sur l'objet qui a été exposé
par cette Cour dans les arrêts Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, et Big M
Drug Mart Ltd., précité. La seconde question, qui concerne les limites à imposer aux

- 65 -
valeurs protégées, doit être réglée par l'application de l'article premier de la Charte tel
qu'il est interprété dans l'arrêt Oakes, précité, et dans l'arrêt R. c. Edwards Books and
Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713. La séparation des deux démarches analytiques a été
établie par cette Cour dans les arrêts susmentionnés. Nous allons d'abord examiner les
intérêts et les objets que la liberté ou le droit en question visent à protéger afin de
déterminer s'il y a eu violation de ce droit ou de cette liberté dans le cas présenté à la
Cour. Si nous concluons qu'il y a eu atteinte à la liberté ou au droit en question, nous
devrons déterminer, en second lieu, si l'État peut justifier cette atteinte en respectant
les limites imposées par l'article
58.
Pour répondre aux questions soulevées en l'espèce, il n'est pas nécessaire
que la Cour trace les limites du vaste éventail des types d'expression qui méritent la
protection de l'al. 2b) de la Charte canadienne ou de l'art. 3 de la Charte québécoise.
Il suffit de décider si les intimées ont un droit protégé par la Constitution d'utiliser la
langue anglaise dans leur affichage ou, plus précisément, si le fait que l'affichage en
question vise un but commercial exclut l'expression qu'il comporte du champ
d'application de la liberté garantie.
59.
À notre avis, son caractère commercial n'a pas cet effet. Étant donné
que cette Cour a déjà affirmé à plusieurs reprises que les droits et libertés garantis par
la Charte canadienne doivent recevoir une interprétation large et libérale, il n'y a
aucune raison valable d'exclure l'expression commerciale de la protection de l'al. 2b)
de la Charte. Notons que les tribunaux d'instance inférieure ont eu recours au même
genre d'interprétation large et généreuse pour faire bénéficier l'expression commerciale
de la protection accordée à la liberté d'expression par l'art. 3 de la Charte québécoise.
Au-delà de sa valeur intrinsèque en tant que mode d'expression, l'expression
commerciale qui, répétons-le, protège autant celui qui s'exprime que celui qui l'écoute,

- 66 -
joue un rôle considérable en permettant aux individus de faire des choix économiques
éclairés, ce qui représente un aspect important de l'épanouissement individuel et de
l'autonomie personnelle. La Cour rejette donc l'opinion selon laquelle l'expression
commerciale ne sert aucune valeur individuelle ou sociale dans une société libre et
démocratique et, pour cette raison, ne mérite aucune protection constitutionnelle.
60.
Bien au contraire, l'expression envisagée aux art. 58 et 69 de la Charte
de la langue française est une expression au sens de l'al. 2b) de la Charte canadienne
et au sens de l'art. 3 de la Charte québécoise. En conséquence, l'art. 58 porte atteinte
à la liberté d'expression garantie par l'art. 3 de la Charte québécoise et l'art. 69 porte
atteinte à la liberté d'expression protégée par l'al. 2b) de la Charte canadienne et par
l'art. 3 de la Charte québécoise. Bien que l'expression considérée ait un aspect
commercial, il faut souligner que l'accent est mis, en l'espèce, sur le choix de la langue
et sur une loi qui interdit l'emploi d'une langue. On ne nous demande pas de traiter ici
de la question distincte de savoir quelle portée acceptable pourrait avoir la
réglementation de la publicité (pour protéger les consommateurs, par exemple) quand
divers intérêts gouvernementaux entrent en jeu, surtout lorsqu'il s'agit d'évaluer le
caractère raisonnable des restrictions apportées à une telle expression commerciale,
selon l'article premier de la Charte canadienne et l'art. 9.1 de la Charte québécoise. Il
reste donc à déterminer si la restriction imposée à la liberté d'expression par les art. 58
et 69 est justifiée soit en vertu de l'article premier de la Charte canadienne, soit en
vertu de l'art. 9.1 de la Charte québécoise, selon le cas.
IX

- 67 -
La restriction imposée à la liberté d'expression par les art. 58 et 69 de la Charte de la
langue française est-elle justifiée en vertu de l'art. 9.1 de la Charte des droits et
libertés de la personne du Québec et de l'article premier de la Charte canadienne des
droits et libertés?
61.
Les questions soulevées dans la présente partie sont les suivantes: a)
Quel est le sens de l'art. 9.1 de la Charte québécoise et son rôle et son effet
diffèrent-ils sensiblement de ceux de l'article premier de la Charte canadienne? b)
L'exigence de l'usage exclusif du français posée par les art. 58 et 69 de la Charte de
la langue française constitue-t-elle une restriction aux fins de l'art. 9.1 et de l'article
premier? c) Les documents (ci-après appelés les documents se rapportant à l'article
premier et à l'art. 9.1) sur lesquels s'appuie le procureur général du Québec pour
justifier la restriction étaient-ils admissibles devant cette Cour? d) Les documents en
question justifient-ils l'interdiction de l'usage d'une langue autre que le français?
A.
Le sens de l'art. 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne du
Québec
62.
Il s'agit de déterminer tout d'abord si l'art. 9.1 est une disposition
justificative dont l'objet et l'effet sont similaires à ceux de l'article premier de la Charte
canadienne et, dans l'affirmative, quel est le critère applicable en vertu de cet article.
Le texte de l'art. 9.1 diffère de celui de l'article premier et il convient, pour des fins de
comparaison, de reproduire encore les deux dispositions et d'énoncer également le
critère à appliquer en vertu de l'article premier. L'article 9.1 de la Charte des droits et
libertés de la personne du Québec y a été ajouté par la Loi modifiant la Charte des

- 68 -
droits et libertés de la personne, L.Q. 1982, chap. 61, art. 2, et est entré en vigueur par
proclamation le 1er octobre 1983. En voici le texte:
9.1. Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des
valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des
citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice.
L'article premier de la Charte canadienne dit:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et
libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle
de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification
puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
Le critère applicable aux fins de l'article premier de la Charte canadienne a été formulé
par cette Cour dans l'arrêt R. c. Oakes, précité, et reformulé par le Juge en chef dans
l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., précité, dans les termes suivants, aux pp. 768
et 769:
Pour établir qu'une restriction est raisonnable et que sa justification
peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, il faut
satisfaire à deux exigences. En premier lieu, l'objectif législatif que la
restriction vise à promouvoir doit être suffisamment important pour
justifier la suppression d'un droit garanti par la Constitution. Il doit se
rapporter à des "préoccupations urgentes et réelles". En second lieu, les
moyens choisis pour atteindre ces objectifs doivent être proportionnels ou
appropriés à ces fins. La proportionnalité requise, à son tour, comporte
normalement trois aspects: les mesures restrictives doivent être
soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en question, ou avoir un
lien rationnel avec cet objectif; elles doivent être de nature à porter le
moins possible atteinte au droit en question et leurs effets ne doivent pas
empiéter sur les droits individuels ou collectifs au point que l'objectif
législatif, si important soit-il, soit néanmoins supplanté par l'atteinte aux
droits. La Cour a affirmé que la nature du critère de proportionnalité
pourrait varier en fonction des circonstances. Tant dans son élaboration de
la norme de preuve que dans sa description des critères qui comprennent

- 69 -
l'exigence de proportionnalité, la Cour a pris soin d'éviter de fixer des
normes strictes et rigides.
63.
On a soutenu à l'audience qu'en raison de son libellé tout à fait
différent, l'art. 9.1 n'est pas une disposition justificative analogue à l'article premier,
mais simplement une disposition indiquant que les libertés et droits fondamentaux
garantis par la Charte québécoise ne sont pas absolus mais relatifs et doivent donc
s'interpréter et s'exercer d'une manière compatible avec les valeurs, les intérêts et les
considérations mentionnées à l'art. 9.1, soit les "valeurs démocratiques", "l'ordre
public" et le "bien-être général des citoyens du Québec". En l'espèce, la Cour
supérieure et la Cour d'appel ont conclu que l'art. 9.1 était une disposition justificative
correspondant à l'article premier de la Charte canadienne et que son application était
soumise à un critère semblable de proportionnalité et de lien rationnel. La Cour
souscrit à cette conclusion. Le premier alinéa de l'art. 9.1 parle de la façon dont une
personne doit exercer des libertés et des droits fondamentaux. Ce n'est pas une
limitation du pouvoir du gouvernement, mais plutôt une indication de la manière
d'interpréter l'étendue de ces libertés et droits fondamentaux. Toutefois, le second
alinéa de l'art. 9.1 ("La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager
l'exercice.") traite bien du pouvoir du législateur d'imposer des limites aux libertés et
droits fondamentaux. L'expression "à cet égard" renvoie au membre de phrase "dans
le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des
citoyens du Québec". Pris dans son ensemble, l'art. 9.1 prévoit que la loi peut fixer des
limites à l'étendue et à l'exercice des libertés et droits fondamentaux garantis pour
assurer le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général
des citoyens du Québec. C'est ainsMe Raynold Langlois, c.r., intitulée "Les clauses
limitatives des Chartes canadienne et québécoise des droits et libertés et le fardeau de
la preuve", publiée dans Perspectives canadiennes et européennes des droits de la

- 70 -
personne (1986). Dans cette étude, l'auteur exprime l'avis que, pour se prévaloir de
l'art. 9.1, le gouvernement doit démontrer que la loi restrictive n'est ni irrationnelle ni
arbitraire et que les moyens choisis sont proportionnés au but visé. En Cour d'appel,
le juge Bisson a retenu essentiellement le même critère. Selon lui, il incombe au
gouvernement, en vertu de l'art. 9.1, de prouver selon la prépondérance des
probabilités que les moyens attaqués sont proportionnels à l'objet qu'on veut atteindre.
Il a parlé en outre de l'obligation qu'a le gouvernement d'établir l'absence d'un
caractère irrationnel ou arbitraire dans la restriction imposée par la loi ainsi que
l'existence d'un lien rationnel entre les moyens employés et la fin poursuivie. D'une
manière générale, nous approuvons cette façon d'aborder la question. Le procureur
général du Québec a fait valoir que l'art. 9.1 laisse au législateur une plus grande
latitude que l'article premier et autorise seulement un contrôle judiciaire portant sur
"la finalité des lois", expression qui, selon la Cour, désignerait les buts ou les objets
de la loi qui limite un droit ou une liberté garantis et non les moyens choisis pour
réaliser le but ou l'objet. Cela signifie qu'il y aurait une justification suffisante si le but
ou l'objet d'une loi limitant une liberté ou un droit fondamentaux relevait de la
description générale se dégageant des mots "des valeurs démocratiques, de l'ordre
public et du bien-être général des citoyens du Québec". Il ne se peut pas qu'on ait
voulu conférer par l'art. 9.1 un pouvoir législatif aussi large, et presque illimité, de
restreindre les libertés et droits par le législateur soient proportionnés au but visé. Une
telle exigence est implicite dans une disposition prescrivant que certaines valeurs ou
certains objets législatifs peuvent dans des circonstances précises prévaloir sur une
liberté ou un droit fondamentaux. Cela implique nécessairement la recherche d'un juste
équilibre et le critère à suivre pour y parvenir consiste à se demander s'il existe un lien
rationnel et s'il y a proportionnalité.

- 71 -
B.
L'interdiction de l'emploi d'une langue autre que le français aux art. 58 et
69 de la Charte de la langue française est-elle une restriction de la liberté
d'expression au sens de l'article premier de la Charte canadienne et de l'art. 9.1 de la
Charte québécoise?
64.
Les intimées ont soutenu que les art. 58 et 69 de la Charte de la langue
française ne peuvent pas se justifier en vertu de l'article premier de la Charte
canadienne des droits et libertés parce qu'ils prescrivent le déni ou la négation de la
liberté d'expression plutôt que d'y apporter une restriction au sens où l'entend l'article
premier. Pour étayer cet argument, elles se sont référées à l'opinion du juge en chef
Deschênes de la Cour supérieure et à l'opinion majoritaire de la Cour d'appel dans
l'affaire Quebec Association of Protestant School Boards c. Procureur général du
Québec, [1982] C.S. 673, aux pp. 689 à 693; [1983] C.A. 77, à la p. 78. Suivant la
thèse des intimées, si cette Cour n'a pas statué sur la question générale de savoir si le
déni ou la négation d'un droit ou d'une liberté garantis peut constituer une restriction
aux fins de l'article premier, elle n'a désavoué ni expressément ni implicitement
l'opinion de la Cour supérieure et de la Cour d'appel (Procureur général du Québec
c. Quebec Association of Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66, à la p. 78).
Invoquant l'arrêt Quebec Association of Protestant School Boards de cette Cour,
l'intimée dans l'affaire Irwin Toy a avancé un argument similaire quant à la distinction
entre la négation et la restriction d'un droit ou d'une liberté. En l'espèce, le juge
Boudreault n'a pas fait allusion à cette question. Le juge Bisson de la Cour d'appel en
a parlé, mais sans en faire le fondement de son jugement. Il s'est demandé si c'était
même un cas où la loi en question était susceptible de justification en vertu de l'article
premier car il s'agissait d'une négation pure et simple de la liberté d'expression puisque

- 72 -
l'art. 58 interdisait l'emploi de toute autre langue que le français. À ce qu'affirmait le
juge Bisson, il aour:
Les dispositions de l'art. 73 de la Loi 101 heurtent de front celles de l'art.
23 de la Charte et ne sont pas des restrictions qui peuvent être légitimées
par l'art. 1 de la Charte. Ces restrictions ne peuvent être des dérogations
aux droits et libertés garantis par la Charte ni équivaloir à des
modifications de la Charte. Une loi du Parlement ou d'une législature qui
par exemple prétendrait imposer les croyances d'une religion d'État
entrerait en conflit direct avec l'al. 2a) de la Charte qui garantit la liberté
de conscience et de religion, et devrait être déclarée inopérante sans qu'il
y ait même lieu de se demander si une telle loi est susceptible d'être
légitimée par l'art. 1. Il en va de même pour le chapitre VIII de la Loi 101
vis-à-vis de l'art. 23 de la Charte.
65.
Dans l'affaire Quebec Association of Protestant School Boards, les
droits à l'instruction dans la langue de la minorité garantis par l'art. 23 de la Charte
canadienne revêtaient, comme l'a fait remarquer la Cour, un caractère très précis,
particulier et limité, à la différence des libertés et droits fondamentaux garantis par
d'autres dispositions. Il s'agissait de droits bien définis qu'on reconnaissait à des
catégories déterminées de personnes. De l'avis de la Cour, les art. 72 et 73 de la Loi
101 avaient pour effet de créer, pour le Québec, une exception à l'art. 23, c'est-à-dire
de le rendre entièrement inapplicable dans l'ensemble du Québec. Il y avait donc dans
cette province négation totale des droits garantis par l'art. 23. L'effet des art. 72 et 73
était d'annuler la possibilité d'exercer les droits très précis et limités énoncés à l'art. 23.
Une telle restriction, selon la Cour, équivalait à une tentative inadmissible de passer
outre à l'art. 23 ou de le modifier. Or, une dérogation ayant cet effet ne pourrait être
une restriction au sens envisagé à l'article premier de la Charte. Donc, en ce qui
concerne la distinction entre une négation totale d'un droit ou d'une liberté et une
restriction qu'on y apporte, l'arrêt Quebec Association of Protestant School Boards
représente un exemple assez unique de négation totale de droits garantis, car la
négation correspond à tout l'ensemble du champ d'application des droits en question.

- 73 -
Cet arrêt n'établit donc pas la proposition selon laquelle ne pourrait être justifiée en
vertu de l'article premier une disposition législative ayant pour effet d'interdire, dans
un champ limité, l'exercice d'un droit ou d'une liberté garantis.
66.
La Cour estime que, mise à part la situation rare d'une négation
complète d'un droit ou d'une liberté garantis comme dans l'exemple qui précède, on ne
saurait à bon droit se fonder sur la distinction entre la négation et la restriction d'un
droit ou d'une liberté pour refuser d'appliquer l'article premier de la Charte. Un bon
nombre, sinon la plupart, des restrictions apportées par le législateur à un droit ou à
une liberté, dans un domaine particulier où il pourrait être exercé constituera, dans la
mesure du domaine visé, une négation de ce droit ou de cette liberté. S'il devait en
résulter que l'article premier ne s'applique pas dans un tel cas, il n'aurait en pratique
qu'une application extrêmement limitée. Par ailleurs, la distinction entre une restriction
qui interdit l'exercice d'un droit ou d'une liberté garantis dans un domaine limité où il
pourrait être exercé et une restriction qui permet un exercice restreint peut être
pertinente pour l'application du critère de proportionnalité en vertu de l'article premier.
C'est dans ce sens-là que le juge Wilson, dans l'affaire R. c. Morgentaler, [1988] 1
R.C.S. 30, a appliqué la distinction entre la négation totale d'un droit ou d'une liberté
et une limitation qui y est apportée quand elle a dit, à la p. 183: "L'article 251 du Code
criminel enlève cette décision à la femme à tous les stades de la grossesse. C'est une
dénégation complète du droit constitutionnellement garanti à la femme par l'art. 7, non
une simple limitation de celui-ci. L'article ne saurait, à mon avis, répondre au critère
de proportionnalité de l'arrêt Oakes. Il n'est pas suffisamment adapté à l'objectif
législatif et ne porte pas atteinte au droit de la femme "le moins possible". Il ne saurait
être sauvegardé en vertu de l'article premier."

- 74 -
C.
L'admissibilité des documents produits aux fins de l'article premier et de
l'art. 9.1 pour justifier la restriction imposée à la liberté d'expression par les art. 58
et 69 de la Charte de la langue française
67.
En Cour supérieure, le procureur général du Québec, tenant
probablement pour acquis que l'al. 2b) ne s'appliquait pas en raison de la disposition
dérogatoire de l'art. 214 de la Charte de la langue française et que l'art. 3 de la Charte
des droits et libertés de la personne du Québec n'avait pas encore préséance sur l'art.
58 de la Charte de la langue française, n'a produit aucun document justificatif, ni aux
fins de l'article premier de la Charte canadienne ni aux fins de l'art. 9.1 de la Charte
québécoise. De plus, à l'époque où l'affaire a été entendue par la Cour supérieure, cette
Cour n'avait pas encore donné d'indications quant à la nature du fardeau incombant au
gouvernement en vertu de l'article premier de la Charte canadienne, ce qu'elle a fait
d'abord dans des observations figurant dans Law Society of Upper Canada c.
Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, aux pp. 383 et 384, Hunter c. Southam Inc., précité,
à la p. 169, et Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177,
à la p. 217, et finalement dans l'analyse du fardeau imposé par l'article premier qu'on
trouve dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, et R. c. Oakes, précité.
68.
Devant la Cour d'appel, le procureur général du Québec a annexé à son
mémoire certains documents de caractère justificatif que le juge Bisson a appelés des
études linguistiques et sociologiques du Québec et d'ailleurs, et que les intimées
décrivent dans le mémoire produit en cette Cour comme [TRADUCTION] "de
nombreuses études sociologiques, démographiques et linguistiques". Les intimées ont
présenté une requête visant à obtenir la radiation de ces documents du dossier parce
qu'ils n'étaient pas conformes à l'art. 507 du Code de procédure civile ni à l'art. 10 des

- 75 -
Règles de pratique de la Cour d'appel, dispositions qui traitent des parties du dossier
qui doivent être jointes au mémoire ou y être incluses. On peut supposer que les
intimées ont invoqué comme moyen que les documents en question n'avaient pas été
produits devant le juge de première instance. La Cour d'appel a réservé sa décision sur
la requête en radiation mais elle ne s'est jamais prononcée. Le juge Bisson a dit que,
même si on avait tenu compte des documents, ils n'auraient pas justifié l'atteinte à la
liberté d'expression par l'interdiction de se servir d'une langue autre que le français.
69.
On ne sait pas au juste si les documents justificatifs que le procureur
général du Québec a présentés devant cette Cour comprennent seulement les
documents produits devant la Cour d'appel ou s'ils en incluent d'autres. D'après les
intimées, le procureur général du Québec a joint au mémoire qu'il a produit en Cour
d'appel les études qui [TRADUCTION] "sont également mentionnées" dans le
mémoire qu'il a déposé en cette Cour. Le procureur général du Canada pour sa part
affirme que les documents produits par le procureur général du Québec en cette Cour
se composent d'une partie, mais non de la totalité, des études présentées devant la Cour
d'appel auxquelles d'autres études ont été ajoutées.
70.
Les documents annexés au mémoire du procureur général du Québec
consistent en des études générales de sociolinguistique et de planification linguistique
auxquelles s'ajoutent des articles, des rapports et des statistiques décrivant la situation
de la langue française au Québec et au Canada, situation qui aurait inspiré et
justifierait la politique de planification linguistique qui se reflète dans la Charte de la
langue française ainsi que dans les lois québécoises antérieures visant le même but
général. Le procureur général du Québec n'a pas présenté de demande tendant à obtenir
que les documents se rapportant à l'article premier et à l'art. 9.1 soient admis en preuve

- 76 -
en vertu de l'art. 67 de la Loi sur la Cour suprême, S.R.C. 1970, chap. S-19. Il a
soutenu devant cette Cour que les documents en question ne constituaient pas une
preuve au sens strict mais renvoyaient plutôt à des faits législatifs dont la Cour pouvait
prendre connaissance d'office. Les intimées dans ce pourvoi n'ont pas renouvelé très
énergiquement leur objection quant à l'admission et à l'examen des documents se
rapportant à l'article premier et à l'art. 9.1, mais elles se sont munies d'arguments
concernant l'effet de ces documents. Elles ont soutenu que, dans l'hypothèse où les
documents feraient légitimement partie du dossier, ils ne justifieraient pas la restriction
imposée à la liberté d'expression par les art. 58 et 69 de la Charte de la langue
française. Elles ont convenu que, d'après les documents, l'objet de la loi contestée
revêtait une importance suffisante pour justifier une atteinte à une liberté garantie,
mais elles ont allégué que cette loi ne satisfaisait pas au critère de proportionnalité.
Ainsi, les intimées, tout en prétendant que les documents n'avaient pas été
légitimement produits devant la CouCour puisse prendre connaissance d'office des
données statistiques concernant la situation relative des langues française et anglaise
et des communautés francophone et anglophone au Québec, en particulier les
statistiques les plus récentes. Selon elle, certaines des données en question traduisaient
un parti pris ou tendaient à induire en erreur. Elle s'est en outre référée à d'autres
analyses statistiques qui, selon elle, correspondaient davantage à la réalité. Comme les
intimées dans le présent pourvoi, l'appelante Singer dans l'affaire Devine a soutenu que
les documents produits par le procureur général du Québec ne constituaient pas une
preuve suffisante aux fins de cet article.
71.
Étant donné que les parties paraissent ne pas avoir été prises au
dépourvu ni désavantagées d'une manière inéquitable par la production en cette Cour
des documents se rapportant à l'article premier et à l'art. 9.1 et qu'en plus, elles

- 77 -
s'étaient bien préparées à débattre la valeur de ces documents et l'ont fait, la Cour
estime qu'il convient de les considérer comme régulièrement présentés devant la Cour
et de les examiner. Il s'agit en fait de documents du même genre que ceux dont la Cour
a demandé la production et qu'elle a examinés dans d'autres affaires concernant
l'application de l'article premier de la Charte, sans qu'ils aient été soumis à l'épreuve
des débats contradictoires. Il s'agit de documents qui sont examinés de la même
manière que le sont des traités et des articles dans d'autres contextes judiciaires. Il faut
néanmoins tenir compte des moyens soulevés par l'appelante Singer dans l'affaire
Devine sur certaines des données statistiques.
D.
Les documents se rapportant à l'article premier et à l'art. 9.1 justifient-ils
l'interdiction de l'usage d'une langue autre que le français?
72.
Les documents se rapportant à l'article premier et à l'art. 9.1 sont au
nombre de quatorze et traitent de toute une gamme de sujets depuis la théorie générale
de la politique et de la planification linguistiques jusqu'à l'analyse statistique de la
situation de la langue française au Québec et au Canada. Les documents traitent de
deux points particulièrement pertinents en l'espèce: a) la vulnérabilité de la langue
française au Québec et au Canada, qui a motivé la politique linguistique reflétée dans
la Charte de la langue française; et b) l'importance qu'attache la théorie de la
planification linguistique au rôle de la langue dans les affaires publiques, notamment
en ce qui concerne la communication ou l'expression linguistique qu'envisagent les
dispositions contestées de la Charte de la langue française. Quant au premier point,
les documents établissent amplement l'importance de l'objet législatif de la Charte de
la langue française et le fait qu'elle est destinée à répondre à un besoin réel et urgent.
Les intimées l'ont d'ailleurs concédé tant devant la Cour d'appel qu'en cette Cour. La

- 78 -
vulnérabilité de la langue française au Québec et au Canada a été décrite dans une série
de rapports de commissions d'enquête, tout d'abord dans le rapport de la Commission
royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme de 1969 puis dans les rapports
de la commission Parent et de la commission Gendron. Cette vulnérabilité se reflète
dans les statistiques soumises et dans les études ultérieures qui font partie des
documents en cause, avec toutefois les ajustements qui s'imposent pour tenir compte
des moyens soulevés par l'appelante Singer dans l'affaire Devine au sujet de certaines
données statistiques plus récentes. La menace qui pèse sur la langue française est
généralement imputée aux facteurs sue la population francophone hors Québec par
suite de l'assimilation; c) le taux supérieur d'assimilation des immigrants au Québec
par la communauté anglophone du Québec; et d) le fait que l'anglais a toujours dominé
aux plus hauts échelons du secteur économique. Ces facteurs ont favorisé l'emploi de
la langue anglaise en dépit de la prédominance de la population francophone au
Québec. Donc, au cours de la période qui a précédé l'adoption de la loi en cause, le
"visage linguistique" du Québec donnait souvent l'impression que l'anglais était
devenu aussi important que le français. Ce "visage linguistique" a renforcé chez les
francophones la crainte que l'anglais gagne en importance, que la langue française soit
menacée et qu'elle finisse par disparaître. Il semblait indiquer aux jeunes francophones
que la langue du succès était presque exclusivement l'anglais et confirmait pour les
anglophones qu'il n'était pas vraiment nécessaire d'apprendre la langue de la majorité.
Cela pouvait en outre amener les immigrants à penser qu'il était plus sage de s'intégrer
à la collectivité anglophone. Le but de dispositions comme les art. 58 et 69 de la
Charte de la langue française était, comme le dit le préambule, d'"assurer la qualité
et le rayonnement de la langue française". La menace pesant sur la langue française
a convaincu le gouvernement qu'il devait notamment prendre les mesures nécessaires
pour que le "visage linguistique" du Québec reflète la prédominance du français.

- 79 -
73.
Il ressort des documents se rapportant à l'article premier et à l'art. 9.1
que la politique linguistique sous-tendant la Charte de la langue française vise un
objectif important et légitime. Ils révèlent les inquiétudes à l'égard de la survie de la
langue française et le besoin ressenti d'une solution législative à ce problème. De plus,
ces documents montrent le lien rationnel qui existe entre le fait de protéger la langue
française et le fait d'assurer que la réalité de la société québécoise se reflète dans le
"visage linguistique". Toutefois, les documents se rapportant à l'article premier et à
l'art. 9.1 n'établissent pas que l'exigence de l'emploi exclusif du français est nécessaire
pour atteindre l'objectif législatif ni qu'elle est proportionnée à cet objectif. Cette
question précise n'est même pas abordée dans les documents. En fait, dans son
mémoire et dans ses arguments oraux, le procureur général du Québec n'a pas tenté de
justifier l'exigence de l'emploi exclusif du français. Il a plutôt insisté sur les motifs de
l'adoption de la Charte de la langue française et de la législation antérieure en matière
linguistique, motifs qui, il faut le répéter, ne sont pas contestés par les intimées. Le
procureur général du Québec s'est appuyé sur ce qu'il a appelé la légitimité
démocratique générale de la politique linguistique du Québec, sans mentionner
expressément l'exigence de l'emploi exclusif du français. Sur la question de la
proportionnalité, le procureur général du Québec s'est référé à la jurisprudence
américaine traitant du discours commercial pour démontrer sans doute que les
tribunaux devaient respecter le choix fait par le législateur quant aux moyens à
employer pour atteindre, du moins dans le domaine de l'expression commerciale, un
objecd'application. Le procureur général a fait valoir que ces exceptions à l'exigence
de l'emploi exclusif du français traduisent le souci de prendre des mesures bien
conçues et d'intervenir le moins possible en matière d'expression commerciale. Si
d'autres dispositions de la Charte de la langue française et de son règlement
d'application viennent restreindre la portée de l'exigence de l'emploi exclusif du

- 80 -
français, les art. 58 et 69 n'en interdisent pas moins l'emploi d'une langue autre que le
français lorsqu'ils s'appliquent, par exemple, dans le cas des intimées. Nous devons
donc décider si une telle interdiction est justifiée. La Cour pense qu'il n'a pas été
démontré que l'interdiction, par les art. 58 et 69, de l'emploi d'une langue autre que le
français est nécessaire pour défendre et pour améliorer la situation de la langue
française au Québec ni qu'elle est proportionnée à cet objectif législatif. Puisque la
preuve soumise par le gouvernement indique que la prédominance de la langue
française ne se reflétait pas dans le "visage linguistique" du Québec, les mesures prises
par le gouvernement auraient pu être conçues spécifiquement pour régler ce problème
précis tout en restreignant le moins possible la liberté d'expression. Alors qu'exiger que
la langue française prédomine, même nettement, sur les affiches et les enseignes serait
proportionnel à l'objectif de promotion et de préservation d'un "visage linguistique"
français au Québec et serait en conséquence justifié en vertu des Chartes québécoise
et canadienne, l'obligation d'employer exclusivement le français n'a pas été justifiée.
On pourrait exiger que le français accompagne toute autre langue ou l'on pourrait
exiger qu'il soit plus en évidence que d'autres langues. De telles mesures permettraient
que le "visage linguistique" reflète la situation démographique u français ne résiste pas
à l'examen fondé sur le critère de la proportionnalité et ne reflète pas la réalité de la
société québécoise. En conséquence, nous estimons que la restriction imposée à la
liberté d'expression par l'art. 58 de la Charte de la langue française, en ce qui concerne
l'usage exclusif du français pour l'affichage public et la publicité commerciale, n'est
pas justifiée en vertu de l'art. 9.1 de la Charte québécoise. De la même manière, la
restriction imposée à la liberté d'expression par l'art. 69 de la Charte de la langue
française, en ce qui concerne l'utilisation exclusive de la raison sociale en langue
française, n'est pas justifiée, ni en vertu de l'art. 9.1 de la Charte québécoise ni en vertu
de l'article premier de la Charte canadienne.

- 81 -
X
Les articles 58 et 69 de la Charte de la langue française violent-ils la garantie contre
la discrimination fondée sur la langue, énoncée à l'art. 10 de la Charte des droits et
libertés de la personne du Québec?
74.
Compte tenu de la conclusion qui précède, il n'est pas nécessaire en
l'espèce que la Cour se prononce sur l'argument des intimées suivant lequel les art. 58
et 69 de la Charte de la langue française sont inopérants parce qu'ils violent la
garantie contre la discrimination fondée sur la langue, énoncée à l'art. 10 de la Charte
des droits et libertés de la personne du Québec. Étant donné toutefois que cette
question est également soulevée dans le pourvoi Devine et qu'elle a été abordée par la
Cour supérieure et par la Cour d'appel dans ces deux pourvois, cette Cour devrait
l'étudier aussi vu l'importance générale de la question.
75.
Voici de nouveau le texte de l'art. 10 de la Charte québécoise:
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine
égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou
préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation
sexuelle, l'état civil, l'âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion,
les convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la
condition sociale, le handicap ou l'utilisation d'un moyen pour pallier ce
handicap.
Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou
préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
76.
Avant d'aborder la question de l'application de cet article aux
dispositions contestées de la Charte de la langue française, il faut signaler que la
disposition d'exception de l'art. 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne

- 82 -
du Québec ne s'applique pas à une violation de l'art. 10. C'est ce qui découle
nécessairement, quant à l'intention du législateur, du fait que l'art. 9.1 est la dernière
disposition du chapitre I, intitulé "Libertés et droits fondamentaux", de la Charte des
droits et libertés de la personne. L'article 10 se trouve dans un autre chapitre, soit le
chapitre I.1, qui s'intitule "Droit à l'égalité dans la reconnaissance et l'exercice des
droits et libertés". Or, il n'existe pas de disposition d'exception analogue dans le cas
d'une atteinte aux droits garantis par ce dernier chapitre.
77.
En l'espèce, la Cour supérieure et la Cour d'appel ont tranché la
question de l'art. 10 en se basant, comme l'indique la partie III des présents motifs, sur
ce que ces mêmes cours avaient dit dans l'affaire Devine c. Procureur général du
Québec, précitée. Dans l'affaire Devine, le juge Dugas de la Cour supérieure a rejeté
l'argument fondé sur l'art. 10 de la Charte québécoise pour le motif que l'art. 58 de la
Charte de la langue française ne créait pas, à première vue, une distinction fondée sur
la langue au sens de l'art. 10. Selon lui, l'art. 58 s'appliquait à tous indépendamment
de leur langue usuelle. Il a concédé que l'art. 58 imposait un fardeau plus lourd aux
anglophones en leur interdisant l'usage de l'anglais, mais il a conclu que, puisque l'art.
58 s'appliquait à tout le monde, il ne constituait pas une discrimination contre les
anglophones fondée sur leur langue. Dans la présente instance, le juge Boudreault a
souscrit à l'opinion du juge Dugas sur cette question. En appel, le juge Bisson a rejeté
le moyen fondé sur l'art. 10 pour les motifs qu'il avait lui-même donnés en Cour
d'appel dans l'affaire Devine. Dans cette dernière affaire, il avait conclu que l'art. 58
ne créait pas une distinction fondée sur la langue au sens de l'art. 10 parce qu'il mettait
sur un pied d'égalité toutes les personnes qui voulaient faire de l'affichage public et de
la publicité commerciale. Il a probablement voulu dire par là que l'art. 58 s'appliquait
à tous indépendamment de leur langue usuelle, ce qui est précisément la raison qu'avait

- 83 -
donnée le juge Dugas pour repousser l'argument basé sur l'art. 10. Le juge Bisson a
convenu que l'art. 58 présente plus d'inconvénients pour les non-francophones que
pour les francophones, mais a indiqué que ce n'était pas le critère à retenir pour
déterminer si la disposi avis, il n'y avait donc pas de discrimination directe. En
conséquence, il a conclu que la question de savoir si une disposition contestée établit
une distinction fondée sur un motif interdit par l'art. 10 doit être tranchée en fonction
de la notion de discrimination directe. Il a toutefois examiné, à la lumière des arrêts
rendus par cette Cour dans les affaires Commission ontarienne des droits de la
personne et O'Malley c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, et Bhinder c.
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561,
l'applicabilité du concept de discrimination par suite d'un effet préjudiciable ou de
discrimination indirecte à la question de savoir si l'art. 58 constitue une discrimination
fondée sur la langue au sens de l'art. 10. Ayant étudié les arrêts O'Malley et Bhinder,
le juge Bisson a conclu que la notion de discrimination par suite d'un effet
préjudiciable n'exigeait pas que la disposition attaquée soit annulée mais seulement
qu'on fasse ce qui est raisonnable pour accommoder les personnes qui en subissent les
effets préjudiciables. D'après le juge Bisson, c'est ce que font la Charte de la langue
française et le Règlement sur la langue du commerce et des affaires en prévoyant des
exceptions à l'exigence de l'usage exclusif du français posée par l'art. 58. De toute
façon, a-t-il fait remarquer, les appelants dans l'affaire Devine ne demandaient pas un
accommodement, mais l'annulation des dispositions contestées pour cause de
discrimination directe. Les motifs exposés par le juge Bisson dans l'affaire Devine
mènent à la conclusion que c'est la notion de discrimination directe et non pas celle de
discrimination par suite d'un effet préjudiciable ou de discrimination indirecte qu'il
faut appliquer pour déterminer s'il existe une distinction fondée sur un motif interdit
par l'art. 10.

- 84 -
78.
Dans son arrêt récent Forget c. Québec (Procureur général), [1988]
2 R.C.S. 90, cette Cour a été appelée à étudier la question de l'application de l'art. 10
de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec à certaines dispositions
du règlement adopté par l'Office de la langue française concernant la connaissance de
la langue officielle nécessaire pour l'obtention d'un permis d'un ordre professionnel.
Le juge Lamer, qui a rendu le jugement de la majorité de la Cour, énonce dans le
passage suivant, les critères à satisfaire afin de pouvoir conclure qu'il y a
discrimination en vertu de l'art. 10, à la p. 98:
À la lecture de l'art. 10 de la Charte et selon l'affaire Johnson c.
Commission des affaires sociales, [1984] C.A. 61, décision avec laquelle
je suis d'accord sur ce point, trois éléments doivent être présents pour qu'il
y ait discrimination: (1) une "distinction, exclusion ou préférence", (2)
fondée sur l'un des motifs énumérés au premier alinéa et (3) qui "a pour
effet de détruire ou de compromettre" le droit à la pleine égalité dans la
reconnaissance et l'exercice d'un droit ou d'une liberté de la personne.
79.
L'alinéa 2a) du Règlement créait en faveur des postulants qui avaient
reçu au moins trois années d'enseignement en français au niveau post- primaire une
présomption de connaissance appropriée du français et l'art. 3 exigeait que les
postulants qui, telle l'intimée Forget, ne pouvaient bénéficier de cette présomption de
connaissance, se soumettent à un examen destiné à vérifier s'ils possédaient une
connaissance appropriée du français. Le juge Lamer a statué que cette différence quant
au traitement accordé à deux catégories de postulants à l'exercice d'une profession
nécessitant une connaissance appropriée du français constituait une distinction au sens
de l'art. 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, mais il a
précisé que la question était de savoir s'il s'agissait d'une distinction fondée sur la
langue au sens du même article. Selon le juge Lamer, le mot "langue", à l'art. 10,
signifie la langue d'une personne, c'est-à-dire sa langue maternelle ou usuelle. Il a donc
abordé ensuite l'argument de l'appelant selon lequel la distinction créée par l'al. 2a) et

- 85 -
par l'art. 3 du Règlement était fondée non pas sur la langue usuelle de la personne,
mais sur la langue dans laquelle le postulant avait reçu son instruction post-primaire.
Sur cette question, le juge Lamer a conclu que la distinction, quoiqu'à première vue
fondée sur la langue d'instruction, reposait en réalité sur la langue usuelle de la
personne. Voici ce qu'il dit de l'argument de l'appelant, aux pp. 100 et 101:
À mon avis cependant, cette interprétation ne résiste guère à une
analyse plus réaliste de la situation. À prime abord, il est vrai que peu
importe sa langue, est exemptée de l'examen toute personne qui a suivi au
moins trois années d'enseignement post-primaire en français. Toutefois,
force nous est de reconnaître qu'en règle générale une personne fait ses
études dans la langue qui lui est propre. Ainsi, les postulants qui peuvent
se prévaloir de la présomption de connaissance du français sont en
majorité des personnes de langue française -- que
j'appellerai "francophones" pour les fins du présent débat --, puisque ce
sont elles qui ont reçu leur instruction en français. Inversement, comme
dans la plupart des cas les non-francophones étudient dans une langue
autre que le français, ce sont eux qui doivent se soumettre à l'examen.
À la lumière de ce qui précède, j'estime que la distinction créée par le
Règlement en litige repose sur la langue au sens de l'art. 10 de la Charte.
En effet, les deux groupes de postulants qui résultent de cette distinction
se délimitent en fonction d'un critère linguistique -- le fait que,
généralement, leur langue maternelle ou usuelle soit ou non le français. En
d'autres termes, les postulants qui bénéficient de la présomption sont en
majorité francophones, tandis que ceux qui subissent l'examen sont, pour
la plupart, non-francophones.
Certes, les groupes découlant de l'application du Règlement ne sont
pas parfaitement homogènes, puisque, comme nous l'avons vu, il arrive
que des non- francophones fassent leurs études en français et vice-versa.
Ce ne sont donc pas tous les francophones qui sont dispensés du test, ni
tous les non-francophones qui y sont assujettis. Mais il n'en reste pas
moins que, dans l'ensemble, les membres de chacun des deux groupes sont
majoritairement composés de francophones d'une part et de
non-francophones d'autre part, peu importe les quelques exceptions qui
peuvent s'y glisser. Comme les groupes de postulants visés par la
distinction sont circonscrits en fonction d'un critère linguistique, ce serait,
à mon avis, adopter une interprétation trop étroite que de conclure que
cette distinction ne repose pas sur la langue.

- 86 -
80.
En ce qui concerne la question relative à l'art. 10, le juge Lamer
conclut que, si les dispositions contestées du Règlement créaient une distinction
fondée sur la langue au sens du premier alinéa de l'art. 10, elles ne constituaient pas
pour autant une discrimination au sens du second alinéa parce que cette distinction
n'avait pas pour effet de détruire ni de compromettre le droit, énoncé au premier alinéa,
à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, d'un droit ou d'une liberté, qu'on
disait être dans ce cas le droit conféré par l'art. 17 de la Charte québécoise d'être admis
sans discrimination à une corporation professionnelle. Le juge Lamer a souligné à ce
propos que la validité de l'art. 35 de la Charte de la langue française, qui posait
l'exigence d'une connaissance appropriée du français à l'exercice d'une profession
comme condition de la délivrance d'un permis par une corporation professionnelle,
n'avait pas été contestée par l'intimée. Suivant le raisonnement du juge Lamer,
puisqu'il fallait satisfaire à cette exigence, la distinction fondée sur la langue que créait
le Règlement, loin de constituer une discrimination contre elles, jouait en faveur de
personnes qui, comme l'intimée, ne pouvaient bénéficier de la présomption raisonnable
tenant à une éducation post- primaire en français, puisqu'elle leur donnait le moyen de
remplir l'exigence de la seule façon possible pour elles, c'est-à-dire en se présentant
à un examen.
81.
Nous nous sommes longuement attardés sur l'arrêt Forget de cette
Cour parce qu'il indique que, pour déterminer si une distinction est fondée sur un motif
interdit par l'art. 10 de la Charte québécoise, il faut tenir compte de l'effet de la
distinction plutôt que se fonder uniquement sur sa nature apparente. Cette conclusion
découle nécessairement de l'arrêt précité. Le Règlement créait en fait une distinction
entre deux catégories de personnes, celles qui n'avaient pas à subir l'examen et celles
qui devaient s'y soumettre. En fait, la Cour a dit, dans cet arrêt, que la distinction était

- 87 -
fondée sur la langue usuelle et non pas sur la langue d'instruction, estimant qu'il y avait
nécessairement identité, dans la plupart des cas, de la langue d'instruction et de la
langue usuelle. Cette conclusion reposait sur une supposition, ou sur un fait dont la
Cour avait pris connaissance d'office, concernant la langue usuelle de la majorité des
personnes qui reçoivent leur instruction post- primaire en français et celle de la
majorité des personnes qui la reçoivent en anglais. La Cour a décidé que, vu le rapport
entre la langue d'instruction et la langue usuelle, la distinction était de par son effet
fondée sur la langue usuelle.
82.
Donc, pour décider si l'art. 58 de la Charte de la langue française viole
la garantie contre la discrimination fondée sur la langue, énoncée à l'art. 10 de la
Charte des droits et libertés de la personne du Québec, nous sommes obligés de
prendre en considération l'effet de l'art. 58, dans la mesure où il peut être déterminé.
Soulignons en outre que, pour constituer une discrimination au sens de l'art. 10, une
distinction fondée sur un motif interdit doit avoir pour effet de détruire ou de
compromettre le droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, d'un droit
ou d'une liberté de la personne que reconnaît la Charte des droits et libertés de la
personne du Québec. Gardant ces observations présentes à l'esprit, venons-en
maintenant à la question de savoir si l'art. 58 enfreint l'art. 10. Comme l'ont dit la Cour
supérieure et la Cour d'appel, l'art. 58 se veut d'application universelle, imposant à
tous, indépendamment de leur langue usuelle, l'exigence de l'usage exclusif du
français. Il produit toutefois des effets différents sur différentes catégories de
personnes selon leur langue usuelle. Il est permis aux francophones de se servir de leur
langue usuelle, alors que cela est interdit aux anglophones et aux autres
non-francophones. Cette différenciation constitue-t-elle une distinction fondée sur la
langue au sens de l'art. 10 de la Charte québécoise? À notre avis, c'est le cas. L'article

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58 de la Charte de la langue française, du fait qu'il touche et affecte différemment les
personnes suivant leur langue usuelle, crée entre ces personnes une distinction fondée
sur la langue usuelle. Il faut donc se demander si cette distinction a pour effet de
détruire ou de compromettre le droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine
égalité, d'un droit ou d'une liberté de la personne garantis par En l'espèce, la restriction
imposée à ce droit n'était pas justifiable en vertu de l'art. 9.1 de la Charte québécoise.
La distinction fondée sur la langue usuelle créée par l'art. 58 de la Charte de la langue
française a donc pour effet de détruire le droit à la reconnaissance et à l'exercice, en
pleine égalité, de cette liberté. Il s'ensuit que l'art. 58 est inopérant et sans effet parce
qu'il contrevient à l'art. 10 de la Charte québécoise. La même conclusion s'impose à
l'égard de l'art. 69 de la Charte de la langue française. Puisqu'en l'espèce, Valerie
Ford, l'une des intimées, est un individu et non une personne morale, il n'est pas
nécessaire de décider si les personnes morales ont le droit d'invoquer les garanties
d'égalité. Nous ne le ferons donc pas.
83.
Par ces motifs, le pourvoi est rejeté avec dépens et les réponses
suivantes sont données aux questions constitutionnelles:
1. L'article 214 de la Charte de la langue française, L.R.Q. 1977, chap.
C-11, tel que mis en vigueur par L.Q. 1982, chap. 21 art. 1, et l'art. 52 de
la Loi modifiant la Charte de la langue française, L.Q. 1983, chap. 56,
sont-ils incompatibles avec l'art. 33(1) de la Loi constitutionnelle de 1982
et par conséquent inopérants et sans effet en vertu de l'art. 52(1) de cette
dernière Loi?
Réponse: Non, sauf dans la mesure où l'art. 7 de la Loi concernant la Loi
constitutionnelle de 1982, L.Q. 1982, chap. 21, donne à l'art. 214 un effet rétroactif.
2. Si la question 1 reçoit une réponse affirmative, dans la mesure où ils
exigent l'usage exclusif du français, est-ce que les art. 58 et 69, ainsi que

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les art. 205 à 208 dans la mesure où ils s'y appliquent, de la Charte de la
langue française, L.R.Q. 1977, chap. C-11, telle que modifiée par L.Q.
1983, chap. 56, sont incompatibles avec la garantie de liberté d'expression
aux termes de l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse: Dans la mesure où l'art. 214 de la Charte de la langue française a cessé
d'avoir effet mais où l'art. 52 de la Loi modifiant la Charte de la langue française
demeure en vigueur, l'art. 58 de la Charte de la langue française est soustrait à
l'application de la Charte canadienne des droits et libertés, mais est inopérant parce
qu'il constitue une violation de la liberté d'expression garantie par l'art. 3 de la Charte
des droits et libertés de la personne du Québec et de la garantie contre la
discrimination fondée sur la langue, énoncée à l'art. 10 de la Charte québécoise. Dans
la mesure où l'art. 214 de la Charte de la langue française a cessé d'avoir effet, son art.
69 est incompatible avec la garantie de liberté d'expression énoncée à l'al. 2b) de la
Charte canadienne des droits et libertés. Les articles 205 à 208 de la Charte de la
langue française dans la mesure où ils s'appliquent à son art. 69 sont incompatibles
avec la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et
libertés. L'article 69 de la Charte de la langue française, et les art. 205 à 208 de
celle-ci, dans la mesure où ils s'appliquent aux art. 58 et 69, sont aussi incompatibles
avec la garantie de liberté d'expression énoncée à l'art. 3 de la Charte des droits et
libertés de la personne du Québec.
3. Si la question 2 reçoit une réponse affirmative en totalité ou en partie,
est-ce que les art. 58 et 69 ainsi que les art. 205 à 208 dans la mesure où
ils s'y appliquent, de la Charte de la langue française, L.R.Q. 1977, chap.
C-11, telle que modifiée par L.Q. 1983, chap. 56, sont justifiés par
l'application de l'art. 1 de la Charte canadienne des droits et libertés et par
conséquent ne sont pas incompatibles avec la Loi constitutionnelle de
1982?
Réponse: L'article 58 de la Charte de la langue française n'est pas justifié par l'art.
9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. L'article 69 de la

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Charte de la langue française ainsi que les art. 205 à 208, dans la mesure où ils
s'appliquent à l'art. 69, ne sont pas justifiés en vertu de l'article premier de la Charte
canadienne des droits et libertés et sont par conséquent incompatibles avec la Loi
constitutionnelle de 1982. L'article 69 de la Charte de la langue française, et les art.
205 à 208 de celle-ci, dans la mesure où ils s'appliquent aux art. 58 et 69, ne sont pas
justifiés en vertu de l'art. 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne du
Québec.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l'appelant: Yves de Montigny et Jean-K. Samson, Ste-Foy.
Procureurs des intimées: Yarosky, Fish, Isaacs & Daviault, Montréal;
Clarkson, Tétrault, Montréal.
Procureurs de l'intervenant le procureur général du Canada: Piché,
Emery, Montréal; André Bluteau et René LeBlanc, Ottawa.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Richard F.
Chaloner, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick:
Gordon F. Gregory, Fredericton.