C A N A D A        Cour Municipale                            

Province de Québec                                                                                               Ville de Montréal

District de Montréal                                                                                                                                                                                                                                             

 

 

No.               192-14851                                                                                          MONTRÉAL, le 31 janvier 1995

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

 

L'Honorable DENIS BOISVERT

 

 

                                                                                                                                               

 

 

LA REINE,

 

                                                                                                                                                                                                                                                                    plaignante

 

                                                                      c.

 

GILLES KIRSH

 

                                                                                                                                                                                                                                                                              accusé

                                                                                                                                               

 

 

 

                                                                                                                                                                                                        

 

                                                                                                                           MOTIFS ÉCRITS

                                                                                                DU JUGEMENT RENDU ORALEMENT

                                                                                                                      LE 31 JANVIER 1995

                                                                                                                                                                                                        

 

 

I.                     L'INFRACTION

 

Dans ce dossier, il est reproché au défendeur d'avoir, le 12 août 1992, entravé dans l'exécution de son devoir, l'agent Sabourin, de la Société des Transports de la C.U.M., le tout contrairement à l'article 129 a) du Code criminel.

 

Le défendeur ne conteste pas les faits. Il ne soumet que des arguments en droit.


II.                    LES FAITS

 

Dans un exposé conjoint ces faits, les parties reconnaissent que le 12 août 1992, vers 22 h, les employés de la Société des Transports de la Communauté Urbaine de Montréal (ci-après appelée S.T.C.U.M.) ont remarqué que le défendeur était étendu en partie sur le plancher d'un wagon de métro immobilisé à la station Henri-Bourassa. Ces employés ont maîtrisé le défendeur jusqu'à l'arrivée des agents Sabourin et Godard, fonctionnaires publics à l'emploi de la S.T.C.U.M., en devoir et en uniforme, qui furent appelés sur les lieux aux fins de l'application du règlement CA-3 de la S.T.C.U.M.

 

À leur arrivée, les agents Sabourin et Godard ont informé le défendeur des motifs de son interpellation, soit d'avoir contrevenu à l'article 4.04 du règlement CA-3 de la S.T.C.U.M. (interdiction de s'étendre sur le plancher d'un véhicule). L'agent Sabourin a sommé le défendeur de s'identifier mais ce dernier a refusé.

 

Devant le refus du défendeur, l'agent Sabourin l'a mis en état d'arrestation pour avoir contrevenu à l'article 129 a) du Code criminel, soit d'avoir entravé un fonctionnaire public agissant dans l'exercice de ses fonctions.

 

Le défendeur fut remis aux constables Blain et Venne, de la C.U.M., et ceux-ci ont effectué son transport au poste n° 41. A cet endroit, le défendeur fut à nouveau informé des motifs de son arrestation. Son droit constitutionnel de consulter un avocat lui fut donné ainsi que son droit de garder silence. Il fut mis en garde que toute déclaration qu'il ferait pourrait être retenue contre lui.

 

Le défendeur fut identifié positivement comme étant Gilles Kirsh et les constables ayant été informés qu'un mandat d'arrestation avait été émis contre lui en la ville de Longueuil, ledit mandat fut exécuté.

 

Comme ci-dessus mentionné, la défense n'a soumis que des arguments de droit.

 


Plus particulièrement:

 

1)                   Le défendeur n'a pas entravé l'agent Sabourin parce qu'il n'avait pas l'obligation de s'identifier. De plus, l'agent ayant une autre alternative pour faire comparaître le défendeur (détention), son travail n'a pas été entravé.

 

2)                   Si le défendeur avait l'obligation de s'identifier, cette obligation est contraire à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après appelée la Charte).

 

3)                   Cette contravention à l'article 7 de la Charte ne peut être sauvegardée par l'article 1, et par conséquent, les éléments de preuve ainsi obtenus doivent être exclus en vertu du paragraphe 24(2).

 

4)                   L'agent Sabourin, ayant choisi de procéder en vertu du Code criminel (entrave), au lieu de procéder en vertu du règlement CA-3, la peine qui serait imposée au défendeur serait contraire à l'article 12 de la Charte comme étant cruelle et inusitée.

 

III.                  LE DROIT

 

1)                  Le défendeur n'a pas entravé l'agent Sabourin parce qu'il n'avait pas l'obligation de s'identifier.

 

L'article 129 du Code criminel définit une entrave dans les termes suivants:

 

"129.          Quiconque, selon le cas:

 


a)                   volontairement entrave un fonctionnaire public ou un agent de la paix dans l'exécution de ses fonctions... est coupable soit d'un acte criminel ou d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire."

 

Il y a trois éléments essentiels à l'infraction d'entrave soit:

 

1)                   La personne obstruée doit être un fonctionnaire public ou un agent de la paix dans l'exécution de ses fonctions.

 

2)                   La conduite du défendeur doit avoir effectivement obstrué l'exécution des fonctions.

 

3)                   L'obstruction doit avoir été volontaire.

 

Voir à cet effet:

 

R. c. Bakin (1973), 14 C.C.C. (2d) 541

 

R. c. Briand R.J.P.Q. (C.M.Montréal) N° 86 (228)

 

Quant au premier élément, il ne fait pas de doute que l'agent Sabourin, au titre d'agent de la S.T.C.U.M., responsable de l'application du règlement CA-3 de la C.U.M., est un fonctionnaire public au sens de l'article 129 a) du Code criminel.

 

Voir à cet effet:

 

R. c. Velasquez C.M. Montréal N° 17-17650 (19-04-1989) Juge André Massé (non rapporté) confirmé en Cour supérieure Mtl. N° 500-36-000403-892 (10-01-1991) Juge Claude Guérin (non rapporté)

 

R. c. Nemours C.M. Montréal N° 15-7085 (05-06-1986) Juge Henri-Rosaire Desbiens.


Puisque l'agent Sabourin a été informé que le défendeur avait contrevenu à l'article 4.04 du règlement CA-3, il avait le droit de lui demander de s'identifier aux fins de porter plainte contre lui. En effet ce droit lui est conféré suite à l'adoption de l'article 306.49 du Projet de loi 49 Loi modifiant la Loi sur la Communauté urbaine de Montréal et d'autres dispositions législatives (L.Q. 1985 C.31.) entré en vigueur le 20 juin 1985. Cet article se lit comme suit:

 

"306.49   Un fonctionnaire de la Société désigné spécifiquement par le conseil d'administration pour faire appliquer les règlements de la Société visés aux paragraphes 1°, 2° et 3° du premier alinéa de l'article 291.17, peut, aux fins de porter plainte, exiger d'un contrevenant qu'il s'identifie en fournissant ses nom et adresse et qu'il en fournisse la preuve sur demande."

 

Le défendeur plaide que si cet article donne le droit à l'agent Sabourin d'exiger du défendeur qu'il s'identifie, il ne crée pas l'obligation corollaire, explicite ou implicite, pour le défendeur de s'identifier.

 

Il puise son argument principalement dans la dissidence exprimée par monsieur le Juge Dickson dans l'arrêt Moore c. R. [1979] 1 R.C.S. 195 ainsi que d'une question soulevée par madame la juge L'Heureux-Dubé alors qu'elle était juge de la Cour d'appel du Québec dans l'arrêt R. c. Gagné [1987] R.J.Q. 1008.

 


Dans l'arrêt Moore (supra), antérieur à l'adoption de la Charte, l'accusé a brûlé un feu rouge alors qu'il roulait à bicyclette dans la ville de Victoria. Un agent de la paix de la police municipale de Victoria en service l'a vu commettre l'infraction, l'a arrêté et, dans l'intention de lui donner une contravention, lui a demandé son identité. L'accusé a refusé de donner ses nom et adresse. Il fut en conséquence accusé d'avoir illégalement et volontairement entravé un agent de la paix dans l'exécution de son devoir, contrairement à l'article 118 (maintenant 129) du Code criminel. La Cour suprême l'a déclaré coupable, après avoir conclu qu'en vertu des lois de la Colombie-Britannique, il avait l'obligation de s'identifier.

 

Messieurs les juges Dickson et Estey, dissidents, ont rejeté spécifiquement la supposée «obligation implicite ou réciproque» du défendeur de s'identifier lorsque le policier a le devoir d'identifier le contrevenant. Ainsi, monsieur le juge Dickson écrit, à la page 212:

 

"Le fait qu'un agent de police a le devoir d'identifier une personne soupçonnée d'une infraction ou surprise à la commettre n'a rien à voir avec la question de savoir si la personne a l'obligation de donner son identité quand on le lui demande. Chacun de ces devoirs est entièrement indépendant de l'autre. Ce n'est que lorsque le policier peut légalement exiger qu'une personne donne son identité que cette personne a l'obligation correspondante de s'exécuter." (souligné ajouté)

 

Puis il ajoute, à la page 213:

 

"Le droit criminel n'est pas l'endroit où introduire des devoirs implicites, inconnus de la loi et de la common law, dont la violation peut entraîner l'arrestation et l'emprisonnement du contrevenant."

 

Or, c'est précisément l'argument que la majorité de la Cour a rejeté. Ainsi, monsieur le juge Spence, rendant jugement pour la majorité, écrit à la page 204:

 


"Aussi, pour les raisons susmentionnées, je suis d'avis que l'agent avait l'obligation d'essayer d'identifier le contrevenant et qu'en refusant de donner son identité, ce dernier a entravé un policier dans l'exécution de ses fonctions."

 

Avec respect pour l'opinion contraire, je suis d'avis que les termes de l'article 306.49 rencontrent les conditions établies par l'arrêt Moore (supra) et même les critères plus élevés établis par la dissidence de monsieur le juge Dickson, puisqu'en vertu de cet article, le fonctionnaire, aux fins de porter plainte, peut exiger d'un contrevenant qu'il s'identifie.

 

Il est vrai que dans l'arrêt Gagné (supra), la juge L'Heureux-Dubé s'interroge à savoir si le texte de l'article 306.49 est suffisamment explicite pour créer chez le contrevenant l'obligation de s'identifier. Ainsi, elle écrit à la page 1011:

 

"À mon avis, dans ce contexte, le texte législatif, qui autoriserait un constable spécial à requérir un citoyen de s'identifier et un citoyen à donner son identité, doit nécessairement être spécifique...

 

En l'absence de texte clair (et je doute que même l'amendement apporté soit à ce point clair) obligeant une personne soupçonnée d'une infraction à un règlement municipal à s'identifier à un constable spécial chargé de l'application de ces règlements, j'estime qu'on ne saurait y ajouter ou l'interpréter dans le sens proposé par l'appelante."

(le souligné ajouté)

 

Premièrement, considérant que madame la juge L'Heureux-Dubé ne fait qu'exprimer un doute sans y répondre plus spécialement, ses propos ne peuvent avoir la force d'un obiter dictum.

 


De plus, depuis l'arrêt Gagné, plusieurs arrêts ont statué sur l'interprétation à donner à l'article 306.49, plus particulièrement sur l'obligation qu'a le contrevenant de s'identifier.

 

Ainsi, dans l'arrêt R. c. Aubry C.M.Montréal N° 192-8413 (01-11-1993) (non rapporté), mon collègue monsieur le juge Evasio Massignani, après avoir analysé en détail cet article et plus particulièrement le sens étymologique du mot «exiger» en est venu à la conclusion que le contrevenant a l'obligation de s'identifier lorsque requis par un fonctionnaire aux fins de porter plainte. Son défaut constitue une entrave au sens de l'article 129 a) du Code criminel. Ainsi, il écrit à la page 6:

 

"On ne peut conclure à la lecture de l'article 306.49 que le contrevenant n'a pas l'obligation de s'identifier. Un pouvoir légitime d'exiger de quelqu'un qu'il fasse quelque chose qu'il n'a pas l'obligation de faire ne voudrait rien dire. Le législateur n'ayant pas l'habitude de parler pour ne rien dire.

 

J'en conclus qu'il y a donc entrave à un fonctionnaire public dans le présent cas puisqu'à partir du moment où le contrevenant refuse de s'identifier, les agents ne peuvent accomplir leur travail, soit de dresser un constat d'infraction."

 

La même conclusion avait été retenue dans les arrêts suivants:

 

R. c. Velasquez C.M.Montréal (supra)

 

S.T.C.U.M. c. D'Abadi C.M.Montréal N° 30-5737 (20-09-1991) Juge Micheline Corbeil-Laramée;

 

R. c. Roussel C.M.Montréal N° 17-10574 Juge Micheline Corbeil-Laramée;

 

R. c. Aubrey C.M.Montréal (supra)

 


Aussi, en l'espèce, du fait que l'agent Sabourin avait des motifs raisonnables de croire que le défendeur avait contrevenu à l'article 4.04 du règlement CA-3 de la C.U.M., il avait le droit de lui demander de s'identifier, en vertu de l'article 306.49 de la Loi modifiant la Loi sur la Communauté urbaine de Montréal et d'autres dispositions législatives. Le défendeur avait, lui, l'obligation de s'identifier. En refusant de le faire, il entravait un fonctionnaire public dans l'exécution de ses fonctions en ce qu'il empêchait ce dernier de porter plainte en l'empêchant de rédiger un constat d'infraction.

 

Quant au troisième élément essentiel, soit le caractère volontaire de l'obstruction, celui-ci n'est pas contesté par la défense.

 

Aussi, en l'instance, la poursuite ayant prouvé tous les éléments essentiels de l'infraction, je suis satisfait hors de tout doute raisonnable que le défendeur s'est rendu coupable d'entrave au sens de l'article 129 a) du Code criminel et je le déclare coupable de ladite infraction.

 

2)                  L'obligation de s'identifier est contraire à l'article 7 de la Charte

 

L'article 7 de la Charte stipule que:

 

"7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale."

 

Comme ci-dessus mentionné, dans l'arrêt Moore, la Cour suprême a conclu que le cycliste Moore, en passant sur un feu rouge, avait l'obligation de s'identifier au policier afin que ce dernier lui rédige une contravention. En refusant, il commettait une entrave à un agent de la paix.

 

Cet arrêt est antérieur à l'adoption de la Charte. Néanmoins, monsieur le juge Spence, rendant jugement pour la majorité, mentionne qu'en arrivant à une telle conclusion, il n'y avait pas de contravention aux dispositions de la Déclaration des droits, ni à la liberté individuelle de monsieur Moore. Ainsi, il écrit à la page 204:


"J'ajoute qu'en parvenant à cette conclusion, je n'ai pas oublié les dispositions de la Déclaration des droits ni la question de la liberté individuelle en général, mais je suis d'avis qu'il n'y a pas la moindre atteinte à la liberté d'un citoyen qu'un constable voit commettre une infraction lorsque ce dernier lui demande simplement ses nom et adresse sans essayer d'obtenir un aveu de faute ou une déclaration quelconque. Par ailleurs, le refus de donner son identité dans de telles circonstances crée un inconvénient majeur et une entrave à l'exercice de ses devoirs légitimes. Donc, même si l'on cherche à peser les intérêts en jeu, il ne saurait faire de doute que la conclusion à laquelle j'arrive est manifestement celle qui favorise l'intérêt public."

(le souligné ajouté)

 

L'adoption de la Charte, plus particulièrement l'article 7, a-t-elle changé la situation telle qu'elle existait au moment de l'arrêt Moore?

 

L'analyse de l'article 7 de la Charte se fait en deux temps. Pour que l'article puisse entrer en jeu, il faut: constater d'abord qu'il a été porté atteinte aux droits «à la vie, à la liberté et à la sécurité d'une personne», et en second lieu, que cette atteinte est contraire aux principes de justice fondamentale. Comme d'autres dispositions de la Charte, l'article 7 doit être interprété en fonction des intérêts qu'il est censé protéger. Il doit recevoir une interprétation généreuse, mais il est important de ne pas outrepasser le but réel du droit en question.

 

Dans l'arrêt Rothman c. R. [1981] 1 S.C.R. 640, monsieur le juge Lamer énonçait les fondements du droit au silence d'un citoyen canadien. Ainsi, il écrit à la page 683:

 


"Au Canada, le droit d'un suspect de ne rien dire à la police ne découle pas d'un droit de ne pas s'incriminer, mais ce n'est que l'exercice, de sa part, d'un droit général dont jouit toute personne de ce pays de faire ce qu'il lui plait, de dire ce qu'il lui plaît ou de choisir de ne pas dire certaines choses à moins que la loi ne l'y oblige. C'est parce qu'aucune loi ne dit qu'un suspect, sauf dans certaines circonstances, doit dire quelque chose à la police que nous disons qu'il a le droit de garder le silence; c'est une façon positive d'expliquer que la loi ne l'oblige pas à agir autrement. Son droit de garder le silence s'appuie alors sur le même principe que celui qui lui accorde la liberté de parole, mais non sur un droit de ne pas s'incriminer."

 

Le principe fut aussi réitéré dans l'arrêt Thomson Newspapers Limited c. Directeur des enquêtes et recherches, Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, Commission sur les pratiques restrictives du commerce et le procureur général du Canada [1990] 1 R.C.S. 425 lorsque monsieur le juge La Forest écrit, aux pages 517 et 518:

 


"L'argument suprême à l'appui d'une garantie constitutionnelle du droit au respect de la vie privée repose sur notre conviction, conforme à tant de nos traditions juridiques et politiques, qu'il appartient à l'individu de déterminer la façon dont il mènera sa vie privée. Il appartient à l'individu de décider quelles sont les personnes ou groupes qu'il fréquentera, les livres qu'il lira, etc. Il n'est pas nécessaire de remonter très loin dans l'histoire pour trouver des exemples qui démontrent à quel point la seule possibilité d'intervention de l'état peut saper la sécurité et la confiance essentielles à un exercice significatif du droit de faire ces choix. Mais lorsque la possibilité d'une telle intervention est restreinte aux dossiers et documents de l'entreprise, la situation est tout à fait différente. Ces dossiers et documents ne contiennent habituellement pas de renseignements relatifs au mode de vie d'une personne, à ses relations intimes ou à ses convictions politiques ou religieuses. Bref, ils ne traitent pas de ces aspects de l'identité personnelle que le droit à la vie privée vise à protéger de l'influence envahissante de 1' État. "

 

Comme ci-desssus mentionné, ce ne sont pas toutes les informations relatives à un individu qui sont protégées par l'article 7 de la Charte. Dépendant de leur nature et des circonstances, l'État a le droit d'exiger que ses citoyens fournissent certaines informations.

 

Dans l'arrêt de la Cour supérieure IN RE: DEMANDE DES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE D'UNE ORDONNANCE AFIN D'OBTENIR, AU CANADA, UNE PREUVE POUR ÊTRE UTILISÉE DANS LA POURSUITE D'ALAN ROSS, RAYMOND DESFOSSÉS ET ALLAIN STRONG [1993] R.J.Q. 1112 le juge Boilard reconnaît que le droit au silence du citoyen n'est pas absolu. Ainsi, il écrit à a page 1118:

 

"Ce droit au silence appartient également à tout citoyen en liberté. À part les cas où la loi l'oblige à s'identifier sous peine d'arrestation, article 495(2)d)(i) Code criminel, ou à exhiber des documents à la demande d'un policier, v.g. le Code de la sécurité routière, un citoyen peut refuser de répondre à toute question que lui pose un policier, même si, ce faisant, il manifeste un piètre esprit civique."

(les soulignés ajoutés)

 


Aussi, comme l'a décidé la Cour suprême dans l'arrêt Moore (supra), je suis d'avis que le simple fait d'obliger un citoyen à donner ses nom et adresse à un policier qui a des motifs raisonnables et probables de croire qu'il a commis une infraction, et ce dans le seul but de rédiger un constat d'infraction, n'atteint pas à la liberté de ce citoyen. En conséquence, l'obligation de la loi faite au citoyen de s'identifier dans ces circonstances ne contrevient pas à l'article 7 de la Charte.

 

J'ajouterai que même si une telle demande portait atteinte à la liberté du citoyen, cette atteinte ne serait pas contraire aux principes de justice fondamentale.

 

La Cour suprême, dans l'arrêt Renvoi: Motor Vehicle Act de la CB [1985] 2 R.C.S. 486, stipule à la page 512 que:

 

"l'on trouve les principes de justice fondamentale non seulement dans les principes fondamentaux de notre processus judiciaire, mais aussi dans ceux des autres composantes de notre système judiciaire."

 

C'est ainsi par exemple que conformément à cette démarche, la Cour suprême, dans l'arrêt R. c. Lyons [1987] 2 R.C.S. 309, à la page 327, a jugé que, pour déterminer si une législation prévoyant la détention de délinquants dangereux pour une période indéterminée violait les principes de justice fondamentale, il fallait l'examiner en fonction des principes fondamentaux de la politique en matière pénale qui animait la pratique législative et judiciaire au Canada et dans d'autres ressorts de common law.

 

Bref, pour déterminer si l'atteinte aux droits protégés par l'article 7 de la Charte porte atteinte aux principes fondamentaux, il faut garder le sens des proportions, c'est-à-dire l'atteinte est-elle déraisonnable en regard des objectifs légitimes que la loi poursuit?

 


Ce processus a été suivi dans l'arrêt R. c. Beare [1988] 2 R.C.S. 387. Dans cet arrêt la Cour suprême avait à déterminer si la Loi sur l'identification des criminels et les paragraphes 453.3(3) ou 455.5(5) du Code criminel, dans la mesure où ils prescrivent la prise des empreintes digitales d'une personne qui a été accusée d'un acte criminel sans être reconnue coupable, enfreignaient l'article 7 de la Charte. La Cour a conclu par la négative. Ainsi, le juge La Forest rendant jugement pour la Cour écrit à la page 403:

 

"mais il faut rappeler que l'obligation, d'intérêt public, de faire respecter la loi contraint l'individu à se soumettre à d'autres procédures tout aussi déplaisantes. Il est déplaisant d'être accusé d'une infraction, et cela est même extrêmement désagréable dans le cas de certains crimes, sans parler de la honte de l'arrestation, de la détention et de l'obligation de répondre de l'inculpation au procès....

 

Les flétrissures liées à ces aspects ordinaires de l'application de la loi et de la justice criminelle dépassent de loin tout sentiment d'indignité que susciterait la prise d'empreintes digitales. Et pourtant je ne pense pas que, lorsqu'il y a des motifs probables et raisonnables de croire qu'une personne a commis une infraction, on puisse sérieusement soutenir que de la soumettre à l'une ou l'autre de ces procédures viole les principes de justice fondamentale."

 

La common law autorise plusieurs autres atteintes, beaucoup plus graves, à la dignité de l'individu ou de la personne sous garde sans que cela soit contraire aux principes de la justice fondamentale. Ainsi, la Cour d'appel de l'Ontario, dans l'arrêt R. c. Morrison (1987) 20 O.A.C. 230, a conclu qu'au cours d'une arrestation licite, un agent de la paix a le droit de procéder à la fouille de la personne arrêtée et de confisquer tout bien qu'il a des raisons de croire lié à l'infraction reprochée, ou toute arme trouvée sur elle. Ce pouvoir est fondé sur la nécessité de désarmer le prévenu et de réunir des preuves.

 


Or, comme l'a décidé la Cour suprême dans l'arrêt Beare (supra), ces mesures sont autorisées parce que la collectivité reconnaît qu'il faut doter la force policière de moyens adéquats et raisonnables d'investigation du crime. La rapidité et la facilité de l'identification et de la découverte d'indices de culpabilité ou d'innocence ont une grande importance dans les enquêtes criminelles. Ce qu'il faut vraiment décider c'est si, dans les circonstances, ce procédé porte indûment atteinte aux droits de l'inculpé.

 

Aussi, si toutes les contraintes ci-dessus énumérées ont été déclarées par les tribunaux supérieurs comme ne portant pas atteinte aux principes de justice fondamentale, a fortiori, j'en arrive à la conclusion que le simple fait d'exiger d'un citoyen qu'il donne ses nom et adresse à un agent responsable de l'application du règlement CA-3 de la C.U.M. aux fins d'émettre un constat d'infraction ne porte pas non plus atteinte aux principes de la justice fondamentale. Partant, dans ces circonstances, il n'y a pas de violation des droits du défendeur protégés par l'article 7 de la Charte.

 

3)                  S'il y a contravention à l'article 7 de la Charte, peut-elle être sauvegardée par l'article 1?

 

Comme j'ai déjà décidé que le fait d'exiger d'un citoyen qu'il donne ses nom et adresse à un agent responsable de l'application d'un règlement ne viole pas les principes de justice fondamentale au sens de l'article 7 de la Charte, il est inutile de prendre en compte l'article premier de la Charte.

 

4)                  L'agent Sabourin, ayant choisi de procéder en vertu du Code criminel (entrave) au lieu de la loi provinciale, la peine qui serait imposée au défendeur serait contraire à l'article 12 de la Charte comme étant cruelle et inusitée.

 

Comme ci-dessus mentionné, en vertu de l'article 306.49, le contrevenant au règlement CA-3 de la C.U.M. a l'obligation de s'identifier à un agent de métro qui l'exige aux fins de porter plainte. Le fait de refuser constitue une entrave au sens de l'article 129 a) du Code criminel.

 


Ce même refus constitue également une contravention au règlement CA-3 de la C.U.M.

 

L'article 15.01 de ce règlement, relatif aux sanctions, stipule:

 

"15.01 Quiconque contrevient à une disposition du présent règlement est passible d'une amende avec ou sans frais n'excédant pas $500.00."

 

Il est à noter que si l'article 306.49 crée au contrevenant l'obligation de s'identifier à l'agent responsable de l'application du règlement CA-3 de la C.U.M., rien dans ledit règlement ne donne à cet agent le droit d'arrêter le contrevenant qui refuse de s'identifier. Dans ces circonstances, il devient virtuellement impossible pour cet agent d'émettre un constat d'infraction, précisément parce qu'il ne connaît pas l'identité du contrevenant.

 

Quant au Code de procédure pénale, lequel s'applique au règlement CA-3 de la C.U.M., les seuls pouvoirs d'arrestation qui y sont prévus sont accordés aux agents de la paix (voir les articles 74 et 75).

 

Or, les agents responsables de l'application du règlement CA-3 de la C.U.M., s'ils sont des fonctionnaires publics au sens de l'article 129 du Code criminel, ne sont pas des agents de la paix. Ils n'ont donc pas le pouvoir d'arrêter un contrevenant en vertu du Code de procédure pénale.

 

Cependant, puisque comme ci-dessus mentionné, le contrevenant qui refuse de s'identifier à un agent de métro commet une entrave, laquelle constitue un acte criminel, celui-ci a le droit, comme tout citoyen, de l'arrêter en vertu de l'article 494(1) du Code criminel et ce dans le but de le livrer aussitôt à un agent de la paix.

 

En effet, l'article 494 du Code criminel stipule:

 


"494(1)   Toute personne peut arrêter sans mandat:

 

a)                   un individu qu'elle trouve en train de commettre un acte criminel,

 

(2)                 ...

 

(3)                 Quiconque, n'étant pas un agent de la paix, arrête une personne sans mandat, doit aussitôt la livrer à un agent de la paix."

 

Donc, le contrevenant qui refuse de s'identifier dans ces circonstances commet deux infractions simultanément, soit une en vertu du règlement CA-3 lui-même et une autre en vertu du Code criminel (entrave).

 

Dans ces circonstances, le Ministère public peut indistinctement choisir en vertu de quelle loi ou règlement il poursuivra le défendeur. Si ce choix est fait de bonne foi et sans motif oblique de la part du poursuivant, il n'y a pas lieu pour les tribunaux d'intervenir. En l'espèce, le défendeur n'a fait aucune allégation de ce genre.

 

Sur cette question des pouvoirs discrétionnaires conférés au Ministère public ou à ses représentants, il est intéressant de référer à nouveau à l'arrêt Beare (supra) où, aux pages 410 et 411, monsieur le juge La Forest écrit:

 


"L'existence d'un pouvoir discrétionnaire conféré par ces dispositions législatives ne porte pas atteinte, à mon avis, aux principes de justice fondamentale. Le pouvoir discrétionnaire est une caractéristique essentielle de la justice criminelle. Un système qui tenterait d'éliminer tout pouvoir discrétionnaire serait trop complexe et rigide pour fonctionner. Les forces policières exercent nécessairement un pouvoir discrétionnaire quand elles décident de porter des accusations, de procéder à une arrestation et aux fouilles et perquisitions qui en découlent, tout comme la poursuite quand elle décide de retirer une accusation, de demander une suspension, de consentir à un ajournement, de procéder par voie d'acte d'accusation plutôt que par voie de déclaration sommaire de culpabilité, de former appel, etc.

 

Le Code criminel ne donne aucune directive sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire dans aucun de ces cas. L'application de la loi et le fonctionnement de la justice criminelle n'en dépendent pas moins, quotidiennement, de l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire.

 

Cette Cour a déjà reconnu que le pouvoir discrétionnaire de la poursuite ne porte pas atteinte aux principes de justice fondamentale, voir R. c. Lyons, précité, à la p. 348, voir aussi R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, aux pp. 303 et 304. La Cour a néanmoins ajouté que si, dans un cas particulier, il était établi qu'un pouvoir discrétionnaire était exercé pour des motifs irréguliers ou arbitraires, il existerait un recours en vertu de l'art. 24 de la Charte."

 

Ici, la poursuite ayant choisi de poursuivre le défendeur pour entrave, et celui-ci ayant été déclaré coupable de cette infraction, il peut être sentencé pour cette infraction sans que cela contrevienne à l'article 12 de la Charte qui assure la protection contre les traitements ou peines cruelles ou inusitées.

 

Dans ces circonstances, cet argument est rejeté.

 


Aussi, il y a donc lieu de rendre sentence sur l'infraction d'entrave dans le cadre de la loi.

 

DENIS BOISVERT, j.c.m.

 

Me Paul Johnson

Procureur de la poursuite

 

Me Robert Delorme

Avocat de la défense

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